Nous y sommes, ça y est. C'est la fin. Voici le dernier chapitre de cette fic, beaucoup plus long que les précédents.

J'espère que vous aimerez cette fin : ma bêta, la merveilleuse vinkalinka que j'adore, m'a dit être morte au moins cinq fois en le lisant, et moi aussi x) J'ai juste adoré traduire cette histoire...

Bonne lecture à vous ;)


Immobile

.

- Les gens peuvent se montrer sentimentaux lorsqu'il s'agit de leurs animaux de compagnie.

L'air était chaud, humide, chargé de l'odeur du chlore.

Il inspira, conscient de tout, de tous les détails. Le clapotis léger de l'eau de la piscine contre le carrelage, sa propre respiration rapide, l'odeur âcre de l'adrénaline qui émanait de John. Et Moriarty, bien sûr, une ardoise blanche, impossible à lire. D'un calme effrayant, d'une passion terrifiante.

Moriarty souriait, d'un sourire sournois, ses yeux noirs brillant légèrement. Il souriait comme s'il gardait un secret, comme s'il avait connaissance d'une farce particulièrement délicieuse.

Et John, terrifié mais stoïque, ses yeux alertes, attendant un signal. Calme. Loyal, d'une loyauté touchante, et sûrement sur le point de mourir pour ça.

Ça ne lui était pas venu à l'esprit.

Ça ne lui était pas venu à l'esprit qu'il pouvait perdre John à ce jeu. Que Moriarty irait aussi loin dans ce sens. Il avait pris ça pour un jeu, un flirt intellectuel et électrisant qui avait peu de conséquences dans la vie réelle. Il avait été stupide, terriblement obtus, et à présent –

Il ferma les yeux.

- Sher-lock, fit Moriarty, sur le ton de la réprimande, d'une voix chantante.

Il ouvrit les yeux dans une cellule matelassée, des murs dégoûtants s'élevant haut au-dessus de sa tête. Il faisait sombre, humide. De l'eau gouttait, à vous rendre fou, quelque part hors de vue, frappant le sol dans un bruit mouillé et rythmé.

- Vous ne saviez vraiment pas ? railla Moriarty de là où il se trouvait sur le sol, emmailloté dans une camisole sale.

Sa peau avait une odeur aigre, la puanteur s'infiltrant dans les murs même.

Sherlock mit ses mains devant lui, baissa les yeux. Garda une expression impassible.

- Oh, allez, lança Moriarty. Vous pouvez me parle-e-e-r.

- Non, dit Sherlock.

- Je me suis moqué de vous, vous savez.

Il se leva, tirant ses chaînes, se laissa aller contre le mur pourri.

- Vous vous pensiez si intelligent. Vous pensiez que vous étiez mon égal. Et il s'est avéré que vous ne pouviez même pas comprendre votre propre cerveau, encore moins le mien. Je suis rentré chez moi et j'ai ri et j'ai ri et j'ai ri.

- Qu'est-ce que vous voulez ?

- Vous êtes venu à moi, Sherlock. C'est vous qui devez vouloir quelque chose.

Il poussa un profond soupir, agacé, exagéré.

- Vous ne me rendez visite que lorsque vous voulez quelque chose.

Il demeura silencieux.

- Je pensais que c'était tellement parfait. La piscine, l'eau, votre petit copain, continua Moriarty. Si loyal. Si prêt à mourir pour vous. Un si bon animal de compagnie.

- Arrêtez.

- Vous, arrêtez, gronda-t-il, sa voix prenant un timbre plus haut, enfantin, prétentieux. Elle m'a tout dit, vous savez. Barberousse. Adorable, Sherlock, vraiment. Vous et vos petits compagnons. Vous avez trouvé un bon compagnon en la personne de John. Il était prêt à mourir pour vous cette nuit-là. Il n'a même pas hésité.

Il fit une pause, pencha la tête, réfléchissant.

- Hmm… Je parie qu'il hésiterait maintenant.

Il se tourna vers la porte, ne trouva rien d'autre que des matelas blancs tachés. Il tendit les mains, d'un mouvement frénétique cette fois, les passant sur le tissu rigide, cherchant une couture.

- Oh, fit Moriarty en gloussant. C'est comme Hôtel California, vous ne saviez pas ? Vous pouvez régler la note quand vous voulez, mais vous ne pouvez jamais partir.

Il ferma les yeux, inspira l'air lourd et acide, compta jusqu'à cinq. Ouvrit les yeux.

Eurus se tenait là où se trouvait Moriarty un instant auparavant. Elle était vêtue des mêmes vêtements dégoutants, enveloppée dans une camisole sale. Des chaines grattèrent le sol.

- Je ferai de votre cœur un tas de cendres, dit-elle avec la voix de Moriarty tout en le fixant du regard.

Son visage était neutre, inexpressif.

Il renifla l'air. De la fumée avait commencé à sortir des matelas derrière elle, des volutes minces et sombres montant vers le plafond. Une flamme jaune s'élevait, s'étendait, grandissait.

- La curiosité est un vilain défaut, dit-elle tandis que le feu chatouillait le bout de ses cheveux, les enflammant.

Elle sourit.

- Mais la satisfaction en vaut la peine.

xXx

Il s'assit, le souffle coupé, le souffle coupé, couvert de sueur. Les draps lui collaient à la peau et il les repoussa.

Sa chambre était plongée dans le noir, calme, silencieuse si ce n'était pour ses halètements. Il était tôt. Par la fenêtre, le ciel commençait à peine à s'éclaircir.

Le rêve commençait déjà à s'estomper, le laissant mal à l'aise, agité. Il avait rêvé sans discontinue depuis les événements de Sherrinford, depuis Musgrave. Mais ces rêves n'avaient été rien de plus que des souvenirs, retirés de l'étagère pour être examinés et étudiés sans fin. Rien à voir avec ce rêve-là.

Il y avait de cela une vie, il pouvait occasionnellement entendre les bruits que faisait John lors d'une nuit agitée dans sa chambre en haut des escaliers, pouvait par la suite passer de longues heures éveillé avec John dans le salon, à la lumière douce de la lampe et avec du thé et des livres et des émissions bidons à la télé. Ils n'en avaient jamais discuté.

Il n'y aurait aucune raison d'en parler maintenant. John n'était pas là pour remarquer que quelque chose n'allait pas.

Il se doucha, s'habilla, se rendit à la cuisine tandis que le soleil commençait à pointer à l'horizon.

Il n'y avait pas de thé.

Mme Hudson n'avait, semblait-il, pas pris en compte d'éventuels cauchemars.

Il fit défiler les posts de son compte Twitter sur son portable, ignora le salon. Il était dangereux de laisser son esprit s'aventurer là-bas, juste après un sommeil perturbé. Facile de commettre une erreur.

Il devait être en mesure de faire confiance à son esprit, ses sens. C'était tout ce qu'il avait.

Moins d'une quinzaine de minutes plus tard, il entendit le pas délicat de Mme Hudson dans l'escalier.

- Oh, fit-elle, surprise. Vous ne vous levez jamais si tôt.

- Eh bien, vous savez ce qu'on dit. Lève-tôt. Le monde.

Il fronça les sourcils.

- Quelque chose.

Elle posa le plateau de thé sur la table. Baissa les yeux sur lui, son froncement de sourcils trahissant son inquiétude.

- Vous allez bien, mon garçon ?

- Bien sûr, dit-il. Pourquoi n'irais-je pas bien ?

Elle ne répondit pas, mais lui tapota gentiment l'épaule avant de partir. Sa paume était douce, chaude.

Il but son thé. Les rayons du soleil matinal commençaient à passer au travers des fenêtres.

Sur la table devant lui, son portable vibra.

La baby-sitter de Rosie a la grippe

Il regarda l'écran pendant un moment en fronçant les sourcils.

Je n'aime pas demander, mais ça te dérangerait ?

Et puis, immédiatement suivi de :

La moitié du personnel du cabinet est déjà en congé maladie

Ça lui prit sept bonnes secondes pour réaliser ce qui lui était demandé exactement. Puis il se hâta de taper sa réponse.

Bien sûr.

En bas, la porte s'ouvrit avec un bruit de ferraille. Des pas lourds montèrent en vitesse. Il se leva de table, sa robe de chambre flottant autour de ses chevilles, son doigt encore au-dessus de la touche envoi.

John passa la porte, l'air stressé, trimballant Rosie dans son porte-bébé.

Sherlock baissa les yeux sur son portable. Il n'avait pas encore appuyé sur « envoyer ». Assurément, il n'avait pas mis si longtemps pour comprendre ce que John lui demandait.

- Je suis désolé, lança John, un peu à bout de souffle.

Il secoua la tête, l'air étrangement embarrassé.

- J'étais déjà dans un taxi pour venir ici quand je t'ai envoyé un message. Je ne sais pas ce qui m'a pris. Je n'ai pas réfléchi. De toute évidence. J'ai juste paniqué, et tu es la première personne à laquelle j'ai pensée. Tu n'as pas à te sentir obligé de –

Sherlock cligna des yeux, son esprit s'accrochant désespérément à tu es la première personne à laquelle j'ai pensée. Il se secoua mentalement, leva son portable, Bien sûr demeurant non envoyé à l'écran.

- Oh, dit John.

Il expira, par le nez, sa posture perdant un peu de sa raideur.

- D'accord. Bien. Je – uh. J'ai appelé le cabinet pour leur dire que je ne pouvais pas venir, mais ils manquent de personnel aujourd'hui et ils m'ont supplié – mais je ne suis pas obligé. Mon dieu. Je devrais avoir une alternative pour les trucs de ce genre, ça va forcément arriver de temps en temps, mais –

- John, dit Sherlock, faisant un pas en avant, prenant le porte-bébé de sa main.

Il sourit à Rosie, qui avait les yeux grands ouverts de bon matin, son visage s'illuminant comme un rayon de soleil.

- C'est bon. Je peux –

Il s'éclaircit la gorge, détourna le regard.

- Je peux être ton alternative.

- D'accord, dit John.

Il avait encore l'air mal à l'aise.

Rosie gigotait dans son porte-bébé, clairement pressée d'échapper à ses liens et d'explorer le monde. Elle tendit un bras potelé vers le salon, vaguement en direction de la tablette au-dessus de la cheminée et de sa collection de curiosités.

Elle marchait à présent, d'un pas chancelant et avait parfois besoin d'assistance, mais était assez mobile pour satisfaire sa curiosité. Cela ajoutait une nouvelle dimension à leur tour habituel autour de la pièce, et il avait commencé à laisser des choses qui pourraient l'intéresser à des endroits atteignables pour elle pour qu'elle les découvre d'elle-même.

Tout d'un coup, le salon ne ressemblait plus à un champ de mine, mais plutôt à une source d'émerveillement.

- Tout ira bien, assura-t-il.

xXx

Il passa plus d'une heure, un après-midi ensoleillé, à brandir des échantillons de peinture pour déterminer à quelles couleurs Rosie réagissait le mieux. Nota minutieusement ses réponses.

Il fit repeindre l'ancienne chambre de John. Acheta un lit pour bébé, et une petite table à langer, et un coffre à jouets. Juste au cas où.

