Prologue

C'est après le shawarma que tout commence, en fait.

On pourrait s'attendre à ce que ce soit une Fin. Belles images finales d'un film : des débris incandescents volent dans l'air et les héros, sales, fatigués mais satisfaits sont assemblés autour d'une table, dans le dernier restaurant intact au milieu d'un champ de bataille. Fin, et place au générique.

C'est peut-être une fin, en fait. Pour beaucoup de gens, ça doit l'être. Pour beaucoup, fin d'une journée horrible alors que le soleil se couche avec indifférence sur les ruines de Manhattan. Pour les pompiers, sauveteurs, agents de police et secours divers, c'est la fin d'une invasion, la première de son genre et l'occasion d'évacuer les blessés et d'aider les survivants. La fin d'un cauchemar. Le début de la guérison.

Pour les médecins et la municipalité, c'est le commencement de mois de travail pour revenir à une vie et une circulation normales, peu importe les cadavres de baleines spatiales abandonnées dans les rues.

Clint Barton est familier avec ce cycle, il a fréquenté son lot de champs de batailles. Jamais encore au milieu de New York, non, mais il a connu des villes vivant sous les bombardements, incessants ou soudains et sait que la vie triomphe toujours même au prix de situations incongrues.

C'est pourquoi le shawarma de fin du monde ne le choque pas terriblement. Il est affamé, et les coupures d'électricité inévitables dans la grande métropole blessée vont mener rapidement au rationnement. S'il veut de la nourriture fraiche et abondante, c'est maintenant ou jamais.

La scène ne le choque donc pas. La compagnie, oui.

Romanova et lui travaillent en équipe assez souvent, simplement parce qu'ils sont affectés au même agent. Les Spécialistes comme eux (« atouts » n'est plus politiquement correct, apparemment) ne peuvent travailler pour SHIELD que sous l'autorité d'un agent dont la loyauté est prouvée. Il est possible qu'une seule personne soit jugée capable de les contrôler. Ou alors personne d'autre ne veut avoir affaire à eux. A son avis, les deux sont possibles. C'est quand même du gâchis. Leurs spécialités, à Romanova et à lui, se chevauchent : pourquoi avoir deux assassins professionnels quand un seul suffit ?

Il a appris à ne pas poser de questions. Il n'est pas payé pour penser, et tant qu'on ne lui demande pas d'endosser la responsabilité pour les erreurs des autres, il ne se plaint pas.

Romanova et lui passent donc pas mal de temps en compagnie. Ni l'un ni l'autre ne parlent beaucoup, sauf pour une opération. Ils ont appris à s'y faire.

Les autres participant à cette scène de partage le surprennent, par contre. Captain America ? Est-ce qu'ils l'ont décongelé pour le lancer directement dans la bataille ? Clint n'est même pas sûr qu'un mois se soit écoulé depuis le dégivrage. Ça ne peut pas être sain. Banner ? Le Hulk, au milieu de Manhattan ? Qui a autorisé cette opération ? Il a croisé Thor et s'en souvient bien : muscles, foudre et marteau, oui. Cerveau, plan, et évaluation des dégâts ? Non.

Stark. La dernière fois que Romanova a parlé de Tony Stark c'est pour regretter qu'il ne lui ait pas été assigné comme cible. « Un vrai plaisir » prend du poids venu d'une femme qui a tué des années par devoir et maintenant par pénitence, aussi bizarre que ce soit.

Et maintenant tout ce joli monde est assis, joue contre joue, plaisantant comme les meilleurs amis du monde. Huh. Il a vraiment dû rater quelque chose pendant son coma assisté.

Ce qui l'étonne le plus, c'est l'absence de Coulson. Qu'on ait relâché Clint dans la mêlée en lui disant : « tire de ce côté » est déjà surprenant, il soupçonne que la situation était plus désespérée que ce qu'il en a vu. Le fait que personne ne lui ait réclamé un rapport contredit tout ce qu'il connait de SHIELD.

Et que l'agent auquel il est affecté ne soit pas là pour reprendre contrôle…

Il avale son shawarma tout en élaborant des hypothèses.

Attaque directe sur le quartier général ? Fury est invalide ?

Ça réclamerait la présence de la Troïka : Sitwell, Hill et Coulson sont l'autorité immédiatement en dessous du Directeur.

Mais il s'attendrait quand même à ce qu'on lui délègue un agent mineur. Ou est-ce que Romanova est son escorte ?

Autant lui demander.

« , chaton », plaisante-t-il en russe (c'est la seule langue dans laquelle elle accepte ses petits surnoms), « est-ce que tu me ramènes au QG ou on attend Coulson ? »

Silence.

Il a été plutôt discret, ou du moins il le pense. Il n'a pas mimé sa question mais il ne l'a pas criée non plus et avec le bruit du désastre autour d'eux et le boucan d'une bande de héros en descente d'adrénaline, il comptait sur sa partenaire pour lire sur ses lèvres.

