On était très cons à vingt ans


Longueur : One-shot.

Univers : UA.

Pairing : Yaoi – NaruSasu.

Personnages : OOC.

Genres : Angst. / Hurt-Comfort. / Romance.

Rating : M (PG16).

Disclaimer : Tous les personnages appartiennent exclusivement à Masashi Kishimoto.


Résumé : Alors que la guerre éclate, Naruto est enrôlé dans le même régiment que Sasuke, son ancien petit-ami. L'idée de revoir celui qui lui a fait du mal ne l'enchante guère…

Note : Cette histoire ne se déroule dans aucun pays, aucune époque fixe. J'y dénonce la barbarie de la guerre, et celle-ci étant malheureusement universelle, je ne voulais en aucun cas lui donner une identité qui aurait pu discréditer mon message. Ceci étant dit, bonne lecture à vous !


— Tu te souviens de notre premier baiser, mon amour ?

— Comme si c'était hier, oui… Pourquoi ?

— Non, je me disais juste qu'on était très cons à vingt ans…

Un sourire approbateur lui répondit.


Mardi 12 avril.

Depuis plusieurs mois déjà, l'orage gronde ici. Entre attentats, protestations et rumeurs d'attaque-surprise, plus personne n'est dupe. Tout le monde sait pertinemment que tout finira par éclater rapidement. Les protestations pour obtenir des réformes sont plus nombreuses chaque jour, plus folles également. Aujourd'hui, un fou furieux s'est attaqué à une rue marchande. Avec des fusils mitrailleurs. Hommes, femmes, enfants, on ne sait même pas encore combien de victimes sont à dénombrer. J'y étais. Ce n'est pas possible d'expliquer ce que j'ai vu et ressenti. J'étais juste en train de faire quelques courses, et alors que j'avais la main dans un cageot de pommes, voilà que des cris et des coups de feu ont commencé à retentir à quelques dizaines de mètres de moi. J'ai pris peur et je me suis caché à temps derrière le comptoir du magasin, mais ça ne m'a pas empêché de voir tomber devant mes yeux le corps d'une petite fille d'à peine dix ans touchée par une balle. J'ai croisé son regard… il me hante encore, je le vois dès que je ferme les yeux ! Elle me juge, me dit qu'elle avait la vie devant elle et que ce n'était pas à elle de partir si tôt. Que si j'avais eu un peu de courage, elle aurait peut-être encore été là.

Comment me racheter maintenant ? Je veux y réfléchir, mais pour le moment, la seule chose que je sache, c'est que je suis perdu.


Le soleil qui filtre au travers des rideaux légers de ma chambre est doux, agréable. Je n'ai aucune envie de me lever ce matin. Mon plafond n'a rien de passionnant, mais la flemme est plus forte que tout. J'ai passé une longue nuit qui ne m'a guère reposé, entre cris de panique et sirènes d'alerte. Mes paupières encore lourdes ne demandent qu'à se refermer, et pourtant… De la petite place qui s'étend juste sous ma fenêtre, montent des voix et des pleurs angoissés qui m'empêchent de retomber dans le doux sommeil qui me manque cruellement.

Il faudra pourtant bien que je finisse par me lever pour aller voir ce qu'il se passe… Avec un soupir de désespoir presque aussi puissant qu'une rafale de vent, je trouve je ne sais où le courage de lever mon corps exténué pour traîner des pieds jusqu'à la fenêtre. Je tire le voilage un peu trop fin qui me sert de rideau, puis jette un regard surpris sur la place en ouvrant le battant. Je ne saurais dire combien de personnes se sont regroupées sous mes yeux ébahis. Mais que se passe-t-il donc ici ?

Je n'ai pas le temps de réfléchir plus avant à la question que ma porte se met à trembler sous de violents coups de poings.

— Naruto ! Naruto, réveille-toi, bon sang ! Naruto !

Je reconnais la voix de Jiraya, l'homme qui m'a élevé et que je considère comme mon père. Que me veut-il de si bon matin ? D'habitude, il est encore plus difficile à réveiller que moi ! Je me dépêche donc d'aller ouvrir, laissant débouler dans l'unique pièce un boulet de canon aux cheveux beaucoup trop hérissés pour avoir été coiffés aujourd'hui. Il manque de trébucher sur le pas de la porte, mais se rattrape in-extremis à mon col de pyjama. En temps normal, il aurait éclaté d'un rire franc en se moquant du vieux tissus passé et élimé qui me sert de tee-shirt pendant la nuit. Mais il se contente de me regarder dans les yeux avec une lueur de panique au fond de ses orbes noirs, cherchant ses mots. Je ne l'ai jamais vu aussi affolé – à part peut-être la première fois que je suis tombé d'un arbre.

— Tu… tu as entendu la nouvelle ?

Je fronce les sourcils. Quelle nouvelle ? J'ai bien remarqué que quelque chose ne tourne pas rond aujourd'hui, mais je n'ai aucune idée de ce qu'il peut bien se passer. En voyant mon air perdu et mon visage encore fatigué, il comprend que je ne suis au courant de rien. Il se redresse avec un regard désolé en se frottant le visage afin de se remettre les idées en place. J'ai la désagréable impression qu'il ne sait pas comment m'apprendre quelque chose qui s'annonce terrible. Je le laisse donc peser ses mots et me contente de le regarder sans l'interrompre, refoulant une envie passagère de l'étrangler pour lui arracher plus rapidement ce qu'il veut dire.

— Les affiches ont été placardées partout dans la nuit, elles sont sur tous les murs du pays. C'est non-négociable et c'est maintenant. C'est la mobilisation générale, Naruto… achève-t-il d'une voix enrouée.

Les mots prennent sens lentement dans mon esprit. La mobilisation générale. La guerre. Les combats. La violence. Les cris, le sang, les pleurs, la terreur, et tout ce qu'il y a avec ! Le visage de la petite tombée sous les balles devant mes yeux me revient en tête aussi soudainement qu'elle repart. J'ai peur. Pourtant je m'y attendais, je savais pertinemment que nous n'avions guère le choix, que cela finirait par arriver… Il faut croire qu'entre savoir et vivre, il existe une différence énorme dont nous n'avons pas toujours conscience.

Comment en sommes-nous arrivés là, à ce point de non-retour, aussi rapidement ? Tout n'était pas rose, mais la situation n'était pas à ce point désespérée il y a deux ans ! Puis un mouvement de contestation est apparu, aux objectifs aussi flous que leurs actions sont ridiculement idiotes. Un dirigeant aliéné a commencé à n'en faire qu'à sa tête en se targuant d'apporter des solutions « uniques en leur genre ». Avec son argent sale, il a mis dans sa poche une justice trop véreuse et fait taire des associations de défense ; il a envenimé la situation en rejetant la faute sur des innocents qui ont subi les foudres d'affamés de vengeance imbéciles. Certains ont cru à ses mensonges et en ses illusions de solutions à tous leurs problèmes. Ils ont voulu suivre ses idées, l'ont invité à s'emparer de notre pays, et ce qui n'était qu'un flocon inoffensif, en dévalant la pente du temps, s'est transformé en une avalanche qui, en ce jour pourtant ensoleillé, s'abat sur tout le monde, même ceux qui n'ont rien demandé. La guerre est déclarée.

Abasourdi, ne sachant comment réagir, je laisse les quelques heures jusqu'au lendemain défiler devant mes yeux sans rien faire, sans même dormir. Et je me laisse embarquer dans ce camion inconfortable, en route vers le front, flanqué d'un uniforme qui ne me va pas et entouré d'anonymes visiblement aussi perdus que moi.


Lundi 18 avril.

Je ne suis dans ce camp sordide que depuis quelques heures, et pourtant j'en ai déjà assez. Je veux m'en aller, retrouver mon appartement miteux mais tristement confortable. Ici, j'ai l'impression d'errer dans une fourmilière : des militaires en treillis grouillent dans toutes les directions, aveuglés par les ordres qu'on leur donne, sourds à tout bon sens. J'ai atterri dans une tente où plusieurs matelas s'amoncellent en attendant d'être posés sur des lits qui ne sont pas encore arrivés, la faute à la précipitation. Assis sur l'un d'eux, mon sac à dos éventré à côté de moi, je n'ai trouvé le courage que pour écrire quelques lignes dans ce carnet. Il ne me durera pas longtemps, je pense…

En tout cas, je ne compte pas obéir aveuglément à un supérieur embrigadé qui ne sait pas distinguer le positif du négatif, l'intelligent du sot. Je passerai sans doute pour un abruti fini qui passera sa vie en isolement, mais tant pis. La violence n'a jamais résolu sainement un conflit, et ne le fera jamais, j'en suis convaincu.


Un coup de clairon assourdissant et musicalement dénué de sens me tire des bras de Morphée avec une violence aussi surprenante que pénible. Les jeunes appelés autour de moi paraissent d'ailleurs aussi désorientés que mon pauvre cerveau. Je mets quelques instants à me rappeler où je suis et le pourquoi du comment, avant de suivre les autres au dehors.

Sans une introduction, sans même un petit déjeuner, un Sergent* nommé « H. Kakashi », selon son badge, nous réunit sous un soleil timide, annonçant qu'il va nous répartir en deux compagnies, et que nous n'avons pas notre mot à dire. Retenant à peine un grognement frustré, je l'entends énumérer des noms par dizaines, faisant à peine attention à ce qu'il se passe autour de moi. Quand il arrive aux noms de famille commençant par un T, je tends une oreille quelque peu plus attentive. C'est bientôt mon tour.

— TATAMI Iwashi, deuxième compagnie. UCHIWA Itachi, première compagnie. UCHIWA Sasuke, deuxième compagnie. UCHIWA Shisui, première compagnie. UZUMAKI Naruto, deuxième compagnie.

Mon cœur semble s'arrêter une seconde avant de repartir de plus belle, cognant contre mes côtes si fort qu'il me fait mal. Comment n'y ai-je pas pensé plus tôt ? Bien sûr qu'il allait être là ! Bien sûr que j'allais le revoir après ces trois années passées à l'éviter soigneusement. Uchiwa Sasuke, connard de première classe et briseur de cœur niveau 483 – soit, bien au-dessus de la moyenne – réapparaît dans mon existence redevenue tranquille pour y semer à nouveau le bazar et la haine. Non, décidément, je ne peux pas, je ne veux pas l'accepter. Il ne me fera plus souffrir, ne me prendra plus mon cœur pour le déchirer en morceau devant mes yeux, devant un moi impuissant et désormais écœuré de l'amour.

En rejoignant ma place dans le rang, je reconnais ses cheveux noirs bizarrement coiffés, et sa posture de mec sûr de lui, prêt à marcher sur ses propres parents pour réussir. Quand je m'arrête, juste à côté de lui, une simple respiration me fait sentir son odeur enivrante. Même dans un uniforme mal taillé, ce connard est attirant, et parfumé. Il m'énerve déjà. Je refoule en mon for intérieur les souvenirs de nos quelques mois passés ensemble, ravivés par sa présence, et tente de me concentrer sur autre chose, histoire de ne pas finir fou dès le premier jour : l'herbe à mes pieds est très mal entretenue… peut-être même ne l'est-elle pas du tout. Elle est parsemée de mauvaises herbes et étouffée d'une terre presque aride en ce printemps déjà sec.

— Salut.

Mes oreilles me trompent, n'est-ce pas ? En jetant un regard en biais à mon voisin, je constate que non. Lui-même me dévisage avec ses yeux indéchiffrables, attendant une réponse. Sa voix est plus grave d'une octave, on dirait. Elle est toujours aussi ensorcelante, en tout cas. Réalisant ce que je viens de penser, je me ravise en tentant d'affirmer à moi-même que non, il n'a plus aucun effet sur moi. Un mensonge énorme, mais tant pis.

Avec une voix que je veux neutre, je lui réponds sans croiser à nouveau son regard par un même mot approximatif, closant par là le semblant de conversation qu'il a commencé. Pas question que tout recommence comme avant. Je me concentre plutôt sur le discours de notre Caporal, U. Iruka, qui nous « convie » – le choix du mot me fait beaucoup rire intérieurement – à un entraînement après avoir mangé un bol de riz bien trop rapide à avaler à mon goût.

Après avoir fait ma vaisselle en partageant une éponge avec un certain Neji, je rejoins avec lui le reste de notre petit groupe d'une dizaine d'apprentis soldats. Le plus jeune d'entre nous a fêté ses dix-huit ans la semaine dernière ; et l'on se prend pour les justiciers ? Laissez-moi rire… Le pauvre, à peine sorti de sa dernière année de lycée, a bien du mal à suivre la cadence de la course à pieds avec un sac à dos trop chargé qui tire sur ses épaules frêles.

Je pense un temps à l'aider, à lui porter son sac, puis me ravise. Si je l'aide maintenant, il ne pourra s'en passer plus tard, et la faute finira par lui tomber dessus. Je le dépasse avec une expression désolée en lui murmurant « Courage », puis continue moi-même à courir comme je peux ; je remercie intérieurement mon entraîneur d'athlétisme de m'avoir toujours poussé à dépasser mes limites, même si j'ai parfois l'impression de siffler au lieu de respirer. J'essaie d'oublier mes nouveaux compagnons de mauvaise fortune pour me concentrer sur ma course, mais je suis rapidement interrompu par une voix qui me sort de mes pensées, sa voix.

— Tu ne veux plus me parler ou c'est ta fierté qui t'en empêche ? susurrent ses lèvres que j'essaie tant bien que mal de ne pas regarder.

J'ignore mes soudaines pensées un peu trop perverses, et préfère le maudire pour toutes les conneries qu'il peut déblatérer à la minute. Jetant un regard désespéré à son sourire en coin qu'il sait pertinemment charmeur, je lui réponds en haussant les épaules :

— Je te croyais intelligent. Tu as déjà tout oublié ou bien t'es juste stupide ?