Ça faisait sens, se disait-il. Maintenant que John était plus à l'aise avec le fait d'utiliser Sherlock comme alternative lorsque sa baby-sitter était malade ou avait besoin d'un jour de congé (et c'était arrivé, oui, et ça continuerait d'arriver). Personne ne savait ce qu'il pouvait se passer. Mieux valait-il qu'elle ait un endroit où se reposer, si nécessaire.

Il choisit de ne pas en parler.

xXx

- Parle-moi de la cellule matelassée, dit-il à Mycroft par-dessus le bruit des hélices, Sherrinford s'éloignant derrière eux.

Son violon était de retour dans son étui, calé entre ses genoux. Eurus ne lui avait rien dit au cours de cette visite, au lieu de ça elle avait joué longtemps et doucement et tristement, dos à la vitre. Il s'était, après un temps, lui aussi mis dos à la vitre, l'avait rejoint.

- Je suppose que ce n'était qu'une question de temps avant que l'on en vienne à cela, dit Mycroft.

Il y avait quelque chose de lourd et résigné dans sa voix.

- Donc, c'est bien un souvenir.

- Pas exactement, répondit Mycroft.

Il fronça les sourcils, regarda par la fenêtre la mer déchainée en contrebas. Attendit.

- C'est un souvenir, dans un sens. De la même façon que Barberousse était un souvenir.

Sa respiration eut un accro et il garda son visage détourné. Sa voix, lorsqu'il parla, était plus faible qu'il ne l'aurait aimé.

- Ah.

- Te rappelles-tu quoi que ce soit de cette époque, Sherlock ? Après que Musgrave ait brulé ?

- On en a déjà parlé, dit-il, frustré.

- Oui. Je suppose que oui.

Le silence tomba, si ce n'était pour le bruit régulier des hélices, le sifflement de l'engin.

- Jusqu'à ce moment-là, on pourrait dire que nous avions une éducation assez peu conventionnelle.

- Je n'avais pas remarqué.

Mycroft s'éclaircit la gorge, changea de position sur son siège.

- Après que Musgrave ait brulé, après qu'Eurus ait été emmenée – tout a changé.

- Tu m'en diras tant.

Mycroft ne mordit pas à l'hameçon.

- Nous avons été dans une école conforme pour la première fois. C'était un ajustement pour nous deux, mais je m'y suis fait sans trop de difficulté. Toi –

- Je n'ai pas les idées complètement embrouillées, dit Sherlock, irrité.

- Non, dit Mycroft, et il sembla sincèrement désolé l'espace d'un instant. Je ne veux pas ressasser de mauvais souvenirs. Mais avant ça, tu étais quelqu'un de sociable, Sherlock. Très sociable. Tu te faisais des amis où que nous allions, t'accrochais à quiconque te prêtait un tant soit peu d'attention. Tout ça a changé.

Il détourna le regard, mal à l'aise. Cette part de lui n'était plus, un trou noir dans sa mémoire, sans fond et épouvantablement, vertigineusement vide.

- Tu t'es fermé, Sherlock. Tu étais bouleversé. Faisais beaucoup de cauchemars. Nous avons craint que tu ne t'en remettes jamais.

- Oui, bien sûr. Pauvre Sherlock, son esprit est bien trop fragile pour supporter la vérité.

- Pour l'amour de Dieu.

Sherlock se retourna et regarda son frère avec surprise. Mycroft était raide sur son siège, ses narines dilatées. Lorsqu'il reprit la parole, sa voix était cassante, factuelle.

- Eurus a été internée. Nos parents sont allés la voir à six occasions. Je les ai accompagnés à trois de ces visites. Nous avons tous décidé, à ce moment, qu'il serait mieux pour toi de rester à la maison.

- Et ?

- Et rien, dit Mycroft. Nous avons tous failli à prendre en compte la… grande étendue de ton imagination. Tu n'étais pas autorisé à voir Eurus, et donc ton esprit a décidé – avec l'aide de données recueillies dans les livres à sensation et à la télévision, j'en suis sûr – de ce à quoi ressemblait son nouveau logement.

- La cellule –

- Elle n'a jamais été dans une cellule matelassée, Sherlock, dit-il. Sa chambre était simple, mais confortable, et entièrement adaptée pour une enfant de cinq ans. Encore une fois, dans un effort pour te protéger, il semblerait que j'ai causé cela par inadvertance.

Sherlock baissa les yeux sur l'étui du violon entre ses genoux, vieux et usé. Puis il porta de nouveau son regard sur Mycroft, dont le visage était blême. Il hocha la tête, une fois, se retourna vers la fenêtre.

- Lorsqu'oncle Rudy et moi avons pris la décision de la transférer à Sherrinford, nous pensions que ce serait – mieux. Pour tout le monde. Si elle était simplement retirée de l'équation. Un feu a été orchestré. Les documents la concernant ont été modifiés. Maman et Papa étaient, bien sûr, contrariés. Toutefois je ne pense pas mentir en disant qu'il y avait aussi un certain soulagement dans cette culpabilité. Mais toi, Sherlock – tu t'es réveillé en hurlant pendant deux semaines entières. Des rêves frappants. D'Eurus dans une cellule matelassée, dévorée par les flammes. Sans doute alimentés en partie par tes souvenirs bien réels de Musgrave brûlant.

Il ferma les yeux, le fantôme de quelque chose chatouillant sa conscience. Sa propre voix, jeune, empreinte de terreur : Ses cheveux brulaient !

- Et puis, comme si un interrupteur avait été actionné, tu as arrêté, poursuivit Mycroft. Tu avais l'air de tout oublier d'elle. Tu avais l'air, en fait, d'oublier tout ce qui s'était passé.

- Et c'était le cas.

- Tu as construit les murs, mon frère. Je n'ai fait qu'aider à les renforcer.

Il acquiesça, expira. Le siège était dur contre son dos. Il voulait Baker Street, confortable et chaleureux, Rosie par terre et John rouspétant avec bonhomie depuis son fauteuil.

Mais ce n'était pas à sa portée.

- Tu as toujours été ma priorité, Sherlock.

- Oui, dit Sherlock, doucement. Et peut-être que c'est en partie là qu'est le problème.

Ils volèrent en silence pendant un temps. Lorsque l'hélicoptère entama sa descente sur Londres, Mycroft tira son portable de sa poche, regarda l'écran, émit un son affligé.

- Qu'est-ce que c'est cette fois ? Une autre guerre ?

- Non, répondit-il. Il semblerait que Maman ait découvert Facebook.

xXx

Baker Street n'était pas vide.

John était dans son fauteuil, regardant quelque chose sur son ordinateur. Rosie était dans son parc, des papiers étalés soigneusement sous elle et collés sur le sol, tout le devant de son corps était recouvert de couleurs vives.

Il s'arrêta dans l'embrasure de la porte, tenant toujours l'étui de son violon à la main, observa.

John leva les yeux.

- Salut, dit-il.

Un sourire étira ses lèvres.

- Ta mère est sur Facebook.

Sherlock cligna des yeux. Cligna encore.

- Oui. Je- je sais.

John suivit son regard jusqu'à Rosie, l'air un peu gêné.

- De la peinture avec les doigts. C'est, um. Une véritable artiste.

Il sourit à moitié, secoua la tête.

- En plus, ça l'occupe depuis une heure, ce qu'on pourrait qualifier de record.

Rosie leva les yeux, déconcentrée pour la première fois depuis son arrivée. Elle poussa un cri de joie en voyant Sherlock, tapa dans ses mains, étalant de grosses gouttes de peinture entre ses doigts.

- J'ai mis du journal par terre, dit John, et du plastique en dessous. Il ne devrait pas y avoir de tâche sur le sol –

Sherlock l'ignora, avança jusqu'à Rosie. Il posa l'étui du violon, s'accroupit pour regarder les tâches confuses qu'elle avait étalées sur l'ensemble de l'épais papier blanc. Elle le regarda, sourit, et puis tapa des mains sur une flaque de peinture d'un violet vif.

- Charmant, dit-il. Je pense qu'on le fera encadrer.

- Quoi ?

John avait l'air sidéré.

- Quand ce sera sec, bien sûr, dit Sherlock.

Il retira son manteau et sa veste de costume, prit Rosie dans ses bras sans se soucier de salir sa chemise.

Elle gazouilla quelque chose qui aurait pu être une tentative pour dire son prénom, enfouit son visage dans son cou.

- Ta chemise, dit John.

- J'en ai d'autres.

John le dévisagea, son expression difficile à déchiffrer. Ses yeux étaient brillants, inquisiteurs.

- TETE ! demanda Rosie, et il avança obligeamment jusqu'au mur pour qu'elle puisse inspecter le smiley jaune.

Ça ne le dérangeait pas, ce smiley avec son sourire familier et pourtant différent, quand il le regardait avec elle. Elle l'aimait, tout comme elle aimait la chauve-souris dans sa petite boîte en verre, les scarabées épinglés, le crâne. De cette façon dont elle aimait toutes les choses qui n'avaient pas toujours été siennes.

Elle tendit le bras, et, avant qu'il ne puisse réagir, colla une main pleine de peinture violette sur le papier peint, laissant une empreinte de main parfaite juste à droite du smiley.

- Merde, fit John, bondissant, bataillant pour mouiller une serviette au robinet. Merde, la notice disait de ne pas en mettre sur du papier peint. Désolé –

Sherlock arrêta John lorsqu'il approcha, monta sur les coussins du canapé. Rosie gloussa tandis qu'il la soulevait vers le mur, colla à nouveau ses mains sur le papier peint. Deux empreintes de plus sur le motif, d'un violet clair et vif.

- Qu'est-ce que tu- ?

Sherlock l'ignora, redescendit, ramena Rosie au bazar qu'elle avait fait dans son parc. Il la regarda, ses boucles blondes collées d'un côté de son crâne, son haut plein de tâches de peinture, une tâche violette sèche sur le nez. Sa poitrine se serra.

- Je vote pour continuer avec le violet, dit-il d'un air solennel, et Rosie acquiesça.

Il prit un tube de peinture, le vida sur le papier journal. La baissa de sorte à ce qu'elle en mette sur ses mains.

- Sherlock, fit John.

Il réfléchit, puis plongea à son tour sa propre main, celle avec laquelle il ne tenait pas Rosie, dans la peinture. Il y eut un bruit de succion, grossier, et elle gloussa. Il la porta à nouveau jusqu'au mur, la faisant rebondir sur sa hanche.

- Sherlock, répéta John.

Il remonta sur le canapé, et cette fois Rosie n'hésita pas, riant follement en pressant ses mains contre le papier peint. Il lui sourit, appuya sa propre main.

- Qu'est-ce que tu fais ?

- Je re-décore, lança Sherlock, se retournant.

John le regardait de là où il se trouvait, ses sourcils s'arquant encore plus haut. Il regarda le mur, à présent décoré d'une poignée d'empreintes violettes, certaines petites, d'autres grandes. Regarda le bazar des peintures dans le parc de Rosie.

- Vas-y, dit Sherlock.