Mais apparemment, il a prononcé les mots magiques.

Qu'est-ce qui a bien pu se passer ?

Les autres se regardent, le visage crispé et incertain. Stark fixe la table comme un enfant coupable. Le Captain, qui somnolait sur la table est soudain bien réveillé.

« Romanova ? »

Il la fixe. Sa partenaire n'est pas une femme facile à bouleverser ou à lire. L'air perdu qu'elle affiche est vraiment inquiétant.

La Veuve Noire se reprend.

« Coulson est mort. »

« … »

Du coin de l'œil, il enregistre distraitement Captain America tordant sa fourchette.

« Comment. Quand. »

Sa voix est vide d'émotion et il ne ressent effectivement rien. Ça ne peut pas être réel. Une hallucination ? Est-ce qu'il est encore dans le coma, quelque part à Stuttgart ?

Elle explique. Les autres ajoutent des détails çà et là. Ils le regardent comme une bombe qui va exploser et pour la première fois il réalise que le projet Vengeurs, le fantasme chéri de Fury, s'est réalisé. Il y a les fondations d'une équipe devant lui. Avec encore beaucoup de points faibles, d'accord, et maintenant que la crise est passée, c'est un miracle s'ils survivent un mois ensemble… mais il y a quelque chose là. Une possibilité et Clint…

Clint vit de possibilités.

C'est quand ils se taisent, tous, après que Stark ait émis un dernier flot de justifications et ce qui ressemble fortement à des excuses que Clint réalise qu'ils attendent sa réaction. Romanova est tendue et anxieuse, elle vient sans doute de réaliser que le protocole habituel n'est plus applicable. Mais les autres… les autres le guettent comme s'il était une victime. Ou plutôt comme s'il était la veuve d'une victime. Ils le regardent avec pitié, avec culpabilité, avec remords.

Il faut qu'il sorte de cette pièce. Avant de dire quelque chose qu'il ne devrait pas.

« J'ai besoin d'air. », il déclare avant d'enjamber le banc où il était assis et de sortir sans regarder personne.

Il sort par derrière. Bien sûr qu'il a repéré la sortie de secours, c'est un professionnel, c'est la base. Seize moyens de sortir de cette salle de restaurant dont seulement cinq par la porte principale. Les dégâts lui donnent un avantage : le plafond est plus accessible que d'habitude.

Il ne peut pas s'éloigner trop : il a des ordres permanents. Savoir si ces ordres tiennent toujours… c'est le point de ces cinq précieuses minutes qu'il s'accorde, avant que Romanova en bon petit agent surmonte son émotion inattendue et le retrouve.

Il termine dans une petite ruelle sombre, encombrée de poubelles mais presque intacte : le lieu idéal pour vendre de la drogue, dépouiller un passant trop naïf ou dormir à l'abri des flics. Il connait les rues comme ça : elles sont le décor de son adolescence, il y a vécu ou en a vécu. Il est aussi seul qu'il peut l'être, pour les quatre minutes qui lui restent.

Coulson est mort.

Coulson. Est. Mort.

Un bruit comme un échappement de gaz lui échappe et il doit se bâillonner lui-même pour ne pas trahir sa présence plus bruyamment.

Coulson Est Mort.

Putain de bâtard, pense-t-il avec une joie intense. Enfin. Onze ans après, le putain d'enculé de bâtard est mort.

Ça ne peut pas être vrai. C'est trop beau. Mr Super Agent, décédé ?

Mais l'histoire est assez incroyable pour être plausible. Pour tuer Coulson, il fallait bien un prince extraterrestre fou, une arme magique et cinq superhéros pour venger sa mort. Il ne manque plus qu'un cercueil de bois flottant sur un fleuve de bière pour compléter la légende. Ça pourrait encore être un coup de Fury, il en a monté de plus grosses, mais s'il se découvre maintenant, l'histoire origine des Vengeurs s'écroule et il a cinq (enfin au moins deux : Captain America et Iron Man) types très très énervés sur les bras surtout s'ils n'ont pas l'habitude de se sentir coupable.

Ça sent quand même le coup monté, la scène parfaite : mais Fury a pu se servir du cadavre qu'il avait sur le moment (et pourquoi un type qu'ils connaissaient tous à peine vaut plus que les centaines d'agents qui sont morts sans se faire remarquer, il se le demande).

Trois minutes.

Putain d'agent Coulson, que Dieu le maudisse, est enfin mort. Maintenant, qu'est-ce que ça signifie pour Clinton Francis Barton ?

