Damien se frotta les yeux et jeta un coup d'œil en bas de son écran. Trois heures. Le soleil n'était même pas encore levé. Il reporta ses yeux sur les commentaires qui s'affichaient a l'écran. Des questions; des messages de soutien; des moqueries; quelques théories; et le plus souvent des inquiétudes en rapport avec la chaîne. Damien n'avait aucune réponse a ce sujet.
Il y avait de cela quelques jours, il avait posté une vidéo où il expliquait rapidement sa situation. Depuis, les abonnés le bombardaient de messages, que ce soit sur son problème ou sur le mutisme de Laink, qui avait disparu de la circulation. De plus, les réseaux sociaux s'étaient donnés à cœur joie de répandre la nouvelle, tant et si bien que l'allergie de Damien tait devenue virale. Il n'aurait pu rêver d'une publicité plus efficace pour Wankil, toutefois, il n'arrivait pas a s'en réjouir. La chaîne était en suspens; avec Damien qui n'osait plus se montrer et Thomas qui semblait avoir disparu, leur dernier live n'avait pas eu lieu. Depuis, seuls les montages qu'ils gardaient en réserve sortaient. Une bien maigre consolation.
Damien se sentait déchiré. Il comprenait que cette pause était nécessaire et, en même temps, il s'en voulait de la faire. Il voulait voir Thomas. Il voulait lui parler. Lui dire qu'il était désolé. Qu'il avait voulu lui dire, mais qu'il ne pouvait pas. Mais chaque fois qu'il pensait à son ami, il détournait ses pensés pour éviter de faire réagir la tache. Ironique, lorsqu'on y pensait: il prenait une pause pour penser a l'avenir de la chaîne, mais en même temps, il était dangereux pour lui de le faire. Soudainement, son téléphone sonna. Damien l'attrapa et décrocha, espérant entendre la voix de Thomas, même s'il avait promis à Hugo de l'éviter.
-Monsieur Laguionie? demanda le médecin au bout du fil.
-Oui?, dit Damien d'une voix déçue.
-C'est a propos de votre prochain rendez-vous. J'ai cru remarquer que vous avez oublié d'en prendre un.
-Ah...c'est possible...
-Ce serait donc pour vous en proposer un aujourd'hui, cet après-midi. Vers 1 heure. Cela vous conviendrait-il?
-Docteur, dit Damien, un peu déboussolé, il est trois heure du matin...
-...Bien sur. Disons alors vers 2 heures.
-Docteur, ce n'est pas..., commença Damien, mais comme le médecin semblait vouloir l'interrompre, il termina d'une voix dure: Laissez faire. Je raccroche.
Damien suivit le geste a la parole. Lorsque le téléphone se remit à sonner, il le laissa de côté et continua de faire défiler son écran. Des questions sur sa tache. Encore. Ras le bol.
Il se leva subitement avec son téléphone et alla se poster devant son miroir. Il se tourna et, tel un contorsionniste, prit une photo de son dos. Puis, toujours guidé par son impatience, il la posta sur le réseaux sociaux - son premier signe de vie depuis la vidéo. Les réponses ne tardèrent pas a fuser.
«On dirait une fleur...»
«C'est vraiment une allergie? On dirait un tatouage»
«C'est des extra-terrestres qui te bouffent le corps»
«Yen a qui ont des papillons dans l'estomac, mais Terracid est spécial: il a une fleur sur le dos.»
Damien sourit. Il avait posté la photo, à la recherche de réponse, mais il trouvait plutôt du réconfort dans les commentaires parfois interrogatifs ou parfois absurdes; en quelques jours déjà, sa communauté lui avait manqué. Toutefois, même si Wankil n'était pas mort car lui était présent, l'autre partie importante n'était toujours pas là. Sans Laink, Wankil n'en valait pas la peine. Damien secoua la tête. Ne pas y penser.