Et John laissa tomber la serviette par terre, fit trois pas rapides jusqu'aux peintures, couvrit ses propres mains de violet. Revint, monta sur le canapé, oscillant légèrement pour se tenir en équilibre. Regarda une fois de plus Sherlock, Rosie, le mur, avant de secouer la tête et de presser ses propres mains sur le papier peint.

Deux empreintes parfaites.

xXx

- Alors, qu'est-ce que c'est ? demanda plus tard John, lorsqu'ils furent assis sur le canapé en dessous des empreintes de mains en train de sécher, des boîtes à emporter vides éparpillées sur la table du salon.

Il tendit son portable.

Sherlock soupira, se pencha en avant pour regarder.

Facebook, bien sûr. Sa mère avait téléchargé un amas absolument consternant de photos de lui-même et de Mycroft à des âges variés, et John avait choisi d'ignorer la télé, préférant les faire défiler et glousser.

La photo qui avait retenu l'attention de John n'était pas une relique de sa jeunesse ayant été mise à jour, comme il s'y attendait. Au lieu de ça, c'était un cliché assez récent de ses parents, souriant au milieu d'un petit groupe de personnes. Leurs visages étaient pales, blanchis par le flash de l'appareil photo.

Ils – et tous ceux qui se trouvaient sur la photo avec eux – portaient des chemises à carreaux, des jeans, des bottes. Des chapeaux de cowboy. Vêtus, de la tête aux pieds, à la mode du far-ouest américain kitch.

- Ah, un souvenir du temps où ils faisaient un circuit de compétitions de danse en ligne, soupira-t-il.

Il détourna le regard.

Rosie était de nouveau dans son parc, au chaud et somnolente, fraichement lavée et changée avec des vêtements propres. Il songea à la chambre à l'étage, prête, n'ayant encore jamais servi. Repoussa immédiatement l'idée. John partirait bientôt. Aucune raison de lui annoncer la chose maintenant.

John fit un bruit, un genre de demi-rire étranglé.

- Ils quoi ?

- S'il te plait, ne me fais pas répéter ça.

- Oh, non, je pense que c'est vraiment quelque chose qui se doit d'être répété.

- Vraiment pas.

John répondit quelque chose, mais Sherlock n'écoutait plus, ses yeux fixés sur l'écran. Il prit le portable des mains de John.

- Hey –, fit John en tentant de le reprendre.

Il y avait une femme qui se tenait juste derrière, à droite de sa mère. Elle portait un chapeau de cowboy sur des cheveux blonds bouclés, une bouteille de bière à la main, l'air joyeux. Sa peau était bronzée, presque orange contre sa chemise à carreaux rouge. Elle faisait un clin d'œil, prenant une pose dragueuse pour la caméra.

Eurus.

Elle était presque méconnaissable. Elle n'avait pas seulement changé son apparence, elle avait aussi changé toute son attitude, toute son allure.

Elle l'avait dupé. Elle avait berné John, deux fois. Elle avait berné Mycroft.

Et, visiblement, elle avait aussi dupé ses parents.

Bon. Ils l'avaient cru morte à l'époque.

Il rendit son portable à John sans un mot. Se leva du canapé. Descendit l'escalier et passa la porte, la laissa se refermer derrière lui.

Baker Street était animée par le trafic, les paysages et les bruits et les odeurs de Londres la nuit. Des données, agressant ses sens de toutes parts. Il était paralysé, sous le choc, et avait le souffle coupé, les passants le contournaient sur le trottoir.

Où est-elle allée d'autre, au fil des ans ? Qu'a-t-elle fait d'autre ?

La porte grinça derrière lui. Des pas hésitants. John.

- C'est elle, n'est-ce pas ? demanda John à voix basse, sa question seulement destinée à Sherlock.

- Oui.

- Je peux à peine la reconnaitre, dit John. Même en sachant. Elle est – um. Vraiment douée pour ça.

- Oui.

Ils se tinrent là pendant un moment, tous les deux, comme à la dérive sur le trottoir au milieu de la foule de piétons.

La paralysie entrainée par les nouvelles données s'atténuât, s'évanouit. Il avait conscience de John, de sa respiration calme, régulière. De son épaule, frottant légèrement la sienne. Il ferma les yeux, accorda sa respiration à celle de John.

xXx

- Est-ce qu'elle a le droit aux photos ?

Mycroft bougea dans son fauteuil, plissa les yeux.

- Je ne pense pas qu'elle aura grand intérêt pour des souvenirs.

- Ce n'est pas ce que j'ai demandé, dit Sherlock.

- Elle a le droit aux photographies et aux œuvres d'art. Cadres lisses en plastique. Pas de verre.

- Ça semble être une restriction inutile. Si elle voulait se faire une arme, le violon serait plus que suffisant –

- Le protocole, Sherlock. Il existe pour une raison.

Il hocha la tête, hésita un moment avant de sortir son téléphone de sa poche. Le tendit.

Mycroft plissa les yeux pour regarder l'écran. Sa vision se détériorait. Il devrait faire la paix avec sa vanité et s'acheter une paire de lunettes pour lire, le plus tôt serait le mieux.

- Oui, dit-il d'un air ennuyé. Je les ai vues. J'aurais préféré te dire que ce n'était pas le cas.

Sherlcok ne reprit pas son téléphone. Attendit.

- Je suppose que tu as une raison pour –

Mycroft s'arrêta brusquement de parler. Il fronça les sourcils, prit le portable, l'approcha de son visage. Leva les yeux. Il était devenu plutôt pâle.

- Autre chose que tu as manqué, je présume.

Mycroft s'éclaircit la gorge.

- Il semblerait.

Il posa le portable sur le bureau. Sherlock le prit, le remit dans sa poche.

- Elle ne leur a pas fait de mal, dit-il.

Mycroft le regarda d'un air sévère.

- Elle en avait amplement l'opportunité. Ils ne l'auraient jamais suspectée.

- Peut-être qu'elle a été interrompue.

- Non, affirma Sherlock.

Il pensa à Eurus derrière la vitre, étrange et mélancolique et dangereuse, un spécimen exotique, un danger pour le monde.

- Elle était curieuse.

xXx

- Un autre cadeau ? interrogea Eurus en l'observant depuis l'autre bout de la pièce tandis qu'il faisait glisser le paquet au travers de la porte.

Il ne répondit pas, s'occupa de sortir son violon, son archet. Il le plaça sur son épaule et commença à jouer.

Elle s'arrêta, la main tendue. Ecouta.

- C'est de toi, finit-elle par dire, après un temps.

Il inclina la tête en signe d'assentiment, continua à jouer.

- Récent, dit-elle.

Il pencha de nouveau la tête, un mouvement léger. Cela sembla la satisfaire, et elle retourna à son paquet.

Il l'avait enveloppé dans du papier entièrement marron. Elle le déchira, regarda.

Il avait fait imprimer la photo, l'avait encadrée dans un cadre en plastique épais qui avait subi une inspection rigoureuse de la part du personnel de Sherrinford.

Il écarta son archet des cordes, le silence tombant. Il l'observa attentivement.

- J'ai dû laisser le trophée à l'aéroport, dit-elle après un moment, sans relever les yeux. Il m'aurait trahi si j'étais revenue avec. Même Mycroft aurait pu remarquer ça.

C'était la première fois qu'elle prononçait son nom. Elle le fit sans aucun venin particulier. Pas plus que ce qu'utilisait quotidiennement Sherlock, en tout cas.

Il jeta un regard furtif à la caméra.

- Oui, fit-il. Je suppose qu'il aurait pu.

Où es-tu allée d'autre ? Qu'as-tu fait d'autre ?

Il avait tant de questions. Il se força à demeurer immobile.

Elle regarda la photographie pendant un temps interminable, en silence. Puis elle la plaça précautionneusement sur la petite table grise à côté de son lit. Prit son violon.

xXx

John l'attendait à Baker Street lorsqu'il rentra.

John, semblait-il, attendait toujours son retour à Baker Street les jours où il se rendait à Sherrinford. Un accord silencieux, peut-être, un contrat social qu'il n'était pas vraiment conscient d'avoir passé.

Mais il lui en était reconnaissant.

- Est-ce que ça s'est bien passé ? s'enquit John, hésitant.

Sherlock le regarda, incertain de comment il devait répondre.

- Ça a été, dit-il, finalement.

John soutint son regard, les lèvres pincées. Il acquiesça. Sembla chercher quelque chose pour changer de sujet.

- On a pris le métro pour venir, dit-il après une pause, un sourire au coin des lèvres. Je me suis rendu compte que je n'avais pas assez d'argent sur moi pour un taxi, et – elle n'a pas pleuré, Sherlock. Pas une seule fois.

Sherlock lança un regard à Rosie, installée confortablement au milieu de ses livres et de ses jouets. Haussa les sourcils.

- Je suppose que ça lui est passé, fit John. Ou quelque chose. Mon Dieu. Tu n'as pas idée.

Sherlock, qui avait passé plusieurs longues après-midis avec un casque anti-bruit enfoncé sur les oreilles à écouter tranquillement des concertos de violon tout en faisant le tour complet de Londres en métro avec Rosie, sourit simplement.

xXx

Une affaire de vol d'œuvre d'art faillit tout faire voler en éclat.

Lorsque Rosie était née, John avait déclaré fermement : On ne l'emmène pas sur une scène de crime.

Ce genre d'affirmation faite par mesure de sécurité avait été absolument absurde. Sherlock le savait, Mary aussi, seul John était resté assez obstiné pour s'y tenir. Et même lui avait fini par plier, finalement. Bien sûr qu'il l'avait fait. Parce que c'était absurde.

Alors il avait changé ses règles, pour : Rosie peut venir pour la collecte des preuves mais seulement quand il s'agit d'une affaire classée. Et puis, il avait fini par ajouter : Et pour les affaires non-classées, mais seulement si c'est dans un environnement publique adapté à un enfant.

Mais même cela avait fini par devenir compliqué après un temps, et c'était donc finalement devenu : Rosie peut venir sur les scènes de crimes, mais seulement dans les cas de vols et des crimes non-violents. Ce qui était devenu : N'importe quel crime, du moment que ce n'est pas gore.

Sherlock avait proposé d'utiliser un bandeau, si gore il y avait, mais John avait rejeté cette proposition.

La règle : Absolument aucune chasse ou poursuite quel qu'en soit le genre était, il devait l'admettre, raisonnable, et il n'avait aucune raison pour la discuter. Du moins pas avant qu'elle ne soit assez grande pour pratiquer un croche-pied. Ce qui, si l'on considérait que marcher était encore relativement compliqué, promettait de ne pas arriver avant un certain temps.

Mais là –

Eh bien.

Lestrade avait requis leur aide pour une affaire impliquant une peinture (d'une qualité moyenne) qui avait disparu d'une galerie populaire peu de temps après avoir été vendue pour une somme exorbitante. La galerie faisait pression pour que l'affaire soit résolue, et Sherlock avait fini par accepter de parler à l'artiste lui-même, dans l'espoir de découvrir une piste (ou plusieurs) que Scotland Yard aurait manquée.

John avait été là, à Baker Street, lorsqu'il avait reçu l'appel de Lestrade.