Il esquisse un sourire indéchiffrable, presque désolé, puis pique une pointe de vitesse pour ne pas rester à ma hauteur. Non mais il se fout de ma gueule, ou quoi ? Je pense une seconde à le rattraper pour exiger de lui des explications, mais me ravise rapidement. Il n'en vaut pas la peine, et j'ai pris la ferme résolution de ne plus aller vers lui. Je poursuis donc mon entraînement sans le croiser de nouveau, sans savoir si cela me soulage ou m'embête. Je m'énerve moi-même parfois. Comment donc mon cœur – et mon corps a priori – peuvent-ils donc encore se sentir attirés par ce petit con de la pire espèce ? Mon cerveau n'a pourtant rien oublié de ce qu'il s'est passé entre nous… Je me souviens parfaitement de la première fois où je l'ai croisé : il était assis à la terrasse d'un café, jambes croisées et regard perdu au loin dans la foule informe d'un début d'après-midi ensoleillé. Une tasse dans une main et un stylo à plume dans l'autre, il écrivait frénétiquement quelque chose dans un carnet à reliure de cuir. J'ai immédiatement été attiré par son allure sûre de lui. Ses lèvres pincées de concentration et le petit pli de peau entre ses sourcils lui conféraient alors un air déterminé très attirant.

Un éclair de stupidité a alors traversé mon esprit. Puisqu'il avait visiblement à peu près mon âge, je me suis dit que je n'avais pas grand-chose à perdre à part ma fierté, et je me suis assis à sa table. Idée regrettable s'il en est, car sa voix grave et son petit sourire en coin, dès que j'ai engagé la conversation, m'ont précipité dans ses filets. Au moment-même où j'ai posé les yeux sur lui, il était d'ores et déjà trop tard.

Peu de temps après, nous avons commencé à sortir ensemble. Les premières semaines ont été parfaites, un véritable rêve éveillé. Attentionné même s'il avait du mal à se l'avouer, Sasuke a été celui qui m'a réconcilié avec mon homosexualité et qui m'a aidé à m'assumer et à éradiquer mes complexes. Mais cela n'a pas duré longtemps. À vingt ans, tout paraît sérieux, dit-on. Je n'ai pas échappé à la règle. J'ai cru à notre histoire comme un enfant de trois ans croit au Père Noël : dur comme fer. Et la froide et cruelle réalité m'a rattrapé sans que je ne m'en rende compte, quand Sasuke a commencé à ne plus vouloir s'afficher avec moi en public. D'abord il m'a lâché la main, puis il a stoppé tout geste un tant soit peu attentionné à mon égard. Il a fini par ne plus vouloir se montrer à mes côtés. Quand son caractère s'est assombri et qu'il s'est mis à me parler d'un ton agressif, j'ai perdu tout espoir de retrouver un jour le Sasuke qui m'avait séduit. C'est sans grande surprise que, sept mois à peine après l'avoir embrassé pour la première fois, on s'est disputés parce que je voulais savoir ce qu'il lui arrivait. Et il m'a quitté. Il m'a laissé sans la moindre explication valable, mon cœur en pièces et mes expectations en lambeaux. Il a emporté avec lui mes idéaux d'adolescent et l'espoir de vivre un jour une véritable relation épanouissante.

Je n'ai jamais cherché à savoir ce qu'il était devenu par la suite. Quand par un malencontreux hasard je le croisais dans la rue, je changeais immédiatement de trottoir, voire me cachais dans le renfoncement d'une quelconque porte d'entrée. Et je parvenais à mener ma petite existence, morne certes, mais tranquille, sans gêner personne. Alors pourquoi a-t-il fallu, nom d'un chien galleux, que cette guerre sans queue ni tête éclate et qu'il revienne me traîner dans les pattes ?

— Uzumaki ! Pourrais-je avoir votre attention s'il vous plaît ou est-ce trop demandé ?

Je cligne des yeux en lançant un regard perdu autour de moi. À côté, Neji me fixe d'un air moqueur en arborant ce sourire carnassier qu'il sait si bien faire. Apparemment j'ai perdu le fil des événements… Je réfléchis une fraction de seconde en fronçant les sourcils et tout me revient. Je suis censé écouter attentivement les consignes de sécurité concernant l'utilisation des armes à feu. Avec un soupir de désapprobation, je porte de nouveau mon attention à notre supérieur un peu étrange, un certain Shiranui Genma, spécialiste des armes – et des insomnies également si l'on me demande mon avis. Le pauvre bougre donne l'impression qu'il va s'endormir à n'importe quel instant. Et pourtant, il continue son discours assommant, d'un ton monocorde qui ne me donne qu'envie de me replonger dans mes pensées.


Mardi 26 avril.

Je pose enfin ma carcasse fatiguée comme jamais sur un lit qui n'en est pas vraiment un. Depuis que l'entraînement s'est achevé, je crois que j'ai perdu foi en l'humanité un nombre incalculable de fois. On nous a jetés, à peine formés, dans la fosse aux lions, sous le feu des fusils et les jets de bombes. Je me suis senti perdu pendant quelques heures où j'ai observé ce spectacle macabre d'un regard ahuri, puis j'ai repris conscience en pleurant quelques larmes chaudes et douloureuses, réalisant ce qu'il se passait tout autour de moi.

S'il y a une chose que je ne comprends pas et que je ne veux d'ailleurs pas comprendre, c'est comment certaines personnes peuvent encore croire que la guerre est une solution. Provoquer la douleur, le chagrin, déclencher des traumatismes, des catastrophes et des soifs de vengeance n'a jamais amené la paix. J'ai juste l'impression horrible qu'ils aiment la guerre. Je ne sais pas vraiment comment on peut aimer tuer des gens, mais après tout qui suis-je pour savoir ? Rien qu'un appelé qui ne comprend pas grand-chose aux enjeux politiques de notre monde compliqué. Je voudrais juste rentrer chez moi et apprécier une vie simple. Est-ce trop demandé ? Est-ce utopique ? Plus le temps passe et plus je me dis que c'est impossible. J'ai comme l'impression fâcheuse que je suis sorti du monde de l'innocence et que je ne retrouverai jamais le chemin pour y retourner, que je ne pourrai jamais plus sourire véritablement. Et c'est très désagréable.


— Naruto ? Oh, Naruto !

J'ouvre mes yeux fatigués sur un visage flou qui m'appelle. Trois ou quatre clignements de cils plus tard, je reconnais les traits fins de Sasuke. Je lui manque tellement qu'il vient me retrouver dans mon lit ? On dirait que je suis indispensable ! Il y a juste un petit souci : la tête qu'il fait n'a rien à voir avec quelqu'un qui voudrait me reconquérir…

— C'est à toi de prendre le troisième tour de garde.

Ceci explique cela. Je comprends mieux son expression neutre. Avec un grognement, je me redresse sur le matelas aussi dur qu'une planche de bois en faisant craquer ma colonne vertébrale dans un bruit sourd assez dérangeant, puis avale une gorgée d'eau avant de me lever. Ignorant le regard réprobateur de Sasuke, je sors de l'abri pour rejoindre Neji sur une petite hauteur aménagée à même la terre de la tranchée. Il me voit arriver en remarquant apparemment mes yeux fatigués, car il m'accueille avec un sourire un peu moqueur. Je ne lui en veux même pas ; j'imagine bien que ma tête en vaut le détour. Je m'accoude donc au garde-corps sans mot dire et respire un peu de l'air frais de la nuit pour achever de me réveiller.

— Sasuke est venu te réveiller toi aussi ?

Je lui lance un regard torve avant d'acquiescer et de lui demander pourquoi cette question.

— Parce qu'il m'a secoué comme un prunier pour me sortir du sommeil. répond-il en haussant les épaules. Et vu ta tête de déterré, je dirais qu'il a fait la même chose avec toi.

Pourtant, non, il m'a juste appelé. Neji n'a pas l'air d'apprécier la nouvelle, mais après tout, je ne vais pas lui mentir pour le rassurer ou l'aider à accepter le fait que Sasuke est un véritable asocial.

— Vous vous connaissez depuis longtemps, c'est ça ? Je l'ai bien vu à vos regards en coin, vous êtes gênés quand vous vous croisez.

Je fronce le nez. Je n'aime pas parler de lui, et ce n'est rien de le dire. Raconter notre histoire, c'est un peu avouer mes faiblesses et j'ai horreur de cela. Je lâche donc un « oui » approximatif à Neji, qui veut davantage dire « Ne cherche pas plus loin » que « En effet, tu as totalement raison », puis cherche immédiatement un autre sujet de conversation.

— La nuit est claire, il va faire froid demain matin. commencé-je sans grande imagination.

Neji me regarde bizarrement avant de répondre tout aussi banalement. Je sais bien qu'il n'est pas dupe et qu'il a très bien compris que je voulais juste couper court à notre conversation, mais peu m'importe. Au moins a-t-il compris que je ne voulais plus parler de lui. Et l'heure coule, doucement, comme une fine pluie qui nous gèle et engourdit nos sens. Avec les minutes qui passent, les sujets de discussion s'amenuisent et nous finissons par observer la ligne d'horizon sombre au loin sans mot dire. L'obscurité qui règne rend tous les mouvements suspects et me ferait presque devenir paranoïaque. Je tique au moindre bruissement de feuilles, au plus léger cri d'un animal égaré, même à certains crissements d'insectes. Il est temps que notre tour de garde prenne fin, ou je vais finir fou. Et je vais devoir faire cela tous les mercredis ? Il va falloir que j'apprenne à contrôler mes émotions, et vite.

Enfin, après ce qu'il m'a paru durer une éternité, Neji m'annonce après avoir regardé le cadran doré de sa montre à gousset qu'il faut que nous allions réveiller les suivants. Avec un soupir de soulagement, je le suis jusque dans un abri proche du nôtre et me dirige vers la couchette de Hinata, une jeune femme d'environ mon âge qui se réveille dès qu'elle entend mes genoux toucher le sol au pied de son lit.

— Salut Naruto. C'est mon tour de garde ?

J'acquiesce avec un regard admiratif. Je sais qu'elle faisait partie de l'armée avant même que cette foutue guerre ne commence et qu'elle est donc habituée aux rythmes décalés des soldats, mais tout de même. Il faut le faire pour se réveiller si vite sans même broncher en pleine nuit ! Je la laisse partir devant et rejoins Neji dans mon abri. Il doit déjà s'être endormi, le connaissant. Je me débarrasse uniquement de mon manteau et de mes chaussures, et me glisse sous la couverture. Alors que je ferme les yeux pour sombrer à mon tour dans le sommeil, j'entends mon partenaire de veillée marmonner d'une voix tout de même trop claire pour être une voix d'endormi :

— Moi je suis sûr qu'il t'apprécie encore. Ça se voit.

— Neji ?

Aucune réponse ne me vient, mais je sais qu'il s'est adressé à moi. Et je sais de qui il parle. J'essaie d'oublier ce qu'il vient de dire, en vain. Ses quelques paroles tournent en rond dans ma tête comme un manège étourdissant dont on voudrait à tout prix descendre. Je n'ai aucune envie d'imaginer que Sasuke puisse encore ressentir un quelconque attachement envers moi. Car cela signifierait retomber dans ses bras, entre ses griffes de tyran au visage faussement angélique.

Je tourne la tête pour enfouir mon visage dans mon coussin et faire taire mes pensées déplaisantes. Je voudrais pouvoir l'oublier complétement, annihiler son existence et nos moments passés ensemble. Effacer tout cela pour pouvoir enfin me reconstruire normalement. Et à l'heure actuelle, je veux juste dormir sans que personne ne vienne gêner mon sommeil. Sans qu'il ne revienne constamment à mon esprit comme le ferait un boomerang. Avec un soupir d'exaspération, je fronce les sourcils en fermant les yeux pour me mettre à la recherche de mon sommeil perdu. Pourvu que la fatigue ait raison de mes réflexions !


Jeudi 23 juin.

Le soleil estival darde ses rayons déjà brûlants sur la plaine accidentée qui s'étale à perte de vue devant mes yeux. Ce qui devait être un champ où paissaient quelques animaux n'est plus qu'un désert de terre si sèche qu'une chape de poussière semble flotter continuellement au-dessus du sol. La chaleur étouffante du zénith nous assomme tous les jours pendant quelques heures et je profite souvent de l'accalmie pour prendre mon crayon taillé à la va-vite au couteau et écrire dans ce petit carnet. Il ne reste guère plus qu'une dizaine de pages blanches. Je vais devoir demander à Sakura, l'infirmière, de m'en prendre un la prochaine fois qu'elle ira à l'arrière. Elle est toujours si gentille, si positive, alors qu'elle soigne chaque jour des dizaines de personnes blessées par la faute de l'idiotie humaine… Je l'apprécie beaucoup. Parfois, pendant nos longs tours de garde, elle vient nous parler et nous tenir compagnie. On discute alors longuement de choses et d'autres, de ce que nous ferons après la guerre, des gens que l'on reverra, des jours heureux que l'on pourra vivre. Et même si parfois cela me rend mélancolique, je vois davantage cela comme une pause, un petit rêve au milieu du cauchemar. Et je m'en porte mieux.

Au fil de nos discussions, j'ai d'ailleurs remarqué que Neji cache un cœur d'idéaliste écorché. Il veut voir la vie comme un terrain de liberté où tout est possible. Il voit les gens en face de nous comme des dictateurs par centaines qui voudraient le priver de ce droit. Je n'arrive pas à savoir s'il a raison ou pas, si je trouve sa façon de penser honorable ou non. J'aime juste en discuter longuement avec lui, confronter nos points de vue.

