Ora Belashari et Baish Macen

Le premier jour fut certainement le pire. Des années plus tard, Ora n'arrivait plus à s'en souvenir avec exactitude, comme si son esprit avait de lui-même tenté de l'en protéger. Elle se souvenait de la brutalité des gardes lorsqu'elle n'obéissait pas, eux qui criaient dans une langue dont elle ne parlait pas encore un mot- on n'utilisait pas de traducteurs avec les prisonniers. Elle se souvenait d'avoir contemplé ce désert, tellement éloigné des terres montagneuses de son enfance qu'elle n'arrivait pas encore à comprendre que ce serait là sa maison pour les prochaines années. Elle se souvenait du moment où la solitude était apparue, écrasante. Oh, même si à tout juste dix-sept ans elle aurait pu être une enfant Ora ne s'était jamais considérée comme étant naïve et elle avait su dès le départ dans quoi elle s'était embarquée… Mais ce jour-là, elle réalisa qu'elle était seule en terre inconnue. Que jamais elle ne remettrait les pieds sur Alteria. Que jamais elle ne reverrait ses parents, ou Ireno, ou Madeki. La séparer des siens avait sans doute la chose la plus cruelle qu'on lui avait faite.

Elle ferma les yeux quelques secondes, se souvenant de l'homme, l'officier gamilon qui avait conseillé à son père d'abandonner. C'était le seul qui leur manifestait du respect et même lui affirmait que jamais ils ne gagneraient. Quand elle rouvrit les yeux, elle se promit de ne plus jamais pleurer.

Apprendre la langue et la culture gamilon furent plutôt faciles, compte tenu des circonstances. Ora se découvrit bien vite une motivation toute neuve: que ce soit voulu ou non, leurs gardiens étaient moins sévères envers ceux qui non seulement parlaient leur langue, mais ceux qui n'avaient pas d'accent ou qui agissaient de la bonne façon. Ora estima le temps qu'elle mit à parvenir à une imitation presque parfaite quatre ou cinq ans- en années gamilons. Non, le plus difficile fut de se rappeler sa propre culture. Ora récitait en silence tous les soirs des mots qu'elle craignait d'oublier et tentait de se rappeler du moindre détail des paysages qu'elle avait parcouru aux côtés de Madeki et d'Ireno durant leur enfance, des endroits où ils avaient vécus avec leurs familles respectives, du jour où Ireno l'avait demandée en mariage. Mais les années passaient, et les visages devenaient flous tandis que ses interrogations persistaient. Ora ne voulait pas mourir… mais quelle raison de vivre y avait-il, ici?


Baish avait toujours vu le monde comme un endroit terrible et glacé.

-Que veux-tu dire? s'étonna Lera, la première fois qu'il tenta de lui exprimer son sentiment.

C'était maladroit de sa part puisqu'il n'avait jamais tenté de l'exprimer à voix haute, mais il ressentait l'espace qui les entourait tel qu'il était: un grand vide. Et des centaines, voire des millions de petites bulles de vie qui flottaient dans cette immensité. Lera lui sourit sans lui faire remarquer le non-sens de ses paroles.

-Où voudrais-tu être, ailleurs qu'ici?

-Nulle part.

Lera et lui étaient nés dans les étoiles et ils mourraient dans les étoiles. Il sourit à son tour en la regardant, sa belle compagne. Les hommes et les femmes de Gatlantis se liaient rarement pour toujours, mais même si ce n'était que pour un temps il était heureux que cette femme magnifique l'ait choisi. Il se rallongea à ses côtés, l'aimant encore.

Leur capture sonna la fin définitive de leur vie sur Gatlantis. Il n'y aurait pas de retour en arrière et pour leur peuple, ils étaient déjà morts. Ce fut à ce moment que Baish épousa Lera, sous la menace d'être séparé d'elle. Pour les peuples où cette union existait, elle revêtait un caractère particulier et il pourrait rester avec elle… même si leur possibilités de se voir devinrent minimes, au moins elle était là, si près de lui. Sa nouvelle existence, il s'y fit sans peine. La vie était dure, certes, mais elle l'était aussi sur Gatlantis… jusqu'au jour où il ne vit plus Lera. Le lendemain, on lui remit la nouvelle-née.

