Mal et Evie

Magie/Angst


Il n'y eut pas d'avertissement. Aucun signe avant-coureur.

Il y eut juste Mal qui se réveilla un matin, de plus mauvaise humeur que d'ordinaire. Tout au long de la journée, elle se montra plus irritable, plus grincheuse, plus agressive. A chaque fois que l'un de ses amis tentait de lui parler et de savoir ce qui n'allait pas, elle répondait que tout allait bien, et qu'elle avait juste mal à la tête.

Une migraine puissante pouvait effectivement expliquer son comportement, mais cela n'empêcha pas Evie de se faire du souci pour elle. Son inquiétude atteint son apogée en fin d'après-midi, alors que Mal sécha les deux dernières heures de cours sans avertir personne.

Ce fut donc avec appréhension que l'adolescente aux cheveux bleus se hâta de rejoindre leur chambre une fois les cours terminés. Chambre qu'elle découvrit dans un état désastreux, alors que toutes leurs affaires – et principalement celles de Mal – se retrouvaient sens dessus dessous, jetées à travers la pièce, déchirées, en morceaux, victime d'une rage inexpliquée.

Le ventre noué, Evie s'avança au milieu du carnage, son inquiétude uniquement décuplée par l'absence de son amie. Puis un bruit en provenance de la salle de bain retentit, et même s'il n'avait rien de rassurant en soi, le soulagement s'empara d'elle alors qu'elle prenait la direction de la petite porte blanche située au fond de la pièce.

— Mal ? appela-t-elle doucement.

Pas de réponse. Mais rapidement, un autre bruit tout aussi violent que le précédent se fit entendre.

— Mal, est-ce que c'est toi ? Est-ce que tout va bien ?

Cette fois, le silence fut complet de l'autre côté de la porte, et elle s'imagina son amie immobile et indécise.

— Réponds-moi, s'il-te-plaît. Promets-moi juste que tu n'es pas blessée, ou en danger.

— Je vais bien, répondit finalement la voix de son amie, étouffée par la porte qui les séparait. J'ai juste besoin de rester seule.

Evie acquiesça, puis réalisa qu'elle ne pouvait pas la voir et soupira.

— Si tu as besoin de moi, je suis juste là, d'accord ?

Elle n'obtint pas de réponse, mais elle n'en attendait pas. A la place et à défaut d'être réellement utile, elle entreprit de ranger leur chambre.

oOoOoOo

Une heure s'était écoulée. Presque deux. Et Mal n'avait toujours pas réapparu. Régulièrement, Evie avait entendu des bruits en provenance de la salle de bain. Certains étaient clairement identifiables comme des grognements, des coups et des râles d'agacement, mais d'autres étaient plus mystérieux et étranges. A chaque minute qui passait, elle se demandait ce que Mal faisait, et ce qui avait provoqué tout ça. Mais elle n'avait pas le moindre indice pour répondre à cette question, et n'avait pas d'autre solution que de simplement attendre.

Et puis Mal devint complètement silencieux. Des moments de calme, il y en avait eu au cours de la dernière heure, mais celui-ci s'étira plus longuement, jusqu'à devenir insupportable pour Evie, qui retourna frapper à la porte de la salle de bain.

— Mal ?

Silence. Un silence tellement intense qu'il en était terrifiant.

— Mal, réponds.

— Va-t'en.

Au moins, elle était vivante. Mais quel que ce soit le problème, il ne semblait définitivement pas vouloir se résoudre seul, alors Evie actionna la poignée de la porte, même si elle savait qu'elle était fermée à clé.

— Ouvre la porte s'il-te-plaît.

— Va-t'en Evie.

— Écoute, je ne sais pas ce qu'il t'arrive, mais quoique ce soit, peut-être que je peux t'aider ? Peut-être que simplement en parler pourrait t'aider.

A nouveau, le silence. Puis un marmonnement trop étouffé pour être compréhensible. Et finalement...un sanglot ?

Le cœur d'Evie rata un battement, et elle lâcha la poignée.

— Est-ce que tu pleures ?

Le silence. Juste du silence, tellement calme et vide qu'il en était assourdissant. Evie ne pouvait pas accepter l'idée que Mal était là, à seulement quelques centimètres d'elle, très probablement en train de pleurer, et ne rien faire pour l'aider.

— Mal, ouvre cette porte et parle-moi.

— Laisse-moi tranquille.

— Non. Si tu n'ouvres pas la porte, je vais chercher un des garçons pour qu'ils le fassent.