Sans cela, au vu de ce qu'il se passe tous les jours autour de moi, je serai bon pour l'asile depuis longtemps. Je ne compte plus le nombre de cadavres que j'ai vu être brûlés, le nombre de cris déchirants se faufilant hors de l'infirmerie et qui me réveillent la nuit, le nombre de bombes que j'ai vu éclater devant moi.

J'écris parfois à Jiraya pour oublier, on parle de tout sauf de ce que je vis en ce moment. Il s'en veut trop de ne pas avoir été appelé, je vois trop d'horreurs pour lui en parler. Nous passons sous silence tout cela, et discutons de notre village et des gens qui y sont resté. Parfois j'ai droit à une anecdote croustillante sur le vieil Orochimaru, l'apothicaire un peu fou du village, ou sur Danzō, le président du club d'arts martiaux au regard de glace et aux jambes de guimauve. Tout le monde le surnomme ainsi car il essaie de garder toute sa crédibilité d'antan en faisant les gros yeux à tout-va mais qu'il ne tient plus debout depuis déjà longtemps – la faute à la vieillesse ou à l'alcool, personne ne le sait vraiment…

Entre Neji et les quelques autres soldats avec lesquels j'ai fait connaissance, ainsi que Sakura et Jiraya, les difficultés passent plus facilement. Je me rends moins compte des jours gris qui filent et se ressemblent. Je suis au moins content de pouvoir compter sur ces gens-là pour me sentir mieux, et ça a quelque chose de rassurant.


Une attaque. Violente et soudaine. C'est ce qui m'a sorti du lit ce matin. Je n'ai même pas pris le temps de réfléchir, j'ai juste enfilé mes chaussures sans les nouer correctement et mon manteau sans le fermer, et j'ai suivi comme un mouton la marée humaine qui se précipitait au-dehors. L'éclat du soleil matinal sur ma rétine me fait encore mal. C'est peut-être à cause de cela que je reste immobile, sans pouvoir bouger le moindre muscle, à contempler d'un œil morne le spectacle navrant qui se déroule devant moi. J'ai l'impression de me trouver au milieu d'un troupeau d'animaux en route pour l'abattoir : personne ne sait ni où aller ni quoi faire, mais tout le monde court tout de même vers une mort certaine. Très peu pour moi, merci bien. Il ne sera pas dit que Naruto Uzumaki est un imbécile qui suit la ménagerie de ce cirque morbide sans réfléchir.

J'avise le couloir des réserves de nourriture et m'y glisse comme une ombre. Je cours le long des portes taillées dans le roc et rejoins en quelques secondes un escalier de fortune creusé à même la terre des parois de notre abri, caché derrière un virage de manière à le rendre invisible aux yeux peu avertis. En haut du court escalier, un grillage camouflé de branches mortes s'ouvre sur le champ de bataille. Des hommes et des femmes, tous habillés de noir, se précipitent vers notre tranchée, arme au poing, yeux exorbités, et tirent sur tout ce qui bouge. Il me vient alors à l'esprit qu'ils doivent être ensorcelés pour arborer pareils visages !

J'oublie bien vite cette idée saugrenue et dépoussière l'arme cachée à mes pieds par une petite bâche kaki. Je la charge avec les balles entreposés dans un casier creusé dans la pierre et l'installe sur une avancée de terre à la hauteur de l'ouverture grillagée. Je me mets en joue. Je vise.

Alors que mon regard se fixe au travers de la lunette sur un dos anonyme, je réalise ce que je suis sur le point de faire. Je vais tuer quelqu'un. Et sans savoir ni comment ni pourquoi, un profond dégoût à l'égard de moi-même s'empare de tout mon être. Je pense à cette silhouette, à sa possible famille. Peut-être même qu'elle a des enfants, un mari ou une femme qui l'aime. Comment pourrais-je tomber si bas que j'en arriverais à assassiner quelqu'un de sang-froid, juste parce que c'est un ordre que j'ai reçu ? Rien ne me prouve que cette personne n'est pas dans la même situation que moi, à se demander ce qu'elle fait là, à ne désirer qu'une chose : arrêter cette guerre. Je me frotte les yeux frénétiquement. Je ne sais plus ce que je dois faire. Je suis au bord d'un gouffre et j'oscille dangereusement.

Soudain, au milieu de la mêlée qui grouille devant mes yeux embués, un visage m'apparaît plus clairement que les autres, comme si le reste autour de lui était flou. Sasuke est aux prises avec un fou furieux qui tente de le transpercer de son couteau effilé. Mon sang ne fait qu'un tour. Je m'empare de l'arme qui repose toujours à côté de moi, vise et tire. Le fou furieux s'effondre. Mais comme dans un très mauvais cauchemar, d'autres soldats se jettent sur Sasuke qui ne sait bientôt plus où donner de la tête. En quelques instants, ils tombent tous sous mes balles. Aveuglé par un sentiment inconnu, mon cœur s'affole dans ma poitrine et mon doigt presse la gâchette sans même que mon cerveau n'y réfléchisse. Les corps s'effondrent un par un. Il semblerait même que mon initiative ait trouvé écho car j'entends vaguement de gros calibres cracher leur feu à côté de moi. Bientôt, les cadavres s'entassent et nous prenons l'avantage.

Ça ressemble peut-être à un signe, car je vois soudain Neji s'élancer courageusement au-devant de nos adversaires avec un regard déterminé comme lui seul sait en avoir. Il court pendant un instant au milieu de l'hécatombe, s'élance pour ses idéaux contre ceux qui veulent lui voler sa liberté. Ses cheveux longs flottent dans son dos tandis qu'il brandit son arme face à l'adversité.

Mais son torse se raidit et il s'immobilise, le regard vide, avant de tomber, lentement, corps parmi les corps. Une balle vient de faucher ses convictions.

Je lâche alors tout ce que j'ai dans les mains et descends les escaliers en manquant de trébucher deux fois, cours dans le couloir et débouche dans la tranchée où une odeur insupportable de sang m'assaille les narines. Je n'y fais pas attention et me faufile au milieu des soldats en poussant tout ce qui se trouve sur mon passage. Je presse encore le pas autant que possible pour gravir ce qui sert de marches afin d'atteindre la surface. Je le cherche des yeux en évoluant à quatre pattes dans la chaleur désagréable des cadavres. Et je le trouve. Il est là, sa cage thoracique s'agitant pour trouver un souffle d'air, ses yeux s'affolant à chercher je ne sais quoi. Il me semble que les balles fusent autour de moi tandis que je m'approche de mon ami. Son regard accroche le mien. Un sourire douloureux déchire son visage angoissé. Je sens un liquide chaud couler le long de mes joues quand je serre sa main froide dans la mienne et que je fais glisser ses cheveux de son visage en sueur.

— Naruto, je… s'il te plaît, prends la feuille pliée dans ma poche de poitrine. commence-t-il d'une voix hachurée. L'adresse de mes parents est… elle est notée sur un papier sous mon oreiller. Tu leur enverras ça, n'est-ce pas ?

Un sourire résigné étire ses lèvres sèches quand j'acquiesce sans rien dire. J'emmêle une mèche de ses cheveux autour de mes doigts pour me concentrer sur autre chose et tenter de retrouver la parole, sans y parvenir. Une boule a élu domicile dans ma gorge et refuse de s'en échapper.

— Ça va aller… susurre-t-il dans la brise qui se lève.

Ses yeux se voilent d'inconscience – ou bien sont-ce mes propres yeux qui ne voient plus correctement, inondés de larmes ? Peut-être bien. Dans mes bras, Neji tremble doucement dans la chaleur naissante de la matinée. Il sert encore mes doigts dans sa main, mais il a si peu de force ! Et moi je continue de jouer avec ses cheveux, ne sachant pas comment le rassurer. Je me sens si faible et si inutile !

— Naruto ?

Je ne sais où, je trouve la force d'articuler un « Oui ? » qui ressemble à peine à un mot. Neji me dévisage d'un regard reconnaissant qui me déstabilise. Comment peut-il être si calme ? Il reprend une inspiration qui siffle affreusement dans sa gorge.

— Merci… pour

Je pose une main tremblante sur sa joue. Merci pour quoi ? Il ne peut tout de même pas partir ainsi, au beau milieu d'une phrase si importante ? Désespérément, je cherche un signe de vie sur son visage inerte, où ses yeux ne voient plus rien. Sa main ne serre plus la mienne. Il ne tremble plus. Et moi, bien vivant, je ne peux empêcher mes larmes de couler comme jamais. Pourquoi lui ? Pourquoi une vie si jeune a-t-elle été ainsi anéantie ? La cruauté de ce monde me rend dingue. Il n'y a donc aucun espoir, aucun rayon de soleil ! Même en essayant de toutes nos forces, le mal prendra toujours le dessus ! La moindre lueur est immédiatement soufflée par le vent glacial des catastrophes ! En posant mon regard sur l'horizon tordu qui s'étend devant moi, je vois des milliers de regards haineux se rapprocher de nous. Ils relancent l'attaque, pointent les canons de leurs armes droit sur nous. Sur Neji. Sur moi. J'en ai plus qu'assez.

Je ne réfléchis même plus, je laisse uniquement mes émotions parler. Dans une vague incontrôlable, elles ont pris possession de mon corps et se sont imposées maîtresses de mes mouvements. Je récupère à ma ceinture le revolver qui y pend, inutilisé depuis que l'on me l'a confié. Il est chargé, la sécurité a été enlevée. Les sourcils froncés, je choisis une personne parmi la marée humaine qui s'approche toujours et prends ma respiration. Calmement, je m'assure qu'elle soit dans ma ligne de mire, et je presse la détente. La balle file, vive et sûre, elle ne rate pas sa cible qui tombe sans un bruit. Il me semble entendre quelqu'un m'appeler dans mon dos mais je n'y prends garde. Je dois d'abord venger Neji. Ignorant des balles qui me frôlent, je choisis ma deuxième cible, que je ne manque pas non plus. Mon sang pulse derrière mes tempes et me rend sourd au reste du monde. Je me concentre sur une troisième silhouette, mais une douleur vive, asphyxiante, me transperce soudain le bras gauche.

— Naruto ! crie une voix étranglée, quelque part à côté de moi.

Et tous les bruits environnants me parviennent soudain comme une claque en pleine figure. Les tirs, la course folle des assaillants, les cris de douleur ou de volonté, les gémissements étouffés de certains, tout ce que mes oreilles s'étaient refusé à entendre jusque-là. Je tombe sur le sol trempé d'un liquide incarnat qui emplit mes narines d'une odeur suffocante. La douleur se propage si rapidement dans mon corps que je ne parviens pas à me relever. Des mains mal assurées se posent sur moi, se glissent sous mon dos, et je crois que l'on m'emporte quelque part. J'entends des dizaines d'explosions retentir alentour. Je n'arrive même pas à ouvrir les yeux par peur que la douleur ne m'assaille davantage. Pendant quelques instants, je flotte dans un semblant d'inconscience sans savoir où je me trouve, avant que l'on ne m'allonge sur quelque chose d'inconfortable. Mon bras me lance toujours plus fort, et je peux même sentir quelque chose s'en écouler – mon sang… ?

— La balle a traversé, elle n'est pas restée. C'est déjà ça. Fais-lui un garrot s'il te plaît. Naruto, ça risque de piquer un peu et je m'en excuse d'avance. Mais il faut que je te recouse maintenant, avant que ça s'infecte. Tiens-le bien, il va avoir mal, il va sûrement se débattre.

C'est Sakura. J'ai entendu tout ce qu'elle a dit mais je n'assimile pas toutes les informations. À qui parle-t-elle ? À moi ou à un autre ? Je sens alors quelqu'un m'attirer dans ses bras et me serrer fort contre lui, m'emprisonner dans son étreinte si chaude. Je n'ai pas les idées claires, pourtant je reconnais son odeur immédiatement. C'est Sasuke. J'avais oublié à quel point je me sentais bien dans ses bras ! Je me détends un peu, toutefois je n'ose pas ouvrir les yeux de peur qu'il ne s'agisse que d'une illusion de mes sens. Mais alors que je commence à me sentir mieux, une soudaine douleur me pique près de ma blessure. Une aiguille s'enfonce dans ma peau par intermittence. J'essaie de me défaire de l'emprise qui me retient, ça fait un mal de chien ! Mais même en y mettant toute ma force, je n'y parviens pas. Pendant ce qu'il me semble durer une éternité, l'aiguille s'affaire dans mon bras, triturant ignoblement ma peau. Puis, quelqu'un – est-ce toujours Sakura ? – m'enveloppe le bras dans un bandage qui me paraît soudain bien doux après avoir été recousu à vif.

— Je crois qu'il doit me rester quelques calmants. souffle Sakura, apparemment exténuée en cherchant un peu partout. Oui, j'en ai un !

Je l'entends se rapprocher et sens de nouveau une aiguille s'enfoncer dans mon bras. Sincèrement, je ne la sens presque pas après tout ce que j'ai pu ressentir de plus douloureux en quelques minutes. Quelque chose de froid se glisse en moi, et je me sens couler, à la dérive sur un fleuve silencieux. De vagues échos me parviennent mais plus rien n'est clair dans mon esprit. Je ne ressens plus rien autour de moi, j'ai juste l'impression de n'être qu'un esprit flottant, sans pouvoir le contrôler, dans le vide. Je ne sais pas combien de temps je reste ainsi, à ondoyer dans le rien, sans parvenir ni à bouger ni à penser. Une minute, une heure, peut-être une semaine.

Une sensation de vibration dans mon dos me fait émerger de mon demi-sommeil, comme si quelqu'un parlait, collé tout contre moi. Je tends l'oreille pour tenter de saisir des bribes de la conversation.

— Le champ de mines les a éradiqués, apparemment.