Il n'avoua jamais à Shadra comment il l'avait haïe, la première seconde, elle, cette horreur bâtarde à la peau bleue qui venait de lui prendre Lera. Cela ne dura pas plus longtemps. À l'instant où on lui mit l'enfant dans les bras, qu'il remarqua qu'elle tenait de Lera, qu'il constata qu'elle n'était pas plus importante aux yeux des gamilons qu'elle ne l'avait été pour lui la seconde plus tôt… À défaut de l'aimer immédiatement, il jugea qu'elle méritait de vivre, et mieux, qu'il faillait qu'elle vive. Le matin du deuxième jour, juste avant l'heure du midi, il confia la nouvelle-née à un groupe de femmes, ne pouvant la nourrir lui-même. L'une d'entre elles la prit volontiers, une femme d'Alteria encore relativement jeune qui ne parlait que gamilon alors que lui, pas, mais il comprit néanmoins qu'elle lui demandait son nom.

-Shadra, répondit-il à la hâte, donnant le seul prénom de Gamilas qu'il connaissait.

C'était le prénom d'une survivante. Cela l'aiderait peut-être.


Cela faisait presque dix ans quand Ora vit Shadra pour la première fois. Ora perdait parfois le compte du temps qui passait, mais elle estimait n'avoir que vingt-six ans quand elle rencontra cet homme, gatlantéen, un bébé dans les bras. C'était une scène inhabituelle, mais elle comprit bien vite que ce n'était pas la sienne et qu'il lui cherchait une autre mère. Elle tendit les bras pour le… la prendre. C'était une petite fille métisse, une énième demi-gamilon, et à cet âge, elle ne représentait qu'un fardeau… Mais manifestement, l'homme désirait qu'elle vive.

-Quel est son nom? demanda-t-elle à voix basse, comme l'enfant dormait.

-Shadra, répondit l'homme après quelques instants.

Ora sourit. Shadra… Avec une voyelle de plus, on aurait dit un prénom de son pays. L'homme ne la remercia pas- sans doute ne savait-il tout simplement pas comment le dire- mais elle veilla sur l'enfant, les premières années, jusqu'à ce qu'elle soit assez vieille pour aller vivre avec son père. Ora savait que l'homme n'était pas son père, qu'il ne pouvait tout simplement pas l'être, mais au final cela avait peu d'importance. Il la traitait bien, apprit-elle de la bouche de Shadra au fil des années. Et ils s'aimaient réellement comme père et fille. Elle sut simplement, à travers les lignes, qu'ils étaient liés d'une façon ou d'une autre par le sang. De toute façon, elles étaient tellement différentes l'une de l'autre qu'elle n'aurait pu être sa mère. Mais apparemment, Shadra elle-même avait une autre opinion sur la question. De toutes les femmes qui avaient veillées sur elle au fil des ans, Ora était celle qu'elle préférait.

Elle avait bien grandi, sa fille. Ora savait que ce n'était pas tous les enfants, ici, qui avaient la chance d'atteindre dix-neuf ans.

Elles savaient toutes les deux ce qui se tramaient, bien sûr. Ora avait encore peur, bien sûr, de cette peur sourde et diffuse qui ne l'avait jamais réellement quittée, mais pour Shadra et pour d'autres elle savait que ce ne pouvait qu'être la bonne chose à faire.


Ce ne fut qu'après que Baish et Ora firent réellement connaissance. C'était plutôt étrange que même après s'être côtoyés pendant des années, ils ne savaient presque rien l'un de l'autre.

Ils ne seraient jamais tout à fait comme Shadra l'espérait: Baish avait encore en mémoire le souvenir de Lera et Ora pensait encore à Ireno. Mais leur fille était toujours entre eux, leur rappelant qu'ils étaient liés, d'une certaine façon. C'était l'unique chose qui avait toujours été positive au sujet de Leptapoda: cette solidarité qu'elle créait entre des êtres pourtant différents et les grandes familles qui en naissaient. Et maintenant, le passé qui laissait sa place au futur, à un avenir, chose qu'ils n'avaient pas eue en des décennies.

Le passé ne s'effacerait pas de sitôt, bien sûr. Mais étrangement, beaucoup d'entre eux étaient restés sur ce monde.