Praimfaya

[Jour 1]

Sous mes yeux, la Terre semble irréelle. L'ocre et l'écarlate se mêlent dans une danse mortelle et déjà, la surface de celle qu'on nommait "la planète bleue" disparaît sous la cendre et le sang. Tout a disparu. Je me souviens m'être demandé autrefois comment c'était là-bas. Comment c'était de fouler la terre et pas ce sol froid et lisse, de respirer l'air pur et pas cet oxygène inodore, de boire l'eau à la source et pas ce liquide sans saveur, de contempler l'aube et le crépuscule en lieu et place de la nuit infinie de l'espace. Je me souviens avoir contemplé l'émeraude de ses forêt, le nacre de ses nuages et le saphir de ses océans depuis les fenêtres de l'Arche plus d'une fois.

L'émeraude des forêts, le saphir des océans...Mes pensées tourbillonnent tel le chaos sous mes yeux et m'emmènent malgré moi vers celui qui règne en moi. Je ferme les yeux et expire doucement, m'efforçant au calme.

Je ne me rappelle pas de la dernière fois où j'ai pu serrer ma soeur dans mes bras et la regarder dans les yeux, mais je me rappelle de ce premier jour sur terre, et m'être dit que toutes les forêts du monde ne valait pas le vert éclatant de son regard. Ces prunelles emplies d'espoir et d'excitation pour ce nouveau commencement. Tout cela me semble tellement loin maintenant, comme venu me hanter d'une autre vie. Je la vois presque devant moi, sauter pieds joints dans la terre et la poussière, j'entends les aiguillons de pins craquer sous ses bottes tandis qu'elle lève ses poings au ciel et hurle "On est de retour, bâtards !".

Une autre voix remonte de mes souvenirs de ce jour mémorable. Une voix dure et impérieuse qui s'écrie : "Stop, arrêtez !" Je la revois s'avancer vers moi d'un pas décidé, prête déjà à soulever des montagnes, à se battre, à survivre. "Dehors, l'air est peut-être contaminé !"avait-elle crié en me dévisageant de ses prunelles d'azur comme si elle voyait déjà à travers moi.

Je pourrai sourire à ses souvenirs. Ils sont heureux et viennent d'un temps où tout ce dont nous avions à nous inquiéter était de boire et de manger. De nos premiers instants sur terre, pas de natifs, pas d'hommes des montagnes, pas de commandant ni de coalition, pas de puce ou d'intelligence artificielle, pas de tyrans, ni d'innocents condamnés à la mort.

Cependant, j'ignore si je pourrai à nouveau sourire un jour. J'ai perdu cette faculté petit à petit, sans m'en apercevoir, au fur et à mesure des jours passés sur Terre et des épreuves traversées. J'ai fini par tout perdre. La Terre m'aura tout enlevé. Même l'émeraude des forêts. Même le saphir des océans.

Ma gorge se serre et je lutte contre les larmes qui montent à mes yeux. J'attrape machinalement ce que je trouve devant moi, futile tentative d'interrompre le flot de mes pensées. Je me rends compte qu'il s'agit d'une bouteille d'alcool au moment où je la saisis entre mes doigts. "Le Baton - à ouvrir sur Terre" est inscrit sur son étiquette. Ma gorge se serre davantage. Dommage qu'elle soit vide, j'aurai bien eu besoin d'un verre. "J'en aurai besoin de plus d'un..."

Mes doigts se serrent sur le goulot et je me replonge dans l'observation de la Terre dévastée. Pour Octavia, j'ose encore y croire. Je la sais à l'abri du bunker sous Polis, je la sais entourée de gens de confiance. J'aurai confié ma propre vie à Kane, Indra ou Abby. Je sais qu'elle respire, alors j'ai espoir de la revoir. Dans ma tête, j'ai déjà lancé le décompte des jours qui me séparent de nos retrouvailles. J-1825. Encore 5 ans et je pourrai la serrer dans mes bras à nouveau.