Tiens, il est vrai que les rumeurs de bataille ont disparu pour laisser la place à des gémissements douloureux. Je dois donc être à l'infirmerie. Peu à peu, je refais surface et prends conscience du monde qui m'entoure, en retrouvant ma mémoire. Apparemment, je suis toujours dans les bras de Sasuke. Mon bras me picote encore. J'aimerais le gratter mais je n'arrive pas à bouger ne serait-ce que le petit doigt. J'entends tout de même quelqu'un se laisser tomber sur un matelas, faisant grincer horriblement les ressorts qui le soutiennent.

— Il a un visage d'ange quand il dort, tu ne trouves pas ? souffle Sakura.

Dans mon dos, Sasuke lâche un petit rire qui me paraît bien amer. Je sens des doigts tremblants décoller quelques cheveux de mon front brûlant. Je peux sentir mon cœur accélérer sa cadence dans ma poitrine.

— Sasuke, jusque-là j'hésitais à te le demander mais là… Qu'est-ce qu'il s'est passé entre toi et Naruto ?

Un long silence s'étire dans l'infirmerie. Il semble chercher ses mots. Je me demande bien ce qu'il va inventer d'abracadabrantesque pour expliquer son comportement à mon encontre ! Après un long moment de mutisme, je le sens resserrer son étreinte autour de moi en murmurant.

— J'ai fait une connerie… Je l'aimais, si tu savais à quel point je… l'aime toujours.

Le temps reste en suspens dans ma tête. Si j'apprécie ce que je suis en train d'entendre ou si cela m'énerve au plus haut point, je n'en sais foutrement rien. Mais je tends l'oreille, car je ne veux pas en louper une miette.

— On a vécu une histoire merveilleuse. Je n'avais rien connu de tel, je collectionnais les aventures sans lendemain et ça me suffisait. Mais avec Naruto, c'était… Il était à mille lieues des personnes avec lesquelles j'avais l'habitude de sortir. Il m'a entraîné dans des trucs pas possibles, c'était comme un tourbillon infini, j'ai ri comme jamais avec lui ! Mais mon père a fini par le savoir. Tant que je sortais avec des gars pendant une ou deux semaines, il s'en foutait, mais j'en voulais plus avec Naruto. Je voulais montrer au monde entier qu'on était ensemble, et ça n'a pas plu à mon imbécile de père. Il a commencé à me menacer, alors j'ai arrêté de m'afficher en public avec Naruto. Mais il a quand même su qu'on était encore ensemble et il a fini par menacer « l'origine du problème » comme il disait. Alors j'ai coupé les ponts. J'aurais jamais supporté qu'il lui arrive quelque chose par ma faute. Garde ça pour toi, Sakura, s'il te plaît. Je veux plus lui faire de mal, je préfère rester loin de lui.

Une larme, une seule larme, trace son chemin sur ma joue. J'ai le cœur en vrac, et le cerveau en ébullition. Je ne sais pas si je dois me réjouir du fait qu'il m'aime encore ou m'agacer du fait qu'il ne m'ait pas assez fait confiance pour tout me dire. Au milieu de mes réflexions, je sens Sasuke se dégager et m'allonger doucement sur la couchette. Avec un geste délicat, il passe un doigt sur ma joue pour l'essuyer, et descend jusqu'à mes lèvres qu'il effleure avant de faire soudain volte-face, comme s'il s'y était brûlé.

— Il va bientôt se réveiller, on dirait. Je ferais mieux de m'en aller. bafouille-t-il d'une voix indescriptible.

Dans un froissement de tissus, je l'entends se diriger vers la sortie. Tant bien que mal, je parviens à ouvrir les yeux. Tout est d'abord flou, mais après quelques clignements de paupières, je vois le visage de Sakura me sourire tristement.

— Je n'ai rien dit… susurre-t-elle en se levant.

Elle passe sa main sur mon bras, puis part vers un autre lit pour continuer à soigner les quelques blessés qui sont arrivés ici après l'assaut. Quant à moi, je me recroqueville contre le matelas où les vêtements de Sasuke ont imprimé son odeur.


Samedi 17 septembre.

L'automne avance à petits pas. Les matins et les soirées sont plus frais, les journées raccourcissent et il n'est pas rare que l'on se prenne une petite averse sur le coin du nez.

Hier, nous avons quitté « l'abri », le trou dans lequel nous nous terrions depuis plusieurs mois. Nous avons rejoint une base construite spécialement pour nous – quelle chance… ! – d'où nous partirons désormais pour mener des missions éclairs. Une cérémonie ridicule nous a accueillis dans nos nouveaux quartiers, dirigée par la Colonel Senju Tsunade. Mais je ne vais pas m'appesantir sur ce que je pense de tout cela, ce serait répéter ce que j'écris à peu près tous les jours.

Il y a quelque chose de plus important à raconter, de toutes manières. Quelque chose qui me trotte dans la tête depuis quelques semaines et qui ne veut plus en sortir. Ça a commencé après que je me sois pris cette balle, il y a déjà un certain temps. Je me rappelle parfaitement de la conversation que j'ai surprise entre Sasuke et Sakura, où il lui a avoué ce qu'il n'a jamais eu le courage de me dire. Mais voilà, depuis ce jour-là, je me suis rendu compte de quelque chose d'étrange. Je pensais qu'il m'évitait comme la peste, mais je surprends de plus en plus régulièrement Sasuke à m'observer de loin. Maintenant que j'y prête attention, je sens souvent son regard brûlant dans mon dos. Il me couve de ses yeux où aucune émotion ne transparaît, et détourne le regard à chaque fois que je le prends en flagrant délit. C'est un peu gênant tout de même, je le vis comme s'il me surveillait sans arrêt, et c'est très dérangeant. D'ailleurs, je ne sais même pas pourquoi il s'obstine à me regarder ainsi de loin ; s'il veut savoir comment je vais, il n'a qu'à me le demander. Je connais sa fierté incomparable à celle de quelqu'un de normal, mais il y a quand même des limites… À ce point-là, puis-je appeler cela du voyeurisme ? Peut-être que je devrais en parler à Shikamaru, après tout, c'est lui qui a fait une école de police, pas moi. Lui sait sûrement où se trouve la limite entre une simple observation et une obsession répréhensible.


Le froid me prend à la gorge et les bourrasques de vent, glaciales, me mordent les joues malgré mon cache-col remonté sur mon nez. Nous avons reçu l'ordre ce matin de mettre le cap à l'Est dans la plus grande discrétion, vers un repaire des rebelles caché à flanc de montagne. Voilà comment une centaine de soldats frigorifiés se sont retrouvé à crapahuter à travers champs en plein mois de décembre, à se tordre les chevilles sur des mottes de terre glacées et à éternuer en tentant de rester le plus silencieux possible. On dirait presque le début d'une mauvaise blague…

Fort heureusement, les contreforts de la montagne se révèlent doucement dans la brume matinale, rassurant quelque peu nos esprits désespérés. Je me prépare psychologiquement à une nouvelle bataille, même si je n'en ai aucune envie. Depuis la mort de Neji, je n'ai plus tué une seule personne. Me rendre compte de ce que j'avais fait inconsciemment m'a dégoûté et me savoir capable de cela m'a, à dire vrai, un peu fait peur. En aucun cas je ne veux retomber dans une de ces folies meurtrières où tout ce qui passe dans mon viseur finit par mourir. Je veux bien me défendre, mais ôter la vie sans raison m'arrache des frissons d'horreur. Je ne fais que mettre hors d'état de nuire, sans jamais aller plus loin.

Je regarde autour de moi ; Shikamaru n'est pas très loin derrière. Je ne le connais pas depuis longtemps, mais il est peut-être la seule personne de ce régiment à qui je fais entièrement confiance. Il était juste à côté de moi à l'infirmerie cet été après l'assaut de notre abri. Cloués au lit tous les deux par ordre indiscutable de Sakura, nous avons sympathisé en discutant de tout et n'importe quoi pendant deux jours. Et puisque nous nous sommes bien entendus, nous avons continué par la suite à discuter de tout et n'importe quoi. Il est un peu fainéant sur les bords, mais j'apprécie ce côté « je-m'en-foutiste » de sa personnalité.

En observant bien, je remarque que Sasuke n'est pas loin non plus. Il détourne encore les yeux quand nos regards s'entrechoquent, mais ça ne me fait plus rien. Je crois que je me suis habitué à cette présence éthérée qui me suit tout le temps. En quelque sorte, elle me rassure. Sasuke ne m'a jamais inspiré la crainte, même quand il est devenu distant et agressif lorsque nous sortions ensemble ; ce n'est pas maintenant que je vais avoir peur de lui. Si c'est sa manière de se racheter une conduite après toutes ses erreurs, je ne la lui refuse pas. Je le laisse prendre cette opportunité à son rythme, et s'il en reste à ce stade, tant pis. Au moins je lui aurais donné une seconde chance.

En reposant mon regard devant moi, j'avise notre superviseur de mission qui fait de grands signes pour nous réunir. Apparemment, nous touchons au but. Kakashi – puisque c'est ainsi qu'il désire se faire appeler – nous rappelle rapidement nos rôles et la composition des diverses équipes, ainsi que le timing à respecter. Nous vérifions l'heure sur nos montres, et nous répartissons en petits groupes d'attaque. Pour ma part, je me retrouve avec Hinata, ce qui me rassure déjà : avec son expérience du terrain, je sais que je peux me fier à son jugement en cas de coup dur. Quant aux trois autres membres de l'équipe, je ne les connais guère que de vue, et j'ignore même leurs prénoms.

Nous vérifions une dernière fois nos équipements, et partons à l'assaut du petit sentier cahoteux qui mène au repaire. L'ascension n'est pas des plus faciles, mais au moins a-t-elle le mérite d'être courte. Après avoir trébuché trois fois sur des pierres verglacées, je pose le pied sur une des corniches qui sert d'entrée aux rebelles. Une dernière fois, je plonge ma main dans une des poches de mon pantalon et serre fort le collier d'identification de Neji. Hinata, elle, vérifie que nous sommes tous là, et nous pénétrons dans le couloir en cherchant notre chemin à tâtons, dans une semi-obscurité angoissante. Ce n'est pas la première fois que je participe à une mission de ce genre, mais jamais nous ne nous sommes attaqués à une si grande base. J'ignore donc l'anxiété qui commence à serrer mon estomac, et tends l'oreille pour être sûr que nous ne sommes pas suivis. Je ferme la marche et j'ai donc la responsabilité de tout ce qu'il peut se passer derrière nous. Ce n'est pas très facile comme rôle mais je l'assume autant que je le peux. C'est toujours mieux que d'ouvrir le chemin et de devoir, en conséquence, se débarrasser d'éventuels gêneurs avant qu'ils ne donnent l'alerte. Ce rôle-là, je le laisse volontiers à Hinata qui s'en sort bien mieux que moi, je l'avoue.

Après quelques minutes de marche silencieuse, nous débouchons dans un couloir éclairé. C'est ici que commencent les vraies difficultés. Notre mission est de rallier la salle des machines pour couper le courant au bon moment. Mais malgré les nombreux coins et recoins que comptent leurs couloirs interminables, il nous sera bien difficile d'arriver à bon port sans se faire remarquer. Il nous faut pour cela agir dans le plus grand des calmes, et ce n'est certes pas ma qualité la plus flagrante. Je ne sais pas pourquoi l'on m'a choisi pour cette mission, mais je préfère ne pas y réfléchir.

Je retiens mon souffle alors que nous progressons à pas de loup vers le centre névralgique du repaire. Il nous faut faire vite car nous semons derrière nous des cadavres. Même si nous essayons tant bien que mal de les camoufler, ce n'est pas toujours chose aisée. Au coin d'un énième couloir, Hinata lève le bras pour nous arrêter. Une patrouille vient vers nous. Juste le temps de nous faufiler dans une annexe où s'entassent des dizaines et des dizaines de seaux – ils ont des problèmes d'infiltration d'eau ? – et nous les entendons passer quelques mètres plus loin. Quand enfin la voie est libre, Hinata nous fait signe de sortir. Et nous continuons notre angoissante progression.

Quelques instants plus tard, nous approchons du but. En regardant ma montre, je constate que nous sommes dans les temps. Tout fonctionne comme un moteur bien huilé, un peu trop même. Il me paraît utopique de penser pouvoir atteindre la salle des machines sans rencontrer le moindre problème. C'est alors qu'un soldat rebelle surgit juste devant le nez de Hinata sans qu'aucun de nous ne l'ait entendu arriver. Et qu'il se met à crier.

En une fraction de secondes, il est étendu à terre, sans vie. Pourtant, le mal est déjà fait. Non loin de là, j'entends des bruits de pas se rapprocher dangereusement. Il n'y a qu'une ou deux personnes, mais elles seront prêtes à combattre. Une voix caverneuse surgit au détour d'un couloir.

— Que se passe-t-il ici ?

C'est Hinata qui prend alors la parole, en grossissant sa voix.

— Matricule 33451, tout va bien. Ce n'était qu'une souris, désolé chef.

Un grognement mécontent lui répond, puis les pas repartent en sens inverse. Où est-elle allée chercher cela ? Je n'ai pas le temps de m'interroger davantage sur l'étonnante intelligence de notre dirigeante d'unité, car elle me demande de dissimuler le cadavre. J'avise une porte estampillée « Dépôt N°5 » et colle mon oreille contre le portant. Apparemment, il n'y a pas âme qui vive dans cette pièce. J'ouvre doucement le battant pour éviter de le faire grincer, et m'y faufile, chargé du soldat. Je le fais rouler sous une armoire et me retourne pour partir. Par pure curiosité cependant, je m'autorise à le regarder une dernière fois. Sur sa chemise, le numéro 33451 est déchiré. Hinata a vraiment le sens de l'observation.