John avait été installé sur le canapé avec Rosie, partageant tous deux distraitement un bol de fruits, les doigts et les joues de Rosie collants de jus d'une manière qui aurait dû être révoltante, pas adorable, et que Sherlock trouvait néanmoins tout bonnement adorable.

Et Sherlock n'avait vu aucune raison pour exclure John ou Rosie de la rencontre, qui promettait d'être simple et dénuée de violence, un simple relevé d'informations. L'artiste était la victime, après tout, pas le coupable.

Alors ils étaient sortis ensemble dans la nuit, tous les trois. Rosie attachée contre la poitrine de John dans son petit porte-bébé, John souriant et marchant aux côtés de Sherlock.

Lestrade et deux autres officiers les avaient rejoints à l'appartement de l'artiste. Il était petit, un bazar de toiles à moitié peintes et de matériel, l'odeur de térébenthine tenace dans l'air.

L'artiste, clairement bien au courant de l'incompétence relative de la police, s'était montré grossier et peu coopératif.

Sherlock jeta un regard à John, le surprit à froncer les sourcils en regardant l'artiste, exprimant clairement son dégoût, et, dans un glorieux moment où son esprit enregistra un flot d'informations, réalisa que le peintre n'était pas grossier et peu coopératif parce qu'il était énervé – il se comportait ainsi parce qu'il avait volé sa propre peinture dans une tentative idiote de toucher l'argent de l'assurance.

- Oh, s'exclama-t-il.

Et John lui avait souri, un sourire large et plein de dents et sincère. Et il avait été excité, alors il avait poursuivi, et il avait fait ses déductions et il avait regardé le sourire hautain disparaitre du visage de l'artiste pour devenir l'opposé total de l'expression impressionnée de John, et –

Norbury, fit la voix de Mme Hudson, dans tous ses états, à l'intérieur de son crâne. Norbury, Sherlock. Norbury ! (*)

Lestrade s'avança pour appréhender le peintre.

Sherlock termina son speech avec un geste ravi et en trépignant, se tourna pour sourire à John, qui lui rendit son sourire. Et Rosie lui sourit aussi, l'imitant, l'entièreté de son visage s'illuminant, et elle tendit ses petites mains désireuses vers lui –

Juste au moment où l'artiste dépassait Lestrade et frappait Sherlock sur le côté de la tête avec un pot à pinceaux. De la térébenthine lui coula le long de la nuque, des pinceaux tombant sur le sol tout autour de lui. Il mit un genou à terre, protégeant ses yeux, qui avaient déjà commencé à piquer à cause du solvant.

Le peintre le dépassa, se dirigeant vers la porte. John l'assomma, immédiatement et instinctivement, d'un crochet du gauche tout bonnement impressionnant.

John se tint là, la respiration haletante, Rosie toujours accrochée contre sa poitrine. Sherlock cligna des yeux pour les voir de là où il se trouvait sur le sol.

- POW ! cria Rosie, tapant dans ses mains.

Lestrade, qui était tombé au sol dans son empressement à passer les menottes à leur suspect qui se trouvait à présent face contre terre, se releva et aboya un rire surpris. Les deux autres officiers se mirent en mouvement, et Rosie, toujours heureuse d'être le centre de l'attention, se mit à gazouiller follement, d'une voix stridente.

- Sherlock, dit John, qui ne riait pas, la poitrine lourde.

Il s'accroupit, un mouvement étrange avec Rosie qui battait des pieds dans son excitation. Tendit les mains.

Sherlock se débattit, ses yeux fermement clos.

- Eloigne-la – la térébenthine. Elle ne devrait pas – ne la laisse pas respirer ça.

Son cœur tambourinait dans sa poitrine. Tout autour de lui semblait se produire beaucoup trop rapidement.

- Merde, fit John, reculant d'un pas. Il faut que tu nettoies ta peau. Tu en as eu dans les yeux ?

Sherlock bougea à nouveau, essayant de le faire reculer plus encore. Rosie riait toujours, poussait des petits cris joyeux. Son cerveau continuait d'avoir des ratés, continuait de classer le son comme des cris de panique.

- Emmenez-le à la voiture, ordonna Lestrade à un des officiers qui était occupé à se débattre avec l'artiste hébété.

Lestrade s'approcha, prit Sherlock par le coude, l'aida à se relever. Il donna des coups de pieds aux pinceaux qui jonchaient le sol, envoyant l'un d'eux rouler dans un coin.

- Il y a une salle de bain au fond, je crois. Allez. Ça va piquer.

Sherlock plissa de nouveau les yeux pour voir John lorsqu'il se redressa. La peau de sa nuque le picotait.

- Est-ce qu'elle va bien ? demanda-t-il. John, est-ce qu'elle va bien ?

Rosie riait toujours, d'un timbre haut perché, absolument ravie de la tournure que les événements avaient pris. Ça ne faisait aucun sens pour lui. Il avait été en train de la regarder, et –

- John, dit-il, reculant, se retournant malgré la poigne de Lestrade sur son bras. Est-ce qu'elle –

- Sherlock, elle va bien, dit John.

Sa voix était rauque. Il semblait essoufflé, ou peut-être paniquait-il à moitié lui aussi.

- Mon dieu. Vas-y – juste vas-y.

Il fit un pas mal assuré de plus, s'arrêta de nouveau.

- Est-ce qu'elle a été éclaboussée ?

- Non, assura John. Elle va bien – juste – pour l'amour de Dieu –

Il y eut un bruit de froissement alors que John détachait Rosie de sa poitrine avec quelques difficultés, la donnait à l'officier surpris qui se tenait à côté de lui.

Elle se mit à brailler aussitôt qu'elle se rendit compte que la personne la portant était un étranger, et le cœur de Sherlock se serra. Ses yeux le piquaient. Lestrade tenait encore son coude et essayait toujours de le tirer dans la mauvaise direction, de façon agaçante.

Il tenta de se dégager de la poigne de Lestrade, essaya de reculer. Rosie pleurait à présent, à gros sanglots et en hoquetant.

- Emmenez-la dans le couloir ! cria Lestrade. S'il vous plait !

L'officier s'exécuta, les pleurs s'éloignant, et Sherlock fit un nouveau pas chancelant en avant pour la suivre et se retrouva directement contre John, qui posa les mains sur ses épaules pour le stabiliser.

- Elle va bien, répéta John.

Il parlait calmement, posément, le soldat, le médecin en état de crise.

- Sherlock. Elle va bien. Tu es plus secoué qu'elle ne l'est. Elle est dans le couloir maintenant, à démontrer ses capacités vocales, qui sont, comme tout ce qu'elle fait d'autre, vraiment remarquables. Elle s'occupe d'annoncer sa présence à tous les voisins. Il faut que tu retournes dans la salle de bain et que tu rinces ta peau à l'eau froide. Est-ce que tu en as dans les yeux ?

- Non, répondit Sherlock, essuyant furieusement ses yeux humides. Seulement les vapeurs. John –

- Elle va bien, dit à nouveau John, le poussant.

Il se laissa faire.

La salle de bain était petite, exiguë, et John le poussa contre le lavabo, alluma l'eau. Sherlock se pencha obligeamment, s'aspergeant le visage d'eau froide.

John se saisit d'un gant de toilette, le passa sous le jet. Il le porta à la nuque de Sherlock et l'essora, laissa l'eau couler et tracer un chemin froid et apaisant sur sa peau.

Il répéta le geste encore, et encore, tandis que Sherlock restait penché sur le lavabo, à s'asperger le visage jusqu'à ce que ses yeux ne se ferment plus obstinément, comme collés par de la glue.

John éteignit l'eau. Il essora le gant et reposa ensuite le linge humide sur la nuque de Sherlock, le maintint là.

Sherlock pouvait l'entendre respirer. Sans le jet d'eau pour le distraire, la petite pièce lui sembla soudainement minuscule, très étroite.

- Tu es sûr que tu n'en as pas eu dans les yeux, dit John à voix basse.

Sa respiration était rapide.

- Ou dans ta bouche ? Dans le nez ?

- Non, répondit Sherlock. Mon visage était tourné. Je –

Le dos de sa chemise et de sa veste étaient mouillés, trempés par la térébinthine et ensuite par le geste répété de l'eau qu'on faisait couler sur sa peau. John n'avait pas accompli sa tâche de manière particulièrement soignée. Le tissu était froid contre sa peau.

- Elle –, dit Sherlock

Il avait l'impression de pouvoir encore entendre Rosie pleurer, des pleurs misérables à vous fendre le cœur.

- Elle va bien, dit encore John, ne s'écartant pas.

Sa poigne se resserra sur la nuque de Sherlock, pressant le linge mouillé contre sa peau.

- Elle va bien, il n'y avait pas grand-chose dans le pot et tu en as reçu la majorité.

- Elle était juste là, dit Sherlock.

Le tissu était froid sur sa nuque. Il avait froid dans tout le corps. Ses mains se mirent à trembler. Rosie avait été en train de lui sourire. Elle souriait et tendait les mains vers lui et il avait été tellement content de lui-même qu'il avait complètement ignoré –

- Sherlock.

- Elle était juste là, dit-il encore.

Soudain, il ne fut plus très sûr de pouvoir tenir debout. Ses dents claquaient, et John retira le gant de sur sa nuque.

- Whoa, fit John, le rattrapant par-dessous les épaules alors qu'il chancelait, tombait par terre. Est-ce que tu – oh. Ok, très bien, on s'assoit. D'accord.

Il se retrouva positionné contre le mur, ses genoux sous son menton. John se pressa contre lui, une main dans son cou, prenant son pouls.

- Ta peau est peut-être un peu irritée, dit John, affreusement calme. Tu devras prendre une douche froide quand tu seras à la maison, d'accord ?

- John.

- Sherlock, ce n'était qu'un peu de diluant pour peinture. Tu vas bien. C'est –

Il souffla. John pensait qu'il était contrarié d'avoir été aspergé avec un produit un peu irritant ? Il s'était fait pire à lui-même dans sa propre cuisine.

- Ta fille, John. Je l'ai mise en danger. Je –

John expira, frustré, laissa sa main retomber de sur la nuque de Sherlock.

- C'est moi qui ai attaché un bébé sur ma poitrine et me suis rendu sur la scène d'un interrogatoire. Ce qui, dit à voix haute, sonne comme la chose la plus stupide à faire –

Sherlock ferma les yeux. John ne comprenait pas. Il avait ouvert la voie, et John l'avait suivi. John lui avait fait confiance, d'une manière ou d'une autre, après tout ce qui était arrivé. Et il avait pensé que c'était sans danger. Il s'était montré arrogant et trop confiant, suffisant et sûr de lui.

Il s'était moqué de Mycroft pour sa myopie. Il ne s'était pas embêté à corriger la sienne.

- Sherlock, dit John, l'inquiétude perçant dans sa voix, et c'était inacceptable.

Comment pouvait-il s'inquiéter, quand –

- Elle aurait pu –

- Ce n'est pas le cas.

- Elle était effrayé.

Elle s'était mise à pleurer. A hurler. Il ne pensait pas qu'il pourrait un jour oublier ce son.