Ou plutôt, si. Un éclair venait de le frapper, lui faisant comprendre certaines choses. Damien se rua sur son téléphone et composa le numéro de téléphone de son ami: sa décision prise, puisque Thomas ne donnait plus de nouvelles, il se permettait d'en prendre lui-même. La sonnerie résonna plusieurs fois avant que la boîte vocale ne s'enclenche. Déçu, Damien laissa un message puis raccrocha. Il devait être trop tôt pour son ami. Il resta tout de même sur sa chaise à attendre une réponse en gigotant, mais son téléphone ne vibra que lorsque son médecin, persistant, l'appela de nouveau. Damien combla le temps en lisant les commentaires sous sa photo - il espérait en lire un de son ami - puis il alla s'installer devant sa console, un tacos-saucisse à la main. Il resta éveillé à viser des ennemis car son esprit était plein de Thomas.
Pour sa sécurité, il aurait du chercher un remède à son mal en restant loin de lui. Mettre la chaîne en suspens, peut-être pour de bon. Pour sa sécurité. Toutefois, cela signifiait quitter Thomas. Alors que Damien croyait craindre la fin de Wankil, il redoutait en réalité de ne plus jamais revoir son ami. Il avait peur que celui-ci s'inquiète pour lui et se sente mal. Mais cela n'était rien comparé à l'idée d'être éloigné de Laink. La conclusion s'imposa d'elle-même: peu importait le risque, Damien ne pouvait passer le restant de sa vie sans son ami. Tant pis s'il en mourrait! Il mourrait heureux. Car il tenait à Thomas. Et qu'une vie sans lui semblerait trop fade. Comme un «Terracid s'amuse tout seul», mais pour une durée illimitée. Damien ressassa ces pensées quelques heures, jusqu'à ce que son cerveau lui semble embrumé et que ses paupières se soit alourdies. Damien fronça les sourcils et se remit à surveiller son téléphone; Thomas lui avait pas encore donné de nouvelles. Il tenta de nouveau d'appeler, mais il tomba sur sa boîte vocale.
Soudainement, il se leva. Il devait aller chez Thomas; son message était trop pressant. Peu importe la tache qui lui recouvrait une partie de son visage, la réaction des passants ou si Thomas n'était pas chez lui. Il serait patient: il n'avait après tout que ça en tête depuis des jours. Damien enfila une veste et sortit de chez lui à la hâte en direction de chez son ami. En chemin, il reçut un message de Hugo à propos de la photo qu'il avait posté. Il lui répondit en lui disant qu'il avait pris sa décision; il allait voir Thomas. Puis, Damien oublia Hugo et ne se concentra que sur ce qu'il avait à dire. Bientôt, il fut devant la porte de chez sont ami. Il cogna. La porte s'ouvrit et Thomas apparut dans l'entrebâillement avec les cheveux en bataille, la barbe négligée et des cernes sous les yeux. Il semblait n'avoir pas dormi durant des jours. Damien voulut s'approcher pour le soutenir, mais Thomas recula. Damien le fixa, surpris.
-Ça fait combien de jour que tu n'as pas dormi? lui demanda t-il doucement après un court silence.
-Un bout. Qu'est-ce que tu fais là?
La voix de Thomas était froide et son attitude, distante.
-Je suis venu pour te parler. J'ai pris une décision. Et j'ai beaucoup de choses à te dire.
-Il s'est passé beaucoup de choses, dernièrement. Mais tu ne m'as rien dit.
-Je n'étais pas prêt.
-Tu ne vas pas m'en parler, dit subitement Thomas d'un air neutre. Je ne veux pas savoir ce que tu as à me dire. Tu peux tout de suite retourner chez toi.
Thomas allait refermer la porte, mais Damien le retint et entra.
-Qu'est-ce qui ne va pas? demanda t-il.
-Je t'en pose, des questions? dit Thomas d'un air las. Laisse-moi et dégage, que je puisse dormir.
Damien voulut se frapper le front: il était évident que Thomas n'était pas en état de l'écouter.