Je referme la porte derrière moi et rejoins bien vite mon groupe. La salle des machines n'est plus très loin. Quelques minutes plus tard, nous y pénétrons enfin. Il nous faut maintenant trouver un endroit où nous cacher, et attendre le moment exact où nous devrons couper le courant, quand toutes les autres équipes seront en place. Je me glisse derrière une énorme turbine, et tente tant bien que mal de faire taire les battements de mon cœur qui résonnent un peu trop fort à mes oreilles. L'attente me paraît interminable, coincé ainsi entre une machine produisant un bruit assourdissant ainsi qu'une chaleur à la limite du supportable, et un mur de roche taillé à la va-vite dont les aspérités me rentrent dans la peau. Je regarde continuellement le cadran de ma montre, parfois même plusieurs fois dans la même minute. Quand enfin je vois onze heures quinze s'afficher, je reprends mon souffle, et m'extirpe de ma cachette au moment-même où toutes les lumières s'éteignent.

Il nous faut désormais sortir d'ici le plus vite possible, car les rebelles ne vont pas tarder à venir voir ce qu'il se passe avec leur générateur. Nous sommes équipés de lunettes spéciales qui nous permettent de voir sans être vus, mais si l'on peut éviter les ennuis, autant le faire. Nul besoin de continuer à être discrets, cependant. L'agitation règne dans le repaire et des coups de feu se font entendre un peu partout. Ils ne devaient pas s'attendre à un assaut de ce genre en pleine journée.

Je cours dans le labyrinthe qu'est cette base en tentant de suivre mon unité. Nous avons croisé quelques soldats, mais à chaque fois nous avons réussi à nous en débarrasser sans problème. Nous nous dirigeons vers la sortie principale avec comme ultime mission de dégager le passage pour les équipes qui sortiront bientôt. Le souffle court, je manque de trébucher sur la jambe d'un corps sans vie étendu en travers du couloir. Je retiens le maigre contenu de mon estomac et reprend ma course avec un hoquet de dégoût. Je crois que je n'arriverai jamais à m'habituer à la mort.

Ignorant un frisson qui court le long de ma colonne vertébrale, je regarde autour de moi pour savoir si nous arrivons bientôt, mais je ne reconnais pas les environs. Et je suis presque sûr que nous ne sommes pas passés tout à l'heure à côté d'une porte aussi grande que celle que je viens de voir sur ma droite. Je ne me souviens pas non plus d'avoir vu cette flopée de marches taillées à même la roche à l'aller. Pourquoi passerions-nous par un chemin différent que le précédent ? Tout cela n'a aucun sens, à moins que je ne sois en train de rêver. Néanmoins, je suis sûr d'une chose : je ne dors pas. Je ne sais pas pourquoi nous passons par ici au lieu de simplement rebrousser chemin, mais je ne suis pas en plein rêve.

Quand je fixe de nouveau mon regard devant moi pour demander à Hinata ce que nous faisons, je me rends bien vite compte que quelque chose ne va pas. Je suis seul. Plus aucun compagnon à l'horizon, plus aucun bruit de pas pour me guider, plus rien. Seule me parvient la rumeur des combats qui font rage dans le reste de la base. Je presse le pas en filant droit devant moi pour tenter de retrouver mon unité, mais je ne parviens qu'à me perdre davantage. Je commence à sentir une angoisse sourde monter en moi. J'ai des impressions de déjà-vu à chaque recoin, et à la fois, je me sens plus perdu que jamais.

Soudain, une silhouette surgit devant moi, pointant son arme sur ma poitrine. Je m'immobilise en retenant un cri.

— Je me disais bien aussi que j'avais entendu quelqu'un courir vers ici. C'est dommage, mon gars, on dirait que tu as perdu tes amis ! Lâche tes armes et mets les mains en l'air.

Je m'exécute sans répliquer. En temps normal, la voix nasillarde de ce gringalet m'aurait fait éclater de rire, mais le canon de son revolver si près de mon cœur m'en dissuade. Je réalise à peine le désespoir de ma situation. Qu'y puis-je ? Je ne suis pas magicien…

— Allez, demi-tour. Je t'emmène au sous-sol, tu vas voir, on y est très bien. Les geôles ne sont pas chauffées, mais habillé comme tu es, tu n'en as pas besoin !

Son ton ironique m'énerve. J'aimerais me retourner et lui faire passer l'envie de me narguer mais l'idée de me faire transpercer une deuxième fois par une balle ne m'enchante guère. J'avance donc, résigné, vers la grande porte qui m'avait intrigué quelques instants auparavant.

— Tu vas voir, on mitonne un programme spécial pour tous les imbéciles de votre espèce qui n'osent pas se ranger du côté de la raison. Petites braises, tisonniers, fouets, roues, tout est bon pour s'amuser !

C'est qu'il parle beaucoup le bougre ! Toutefois, j'ai beau essayer de faire de l'humour de mauvais goût dans ma tête, je réalise peu à peu dans quelle calamité je suis tombé. Je ne sais pas comment je vais m'en sortir, je ne sais même pas si je vais m'en sortir tout court. Être constitué prisonnier, j'y ai déjà pensé bien entendu. J'en ai vu défiler quelques-uns et je sais pertinemment que c'est un des risques de la guerre. Mais le vivre est tout à fait différent. Ça fait partie de ces choses qui nous paraissent lointaines ; concrètes, certes, mais on pense que cela ne nous arrivera jamais. Et quand la réalité nous rattrape et que l'on constate que nous nous retrouvons dans cette situation, on ne sait plus quoi faire. C'est exactement mon cas. Je ne sais même pas quoi penser. Mon cerveau se perd entre des dizaines de questions qui restent sans réponse. Et j'avance bêtement devant le soldat, comme si ma raison ne fonctionnait plus.

Un coup de feu me réveille de ma transe et je me retourne, surpris. Le soldat, les yeux écarquillés, s'effondre soudain devant mon regard ébahi. Derrière lui, Sasuke, le visage tordu d'une expression de terreur, tient son arme à deux mains. Le canon fume encore.

Mon cœur fait mine de s'arrêter avant de repartir plus vite que jamais.

— Naruto, ça va ? me demande-t-il, le souffle court.

Il m'est impossible d'articuler le moindre mot. Ma gorge est serrée par la peur qui ne veut pas s'évanouir, et ma poitrine s'affole sous l'impulsion d'une émotion soudaine. Sasuke vient de me sauver la vie. Tout ce que je parviens à faire, c'est laisser mes jambes me guider jusqu'à lui et tomber dans ses bras en le serrant contre moi aussi fort que je l'aurais fait avec une bouée de sauvetage en pleine tempête. Je ne sais pas vraiment ce que je fais, ni pourquoi je le fais, mais au diable la logique ! Je me sens à ma place contre lui.

Il reste un moment les bras ballants, sûrement perdu face à mon comportement, mais ne tarde pas à répondre à mon étreinte en enfouissant son visage dans mon cou. Je frissonne, de plaisir cette fois, en savourant cet instant de flottement, cette parenthèse de douceur au milieu du chaos ambiant. Il m'a tellement manqué.


Jeudi 5 janvier.

Pourquoi dont-on tuer ? Est-ce un jeu ? Parce que j'ai parfois l'impression de n'être qu'une pièce insignifiante sur un plateau d'échecs grandeur nature. Je ne suis libre ni de mes mouvements, ni de mes paroles, presque pas de mes idées ! J'ai si souvent envie de hurler à m'en arracher les cordes vocales, de cracher toutes les pensées qui me passent par la tête, pour vider mon cerveau plein à craquer de négativisme. Je voudrais tant de choses à la fois que j'ai parfois du mal à savoir ce que je veux vraiment. Je rêve d'arrêter le temps pour m'échapper de ce carcan d'autorité qu'est la hiérarchie de l'armée. Je rêve de mettre une claque magistrale à tous ceux qui me privent de mon bon vouloir. Je rêve de faire taire toutes les armes qui m'entourent, et de consoler tous les esprits tourmentés qui pleurent en silence autour de moi. Je rêve de faire tout exploser pour avoir enfin la paix, de réduire en poussière tout ce qui ne me plaît pas dans ce monde, puis je réalise que cela signifierait réduire presque tout en poussière. Je rêve de m'enfuir avec Sasuke, de déserter sans avoir la peur au ventre, sans craindre que l'on nous retrouve et que l'on nous passe sous le feu vengeur des carabines de ceux qui nous dirigent. Je rêve, je rêve, je rêve mais au final rien de tout cela ne se réalisera jamais et j'en suis bien conscient.

Le dégoût amer à l'égard de mon existence actuelle ne fait que grandir avec le temps qui passe et je me demande bien si un jour j'arriverai à le surmonter. Jusqu'à il y a peu, je me disais qu'avec la fin de la guerre, viendrait la rédemption. Que la petite fille du marché ne hanterait plus mes nuits, que je n'entendrais plus le raclement sourd des mitraillettes même dans mon sommeil, que je ne verrais plus le mal partout. Mais depuis hier, tout cela me paraît impossible.

J'ai reçu la visite de notre Caporal, monsieur Umino, qui m'a communiqué un ordre indiscutable : faire partie d'un peloton d'exécution. La veille, un groupe de rebelles avait été arrêté dans un village non loin de notre base, juste après avoir orchestré un attentat qui avait coûté la vie au maire et à deux de ses conseillers. Ils avaient été condamnés à mort sans plus de cérémonie le matin-même, et l'on me demandait de faire partie de ceux qui leur ôteraient la vie. J'ai d'abord lâché un petit rire sans joie, aussi ironique que j'ai pu, avant de refuser sans grand discours. Mais ce cher Caporal n'a pas eu l'air d'apprécier, et m'a fait faire volte-face aussi sec, en me lâchant d'une voix glaçante une phrase qui retentit encore maintenant à mes oreilles. « Je vous conseille d'obéir si vous ne voulez pas finir à leurs côtés. »

J'y suis donc allé en rentrant la tête dans les épaules. Je me suis fait l'effet d'un zombie, d'un automate sourd et aveugle à l'horreur que j'ai vécu pendant quelques instants. Et je suis reparti comme un soldat de plomb, marchant au petit bonheur la chance, la tête vide et le cœur battant au ralenti. Ce n'est qu'après avoir heurté le coin pointu d'un bâtiment avec mon épaule que j'ai réalisé vraiment ce qu'il venait de se passer et que j'ai vomi la seule chose que j'avais avalé de la journée : un bol de riz trop cuit. Les images de ce que je venais de faire se sont installées dans ma mémoire et je n'arrive pas à les éradiquer. Si seulement il m'était possible de contrôler le fonctionnement de mon cerveau…


Depuis que Sasuke m'a sauvé dans la base des rebelles, notre relation est des plus compliquées à qualifier. Il est clair que nous nous sommes rapprochés, mais de là à dire que tout va mieux entre nous, c'est un bien grand mot. Les regards brûlants qu'il me lance se sont intensifiés, et je ne me retiens plus de lui en lancer également. Pourtant, nous ne nous parlons quasiment pas. Cette ambiguïté qui nous unit d'une manière que nous seuls parvenons à apprécier soulève parfois les questionnements curieux de nos camarades de mauvaise fortune, mais nous préférons tous deux ne pas nous exprimer dessus. C'est comme si, lentement mais sûrement, le lien que Sasuke a tranché il y a de cela quelques années se retissait. Imparfaitement et approximativement, de sorte qu'il n'y a que nous à comprendre implicitement ce qu'il se passe. Cette sensation d'exclusivité a quelque chose de réjouissant, elle m'aide peu à peu à retrouver un semblant de sourire. Je n'irai pas jusqu'à dire que je me sens bien de nouveau, j'en suis même loin, mais mon existence a retrouvé quelque chose de doucereux, comme un rayon de miel au milieu du noir complet.

Je renoue mon écharpe autour de mon cou pour éviter de ressentir le vent froid du matin sur ma peau. Nous sommes au début du mois de mars et les prémices du printemps se font discrètement ressentir, mais le climat est toujours quelque peu rigoureux tôt le matin. Les pousses des fleurs nouvelles apparaissent dans la terre gorgée de sang et de la neige fondue de l'hiver. Cette vision me paraît bien ironique, mais je préfère ne pas m'y attarder. Devant nous, Kakashi s'agite.

Nous revenons d'une mission de nuit pendant laquelle nous devions détruire un dépôt d'armes appartenant aux rebelles, mais nous avons trouvé place nette. Le hangar, discrètement construit entre deux collines, avait été vidé de son contenu récemment ; il ne restait guère plus que trois papiers sans importance et deux clés à molette à traîner sur le sol terreux. Nous rentrons donc bredouilles à la base, et cela a l'air de grandement contrarier le superviseur de notre unité, qui peste sans arrêt pour n'avoir pas trouvé la moindre piste concernant leur fuite. Il aurait voulu retourner toute la campagne alentour, mais s'est rappelé qu'il avait un horaire à respecter pour retourner à la base. Voilà pourquoi ce Sergent qui tente de coutume de se donner des grands airs se révèle aujourd'hui bien capricieux. On dirait pratiquement un enfant qui boude. J'en viendrais presque à l'apprécier… Presque. Pas de quoi tirer des conclusions hâtives ; il a l'air sympathique, cela ne veut pas dire qu'il l'est.

Quand nous arrivons en vue de la rivière que je sais passer à un petit kilomètre de notre base, je me détends un peu. Nous n'avons peut-être pas réussi notre mission, mais au moins tout le monde est sauf. Je me laisse aller à mes réflexions, sans plus prêter attention à ce qu'il se passe autour de moi.

Je sais qu'au fond de moi je serai prêt à sortir de nouveau avec Sasuke ; mais lui ne l'est pas. Si j'ai bien tout compris de ce qu'il a raconté à Sakura, il veut m'éviter des problèmes avec son père un peu fou, et préfère ainsi garder ses distances. Il sera donc toujours là pour se mettre en travers de notre chemin ? Est-ce que nous sommes condamnés à attendre de le voir mourir pour pouvoir construire quelque chose de concret ensemble ? J'ai conscience que mes pensées ont un côté horrible, mais sincèrement, elles me paraissent bien douces comparées à ce que nous vivons ici chaque jour.