- Sherlock, elle – pour l'amour de Dieu, elle riait. Elle était aux anges jusqu'à ce qu'on panique. Ces pleurs là-bas ? Elle est contrariée parce que nous sommes contrariés. Pas parce que – par pour ce qui est arrivé. Ou aurait pu arriver.

Il avait du mal à respirer de façon régulière. Pencha sa tête en avant, pressa son front contre ses genoux. Ses cheveux étaient mouillés, boucles froides sur sa nuque.

Rosie avait été en train de manger des morceaux de fruits dans un petit bol, ses mains et son visage tous collants. Elle avait été au chaud et en sécurité et contente et il l'avait éloignée de ça, l'avait mise en présence d'un danger parce qu'il avait voulu avoir l'air intelligent.

- Sherlock, dit John, le tirant, le forçant à lever la tête.

Sa vision se flouta et il pressa les paumes de ses mains sur ses yeux.

- Aucun de nous deux ne sait comment s'y prendre, d'accord ? On apprend petit à petit en avançant.

Il secoua la tête, les mots se bloquant dans sa gorge.

- Les premiers mois, dit John, après la mort de Mary. Je ne voulais pas – je ne le supportais pas, Sherlock. J'avais une fille, cette petite – cette petite fille parfaite, et elle dépendait de moi. Elle dépendait de moi, et je ne voulais pas l'avoir près de moi. Je ne – je n'étais pas là pour elle, chaque jour. Je la laissais à qui voulait bien me la prendre des mains. Je ne pouvais même pas la regarder.

Molly à la porte, Rosie dans ses bras. N'importe qui, sauf toi, avait-elle dit.

- Les gens ont tendance à – à être trop polis. Quand ils se sentent mal à l'aise ou pris au piège, dit John, et il y avait quelque chose d'affreux dans sa voix, quelque chose de sombre et d'amer. Et qu'est-ce qui rend quelqu'un plus mal à l'aise que le chagrin ?

Il repensa à Gloria Trevor, gentille et triste, son chat gris décrivant des cercles autour de ses chevilles.

- Alors les gens me demandaient si ça allait, continua John. Ils se montraient inquiets, et ils demandaient Comment ça va ? et je – ha. Tout le monde attendait de moi que je dise que j'allais bien. Ou – tu sais. Pas bien, mais que je faisais aller. Que ça irait mieux. Que je mente. Parce que c'est poli, tu vois ? Mais je n'étais –

Il prit une inspiration, secoua la tête.

- Je n'étais pas vraiment d'humeur polie. Et donc je regardais droit dans les yeux le pauvre con qui avait pensé à me demander si ça allait, et j'étais honnête. Je disais Hey, tu sais quoi, c'est un désastre. J'ai trompé ma femme et maintenant elle est morte.

Sherlock prenait des inspirations lentes et régulières, le carrelage dur et froid sous lui. Ses mains tressautèrent.

John renifla, fort, ses lèvres se pressant en un sourire triste.

- Et le truc c'est que personne ne veut vraiment – aucune des personnes qui te demandent comment tu vas ne veut vraiment savoir comment tu te sens, Sherlock. Tu le savais ? Tu n'as jamais – tu ne t'es jamais vraiment embêté à faire la conversation, alors –

- John, dit Sherlock, son cœur se serrant, se brisant.

John changea de position là où il était assis, produisant un autre de ces rires mécontents.

- On s'éloigne du sujet, hein ? Je pouvais le voir sur leur visage, Sherlock. Le personnel du cabinet. Mon voisin d'à côté. Ils avaient ce regard, ce regard inquiet et qui trahissait leur inconfort quand j'en disais trop, et c'était facile après ça. Ils essayaient de se défiler. Ils disaient quelque chose d'évasif du genre Eh bien, si tu as besoin de quoi que ce soit… et je répondais Vous savez, en fait, je n'aime pas demander, mais ça m'aiderait beaucoup si vous pouviez garder ma fille pour la nuit, ça a été si dur – et voilà, Sherlock. C'était aussi simple que ça. Ils auraient fait n'importe quoi pour que j'arrête de parler, et j'aurais fait n'importe quoi pour ne pas affronter la réalité en face, du moins pour un temps. Et je la leur laissais. Ma fille. Ma petite fille. Je la leur laissais. Encore et encore et encore. A n'importe qui.

N'importe qui sauf toi.

- John, dit-il encore une fois.

Son esprit aiguisé semblait l'avoir complètement déserté.

John émit un son étranglé et voilà, c'était trop. Sherlock changea de position jusqu'à ce qu'ils soient pressés l'un contre l'autre à nouveau, et il n'hésita qu'un instant avant de lever un bras pour le passer autour des épaules de John, grimaçant lorsque les tissus humides de sa veste et de sa chemise glissèrent sur sa peau.

John se laissa aller contre lui, abattu. Il n'y avait aucune résistance en lui, aucune retenue. Il expira lentement, ferma les yeux.

Sherlock se rapprocha un peu plus, son dos se contractant. Le froid du carrelage traversait son pantalon.

John était une présence chaude et solide dans ses bras.

Il baissa la tête, ses lèvres effleurant la chevelure de John. Parla doucement.

- Quelqu'un m'a dit une fois que les gens agissent étrangement lorsqu'il s'agit de deuil. Que c'est difficile de parler, alors on ne dit rien. Et ça devient de plus en plus facile de ne rien dire, jusqu'au point où tout ce qui reste n'est que laideur.

John trembla à ces mots, ses épaules remontant. Il ne se dégagea pas.

- Après –

Sherlock s'interrompit, un nœud se formant dans sa gorge, sa poitrine chaude et froide à la fois.

- Après Mary. C'était moche.

Les épaules de John tressautèrent encore, d'un de ces rires misérables d'autodérision.

- C'était moche, John, dit-il encore. Mais tu as géré. Tu aurais pu te laisser sombrer. Tu n'en étais pas loin. C'était sombre et froid et c'était –

Sa respiration eut un accro et il s'arrêta, se reprit. Sa peau le piquait et était froide. John était chaud et immobile et tellement près.

- Tu aurais pu sombrer, mais tu ne l'as pas fait. Je voulais – j'ai essayé. De t'aider. Et j'ai fait n'importe quoi. Mais tu t'en es sorti de toi-même, John. Tu t'es relevé.

Il pensa à John, à l'arrière de la voiture lors de ce trajet long, silencieux pour rentrer à Londres, disant Mon Dieu, tout ce que je veux c'est prendre ma fille dans mes bras, sa voix brisée, abattue alors qu'il admettait que s'éloigner d'elle ne rendait pas les choses plus simples, ne les rendait pas meilleures. Son visage, perdu et désolé, comme le paysage de campagne sombre qui défilait autour d'eux.

Et Sherlock n'avait pas su quoi dire (il ne savait que trop peu, lorsque cela importait vraiment), et alors il avait hésité et puis avait précautionneusement avancé Peut-être est-il temps de faire les choses différemment et John l'avait fait – il l'avait fait. Il était rentré chez lui et avait fait exactement ce dont il avait envie, il avait serré sa fille dans ses bras, l'avait respirée, et même si Sherlock n'avait pas entendu les mots qu'il lui avait murmuré au creux de l'oreille, il pouvait les deviner sans peine.

- Tu as fait des erreurs, dit Sherlock. Mais rien dont tu ne peux te remettre. Et quoi que tu aies ressenti auparavant, je peux te promettre que tu ne – tu ne la laisses pas tomber maintenant.

Le silence tomba entre eux.

- C'est moi qui étais censé te réconforter, dit John, sa voix étouffée dans l'épaule de Sherlock, son ton à peine réprobateur.

- Oh, c'était de ça qu'il s'agissait ?

John fut secoué d'un rire, un hoquet surpris.

- Salaud.

- Oui, acquiesça-t-il doucement.

Ils restèrent assis en silence tous les deux, ses muscles se contractant, son dos et ses bras le froids et le picotant sous le tissu mouillé de sa veste. Il se retrouva à ne pas avoir envie de bouger du tout.

Ils faisaient ça à présent, se rappela-t-il. Ils se faisaient des câlins. Pour se réconforter. C'était permis. Il pouvait – il pouvait.

- Tu avais raison, dit-il, finalement.

John bougea contre lui, s'écarta juste assez pour rencontrer son regard.

- Eh bien, il fallait bien que ça finisse par arriver.

Il fit une pause.

- Um. Raison à propos de quoi, exactement ?

- Rosie ne doit pas venir pendant une enquête.

John expira, un souffle lourd. Hocha la tête. Ne bougea pas pour se relever ou pour s'écarter davantage. Ses yeux rencontrèrent ceux de Sherlock et soutinrent son regard avant de se détourner, de se fixer quelque part sur le mur.

- Sherlock, dit-il, après un temps.

- Hm ?

- Est-ce que tu – as remarqué quelque chose ? Quand on est venu ici ?

- Je remarque tout, John.

John pouffa.

Sherlock s'écarta, offensé.

- Quoi ? Qu'est-ce que je devais remarquer ? Tu insinues que j'ai manqué quelque chose.

- Eh bien – oui.

- Quoi ? Qu'est-ce que j'ai manqué ?

John soutint son regard, son visage assez sérieux, avant que ses lèvres ne se courbent en un rictus.

- Regarde en haut du mur. Au-dessus de la porte.

Sherlock regarda. Cligna des yeux.

- C'est –

- La peinture volée, oui.

- Il a accroché sa propre peinture volée dans la salle de bain.

- C'est – ouaip. Oui. Il semblerait qu'il l'ait fait.

- Pourquoi ferait-il – ?

- Sherlock, fit John, les traits de son visage tout entier plissés d'amusement, et c'était merveilleux. C'est le même homme dont le plan pour s'échapper comprenait des pinceaux et impliquait de t'éclabousser avec une petite quantité de térébinthine. Je sais que tu as tendance à penser que tout le monde est un idiot, mais tu dois bien admettre que certains sont, ah, un peu pire que d'autres, hein ?

Il gloussa, pencha la tête en arrière contre le mur.

A côté de lui, les épaules de John s'étaient mises à trembler d'un rire contenu.

- Ce n'est pas une très bonne peinture, dit Sherlock.

John ricana, se couvrit la bouche de la main.

- Non, c'est vrai.

Sherlock regarda John et quelque chose en lui s'ouvrit, se répandit, envahit tout son corps de chaleur. John avait renversé la tête en arrière contre le papier peint qui se décollait et ses yeux étaient fermement fermés, son corps tout entier se convulsant alors qu'il abandonnait enfin l'idée de réprimer son hilarité.

Il était si proche. Proche et chaud et si Sherlock avait été quelqu'un d'autre, s'il avait été une personne complètement différente il aurait pu le faire, clore la distance qui les séparait d'une manière qui n'avait rien à voir avec du réconfort. Il aurait pu se pencher en avant et presser ses lèvres contre les siennes, aspirer le rire de John dans ses propres poumons.