Elles savaient toutes les deux qu'ils en étaient capables. Jay n'hésiterait pas à défoncer la porte, et Carlos avait la possibilité de crocheter n'importe quelle serrure en quelques minutes. A vrai dire, Evie elle-même pouvait le faire, mais elle voulait laisser l'occasion à Mal de prendre l'initiative. Plusieurs secondes s'écoulèrent, dans un silence où ne résonnait que la respiration d'Evie. Puis le bruit de la serrure retentit enfin, et la porte s'entrouvrit.

C'était seulement de quelques centimètres, mais Evie eut droit à un aperçu de cheveux violets avant d'entendre une masse toucher le sol. Elle supposa que Mal s'était assise par terre, adossée à la porte pour l'empêcher de l'ouvrir davantage, cédant à sa demande mais refusant toujours de la laisser entrer.

— M, qu'est-ce qu'il se passe ?

Un sanglot étouffé lui répondit, et elle patienta, sachant qu'une réponse allait finir par arriver.

— Je ne peux pas faire ça, prononça Mal dans un souffle.

— Faire quoi ?

— Être comme elle. Lui ressembler. Savoir que quand les gens me regarderont, ils verront...

La voix de Mal s'étrangla et Evie appuya gentiment contre la porte, confuse.

— De quoi tu parles ? Ressembler à qui ? Mal, laisse-moi entrer.

— Non ! Je ne veux pas que tu les voies. Personne ne doit les voir.

Il y avait quelque chose d'étrange dans son intonation. Quelque chose de désespéré. Le cœur d'Evie se tordit d'un drôle de pressentiment, et elle s'appuya plus fort contre la porte, faisant contrepoids avec Mal de l'autre côté.

— Evie, non ! protesta celle-ci en se mettant debout pour refermer la porte.

Mais c'était trop tard. Evie avait suffisamment de force et plus de détermination. Avec Mal qui s'était redressé, il n'y avait plus rien pour bloquer la porte et elle s'ouvrit en grand, forçant les deux filles à se faire face.

— Mal, qu'est-ce que...

Evie s'interrompit. Face à elle, Mal avait le visage trempé de larmes. Son regard était fuyant, presque honteux. Sur sa tête, ses cheveux étaient en bataille, emmêlés, complètement hirsutes à force d'avoir été agités. Et au milieu d'eux, discrètes mais bien visibles, pointaient deux petites cornes qui, Evie en était certaine, n'étaient pas là le matin-même.

Il y eut un silence. Un long silence au cours duquel elles restèrent toutes les deux immobiles, sans savoir quoi dire. Mal croisa les bras dans une piètre tentative de s'étreindre elle-même, comme si ça allait changer quoi que ce soit. Elle ressemblait à une enfant perdue qui ne savait pas quoi faire de son corps. Son propre corps qui la trahissait, la faisant ressembler à une femme qui avait toujours bien trop d'emprise sur elle.

La Mal d'autrefois, sur l'île de l'Oubli, aurait été ravie de voir ces deux petites protubérances apparaître sur sa tête. Ça aurait été l'accomplissement absolu, la preuve qu'elle était l'héritière de sa mère, la concrétisation de tous ses efforts pour être digne d'elle.

Mais Mal n'était plus cette fille. Elle avait changé. Elle avait grandi, et ses efforts servaient aujourd'hui à se faire accepter dans un monde qui la craignait toujours beaucoup trop. Dans un monde où sa valeur était perpétuellement remise en question, où ses racines la condamnaient à toujours être jugée, mise à l'écart, surveillée.

Comment allait-elle faire maintenant, pour prouver ses bonnes intentions alors que son apparence même dénonçait ses origines ?

Brusquement, la honte et la détresse quittèrent le visage de Mal pour laisser place à la douleur. Une douleur fulgurante qui vrilla son crâne alors qu'elle portait ses mains à sa tête, s'emparant de ces deux bouts de cornes, les serrant, les grattant, tentant de les arracher à tout prix alors qu'ils continuaient de pousser. Elle grimaça, retenant le hurlement qui menaçait de s'échapper, et s'écroula à genoux sur le carrelage.

Evie la regarda, les yeux écarquillés d'horreur, comprenant soudain le désordre dans leur chambre et dans cette pièce. En face d'elle, Mal était pratiquement pliée en deux de douleur et un long gémissement sortit de sa bouche. Puis, aussi vite qu'elle était venue, la douleur sembla s'estomper, la laissant par terre, tremblante alors que de nouvelles larmes dévalaient ses joues.

— Je les déteste, murmura-t-elle en se recroquevillant sur elle-même.

Impuissante et désemparée, Evie s'agenouilla à ses côtés et passa ses bras autour d'elle. Elle ne prononça pas un mot, se contentant de serrer son amie dans une piètre tentative de réconfort. Elles savaient toutes les deux que quoiqu'elle dise, quoiqu'elle fasse, elle ne pouvait pas aider.