-Je repasserai quand tu auras dormi. J'étais juste vraiment excité de venir ici pour te parler; je me rends compte que j'aurais du te demander avant. Je vais repasser.
-J'ai pas vraiment envie de te voir, en ce moment, dit Thomas en détournant le regard.
-Je sais que tu m'en veux pour les cachotteries; je suis désolé d'être parti durant le live.
Thomas s'assit sur le divan et enfouit la tête dans ses mains.
-Ne m'en parle pas; une seconde, tu étais là avec Hugo; le temps d'aller me chercher à bouffer, ton écran est noir et les abonnés s'enragent dans les commentaires à propos de ta...tache, dit-il lentement avant d'accélérer le débit. Tu ne réponds pas quand je t'appelle, tu postes une vidéo qui n'explique presque rien et tu ne m'en parles pas, puis tu finis par débarquer chez moi sans prévenir!
Soudainement, des pas résonnèrent dans le couloir et Hugo fit irruption par la porte que les deux avait laissée ouverte.
-Damien! cria t-il en se précipitant vers celui-ci.
Il posa ses mains sur les épaules de son ami et lui scruta le visage, semblant vouloir évaluer si la tache avait grandi de nouveau au contact de Thomas. Satisfait de voir que ce n'était pas le cas, il soupira de soulagement et s'écarta.
.-J'ai vraiment pas envie que tu crèves, lui chuchota-t-il.
-Et moi, j'ai vraiment pas envie de ne plus revoir Thomas. Tu mettras des bananes sur ma tombe.
-Rêve toujours; je te payerai pas un brin d'herbe.
Damien s'écarta et se tourna vers Thomas; ce dernier, qui avait assiste a la scène sans la comprendre, semblait de plus en plus malade. De la sueur lui coulait dans le cou.
-Thomas, je voulais te dire...
Thomas tomba au sol. Il y eut un instant de flottement, puis Damien se précipita vers lui, paniqué. Le bouclée gémissait de douleur en se tordait au sol.
-Qu'est-ce qu'il se passe? Oèu est-ce que tu as mal?
Hugo sortit précipitamment et revint avec une serviette mouillée qu'il posa sur le front de son ami. Damien continuait de lui poser des questions en lui soulevant la tête pour la poser sur ses genoux.
-Dégage...siffla difficilement Thomas. J'ai mal.
- Hugo, appelle les urgences!
-Non... marmonna Thomas.
-Tu te la ferme et tu me dis ce que tu as!
-Je me la ferme, ou...je te r-répond?
Damien grogna. Il sentait la chaleur monter dans son dos; le pire moment pour que son allergie se manifeste.
-Dam' lui dit Hugo en sortant ton téléphone, tu as le dos qui fait de la lumière.
-Je sais! C'est pas le moment.
Thomas tenta de se dégager et roula sur le ventre. Damien eut le souffle coupe. Une lumière bleuâtre, semblable a la sienne, perçait a travers le chandail de son ami.
-Hugo, raccroche!
-Quoi? Mais...
-Raccroche, je te dis!
Hugo s'exécuta et revint près d'eux.
-Aide-moi a lui enlever son chandail.
Ils enlevèrent le tissus sous les gémissements de Thomas, pratiquement inconscient. Une fleur semblable a celle de Damien se dévoila, les laissant muets d'horreur. De son centre pulsait une lueur bleu malade, tandis que les pétales, presque noires, se rependaient maladivement sur toute la peau visible, telles le fantôme d'une fleur maudite. De par et d'autre, du sang gouttait comme si la pointe des pétales avaient transpercé la chair de l'intérieur. Le motif créé par la fleur racornie semblait exalter la douleur. Damien voulut passer sa main sur la peau, mais se brûla de froid; Thomas gémit.
-Thomas, est-ce que...tu es allergique à moi?
Thomas fut agité d'un soubresaut, comme s'il riait tout en souffrant.