Soudain, sans préavis, un flash de lumière violent m'aveugle et le souffle d'une explosion me fait m'envoler puis m'écraser douloureusement quelques mètres plus loin, sur un sol caillouteux des plus désagréables. Mes oreilles sifflent et je grimace, incapable de me rendre compte de ce qu'il se passe, uniquement conscient des moindres muscles de mon corps qui me tiraillent de partout. Je laisse filer quelques instants avant d'ouvrir les yeux sur un spectacle macabre. Notre sergent n'est plus que morceaux de chair et d'os éparpillés sur une large surface, autour d'un petit cratère encore fumant. Une mine. Nous sommes tombés sur un champ de mines. Soit nous avons eu de la chance en passant par ici cette nuit, soit elles ont été placées là quelques heures auparavant. Je penche rapidement pour la deuxième option, sachant pertinemment qu'on n'échappe pas à un champ de mines quand on est une dizaine à marcher dessus.

Je n'avais aucun atome crochu avec Hatake Kakashi, pourtant je ne peux pas m'empêcher de me sentir triste en pensant à cet homme. Il y avait quelque chose de sympathique en lui, et si notre rencontre s'était déroulée dans d'autres circonstances, nous aurions peut-être pu nous entendre.

Je chasse ces pensées futiles de mon esprit et jette un regard inquiet autour de moi. Les membres de l'unité n'osent plus bouger, parfaitement conscients du danger qu'un champ de mines implique. Au fond de moi, je prie pour que les guetteurs de la base aient entendu la déflagration, et aient donné l'alerte. Pourvu que l'on nous envoie une équipe au plus vite !

Une pensée volante me vient alors soudain à l'esprit, et je tourne ma tête dans tous les sens, frénétiquement, en me dévissant le cou pour essayer d'apercevoir Sasuke. Après m'être ignominieusement tordu les vertèbres, je l'aperçois accroupi quelques mètres à ma droite, une expression hébétée peinte sur son visage. On dirait bien qu'il a lui aussi reçu le souffle de l'explosion car il a l'air tout à fait perdu. Le principal est qu'il n'ait rien, et, dans l'ensemble, il a l'air d'aller bien. Rien ne me servirait de le lui demander directement, car mes oreilles sont bouchées et que les rumeurs de conversation autour de moi me parviennent comme au travers d'une membrane. Je préfère donc laisser aller ma tête contre le sol, profitant inopinément d'un instant de répit pour observer le ciel bleu taché de quelques nuages, et surtout pour laisser mon corps engourdi se réveiller doucement.

Peu à peu, les bruits alentours me parviennent plus clairement, et les fourmis qui se baladaient dans mes membres les désertent doucement. Je me redresse sur mon séant, en prenant toutefois garde de ne pas m'appuyer sur mes mains de peur de les poser au mauvais endroit. Au loin, je distingue des silhouettes approcher rapidement. Je souffle de soulagement ; une unité a dû être dépêchée pour nous venir en aide. En effet, une quinzaine de soldats ne tarde pas à arriver, accompagnés d'infirmiers et de chiens démineurs. Ils découvrent, non sans une certaine tristesse pour certains, la mort du Sergent, puis se mettent rapidement au travail en s'étant assuré que le reste des personnes présentes allait bien.

Pendant un temps qu'il m'est difficile d'évaluer, ils s'affairent à dénicher les mines et à les signaler par de petits drapeaux rouges, afin de nous libérer un passage sûr. L'intelligence des chiens me fascine tandis que je me perds à observer leur petit manège. Minutieux et précis, ils détectent toutes les bombes cachées sous la terre, et ont déjà permis à six d'entre nous de s'en tirer. Il ne reste plus que Sasuke, un certain Sai – personnage énigmatique s'il en est car il refuse sans aucune raison de donner son nom de famille à qui que ce soit – et moi ; je suis le prochain. J'observe le soldat qui s'avance prudemment vers moi : deux crocs d'un rouge bordeaux sont dessinés sur ses joues, tranchant avec la couleur pâle de sa peau. Si je n'étais pas dans cette situation fort inquiétante, je crois bien que je me serais laissé aller à rire de ces étranges tatouages. Cependant, à l'heure actuelle, je lui suis davantage reconnaissant.

C'est donc avec un large sourire de remerciement que j'accueille les jappements fiers de son chien, qui, si j'en crois son collier, se nomme Akamaru. Je le flatte en le remerciant, remarquant au passage l'étonnante douceur de son pelage d'un blanc immaculé. Puis, je me remets doucement debout sur mes jambes tremblotantes, et entreprends de rejoindre le reste de mon unité. Pendant ce temps, un autre chien libère Sai, et j'observe d'un œil inquiétant Akamaru progresser vers Sasuke avec un calme olympien.

— Ce mec, c'est Inuzuka Kiba. Avec son chien Akamaru, ils ont peut-être sauvé plus de vies que tous les autres chiens démineurs de la base réunis. Alors ne t'inquiète pas trop.

Je me retourne, les sourcils froncés, vers mon interlocuteur, et découvre avec surprise qu'il s'agit de Shikamaru. Perdu que j'étais dans l'observation de la scène, je ne l'avais même pas remarqué. Je lui adresse un sourire reconnaissant en lui faisant une accolade amicale.

— Tu le connais personnellement ? lui demandé-je en recentrant mon attention sur Sasuke.

— J'ai travaillé avec lui dans une ou deux affaires quand j'étais dans la police. m'apprend-il alors. Très professionnel sur le terrain et très sympa en dehors. Je ne l'ai pas beaucoup côtoyé, mais il donne vraiment l'impression d'être un gars bien. En tout cas, il fait très bien son travail.

Me voilà rassuré. Je sens un poids se soulever de ma poitrine, me laissant respirer plus convenablement. Mais l'espoir est de courte durée, car alors que je me retourne vers Shikamaru pour lui demander dans quelles affaires étranges il avait eu besoin de l'aide d'un chien démineur, la voix d'Inuzuka s'élève pour demander de l'aide à son collègue. Un mauvais pressentiment se met à tordre ignominieusement mon estomac. Je me retourne lentement vers la scène que j'ai désormais peur de regarder. Et je ne peux qu'entendre le maître-chien lâcher ces quelques mots fatidiques, qui sonnent avec un écho désagréable à mes tympans :

— Il en a une sous le pied.

Le sourire tremblant et le regard indéchiffrable que me lance Sasuke me déchire le cœur. Ce n'est pas possible, je cauchemarde, c'est cela ? J'ai déjà perdu un ami, je ne vais tout de même pas en perdre un autre, pas encore ! Surtout pas lui, pas celui qui fait battre irrémédiablement mon cœur plus vite à chaque fois que nos yeux se croisent. Je ne veux pas qu'il s'en aille comme ça, je ne veux pas qu'il s'en aille du tout d'ailleurs. J'ai besoin de lui, et même si j'ai mis bien du temps à me l'avouer, j'en suis désormais certain. Il m'est indispensable.

Autour de moi, c'est l'agitation. Mais j'ai beau paraître sourd à ce désordre général, je les entends bien tergiverser à voix haute, ces spécialistes impuissants. Je les entends parfaitement quand ils se demandent comment sortir mon ami de cette mauvaise passe sans le matériel adéquat, parce qu'ils n'ont pas reçu la dernière livraison. Je les entends encore mieux quand ils parlent d'une solution plus que dangereuse, mais seule possibilité. Je les entends beaucoup trop quand leur supérieur leur parle d'utilité, de classification, et leur rappelle qu'ils sont indispensables à la base, contrairement à « ce simple soldat ». J'avais oublié à quel point les mots pouvaient faire mal. À quel point ils pouvaient se révéler pires encore que des lames acérées. Dire que je suis déçu est un euphémisme. J'ai envie de leur cracher au visage en leur rappelant que la valeur d'une vie humaine ne se mesure pas au nombre de galons sur une veste. Parce qu'au final, tous ces détails auxquels on s'accroche pour se donner de l'importance, tout cela ce n'est que de la poussière. Ce n'est rien quand on se retrouve en face de la Mort.

Ignorant les recommandations du Major, je me dirige vers Sasuke en grande discussion avec Inuzuka, avançant aussi prudemment que le permet mon pauvre esprit qui ne sait plus vraiment où donner de la tête. Des larmes perlent sur mes paupières en m'empêchant de bien voir le chemin à emprunter. Je les essuie rageusement, restant sourd aux ordres de mes supérieurs qui me demandent de rester où je suis. Je n'ai aucune envie de rester les bras ballants, à observer Sasuke risquer sa vie sans rien tenter. Et je n'ai aucune envie d'obéir à des despotes ayant un sens des réalités comparable à celui d'un lombric.

Alors je marche, lentement, inexorablement. Personne ne tente de me suivre pour me retenir, ils ont bien trop peur de se faire tuer. Seulement moi, je n'en ai rien à faire. Si le destin a décidé qu'aujourd'hui est mon dernier jour, qu'il en soit ainsi. Au moins, j'accompagnerai Sasuke. Arrivé à sa hauteur cependant, Inuzuka fait volte-face pour affronter mon regard déterminé, et déclare d'un ton ferme :

— Uzumaki, si tu fais un pas de plus, on risque tous d'y passer. Alors, de grâce, évite. Tu la boucles et t'écoutes un instant, ok ? Il est au bord du champ de mines. S'il saute, il a une chance de s'en sortir. Je n'ai rien pour retenir le déclencheur alors je ne peux pas lui donner de répit, mais tout n'est pas perdu.

Mes sentiments se heurtent à ma raison, et d'une voix que j'ignorais pouvoir être si forte, je lui réplique avec consternation :

— Non mais tu crois sincèrement que je vais rester sans rien à faire à le regarder exploser ? Je pourrais jamais faire ça, je suis pas comme vous qui obéissez sans réfléchir à n'importe quel ordre ! J'ai des sentiments, moi, j'ai un cœur ! Et même si ça vous paraît bizarre à vous autres, je l'écoute. Alors tu pourras déballer n'importe quel beau discours, mais si j'ai envie d'être à côté de mon am… de celui que j'aime quand il est en danger, j'irai !

Apparemment, mes belles paroles ne l'ont pas touché le moins du monde. Il me darde toujours de son regard d'acier, et continue de me fixer quand il fait un signe à Sasuke tout en s'approchant de moi. Je comprends trop tard ce qu'il se passe.

— Naruto, tu sais, je… je t'aime. Je n'ai jamais cessé de t'aimer. lâche mon brun en laissant couler une larme sur sa joue.

Inuzuka se jette sur moi pour m'écraser à terre, et je vois d'un œil humide, impuissant au possible, Sasuke prendre son élan pour sauter. Et l'explosion, qui, encore une fois, me bouche les oreilles et m'aveugle ; pas assez toutefois pour éviter de voir son corps voler un instant avant de retomber lourdement, tel un ange aux ailes brisées. Je suis sûr d'avoir vu une giclée de sang pleuvoir sur le sol près de moi.

Je flotte dans des bruits étouffés pendant quelques instants, avant de reprendre peu à peu conscience. Le ciel m'ouvre ses bras et je pense pendant un moment à le rejoindre, avant d'être tout à fait réveillé par quelque chose d'humide sur ma figure. Je passe une main nerveuse sur mes joues pour achever de ranimer mes sens. Et je vois Akamaru, à deux ou trois centimètres de mon visage, japper joyeusement avant de passer une dernière fois sa langue gluante sur mon front. Ça aurait dû me dégoûter, je déteste quand les chiens font cela. J'aurais dû m'énerver, un peu pour la forme, et finir par le caresser en signe de réconciliation. Mais non, je ne fais que fixer le ciel d'un œil hagard, écoutant seulement les voix qui jaillissent non loin de moi. La gorge nouée, j'assimile ce que signifie « Il perd beaucoup trop de sang. », ce que veut dire « Dépêchez-vous de couper la circulation, ou on va le perdre ! ». Je n'ose pas me retourner, je refuse de voir un spectacle horrifiant qui m'ôterait les dernières parcelles d'humanité qui subsistent au fond de mon âme.

C'est Shikamaru qui se rend compte le premier que je suis réveillé. Avec un faux sourire contrit, il m'aide à m'asseoir sans dire un mot. Et je reste ainsi un certain temps, le dos voûté, fixant mes poings rageurs mais inutiles sans savoir que faire. C'est moi qui brise le premier le silence.

— Dire que j'ai fait mon douillet avec une simple balle dans le bras ! soufflé-je d'un ton sarcastique. Shikamaru, je… je me sens incapable de me retourner pour le voir…

Je lève un regard suppliant, inondé de larmes, vers mon ami en lui demandant si Sasuke va survivre. Je le regarde froncer ses sourcils droits, se mordre la lèvre en cherchant ses mots, fuir mes yeux habilement. Je comprends parfaitement ce que cela veut dire. Alors avec un goût amer en bouche, dans un effort qui me paraît soudain considérable, je me lève avec une lenteur calculée et me dirige doucement vers l'amas de personnes qui se pressent autour de la civière. Un véhicule, qui a dû arriver pendant que je somnolais, attend bien sagement, les portes arrières grande ouvertes, que le personnel médical daigne installer la civière à l'intérieur.

Quand Inuzuka lève les yeux vers moi, je sens comme une décharge électrique me parcourir le dos. Son regard, glauque, est figé d'horreur, et ses mains sont couvertes de sang. Ce n'est pas l'envie de vomir qui me manque, mais je n'ai rien mangé depuis hier soir. Tel une marionnette vide de vie, je franchis les derniers mètres qui me séparent de lui. Et la place qu'a quitté Inuzuka pour aller faire je ne sais quoi me laisse tout le loisir de voir plus que correctement la scène qui se déroule sous mes yeux écarquillés.