Il aurait passé une main dans le cou de John, dans ses cheveux doux et coupés courts et sur sa nuque (il savait ce que ça faisait que de faire ça, à présent), aurait pu laisser son autre main s'aventurer et s'étendre sur la taille de John, aurait pu presser leur visage ensemble et leur nez se seraient touchés et il aurait pu voir les yeux de John se fermer, aurait pu respirer tout contre ses lèvres et faire glisser sa langue contre la sienne jusqu'à ce que John ne rit plus mais soupire plutôt, aurait pu se laisser pousser et presser contre le mur tandis que John prenait le contrôle, que ses mains (petites et chaudes et compétentes) se seraient brièvement posées sur ses joues avant de descendre plus bas, s'enroulant autour de la ceinture de son pantalon, défaisant et déboutonnant et bataillant pour se rapprocher encore –

Le rire de John se calma, s'évanouit dans un dernièrement petit gloussement qui sembla soulever ses poumons. Sa tête était toujours contre le mur, son sourire toujours large et sincère et douloureusement tendre.

Il n'avait pas idée de ce qui se tramait dans l'esprit de Sherlock. Il n'avait pas idée d'à quel point Sherlock voulait – à quel point il voulait.

- On devrait –, fit John, penchant la tête vers la porte.

Il souriait toujours.

Sherlock regarda, regarda et regarda, voulait s'imprégner de cette expression autant qu'il le pouvait, pour aussi longtemps qu'il le pouvait. Il ne pouvait pas avoir ce qu'il voulait, mais il pouvait avoir ça. Et il y avait eu un temps, pas si lointain, où il pensait que même un sourire serait trop demandé.

- Oui, acquiesça Sherlock, le souffle un peu court.

Ses membres tremblaient de retenue.

John se releva et se retourna, offrit sa main.

Sherlock la prit, se laissa tirer à nouveau sur ses pieds. Des doigts chauds glissèrent dans les siens, bref, fugace. Précieux.

xXx

Lestrade attendait dans le hall, Rosie dans ses bras.

Elle s'était calmée, ne criait plus ni ne pleurait ni ne s'agitait plus mais semblait, en fait, plutôt contente d'être bercée doucement tandis qu'il faisait des allers-retours entre des rangées de toiles peintes.

Il n'y avait aucun signe des deux officiers, ou du suspect. Il supposa qu'ils l'avaient déjà emmené.

Lestrade haussa les sourcils tandis qu'ils approchaient, ne dit rien.

Sherlock secoua la tête, juste une fois, espérant malgré tout que Lestrade serait assez perspicace pour laisser couler.

Rosie poussa un cri perçant en le voyant, battant des pieds et se tortillant, bras tendus.

Sherlock lança un regard à John, mais John secoua la tête.

- Vas-y, c'est toi qu'elle veut.

N'importe qui sauf toi.

Il avança, la gorge serrée. La prit avec soin des bras de Lestrade et la cala contre sa poitrine, posa son menton sur sa tête. Elle serra du poing le dos mouillé de sa chemise et émit un bruit consterné, s'écarta du tissu humide. Elle cligna des yeux en le regardant, les yeux écarquillés.

- Je suis désolée que l'on t'ait fait peur, dit-il, penchant la tête en avant pour la regarder directement dans les yeux. Grave erreur de jugement. Ça n'arrivera plus.

Elle tendit la main, lui pinça le nez.

Lestrade se racla la gorge. Ce n'était pas particulièrement bruyant, mais c'était éloquent.

- Ça n'arrivera plus, répéta Sherlock, un peu plus fort cette fois.

Il leva les yeux sur Lestrade, rassuré de voir qu'il semblait calmé.

xXx

John demeura silencieux dans le taxi.

Sherlock regardait par la vitre, prétendait regarder le paysage défiler, gardait ses yeux sur le reflet distordu de John.

- Il est tard, dit John, lorsqu'ils se rangèrent contre le trottoir de Baker Street.

Il ne fit aucun geste vers la porte.

- Oui, dit Sherlock.

- Est-ce que tu vas bien ?

- Bien sûr.

- Douche froide, fit John. Juste au cas où. D'accord ?

- Mm.

Il s'attarda, juste un peu plus longtemps que nécessaire. Regarda John, son visage à moitié éclairé par les lampadaires. Regarda Rosie, enveloppée d'ombre, respirant profondément et régulièrement. Elle avait été au chaud, et en sécurité, et contente, et il l'avait mise en danger.

- Bonne nuit, dit-il.

xXx

Il monta dans son appartement vide. Pendit son manteau. Se gratta la nuque, ses doigts effleurant le col encore humide de sa chemise.

Il se rendit à la salle de bain, retira la chemise mouillée de sur sa peau. Alluma la douche. Se déshabilla et se mit sous le jet, les yeux fermés. L'eau froide coulant sur lui, aplatissant ses cheveux et lui donnant la chair de poule.

Il éteignit l'eau, repassa sur le carrelage, tremblant. Prit une serviette pour se sécher, enfila un pyjama et une robe de chambre.

Il n'avait pas vraiment envie de dormir.

Il quitta la salle de bain pour se rendre dans la cuisine, avec l'intention d'allumer la bouilloire.

S'arrêta.

John était dans le salon, debout près de la fenêtre, regardant à l'extérieur. Rosie dans ses bras, sa tête sur son épaule, sa joue rebondie collée contre son cou.

Pendant un moment il se tint parfaitement immobile, certain que c'était une illusion. Il avait laissé John en bas dans le taxi. John était rentré chez lui.

John se retourna. Ses sourcils étaient froncés, son visage blême, inquiet.

- Ça va ta nuque ? demanda-t-il.

Sherlock fronça les sourcils.

- Oui, bien sûr.

John hocha la tête, lèvres pincées. Il baissa les yeux sur Rosie.

- Le taxi avait parcouru plusieurs rues lorsque je me suis rendu compte que je ne – je n'avais pas vraiment envie de partir.

- Il est tard, dit Sherlock, perplexe, incertain de ce qu'il lisait sur le visage de John.

- Oui, concéda John.

Il hocha la tête.

- Oui. Oui, il est tard.

- Il y a un lit pour bébé, laissa échapper Sherlock.

John cligna des yeux.

- Quoi ?

- Un lit pour bébé. A l'étage, dans ta – dans ton ancienne chambre. Si tu voulais – si elle voulait faire la sieste. Pour dormir. Elle peut.

- Tu as acheté un lit pour bébé.

- Non, bien sûr que non. Le propriétaire d'un magasin me devait une faveur.

John le regarda, secoua la tête, un petit sourire aux lèvres. Sherlock ne savait pas exactement comment interpréter ce sourire.

Il prit une profonde inspiration, baissa les yeux sur le sol.

Rosie émit un petit murmure ensommeillé mais ne se réveilla pas lorsque John avança vers la porte. Il fit une pause devant Sherlock.

Sherlock se rendit compte qu'il ne pouvait pas vraiment lever les yeux pour rencontrer son regard. Alors il continua à fixer le sol, écoutant les bruits de pas de John s'éloigner, les marches de l'escalier craquer. Ecouta le bruit douloureusement familier de John, à l'étage, dans sa chambre, une des lames de parquet grinça lorsqu'il marcha dessus.

Il se rendit à la fenêtre, regarda dehors, dans la rue. Observa les gens s'affairer dans la nuit.

Les bruits de pas cessèrent.

En haut, John arriverait devant le lit pour bébé. Avec sa petite collection d'animaux en peluche. Avec son petit mobile accroché au plafond. Avec ses jolis draps et sa commode à tiroirs et la table à langer et le babyphone avec sa batterie neuve.

La panique l'envahit, brulante, vive.

Ça ne pourrait pas passer pour une simple expérience. Ou un après coup.

Les marches de l'escalier craquèrent derrière lui, trop tôt, trop tôt, il n'était pas prêt, il ne s'était pas préparé –

Il se retourna.

John se tenait dans l'embrasure de la porte. Il avait un babyphone dans une main, son jumeau à l'étage sur la petite table à côté du lit pour bébé. Il avait l'air complètement perdu.

Le cœur de Sherlock se serra. Il déglutit.

- Tu as fait tout ça, dit John.

Sherlock se mordit la lèvre. Acquiesça.

- Pourquoi ?

Il se tint droit, redressant les épaules.

- Nous avons des horaires irréguliers. Cela semblait prudent d'avoir un endroit où elle puisse dormir si besoin –

- Sherlock, dit John.

Sa voix se brisa.

- Je ne suis pas sûr de ce que tu veux que je dise.

- C'est –, commença John. Là-haut. Ce n'est pas. Au cas où. Ou par prudence. Ce n'est pas un – parc pliant dans le salon, ou une chaise haute dans la cuisine, ou quelques livres et des jouets à porter de mains. C'est – c'est –

L'air sembla se charger.

- Est-ce que j'ai fait quelque chose de mal ?

- Sherlock, dit encore John.

Il semblait avoir du mal à formuler une pensée cohérente, encore moins une phrase. Il ferma les yeux, inspira, sembla se reprendre.

- Là-haut. Ce que tu as fait dans cette chambre. Ce n'est pas seulement un endroit où Rosie pourra aller si elle a besoin de faire la sieste. C'est un foyer.

Il s'éclaircit la gorge.

- Eh bien. Bien sûr. Je veux qu'elle se sente toujours chez elle ici.

- Pourquoi ?

Sherlock grimaça.

- Parce que c'est chez toi, John. Ce serait toujours ta maison, même si tu n'y es pas. Alors il m'a semblé évident que ce serait sa maison à elle aussi.

- Pourquoi ?

La voix de John était à peine plus qu'un murmure. Ses yeux étaient humides, brillants dans la lumière.

- Je ne sais pas comment répondre à cette question, John.

John posa le babyphone sur la table du salon, avança doucement jusqu'à ce qu'il soit très près. Sherlock le regarda approcher, ses membres secoués de légers tremblements. Sa respiration était rapide.

- J'ai une fille, dit John.

Sherlock le dévisagea, quelque peu alarmé. Il ne semblait pas désorienté, ou malade. Ses pupilles étaient de taille normale. Il ne butait pas sur ses mots.

- Quoi ?

- Elle aura bientôt deux ans. On m'a dit que ce qui va arriver dans le courant de l'année à venir sera – um. Terrible. Elle est fabuleuse, bien sûr, sans doute l'enfant la plus parfaite jamais conçue dans l'histoire de l'humanité mais – eh bien. On ne peut nier le fait qu'elle est bruyante, et désorganisée, et son existence même garantie que toute tentative pour conserver un train de vie normal sera vaine.

Sherlock secoua la tête, fit un pas en arrière. Cligna des yeux.

- John ?

- Elle doit passer en premier. Je ne pourrai pas tout laisser tomber et accourir à tout moment. Et elle a besoin d'une nuit complète de sommeil, alors les grands bruits au milieu de la nuit sont proscrits. Il ne peut pas y avoir – de parties de corps humain dans le frigo sur lesquelles elle pourrait tomber, ou des expériences chimiques sur la table de la cuisine. Et ce n'est que Rosie, Sherlock, je n'ai même pas parlé de moi, pas encore. Je suis –

Sa voix se brisa, et il secoua la tête, leva les yeux au plafond, inspira brusquement.

