- L'enfant de Lima, Partie I, Tears :
Vingt ans plus tôt…
« Attendez-moi ! »
La voix du gamin, fluette mais sonore, se rapprochait. Ils s'arrêtèrent. Il vit qu'elle avait l'air furieuse, comme à chaque fois qu'il les suivait, qu'il essayait de pénétrer dans leur monde secret.
« Il nous suit ! »
Elle fit demi-tour.
« Où est-ce que tu vas ? » lança-t-il, car il ne voulait pas se retrouver seul dans l'obscurité écrasante, avec les arbres qui se refermaient sur lui.
Elle cria par-dessus son épaule : « Continue, je te rattraperai ! »
Elle disparut. Il attendit deux minutes avant de se remettre en route, seul. Il les entendit chuchoter, puis elle cria d'une voix qui résonna à travers les bois : « Fiche le camp ! Va t'en ! » Il y eut un silence, ensuite un hurlement indigné, suivi d'un gémissement.
Elle ressurgit d'entre les arbres, au pas de course, son petit sweat penchant d'un côté, et le dépassa en criant : « Viens, vite ! »
Il s'élança derrière elle, le regard fixé sur ses fines jambes blanches qui disparaissaient par intermittence. Derrière eux, le hurlement d'abandon et de colère faiblit. Il éprouva un brusque remords, mais très vite, les cris s'évanouirent dans la forêt et il n'entendit plus que le bruit rauque de sa propre respiration alors qu'il luttait pour la rattraper. Elle avait toujours été la plus athlétique. Il était le plus grand, mais c'était bien elle la plus rapide, pour tout.
Elle ralentit un peu, et il vint se placer à côté d'elle. Elle lui souriait, il tentait toujours de reprendre son souffle.
Pas besoin de parler. Ça suffisait d'être avec elle, loin de son père, libre d'errer dans la forêt. Il avait peur ici, parfois, mais il n'était pas question qu'il le lui dise. Il ne souhaitait pas prendre son coude pointu dans les côtes, entendre sa voix moqueuse : « De quoi est-ce que t'as peur ? Hein ? »
Il ne voulait pas qu'elle sache qu'il avait peur des arbres noirs aux feuilles luisantes, des collines qui se dressaient comme des murailles tout autour non loin d'eux, du silence anormal qui régnait dans les champs de maïs, où leurs pas ne faisaient presque aucun bruit. Il y avait bien longtemps qu'il avait appris à cacher sa peur, car il savait que son père le rouerait de coups au premier signe. Mais elle, dans son humble contraire, ne craignait rien : elle n'avait jamais tremblée avant une raclée, n'avait jamais senti la force de la fureur et du désespoir d'un autre. En ce temps, elle ne voyait que ce qu'il y avait de léger et de lumineux dans le monde.
Ils sortirent du tunnel d'arbres, contournant la nouvelle carrière où la grosse machine se reposait, immobile et silencieuse. Ils passèrent sans se faire remarquer des ouvriers qui déjeunaient sous un arbre. C'est vrai qu'il faisait drôlement chaud.
Parvenus au sommet des terrasses raides qui s'effondraient petit à petit, ils regardèrent en contrebas la cime des chênes et le toit en tôle ondulée. Descendant les marches deux par deux, ils gagnèrent l'arrière de la maison. Il souleva la fenêtre sans difficulté, elle se faufila à l'intérieur, puis la tint ouverte pour lui. Il la suivit jusque dans la cuisine. Il faisait lourd. De fines perles d'humidité scintillaient sur sa nuque, sous sa petite tresse blonde. Ils traversèrent les pièces faiblement éclairées, vides, en direction de l'escalier en bois. Ils grimpèrent sous les combles et s'arrêtèrent sur le seuil de la pièce. Ils se regardèrent, puis se mirent à rigoler, à bout de souffle, aspirant les odeurs familières de poussières et de bois humide. Les grains de poussières tremblotaient comme une auréole autour de sa tête. Ils se dirigèrent vers la fenêtre qui donnait sur la route, pour vérifiait qu'il ne les avait pas suivis.
Mais si.
Ils le virent, sa petite silhouette illuminée par un rayon de soleil, et alors un rugissement assourdissant leur parvint et la terre se mit à bouger…
Après, ils rentrèrent chez eux sans rien dire. Les arbres noirs les enveloppèrent comme un linceul.
Quelque chose de dur et de douloureux lui restait en travers de la gorge, une chose qu'il ne faudrait jamais dire, de peur que les mots ne la rendent réelle. Chez eux, on leur poserait des questions. Il ne dirait jamais rien, et elle non plus. De cet manière, ils étaient liés l'un à l'autre, mais pour combien de temps encore ?