-Je suis malade.
-À cause de moi?
-Toi ou l'amour...
Il s'arrêta un instant, le visage crispe.
-Ma jalousie me rend malade...Hugo me rend malade...et je m'en veux de ne pas vouloir que tu sois heureux avec lui. Parce que je passe mon temps à rêver de toi, à souhaiter des trucs.
-De quoi tu...
Hugo posa sa main sur l'épaule de Damien pour l'arrêter.
-Et la fleur est apparue, dit Thomas en se crispant. Je ne comprenais pas ce que c'était. Puis, j'ai fini par réaliser; quand tu es heureux, elle grandit...quand tu te sens malheureux...elle meurt.
Un rire le secoua.
-Au moins maintenant, tu le sais. Et j'avertis Hugo. Même si ça fait mal.
Damien n'arrivait pas à comprendre s'il parlait de sa fleur ou de ses sentiments.
-Mais ça fait du bien, poursuivit le bouclé d'une voix brisée. Que tu sois au courant.
Des larmes roulèrent sur ses joues. Le cœur de Damien se serra douloureusement et, sans réfléchir, il prit son ami dans ses bras en ignorant la morsure que provoquait la peau glacée du bouclé contre la sienne, chaude. Thomas soupira, mais ne bougea pas; il était trop faible pour le repousser.
-Thomas, murmura Damien avant de s'interrompre, ne sachant pas quoi ajouter.
Thomas leva le bras comme pour l'éloigner, mais la fleur racornie qui l'ornait rencontra les pétales de feu. Aussitôt, les deux fleurs s'illuminèrent en entier et, à l'endroit ou la peau se touchait, les pétales noires brûlèrent avant de retrouver une couleur bleu pâle. D'abord abasourdi, Damien reposa ensuite Thomas et s'empressa d'enlever son chandail pour se coller, peau contre peau, sur son ami. Un gémissement de douleur s'échappa des lèvres du bouclé, avant que les deux ne soupirent d'aise tandis que leur fleur s'animaient au contact de l'autre et prenait vie en se gorgeant de lumière. Les larmes de Thomas cessèrent lentement, tandis que sa fleur reprenait sa couleur d'origine. Damien la découvrit, ébahi. D'un bleu de glace, elle déployait ses motifs de flocons et s'étendait, semblable au givre sur une fenêtre, en un mandala hivernal. Lorsque tout le noir fut brûlé par la flamme, Thomas sourit et se cala dans les bras de son ami, avant de se ressaisir et de se décaler.
-Hugo..., murmura t-il.
En riant, Thomas pointa la porte d'où leur ami venait de s'enfuir. Damien l'observa un instant rire, émerveillé devant sa beauté qu'il ne réalisait que maintenant. Puis, il tira le bouclé vers lui et prit son visage en coupe dans ses mains; ses yeux brillaient autant que leur fleurs. Il l'embrassa.
Sa bouche était froide contre la sienne, mais douce. Hésitant, il ne faisait que frôler ses lèvres des siennes, comme s'il craignait de brûler Thomas. Ce dernier l'agrippa soudainement et le tira à lui pour l'embrasser profondément, affamé. Damien se laissa faire et promena plutôt ses mains dans le dos du bouclé. Thomas frissonna à son contact et soupira avant de s'éloigner. Puis, en regardant Damien, il éclata de rire avant de passer sa main sur la joue de son ami.
-Ta fleur a disparu.
-La tienne aussi, constata Damien. Mais ta peau est toujours glacée.
-Et la tienne brûlante.
Thomas s'allongea en serrant Damien, leur peau régulant la température de l'autre Damien se mit à caresser la tête de son ami en appréciant sa fraîcheur. Lentement, Thomas s'endormit, profitant du sommeil auquel il avait enfin droit maintenant qu'ils s'étaient trouvés. Damien l'observa, un sourire sur les lèvres, en réfléchissant au retour qu'ils feraient devant les abonnés. Ensemble.