Mon cœur s'arrête. Sasuke est bien là, et il respire, quoique difficilement. Deux infirmiers s'affairent autour de sa jambe gauche, ou plutôt de ce qu'il en reste. C'est-à-dire, presque rien. Une mare rouge terrifiante s'étend tout doucement sous la civière, d'où goutte, avec un plic-ploc régulier, le sang de Sasuke.


Dimanche 7 mai.

Je suis épuisé. La cicatrice laissée par la balle que je me suis pris dans les côtes il y a maintenant un mois a bien du mal à cicatriser, tout comme les blessures qui lacèrent mon cœur. Les beaux jours arrivent, mais je suis frigorifié. Des rumeurs de paix circulent, mais je n'y crois pas. Certains retrouvent le sourire, pas moi. Je n'ai plus goût à rien. Je vois défiler ma vie devant l'écran de mes yeux comme un spectateur neutre, qui n'a aucune envie d'intervenir. Rire ne m'intéresse plus, et il m'arrive même parfois de me demander ce que ce mot signifie.

Les ordres d'attaques sont plus nombreux chaque semaine, et nous partons plus régulièrement que jamais en mission. Nous tuons à tour de bras, et en plus nous en sommes félicités chaleureusement. Je suis las de tout cela. Il y a quelques temps, ces machinations machiavéliques m'inspiraient la colère. Aujourd'hui, elles ne m'inspirent plus rien du tout. Au fond de mon cœur – en ai-je au moins encore un ? – je n'aspire qu'à une chose, disparaître. J'étais bien le seul à m'énerver contre ces injustices, alors j'ai cessé de hausser la voix. Je me suis résigné, même si j'ai ce mot en horreur. Je dois bien l'admettre, je suis faible. Face à l'adversité, ma volonté a fini par plier, et même si je l'entends parfois hurler dans mes tripes, je préfère redonner un tour de clé à la cage qui l'enferme. Laisser couler les événement a quelque chose de plus facile, et le flegme s'est emparé de moi. Il faut croire que son départ précipité a sapé mes dernières miettes de détermination.

Sasuke… Je suis sans nouvelles de toi depuis déjà plus de deux mois. Je ne sais pas si tu vas bien, je ne sais même pas si tu es toujours de ce monde. Tout ce que Sakura a pu apprendre, c'est que tu as été transféré à l'hôpital de la feuille – quel nom horrible. Le secret médical est de mise même entre collègues apparemment, car personne n'a voulu informer ma seule amie ici de ce qu'il t'est arrivé. Une infime partie de moi-même me secoue pour t'écrire une lettre, rien qu'une courte lettre, juste pour te dire que je pense à toi, si par chance tu es encore vivant. Mais je suis lucide. Je sais pertinemment que le mensonge n'est pas mon fort, et que tu finirais par comprendre que je vis en plein cauchemar. Alors je garde mes élucubrations pour mon carnet, le neuvième depuis le début de cette putain de guerre**. Je les cache sous mon oreiller en lambeaux, et le pire c'est que je ne sais même pas pourquoi. Pour faire pleurer la personne qui les lira un jour, si tant est qu'ils intéressent quelqu'un ?

Je voudrais parfois avoir la force de les brûler, de croire en ta guérison, de cracher à nouveau sur mes supérieurs et de gueuler un bon coup. Mais mon corps me paraît bien faible depuis quelques temps. J'inquiète Shikamaru, qui n'arrête pas de me répéter que je perds trop de poids pour que ce soit normal. Mais je n'en ai rien à foutre. Est-ce que mon inconscient me joue le tour du « Je veux souffrir aussi pour mieux te comprendre » ? Si c'est cela, c'est d'un ridicule navrant. Mais après tout, il me semble maintenant, d'un point de vue d'adulte écorché par la réalité des choses, que j'ai toujours été d'un ridicule navrant. J'ai cru à bon nombre de mièvreries qui disaient que le monde était un bel endroit, un lieu où l'on pouvait croire en ses rêves, où l'on pouvait construire tout pour peu qu'on ait l'espoir. Mais c'est faux, Sasuke. Ce monde, c'est qu'une décharge puante où les prédateurs, tapis dans l'ombre, attendent que leurs proies se soient empiffrées pour mieux les attaquer. C'est qu'une peinture joliment mal faite, jetée sur la calomnie, la corruption, l'avarice, le ressentiment et tout ce qu'il peut y avoir de négatif. Ce monde, c'est de la merde.

Je crois bien qu'on n'en sortira jamais de cette guerre civile stupide. Tu sais pourquoi, Sasuke ? Parce que l'humain est un animal idiot qui adore tuer. Il aime tellement cela qu'il nargue, espérant qu'un ennemi vienne l'attaquer afin qu'il puisse riposter en toute impunité, et rassasier sa soif de massacre. L'humain c'est ce qu'il y a de pire. C'est trop intelligent, quelque part. Au moins, si les humains étaient cons, peut-être qu'ils n'arbitreraient pas volontairement leur propre destruction.


Il fait beau, aujourd'hui. Il fait même chaud pour un début de mois de juin. Les rayons du soleil qui caressent mon dos m'arrachent un frisson. Entre eux et ma peau, il n'y a guère que le tissu fin de mon tee-shirt et je n'en ai plus l'habitude. Depuis que je ne porte plus mon treillis, j'ai tout le temps l'impression d'avoir froid. C'est paradoxal, moi qui ai tant espéré pendant plus d'un an de le jeter aux orties, voilà qu'à la fin de la guerre, il me manque. Il faut croire que ma tête est bizarrement faite.

Avec un soupir insignifiant, je jette un regard torve au journal qui gît près de moi sur le banc de la place du Carrousel Blanc. On peut y lire en grosses lettres que le pays a retrouvé sa stabilité, que les rebelles qui n'ont pas été vaincus seront jugés incessamment sous peu, que tout va bien dans le meilleur des mondes. Décidément, même dans un métier aussi neutre que celui de journaliste, je constate que la mauvaise foi existe bel et bien. Ce n'est pas parce que la guerre est finie depuis une petite semaine que toutes les cicatrices se sont déjà résorbé. C'est un processus bien lent, et cela ne sert à rien d'essayer de l'accélérer, bien au contraire ! À mes yeux, ce n'est que prendre un risque inutile.

Un tintement de carillon me sort soudain de mes pensées. Je renverse ma tête en arrière pour jeter un coup d'œil à la grande horloge qui surplombe la place. Il est quatorze heures, et c'est enfin l'heure du début des visites à l'hôpital de la feuille. Depuis que la victoire a été annoncée, je ne pense plus qu'à ça, et devoir rester quatre jours de plus sur la base pour effectuer quelques dernières missions de sécurisation m'a fait trépigner comme jamais. C'est donc fébrilement que je passe les hautes portes du bâtiment gris et que je me dirige vers le grand comptoir de l'accueil. Un peu au hasard, je choisis une secrétaire aux cheveux d'un rouge flamboyant et à la coiffure étrange – court et ébouriffé d'un côté, long et lisse de l'autre – pour poser la question qui me brûle les lèvres depuis trop longtemps. Son voisin de droite n'a pas l'air très avenant…

En avançant doucement, je me repasse pour la énième fois la litanie que je répète en boucle dans ma tête depuis plusieurs jours. Je peux y arriver, je peux poser cette question fatidique. Mais quand les yeux instigateurs de la secrétaire se posent sur moi alors que j'arrive à sa hauteur, je sens toutes mes forces me quitter. Je prends tout de même une profonde inspiration, et me lance. De toutes manières, si je ne pose pas la question, je vais devenir fou.

— Bonjour. Je me doute bien que vous devez avoir des tonnes de visites comme celle-là en ce moment et je m'en excuse, mais je voudrais savoir… il y a de cela trois mois, une ambulance a amené ici une personne qui m'est très chère. Est-ce que vous pourriez m'indiquer si… si ça vaut encore la peine que je m'inquiète pour cette personne ? finis-je, incapable d'articuler les mots qui me viennent à l'esprit.

Pourtant, ils sont bien simples. Je veux savoir s'il est mort. Ce n'est pas compliqué à dire. Mais ma gorge nouée a purement et simplement refusé de coopérer, préférant à ce mot abrupt une périphrase qui m'a immédiatement paru stupide. Fort heureusement, la secrétaire a très bien compris ma situation, et elle me sourit sincèrement en acquiesçant, avant de diriger à nouveau son regard vers l'énorme registre ouvert devant elle.

— Un soldat ?

— Oui.

— Régiment ?

— Septième d'infanterie.

— Jour et mois d'admission ?

— 8 mars.

— Nom et prénom ?

— Uchiwa Sasuke.

— Jour et mois de naissance ?

— 23 juillet.

Ma bouche déblatère des réponses qu'elle connaît par cœur pour les avoir répétées sans cesse ces derniers temps. Quand la secrétaire cesse de me poser des questions, je sens mon cœur commencer à battre plus fort dans ma poitrine. Ma raison n'a de cesse de me prévenir. « Il est fort possible qu'il ne s'en soit pas sorti. » Je le sais, je ne le sais que trop bien, même.

Mais malgré toutes les recommandations et les mises en garde de ma raison, quand la secrétaire lève un regard désolé vers moi, je ne peux m'empêcher de sentir mon monde s'effondrer. L'œil humide, je lâche la plaque d'identification que j'étais en train de triturer nerveusement et laisse tomber les bras le long de mon corps. Je n'ai même pas envie d'écouter ce qu'elle dit ensuite.

— Je suis désolée, monsieur, mais les visites sont très restreintes, j'ai une liste bien précise à respecter. Puis-je avoir votre nom, s'il vous plaît ?

Je tique. Des visites ? L'engrenage de mon cerveau est quelque peu grippé par la fatigue, néanmoins je sais pertinemment ce que « visites » signifie. Je lève un regard à nouveau plein d'espoir vers la jeune femme, Mon pauvre palpitant, déjà mis à mal par les émotions contradictoires qui m'ont étreint pendant plus d'un an, se met à battre à un rythme effréné. J'en ai presque l'impression qu'il va bondir de ma cage thoracique pour danser la gigue sur le comptoir bleu clair de l'accueil.

— Uzumaki, je m'appelle Uzumaki Naruto ! Je suis forcément dans la liste, n'est-ce pas ?

Un sourire à n'en plus finir étire mes lèvres. Je vais le revoir ! Après trois mois à sentir mon estomac se tordre à la moindre évocation de son souvenir ou de quelque chose se rapportant à lui ; après trois mois passés à me demander si j'allais jamais revoir cet homme si spécial à mes yeux, si cher à mon cœur ; enfin, je vais pouvoir à nouveau poser mon regard sur lui. Rien que d'y penser, j'en suis tout retourné.

Aussi, quand la secrétaire me regarde de nouveau après avoir vérifié la liste, je lui sers mon plus beau sourire. Je me retiens de l'embrasser pour m'avoir donné une si bonne nouvelle !

— Vous y êtes, en effet. Unité de rééducation, chambre numéro trois-cent quarante-huit. Prenez le troisième couloir à droite, par ici. m'indique-t-elle du bout du doigt.

Je prends à peine le temps de la remercier, et m'élance dans le hall en courant comme un dératé. Je suis les panneaux pour ne pas me perdre dans l'entrelacs de couloirs croisés qu'est cet hôpital de malheur, et après une course effrénée de cinq minutes, je me retrouve enfin dans la bonne unité. En longeant les portes, toutes identiques, du long couloir, je passe un œil fiévreux sur tous les numéros de chambre. Trois-cent dix-sept, trois-cent vingt-quatre, trois-cent trente, trois-cent trente-neuf, les chiffres défilent et mon cœur se serre. Trois-cent quarante-sept. Une angoisse sourde monte en moi. Trois-cent quarante-huit. J'ai l'estomac au bord des lèvres. Je reste à fixer la poignée sans savoir si je suis prêt à m'en saisir. Si j'ouvre cette porte, je ne pourrais plus jamais revenir en arrière. Poser ma main sur cette poignée, c'est accepter de nouveau Sasuke dans ma vie, moi qui lui ai claqué la porte au nez il y a quelques années. L'accepter lui et tout ce qui vient avec : les joies et les peines. Suis-je prêt à tout cela ? La tragédie dont je viens de sortir ne m'a-t-elle pas assez fait souffrir ?

Je repense soudain à son visage et à ses paroles, les dernières que j'ai entendu de sa bouche. « Je t'aime » m'avait-il dit. « Je n'ai jamais cessé de t'aimer. » Son regard ne mentait pas, pas plus qu'il n'a menti à Sakura quand il lui a raconté ce qu'on a vécu tous les deux. Je ne peux pas croire qu'il ait inventé tout cela. Alors en prenant une profonde inspiration, je caresse une dernière fois la plaque de Neji dans ma poche pour me donner du courage, lève ma main vers la porte et toque deux petits coups.

— Oui ?

Rien que sa voix m'a manqué à en crever. Je pose une main tremblante sur la poignée, et pousse lentement la porte en me mordant les lèvres. Qu'est-ce que je vais bien pouvoir lui dire ? Je n'ai rien préparé, rien imaginé, par peur de recevoir une réponse négative en arrivant ici. Je commence à paniquer, puis me ravise immédiatement. Je préfère y aller au hasard, au moins, je serai naturel. La porte qui s'ouvre dévoile peu à peu les murs blancs de la chambre et son air aseptisé. Puis je découvre un lit en fer à la peinture écaillée, et, allongé dessus, Sasuke qui me dévisage d'un air plus que surpris.

— Naruto ?