Pour elle en revanche, il n'est même plus question d'espoir. J'ai vu le NightBlood être insuffisant. J'ai vu cette solution échouer. Je m'efforce de ne pas y penser, car je sens, à l'aune de mon esprit, que la douleur est sur le point de m'engloutir tout entier. J'interdis à son prénom d'effleurer mon esprit. J'interdis aux mots d'affleurer jusqu'à mon cerveau. Je ne parviens pas à croire qu'elle puisse ne plus exister dans ce monde ou un autre. Je n'arrive pas à le formuler, même en pensée. Pourtant, il faudra que j'y fasse face un jour, bientôt...

Derrière moi, j'entends des bruits de pas et je n'ai pas à me retourner pour reconnaître Raven. Elle s'avance à mes côtés et laisse son regard caresser le spectacle qui se joue sous ses yeux.

Elle nous a sauvés, encore...murmure-t-elle, la voix légèrement brisée par les pleurs qu'elle retient, ceux-là même que je retiens.

Je tourne ma tête vers elle, surpris que ses pensées soient à l'aune des miennes, tournées vers elle et son sacrifice. Ses mots résonnent en moi et je me fige, presque brisé par leur signification.

Tu penses qu'on peut faire ça, sans elle ? me demande-t-elle à mi-voix.

Je me tends encore un peu plus lorsque la vague de souffrance menace de me submerger. Je sens ma mâchoire se tendre et je n'arrive même plus à cligner des yeux. Mon coeur semble peser une tonne dans ma poitrine tandis que la peine devient presque physique.

Tu as un coeur tellement généreux, Bellamy. Les gens te suivent et tu les inspires grâce à ça. Mais la seule façon de t'assurer que nous survivrons à tout celaet d'utiliserça aussi.

Les mots surgissent tout seul de ma mémoire et je sens presque sa paume sur mon cœur, puis ses doigts sur ma tempe.

Je t'ai auprès de moi pour ça, avais-je répondu, sachant que je ne survivrai pas sans elle, que je refusais d'envisager son absence à mes côtés.

J'avale difficilement ma salive. J'ai l'impression de brûler de l'intérieur. Mais je ne peux m'empêcher de remarquer qu'encore une fois, la Princesse avait raison. La prémonition de Raven s'était avérée réelle concernant la fusée dans le labo de Becca, signant notre survie. Celle d'Abby concernant sa fille avait également finie par se réaliser, signant sa fin.

Le cœur et la tête.Pour survivre à tout cela, j'allais devoir user des deux, comme elle me l'avait conseillé. Et nous survivrons, je m'en assurerai. Je ne pouvais permettre que son sacrifice n'ait servi à rien. Je deviendrai celui qu'elle avait toujours vu en moi. Pour elle.

Si nous ne le faisons pas, déclaré-je enfin à Raven, elle sera morte en vain et je ne peux pas laisser cela arriver.

Elle ne répond rien et je sais qu'elle lutte comme moi contre les émotions qui menacent de la submerger.

Tu es avec moi ?

Ma voix est plus sûre, désormais. Raven compte sur moi, mais j'ai aussi besoin d'elle pour survivre. J'ai besoin d'eux tous et ils ont tous besoin de moi. Je la regarde tandis qu'elle me dévisage et répond :

Toujours.

Je hoche la tête tandis que nous nous tournons d'un même mouvement vers la Terre incendiée. Mes pensées vont vers Clarke, perdue à jamais, et vers ma soeur que j'espère retrouver. Vers ceux que j'ai perdu, vers Jasper qui a abandonné trop tôt, vers tous ces gens qui ont trouvé la mort sous Praimfaya. J'aurai tout mon temps pour les pleurer lorsque l'heure viendra.

Puissions-nous nous retrouver... dans cette vie ou dans une autre.

Raven, Harper, Monty, Murphy, Emori et Echo ont besoin de moi. Je ne peux pas les abandonner. Tout ce dont nous avons à nous inquiéter désormais, c'est de boire et de manger.

Et survivre. Pour vivre. Pour elle.