- Je ne suis pas une bonne personne. J'ai fait des choses terribles à des gens que je dis aimer. Je suis impatient, et colérique, et –

- Quoi que tu sois en train de faire, arrête, dit Sherlock, passant rapidement d'inquiet à complètement paniqué.

- Est-ce que ça te dérange ? demanda John, lâchant des yeux le plafond, portant son regard sur Sherlock.

Ses yeux brillaient.

- Qu'est-ce que tu –

Il s'arrêta, regarda de nouveau John. De la chaleur envahit dans sa poitrine, s'étendit à son cou, monta jusqu'à ses joues. Quelque chose était en train de se produire, quelque chose de capital, quelque chose qu'il ne saisissait pas complètement.

- De futurs colocataires devraient savoir le pire de l'un et de l'autre.

L'air quitta les poumons de Sherlock.

- Qui –

Sa voix se brisa. Il fit une pause. Réessaya.

- Qui a parlé de colocataires ?

- Toi, je pense, dit John. Je n'écoutais juste pas.

Ses lèvres bougèrent, échouèrent à produire un son.

- Ce ne sera pas pareil, reprit John. C'est différent, maintenant. On est différents. Ça fait des années depuis –

Il s'arrêta, se racla la gorge.

- Ce sera différent.

Sherlock détourna le regard, ses yeux examinant la pièce, l'appartement qu'il avait remonté de toutes pièces. L'appartement qui lui semblait tellement faux ; pas parce qu'il était différent, mais plutôt parce qu'il essayait de passer pour le même qu'il était avant. Il regarda le parc calé derrière le fauteuil de John, la pile de livres et les puzzles par terre, au pied de son fauteuil à lui. La chauve-souris sur la tablette au-dessus de la cheminée, pas sa chauve-souris, pas l'ancienne, mais celle que Rosie était venue à tant apprécier, celle vers laquelle elle tendait les bras à chaque fois. La table de la cuisine, vide si ce n'était pour le microscope et une boîte fermée contenant des lamelles. Les empreintes de mains d'un violet vif, grandes et petites, décorant le mur derrière le canapé.

Il rendit son regard à John.

- Bien, dit-il.

John ferma les yeux.

- Bien ?

- Oui, dit Sherlock, résolu à présent. Ça ne devrait pas être pareil. Ce serait mal si c'était le cas.

John émit un petit bruit, passa d'un pied à l'autre. Ses yeux rencontrèrent ceux de Sherlock, il détourna le regard.

- Me pardonneras-tu si je fais quelque chose d'incroyablement stupide ? demanda John.

- Les expériences passées tendent à suggérer que ce serait fort possible, oui.

Un air légèrement amusé passa sur le visage de John, là puis disparu.

- Bien, dit-il, et il fit un pas de plus en avant, tout près.

Il leva la main, la posa sur le visage de Sherlock, passa son pouce sur sa joue. Prit une profonde inspiration, sa main tremblant légèrement.

Ils se tinrent là pendant un moment, respirant le même air. La pièce semblait à la fois trop petite et trop grande, trop chaude, étouffante.

John rencontra son regard, haussa les sourcils. Une question silencieuse. Il hésita, son pouce reproduisant toujours le même tracé, désespérément, sur la joue de Sherlock.

Sherlock ferma les yeux.

Il y eut une pression sur ses lèvres, ferme, sèche. Les lèvres de John. John l'embrassait. John était –

C'était un baiser bref, doux, chaste, et John s'écarta à nouveau, sa main toujours sur la joue de Sherlock, son souffle contre son nez.

Sherlock réalisa que ses yeux étaient toujours fermés. Il cligna des yeux lorsqu'il les rouvrit, sa tête tournant. John était toujours là. John se tenait tout près, sa main toujours sur sa joue, son visage ouvert et interrogateur, son souffle chaud contre ses lèvres.

John était – John avait –

Il cligna des yeux. Encore. Cligna et cligna des yeux et pourtant John demeura, pensif, attendant, son pouce immobile sur sa joue.

Fou. Charmant. Sympathique. Dangereux.

Il y avait une sorte de tension sur le visage de John, s'insinuant petit à petit, une inquiétude montante, et Sherlock l'avait vue auparavant, quand il mettait trop longtemps à comprendre, et il fut soudain inacceptable que cela puisse arriver maintenant, là, à cet instant.

Il se jeta en avant, gauchement, maladroitement, son corps bougeant avant que son esprit n'ait complètement procédé la chose, et il saisit les lèvres de John entre les siennes. Leurs dents s'entrechoquèrent et il n'en eut rien à faire, rien à faire, parce que les lèvres de John étaient fermes et douces à la fois, et que son menton râpait de manière plaisante contre sa peau, et son odeur et son goût étaient à la fois d'une familiarité réconfortante et complètement étrangers.

John émit un son, étouffé, et la main qui tenait le visage de Sherlock glissa dans ses cheveux, chaude contre son crâne. Sherlock fit un pas hésitant en arrière, tirant John avec lui, heurtant le bureau. Ses mains exploraient, incertaines d'où elles devaient se poser sur le corps de John, se posant doucement sur ses épaules, ses avant-bras, sa taille.

John l'embrassa encore, une pression ferme de ses lèvres, s'écarta. Sa respiration rapide, son visage rouge.

- Sherlock, dit-il.

- Je –, dit Sherlock.

Il déglutit. Secoua la tête. Essaya à nouveau, impuissant, son esprit complètement vide, sa peau n'étant que sensations. Il était difficile de respirer.

- John.

Ses mains, qui s'étaient posées sur la taille de John, serrées sur ses hanches, ses doigts dans les boucles de ceinture sur son jean, peu désireuses de laisser John s'écarter davantage.

- Est-ce que – ? commença John, il passa sa langue sur ses lèvres, baissa les yeux là où les mains de Sherlock le tenaient.

Ses yeux remontèrent. Il sembla perdre le fil de ses pensées.

L'esprit de Sherlock avait énormément de mal à suivre.

Ils se touchaient maintenant. Pour se réconforter. Ils faisaient ça. C'était – ce n'était pas étrange, ou remarquable du tout, vraiment, pour lui ou pour John de tendre les bras et de s'étreindre. C'était bien. Ils faisaient ça.

Mais John l'avait embrassé.

Ils ne faisaient pas ça. Pas pour de vrai. Il y pensait, l'imaginait, mais ils ne faisaient pas ça, il n'avait jamais fait qu'y songer, il n'avait jamais été capable de le faire vraiment, et –

Pourtant John avait –

Fou. Charmant. Sympathique. Dangereux.

John avait, à un moment ou à un autre, utilisé ces mots sur son blog pour décrire Sherlock. Le blog était, en grande partie, consacré à Sherlock.

Je n'ai eu qu'à lire son blog pour savoir ce qu'il aimait, avait dit Eurus. Et c'était ce qu'elle avait fait, n'est-ce pas ? Elle avait lu le blog de John, elle avait lu toutes les choses qu'il avait écrites et toutes celles qu'il n'avait pas noté, et elle avait créé un personnage monté de toute pièce pour répondre spécifiquement à ses goûts.

La femme qu'elle avait prétendu être n'avait rien à voir avec Mary, une façade douce aux angles cachés. Au lieu de ça elle avait été insolite, charmante. Dangereuse.

- C'est ce que tu appelles incroyablement stupide ? lâcha Sherlock, ses lèvres le picotant.

Il ne sentait plus ses genoux.

- Je –

John tenta un sourire. Sherlock essaya de ne pas trouver cela mignon. Echoua.

- Je n'espère pas ?

Il s'arrêta de nouveau, leva les yeux au ciel.

- Um. Est-ce que c'était – um. Incroyablement stupide ?

- Non, dit Sherlock.

Puis :

- C'était moi.

John pencha la tête, confus.

- Qu'est-ce qui était toi ?

- C'était ce qu'elle essayait de me dire. Ton blog. Il –

Il secoua la tête, ferma la bouche. Ses mains étaient sur la taille de John. John se tenait très, très près. John l'avait embrassé. Il n'était pas nécessaire, vraiment pas, de parler de sa sœur ou d'une quelconque série infinie d'erreurs qui les avaient conduits jusqu'à ce moment.

- Mon blog ? De quoi est-ce que tu parles ?

- Je ne sais pas, dit Sherlock.

Il se racla la gorge, baissa les yeux sur les lèvres de John.

- C'était une erreur. Oublie ça.

- D'accord, dit John, riant, secouant la tête, affectueusement. Ecoute, ça – ça ne doit pas – je voulais juste. T'embrasser. J'ai toujours voulu, en fait. Ha. C'est bizarre de le dire à voix haute. Si tu ne veux pas – j'essaie. Um. Mon Dieu, je dis n'importe quoi. Si tu veux oublier ça, ou prétendre que ça n'est jamais arriver, juste – tu n'as qu'un mot à dire. Je ne –

- John.

- Je sais que tu ne donnes pas dans les « relations amoureuses », et –

- John.

- Même si c'était le cas, je ne suis pas un très bon choix, pour ce qui est d'un compagnon, et je sais ça, mais –

- John !

John cessa de parler. Leva sur lui des yeux pleins d'espoir, son visage exprimant un mélange de tendresse et d'inquiétude.

- Je suis – épris, dit Sherlock.

Le visage de John se décomposa. (Pourquoi ?) Il hocha la tête, s'apprêta à faire un pas en arrière, s'arrêta, retenu par les doigts de Sherlock dans les boucles de sa ceinture. Leva les yeux, les sourcils froncés.

- Sherlock ?

Oh. Oh.

- De toi, ajouta-t-il. Evidemment.

- Quoi ?

Sherlock poussa un soupir, impatient, frustré. John était juste là et il ne comprenait pas, et, pire encore, il s'obstinait à faire marche arrière. Peut-être que se répéter était nécessaire. La nuit avait été longue, après tout.

- Je suis épris – il articula chaque mot avec une certaine réticence – de toi, John. C'est évident. Ça fait des années. N'as-tu pas remarqué ?

John cessa d'essayer de se dégager (Sherlock ressentit un bref sentiment de victoire à cela), mais n'eut pas l'air de comprendre plus pour autant (pénible).

- Sherlock, dit-il. Je n'ai pas la moindre idée de ce dont tu –

- Comme toujours, tu vois, mais tu –

- N'observes pas, oui, j'ai saisi, merci, dit John.

Il croisa les bras, se donnant un peu plus de stature. Les mains de Sherlock restaient, d'une manière électrisante, où il les avait laissées.

- Quand est-ce que cet attachement est supposé avoir vu le jour ?

La bouche de Sherlock était devenue sèche. Il plia les doigts, se retrouva à ne pas vouloir relâcher sa prise sur John. Choisit plutôt de hausser les épaules dans un geste impuissant.

- Sherlock, dit John.

Il se pinça l'arête du nez. Pencha la tête en arrière de sorte à pouvoir rencontrer le regard de Sherlock.

- Tu dois être – clair. Tu n'es pas clair, là. Je ne sais pas ce que tu – je ne sais pas, exactement, ce que tu veux.

Il baissa les yeux sur les mains de Sherlock qui avaient resserré leur prise.

- Ce que je veux, dit Sherlock.

Il parla doucement, les mots lourds.