Des larmes dévalent mes joues, que j'essuie d'un revers de manche. Pourquoi donc pleuré-je ainsi sans arrêt ? Il faudrait que j'apprenne à contrôler mes émotions, mais cela viendra plus tard. Pour l'instant, je ne peux détacher mon regard de cet homme. J'en ai rêvé de nos retrouvailles, j'en ai même cauchemardé. Et maintenant que j'y suis, j'hésite. Ai-je le droit de m'approcher de lui ? J'en ai assez de me poser des questions, je crois, car mes jambes avancent vers le lit sans me demander mon avis. Au travers des quelques larmes qui perlent encore à mes paupières, je vois Sasuke m'offrir un discret sourire en agrippant le drap de ses poings, ce qui achève de me convaincre. Je presse le pas et me jette dans ses bras rassurants. Presque par réflexe, je plonge mon nez dans son cou, humant son odeur que je retrouve avec grand plaisir. Tel un toxicomane en manque, je savoure ce moment comme s'il s'agissait du dernier. J'ai l'impression de me retrouver moi-même.

— J'ai eu si peur, si tu savais ! soupiré-je contre son épaule. Ne me refais plus jamais un truc pareil.

Ses bras se resserrent imperceptiblement autour de moi alors qu'il laisse échapper un petit rire de sa gorge enrouée.

— Toi non plus t'as pas intérêt à me refaire le même coup. dit-il d'un ton ironique.

Je m'écarte, interloqué, pour croiser son regard. Que veut-il dire ?

— Faire des choses insensées pour moi et ne me donner aucune nouvelle.

Je vais pour répliquer véhément en lui rappelant qu'il ne m'a pas écrit une ligne non plus, mais il m'interrompt en m'avouant qu'il blague et pose une main sur ma joue, passant un doigt sur une cicatrice encore rose qui court de mon arcade à ma mâchoire.

— T'inquiète pas pour ça. dis-je en tentant d'esquisser un sourire qui se veut rassurant et en saisissant sa main. C'est qu'un fou avec un couteau qui a voulu avoir ma peau mais manque de bol j'étais plus habile que lui. Il a eu ce qu'il méritait !

Je me perds dans les détails de son visage. Ses cheveux qui ont eu le temps de pousser depuis qu'il est là, ses yeux si noirs, son nez fin et… sa bouche. J'ai soudain une envie folle de l'embrasser, de le renverser sur le lit pour laisser libre cours à mes envies – pas toutes très innocentes, je l'avoue. Ses lèvres, que je devine douces, m'hypnotisent. Elles me rendent dingue, il me rend dingue. J'avale ma salive sans parvenir à en détacher mon regard. Je ne sais pas trop à quelle réaction je vais devoir faire face, mais au diable les questionnements sans fin ! Je glisse une main contre sa nuque et m'approche imperceptiblement de son visage. Il n'amorce aucun mouvement de recul, et j'en profite pour unir nos lèvres dans un baiser tant attendu. Dans ma poitrine, je sens mon cœur remuer dans tous les sens, comme emporté dans une danse endiablée. Le baiser ne dure que quelques courtes secondes, mais je ne veux pas brusquer Sasuke. Je m'écarte de quelques centimètres et ouvre à nouveau les yeux pour observer sa réaction.

Son regard passe de mon œil droit à mon œil gauche, hésitant, tremblant, et ses joues ont pris une teinte rosée absolument adorable. Sa bouche se tord en une question silencieuse. Pourquoi ? Plutôt que de garder tout cela pour moi plus longtemps, je décide de tout lui avouer.

— Tu sais, quand j'ai pris cette balle à la fin de l'été dernier… Eh bien j'étais parfaitement conscient quand tu m'as pris dans tes bras. Et malgré le calmant de Sakura, je l'étais toujours quand tu lui as tout raconté sur nous.

Je le laisse analyser toutes ces informations, et réaliser ce que cela veut dire. Son expression curieuse se fait d'abord abasourdie, puis devient légèrement gênée. Je sais très bien qu'il aime avoir son petit jardin secret, et qu'avouer ce qu'il a sur le cœur est pour lui une épreuve. Je comprends parfaitement qu'il se sente trahi par Sakura quand je lui dis ça, et embêté de constater que je sais des choses qu'il aurait voulu que je ne sache pas. Mais honnêtement, je me sens beaucoup trop bien à ses côtés pour laisser passer une chance pareille.

— Je t'aime Sasuke, j'ai pas envie de m'éloigner encore de toi ! Et puis, si on lui explique tout à ton père, peut-être qu'il voudra bien nous foutre la paix. proposé-je avec un sourire.

La mine de Sasuke se rembrunit soudain, et il baisse les yeux sur ses mains qui triturent toujours dans tous les sens son drap blanc.

— Non, ça c'est sûr, il ne nous embêtera plus… commence-t-il d'une voix étrange.

Puis il lève son regard vers moi et finit sa phrase avec un regard sombre.

— Lui et ma mère étaient au Théâtre du Petit Ballet quand les rebelles l'ont bombardé.

Mon cœur rate un battement et je me confonds en excuses. Comment ai-je pu être aussi stupide ? Bien entendu, je ne pouvais pas me douter de ce qu'il leur était arrivé, mais j'aurais tout de même pu être plus prudent ! C'est évident qu'en temps de guerre ce genre de choses arrive à bien des personnes…

— Tu pouvais pas savoir, t'inquiète. Et puis ça fait plus de six mois maintenant, j'ai eu le temps de faire mon deuil. Je ne les voyais quasiment plus, on était tout le temps en désaccord.

Je sais bien qu'il tente de me rassurer comme il peut, mais tout de même, je me sens mal d'avoir fait une telle bourde alors que nous venons à peine de nous retrouver. Un silence gênant s'étire entre nous et j'ignore comment je peux rattraper mon erreur, alors je décide de la contrebalancer. Je m'approche de nouveau de ses lèvres, mais il arrête mon geste en posant une main sur ma bouche.

— Naruto, attends. T'es sûr de ce que tu fais ? Tu sais, ma vie ne sera plus jamais la même qu'avant. Il y a des choses que je ne peux plus faire, des lieux qui me sont maintenant inaccessibles, et des rêves interdits. On n'a que vingt-six ans Naruto, bientôt vingt-sept. Je ne veux pas te priver des libertés que t'offre la vie en t'enchaînant à moi.

Son regard si affligé et sincère à la fois me fend le cœur. Il est vrai qu'avec notre discussion à rallonge, j'en ai presque oublié ce qu'il lui est arrivé. Dans un flash que j'ai encore du mal à supporter, je le revois étendu sur la civière, baignant dans son sang, la jambe arrachée à cause d'un simple faux pas. Cette vision me fait encore mal, et l'idée de ce qui se cache sous ce drap m'inquiète un peu, néanmoins j'avais pris ma décision bien avant de franchir les portes de cet hôpital. Même avec le peu d'espoir qu'il me restait, même sans la certitude de le revoir, je savais pertinemment que si j'avais la chance qu'il soit encore en vie, je ne pourrais plus jamais me passer de lui, peu importent les conditions. C'est donc sans aucun trémolo dans la voix que je lui réponds, sûr de moi :

— Je m'en contrefous. Avec ou sans ta jambe, j'en ai rien à secouer. Je t'aime et c'est tout ce qui compte. J'ai tellement eu peur pour toi que je me sens incapable de m'éloigner de toi à nouveau.

J'ai comme l'impression que mon beau discours a touché dans le mille, car ses yeux brillent d'une lueur que je ne lui ai jamais vue. Cette fois, c'est lui qui s'empare de mes lèvres dans un baiser beaucoup plus enflammé que le précédent. Je me répète, mais c'est fou à quel point je me sens bien avec lui. C'est comme si tout avait soudain un sens, comme si chaque détail retrouvait sa place originelle, comme si tout était parfait. Je me demande même comment j'ai fait pour tenir autant de temps loin de lui, comment j'ai pu résister en le voyant tous les jours me regarder de loin sans jamais s'approcher de moi. Tout paraît si naturel quand je suis avec Sasuke qu'une vie sans lui serait manifestement dénuée d'un quelconque intérêt, vide de sens.

Avec un regard débordant de sous-entendus, je lui pose alors la première question qui me passe par la tête.

— C'est quand que tu sors de ce trou ? J'ai envie de faire plein de choses avec toi, maintenant qu'on a retrouvé notre liberté.

Il se pince la lèvre en prenant une profonde inspiration, puis soulève le drap de son lit, révélant sa jambe gauche. Je frissonne en voyant la prothèse qui commence en haut de sa cuisse. C'est une chose de savoir, c'en est une toute autre de voir. Je réalise alors pleinement le sens de ses paroles. Non, en effet, sa vie ne sera plus jamais la même qu'avant ; la mienne non plus, d'ailleurs.

— Ça ne fait que trois mois, Naruto, commence-t-il avec un air contrit, et seulement deux mois que je me suis réveillé. Je m'habitue un peu plus chaque jour à ce truc, mais je suis encore en rééducation, je ne peux pas vraiment marcher à proprement parler. Alors il va falloir attendre avant que j'aie l'autorisation de sortir de ce « trou » comme tu dis.

J'acquiesce silencieusement, incapable de trouver les mots adéquats pour exprimer ce que je ressens. J'ai pris ma décision, j'ai accepté Sasuke dans ma vie et l'assomption commence dès maintenant. Je vais devoir m'armer de patience, et soutenir mon désormais petit ami dans toutes les épreuves qui lui feront face. Rien de tel qu'une mise en situation pour s'entraîner !

Je laisse donc le temps filer. Je regagne mon petit appartement chaque soir, me rends au travail chaque matin, et retrouve tous les jours Sasuke pendant une ou deux heures après avoir fini ma journée. J'ai retrouvé Jiraya, et je vais souvent le voir chez lui, dans sa petite maison de campagne retirée, pour papoter et boire un thé. Il a eu du mal à accepter le fait que je sois retombé dans les bras de la personne qui m'a tant fait souffrir par le passé, mais au fil des semaines, il a fini par comprendre que tout le monde a droit à une deuxième chance et que les erreurs peuvent être pardonnées. Le temps passe et je vois Sasuke progresser dans sa manière de marcher. Dans les couloirs de l'hôpital que je connais désormais par cœur, j'ai aussi croisé par le plus grand des hasards Sakura, qui y a trouvé un emploi d'infirmière après avoir quitté son dernier travail. Il n'est pas rare que nous nous retrouvions tous les trois pour parler de choses et d'autres et rire un peu. La vie reprend ses droits, la mort et la guerre reculent, autant à l'extérieur que dans ma mémoire. Je réapprends à sourire sincèrement.


Un an plus tard.

— Tu te souviens de notre premier baiser, mon amour ?

Sasuke tourna un regard surpris vers Naruto, qui fixait toujours le ciel resplendissant, allongé sur sa serviette de plage dans leur jardin. Cela faisait bien quinze minutes que le blond regardait les quelques nuages passer sans mot dire, et voilà qu'il sortait une question venue de nulle part comme un diable bondit de sa boîte. Il avait décidément bien du mal à suivre les raisonnements sans queue ni tête de son cher petit ami.

— Comme si c'était hier, oui… Pourquoi ?

Naruto haussa les épaules. Il se rappelait de ce goût d'interdit qu'avait eu ce premier baiser, quand Sasuke l'avait entraîné contre un mur derrière le café pour une étreinte aussi stupide que passionnée. Il se rappelait des soirs où il avait noué ses draps pour s'échapper de sa chambre par la fenêtre afin de rejoindre « son brun » chez lui. Il se rappelait de leurs quatre cent coups, de ce qu'il avait fait découvrir à Sasuke, de ce que celui-ci lui avait fait découvrir. Et puis, il se souvenait de leurs retrouvailles ratées lors de la mobilisation générale. Des révélations auxquelles il ne s'était pas attendu le moins du monde et qui l'avaient surpris à l'infirmerie, dans un demi-sommeil. De chaque regard brûlant qu'il avait saisi à l'arrachée. De l'inquiétude folle qui l'avait étreint durant les derniers mois de la guerre.

— Non, je me disais juste qu'on était très cons à vingt ans… À vingt-cinq un peu moins, mais bon, on ne peut pas dire que les circonstances étaient les mêmes !

Un sourire approbateur lui répondit. Naruto se redressa sur un coude et se perdit dans les yeux de Sasuke en se rapprochant de lui. Il posa une main sur sa prothèse – ce contact ne le faisait plus frissonner désormais - et la fit glisser jusque sur sa hanche pour le serrer davantage contre son torse, derrière lequel son cœur battait la chamade. Ils s'embrassèrent passionnément, laissant filer les secondes sans y porter la moindre attention. Le temps, ils s'en fichaient éperdument. Ils s'avaient l'un l'autre, et c'était cela le plus important.


* Pour les grades, j'ai gardé la hiérarchie instaurée par le manga. Iruka est donc inférieur à Kakashi, qui est inférieur à Tsunade. Je leur ai attribué, respectivement, les rôles de Caporal, Sergent, et Colonel, en suivant la hiérarchie de l'Armée de terre française.

** Référence à la bande-dessinée Putain de Guerre, de Tardi et Verney. Cette histoire est juste, vraie, elle ne cache pas la vérité, elle est dure mais je l'aime beaucoup.


Gueeeeeeeuuuuuuuh j'ai mal à la main ! Une semaine de boulot, 32 pages Word et 18 242 mots ; je n'en peux plus ! C'est mon plus long one-shot, mais c'est sûrement celui que je préfère, j'y ai mis tout mon cœur.

J'ai un peu changé mes habitudes d'écriture pour cet OS. J'ai écrit au présent, ce que je fais très rarement, et j'ai écrit quelques scènes d'action, ce qui me faisait complétement peur jusque-là. Je ne savais pas si j'allais trouver les mots, parvenir à la bonne formulation de mes phrases, mais le résultat final me plaît beaucoup. Et vous ? Donnez-moi votre avis !

À la prochaine, chers lecteurs !