Contrairement à ce qu'imaginent la plupart des agents qui le croisent, Clint a été « accepté » par SHIELD « sous conditions ». Ce qui veut dire qu'il n'a pas été accepté du tout : il a été recruté au bout d'un fusil, comme pas mal de mercenaires le sont. Sa situation était assez mauvaise pour qu'il ne puisse pas vraiment dire non (le canon d'un fusil est un langage en son genre) mais il pensait vraiment signer tout ce qu'ils voudraient de la main gauche et se tirer quand il irait mieux. Personne n'a jamais réussi à le retenir avant. Les gens qui croient qu'il a seulement appris le tir à l'arc prouvent seulement qu'ils ne connaissent rien au cirque. Il est assez bon en clown (et déguisements), s'entend bien avec les animaux (même ceux qui ne devraient pas) et l'évasion est un de ses meilleurs atouts.

Mais à vingt-trois ans, il commençait à être connu et c'est une leçon qu'il retiendra : tout ce que les gens savent de toi pourra être utilisé à tes dépends. Aussi quand il a croisé SHIELD, ils étaient prêts pour lui. Il a vu son dossier depuis (au moins la partie accessible) et la première recommandation est de ne pas croire un mot de ce qu'il dit, ni aucune de ses expressions. Barton, disent-ils, est un menteur accompli et un escroc expert. Sa carrière de mercenaire est relativement récente. Les années précédentes, il a vécu de la crédulité des gens. Suivait une longue liste de gens dont d'après eux il aurait « abusé ». Pas tous, bien sûr, loin de là, mais assez pour mettre en garde même des agents qu'il n'a jamais rencontrés… s'ils valent leur pesant de cacahuètes, bien sûr. Il y a toujours des idiots, même dans SHIELD, qui préfèrent suivre leur première idée alors même qu'ils travaillent dans l'espionnage et la tromperie professionnelle. Pendant un temps, il a été affecté au tri des nouveaux agents pour séparer le bon grain de l'ivraie, mais il prenait trop de plaisir à les enfoncer. Maintenant, il est appelé une ou deux fois par an pour estimer les plus extrêmes et voir s'il peut en tirer quelque chose.

Deux minutes.

Il a été affecté à Coulson parce que le fils de pute est celui qui l'a attrapé et lui a cassé la jambe, parce qu'il l'a fait rouler de ce toit dans la benne en dessous avant de lui expliquer qu'il était maintenant un atout de SHIELD. Et parce que Coulson est le seul estimé même pas assez maousse, mais assez malin pour le rattraper s'il s'enfuit. Ou le précéder. Lui et Clint ont eu pas mal de « rencontres » au cours des années, mais ça fait sept ans que Clint n'essaie même plus sauf pour le principe. Il vit la vie honnête du petit agent moyen, sans ambition, ivre de bière légère le weekend et plaisantant avec les juniors. La seule idée le fait vomir, mais c'est tout ce qu'il a pour l'instant : disparaitre, se dissimuler si profond que ses maitres oublieront (peut-être) que c'est un renard qu'ils ont en laisse, pas un chien.

Peut-être.

Mais sans Coulson… ses chances ont triplé.

Maintenant, qu'est-ce qu'il veut ?

Il est un peu trop tard pour reprendre son existence de tueur à gages. Oh, il a toujours la capacité, une grande partie des missions consiste à tuer qui gêne l'organisation pour laquelle il travaille, même s'il le fait aux couleurs du drapeau (ou dans la nuit sans laisser de carte). Mais Clinton Francis Barton a toujours été terre à terre et il pense encore que c'est ce qui l'a sauvé alors que son mentor est mort et son frère en prison à vie. Ses exigences sont modestes. Barney voulait dévorer le monde et ça lui est revenu dans la gueule. Clint aime vivre, merci.

Mais la vie d'un tireur d'élite dépend de sa vue. 30 ans est le maximum de l'acuité visuelle, après c'est la dégradation prévisible. SHIELD lui assure qu'ils ont une retraite prévue pour lui, et il les croit presque. Mais ça ne lui suffit pas : il veut sinon la grande vie qu'il a connu à dix-huit ans, au moins plus que la moyenne. Un pavillon et un jardin, ça n'est pas assez, il n'est pas un pompier.

Il a 28 ans. Il lui reste deux ans, peut-être trois avant de quitter l'agence. Il peut les utiliser à son avantage pour améliorer ses conditions.

Coulson est mort. SHIELD est dans le bordel le plus complet. Même Fury n'a pas pensé à lui envoyer une escorte ou un message. C'est le chaos.

Il veut en sortir avec la plus grosse part du gâteau, une réputation impeccable et personne qui le poursuit.

C'est faisable. Il a déjà le commencement d'un plan.

Il faut qu'il parle au Directeur.

« Il faut que je parle au Directeur », dit-il à Romanova qui a choisi ce moment pour apparaitre à l'entrée de l'allée.

Ça commence maintenant, se dit-il avec un frisson d'excitation. Le temps est revenu de jeter ses dés sur la table. Et maintenant il est plus vieux, et si SHIELD le connaissait quand ils sont venus à ses trousses, maintenant lui les connait dans les moindres détails.

« Allons-y », se contente-t-elle de dire.


A Suivre.