- Oui.

Il n'existait pas assez de mots au monde pour tout ce qu'il voulait.

- Je –, dit-il.

- Hm ?

- Toi.

John cligna des yeux, ne comprenant pas.

- Moi ?

- Toi, répéta Sherlock. Ce que je veux. C'est toi, John. Toujours.

- Oh, fit John, sa voix basse. Et quand tu dis ça, tu veux dire – ?

- De toutes les façons dont tu voudras bien de moi.

John baissa à nouveau les yeux sur les mains de Sherlock, ses doigts glissés dans les boucles de sa ceinture, ses jointures blanches. Il releva la tête.

- Alors si je t'embrassais encore… ?

Sherlock pouffa et clôt le petit espace qui les séparait, écrasant leurs lèvres l'une contre l'autre. Ses doigts se refermèrent sur les boucles de la ceinture de John et il tira, l'attira plus près, leur corps se pressant l'un contre l'autre. Les mains de John se levèrent une nouvelle fois pour prendre son visage en coupe, le tenant là, prenant le contrôle du baiser.

Sa tête tournait, son cœur battait la chamade, et le monde autour de lui devint silencieux.

Il était par terre. Comment cela était-il arrivé ? Il était tombé à genoux sur la moquette rêche, John juste là avec lui, haletant, riant à moitié. John se pencha en avant, pressa son front contre le sien, et de leurs doux rires partagés résultat des bouffées de chaleur entre eux.

- Sherlock, dit à nouveau John, souriant, son visage rougit, sa bouche gonflée, la peau autour de ses lèvres rose.

Son sourire était sincère, révélateur de sa joie surprise et confuse. Ça lui donnait l'air plus jeune.

Il lui rendait son sourire. Impossible d'en faire autrement, sa propre joie avait cru aussi rapidement qu'un train lancé à pleine vitesse, fonçant et le percutant il n'aurait pas pu la contrôler même s'il avait essayé.

- Je ne comprends pas, John, dit-il en fermant les yeux. Tu ne –

- Je pensais que tu ne –, dit John. Tu disais toujours –

- Ce n'était jamais le bon moment pour –

- Oh mon Dieu, fit John, et puis ses mains furent à nouveau sur le visage de Sherlock, l'attirant à lui dans un autre baiser.

Sherlock se laissa faire obligeamment.

Il y avait trop d'informations d'un coup, trop de données, pas assez de temps pour tout procéder. Il ignora tout ça, se perdit dans la caresse des lèvres de John sur les siennes, les mains de John dans ses cheveux, le coin du bureau appuyant dans son dos. John était là. John était avec lui. Et ils – ils faisaient ça, maintenant. De toute évidence.

Tout à coup, il ressentit le besoin de parler, un besoin pressant, urgent, il avait besoin que John comprenne. Il recula, brusquement, soudainement submergé par ce besoin, l'émotion chaude dans sa poitrine, les mots se bloquant dans sa gorge.

- Au cas où je n'étais pas clair, dit-il, le souffle court, et sa voix était rauque, à peine reconnaissable comme étant la sienne. Reste, John. Je te veux ici, avec moi. Tout le temps. Vous deux.

- Oui, dit John, acquiesçant, avec un curieux sourire de travers.

Ses yeux étaient humides.

- Oui, d'accord, oui.

Il secoua la tête, parce que ça ne pouvait pas être aussi simple, pas après tout ce temps.

- Sherlock, dit John, se penchant en avant, prenant son visage entre ses mains, le regardant droit dans les yeux. Je finis toujours par revenir ici. Je n'arrête pas de m'inventer des raisons pour – pour rester plus longtemps, ou pour passer. Tu avais raison. C'est ici chez moi. Ça l'a toujours été.

Il déglutit, le bout de sa langue humidifiant ses lèvres.

- Ça le sera toujours, je pense. Oui.

Il fut incapable de résister, incapable de réfréner son envie, et il se pencha en avant pour goûter encore aux lèvres de John.

Ses genoux craquèrent sur le sol et il s'écarta, le souffle court. Regarda John, se sentant plus exposé et vulnérable qu'il ne l'avait jamais été de sa vie.

John lui rendit son regard. Il fronça les sourcils puis retrouva son air calme. Il ferma les yeux, inspira, les ouvrit de nouveau.

- D'accord ?

- Oui, dit Sherlock, doucement mais fermement. Oui.

John se leva, grimaçant un peu, tendit la main. Sherlock la prit, se laissa tirer jusqu'à ce qu'il soit de nouveau debout.

Ils se tinrent là à se regarder l'un l'autre, le silence lourd et intime. Il était incertain, à présent, n'étant plus dans l'immédiateté du moment. Son visage était chaud, son cœur battait nerveusement dans sa poitrine.

John serra sa main, sa paume chaude, sa poigne ferme. Entrelaça leurs doigts.

Galvanisé, Sherlock hocha la tête, fit un pas, puis un autre. Une légère pression suffit pour que John le suive, main dans la main. Il marcha jusqu'à sa chambre avec une assurance qu'il ne ressentait pas vraiment.

John ferma la porte derrière eux. Son visage était difficile à lire dans la pénombre.

Il déglutit, baissa les yeux.

John rit, doucement, gêné.

- Je suis absolument terrifié, Sherlock.

Il leva les yeux. Déglutit encore.

- Oh.

Ils se regardèrent. Sherlock eut soudain l'envie étrange et inexplicable de rire. Quelque chose avait dû transparaître sur son visage, parce que les commissures des lèvres de John frémirent. Et puis ils se mirent à rire, incapables de se retenir. Sherlock fit un pas hésitant en avant et les bras de John furent juste là, et leurs lèvres entrèrent en collision, leurs rires étouffés par des baisers maladroits.

- Ridicule, fit John, luttant avec la robe de chambre de Sherlock, son t-shirt. C'est absolument – as-tu la moindre idée, Sherlock ? As-tu la moindre idée de combien de temps je –

Il secoua la tête, pressa à nouveau leurs lèvres ensemble, l'interrompant. Il ne voulait pas savoir, ne voulait pas entendre que John avait été – que tout ce temps, John avait voulu, de la même manière que lui. S'il y pensait, ça le ferait sombrer, toutes ces années de silence.

- Je t'aime depuis longtemps, John, dit-il, assez sérieusement, lorsqu'il s'écarta enfin. Je pense que c'est assez, ne crois-tu pas ?

John eut l'air bouleversé, ses yeux humides, et il acquiesça fermement, se saisissant à nouveau de Sherlock, le faisant reculer jusqu'au lit.

Ils tombèrent dessus ensemble, le lit familier de Sherlock semblant soudain être un terrain inexploré, étranger et étrange. Les draps étaient froids contre sa peau brûlante.

Puis les lèvres de John furent sur lui, et ses mains le furent aussi, et il s'abandonna complètement.

xXx

- Je peux commencer à déménager demain, dit John, plus tard, sa voix calme dans la pénombre.

Il était allongé en cuillère derrière Sherlock, son torse chaud et ferme pressé contre le dos de celui-ci, son bras autour de sa taille.

- Ça sera laborieux. Je n'ai pas – je n'ai rien trié. Rien de. De ce que Mary avait. J'ai repoussé ce moment.

Il n'était pas certain de comment il devait répondre, de comment naviguer dans ces eaux étrangères et particulières. Il finit par décider de bouger, un peu, juste assez pour que John sache qu'il était éveillé, qu'il écoutait.

Le bras de John se resserra autour de lui, brièvement.

- Si ça te va, ajouta-t-il.

Il semblait que cette conversation était nécessaire après tout.

- Bien sûr, répondit-il. A ton propre rythme.

- Mais plutôt rapidement, hein ? gloussa John.

Il pressa un baiser sur la nuque de Sherlock. Il ne put retenir un frisson de bonheur.

- J'essayais d'avoir du tact.

- Toi ?

Il poussa un grognement, bougea et roula de sorte à faire face à John, sa tête reposant sur son bras replié. John semblait amusé, ses yeux brillaient. Il n'y avait aucune incertitude chez lui, aucun regret.

Quelque chose se défit dans la poitrine de Sherlock. Un nœud d'inquiétude qu'il n'avait même pas réalisé avoir. Il se coula un peu plus encore contre John, se délectant de sa chaleur, heureux de pouvoir le faire.

- Très bien, renifla-t-il, conscient du fait que son ton hautain était immédiatement contredit par la façon dont il se blottissait dans le bras de John. Achète juste de nouvelles choses. Ne pars plus jamais.

John rit encore, le son doux et étouffé contre sa peau. Il avait l'air heureux, heureux et jeune. Sherlock ne se rappelait pas la dernière fois où il l'avait vu heureux. Était un peu choqué de penser que cela puisse, quelque part, être de son fait.

John avait récupéré le babyphone lorsqu'il s'était levé pour aller chercher de l'eau et des serviettes humides, et ils s'étaient allongés ensemble dans le silence pendant un moment, écoutant seulement la respiration douce de Rosie dans le noir.

- Elle fait presque entièrement ses nuits maintenant, dit John. Enfin. Alors tu n'as pas – elle ne devrait pas te déranger. Beaucoup.

- Ça ne me dérange pas, dit-il, et il était sincère.

- On trouvera quelque chose, tu sais, dit-il. Pour les affaires. On fera en sorte que ça fonctionne.

- Sa sécurité est –

- D'une importance capitale, je sais, fit John. Je sais. Et c'est pour ça qu'on trouvera quelque chose. Je ne peux pas promettre que ce sera – simple. Mais –

- John, l'interrompit Sherlock.

Il tendit la main, toucha la joue de John. S'émerveillant du simple fait qu'il puisse faire cela, à présent.

- Elle t'aime, tu sais, dit John.

Il avait l'air très sérieux dans la pénombre. Il prit une inspiration, hésita.

- Et moi aussi.

Il ferma les yeux, essaya de mémoriser la cadence précise des mots de John.

- Achète juste de nouvelles, dit-il encore, sa voix étouffée par le coussin. Ne pars plus jamais.

John rit, d'un rire sincère et surpris. Son souffle était chaud et doux sur le visage de Sherlock.

- Dors, dit-il. Demain sera une belle journée.

Sherlock sourit, son sourire s'élargissant lorsque John se pencha et pressa ses lèvres contre les siennes.

Il resta éveillé pendant un moment, écoutant la respiration de John ralentir et se faire régulière. Ecoutant Rosie s'agiter doucement par le biais au babyphone. S'acclimatant à leur présence.

John grommela quelque chose dans son sommeil, son bras lourd et chaud se resserrant autour de la taille de Sherlock. Sherlock pressa un baiser léger sur sa tête, ses lèvres effleurant à peine ses cheveux.

Lorsqu'il s'endormit, il dormit profondément.

Pour la première fois depuis des mois, il ne rêva pas.


(*) Norbury à Dans la saison 3, Sherlock résout une affaire et fait ses déductions sans prendre en compte que la personne qu'il dénonce n'a rien à perdre et pourrait réagir sous le coup de l'émotion. Cette personne se nomme Norbury et, comme elle se retrouve piégée et que Sherlock se trouve face à elle, elle lui tire dessus.