22/18 ans

« Mais bien sûr, c'est moi le lâche ! Il faut tellement de courage pour s'aplatir devant Papa, et pour obéir à tous ses ordres en hurlant 'Yes Sir' ! Ouais, tu es un badass face aux monstres qu'on chasse, mais en dehors de ça, tu n'es rien, Dean. Tu te caches ! Et c'est pour ça que tu es en pétard, parce que tu sais que tu n'auras jamais le cran de te battre pour avoir ce que tu veux. Contrairement à toi, j'assume ma vie, et puisqu'apparemment dans cette famille, si on chasse pas on n'existe pas, ben je pars ! Je choisis la liberté ! Et comme visiblement ça dépasse ta compréhension, ça sert à rien de discuter plus longtemps. Reste bien au chaud dans ta petite vie de bon petit soldat. Adieu, Dean. »

SnD-SnD

Subitement, l'image de Sammy déposant son téléphone sur la table à côté de la porte avant de s'en aller dans la nuit secoua le brouillard dans lequel Dean était plongé depuis qu'il s'était retrouvé tout seul au milieu de leur chambre, une éternité auparavant. Sous le champ de ruine de ses émotions, il retrouva les restes cabossés de cette armure frondeuse et insouciante qu'il avait forgée depuis son plus jeune âge pour rassurer son petit frère quand la nuit, le froid, la faim même parfois, les assaillaient alors que leur père était au loin, accaparé par la traque d'une créature dont il ne voulait même pas connaître le nom.

Mécaniquement, il se rangea sur le bas-côté de la route, et resta immobile, les deux mains agrippées au volant de sa Baby, repassant en boucle dans son esprit tous les faits reprochés par son petit frère, comparant ses motivations et la façon dont ils avaient été perçus.

Il savait, lui, pourquoi il obéissait au doigt et à l'œil. Si Sammy lui en avait donné l'occasion, il aurait pu expliquer ce qu'avait été son 'enfance' : le poids de toutes les responsabilités d'un petit frère à protéger, à nourrir, à vêtir, à distraire ; toutes ces nuits passées sans dormir, le cœur battant, l'estomac retourné, terrifié à l'idée qu'il arrive quelque chose et qu'il ne soit pas à la hauteur des attentes de Papa ; le souci constant de rester dans les normes, et ne pas se laisser happer par le découragement, de garder toujours l'apparence d'une famille comme les autres…

Sam aurait pu comprendre le répit donné par les ordres de Papa, comment juste pour quelques instants, le fait de ne pas avoir besoin de prendre des décisions, ni d'en assumer les conséquences bonnes ou mauvaises, constituait pour Dean une gorgée d'air frais entre deux plongées en eau profonde.

Ou peut-être qu'il se faisait des illusions. Que toutes ces belles excuses n'étaient qu'un moyen pour lui de camoufler ses manquements. Que Sammy avait raison sur toute la ligne, et qu'il n'était qu'un raté égoïste et lâche !

Durant toutes ces années où il avait été 'en charge' du petit, il avait été motivé par la dernière leçon donnée par Maman ce fameux jour au jardin public :

« Si tu étais à la place de ton copain, qu'est-ce que tu aimerais qu'on te fasse ? »

Il avait cru dur comme fer qu'en apportant à son frère ce que lui aurait désespérément souhaité, il agissait pour son bien, qu'il faisait tout pour qu'il se sente aimé, protégé, soutenu…

Mais en fait, Sam avait raison. Il n'avait jamais vraiment agi POUR son frère. Tout ce qu'il avait fait, c'était soigner le petit Dean ! Essayé tant bien que mal de colmater les trous de son existence en prenant prétexte des besoins du gamin pour profiter par procuration de tout ce qui lui avait manqué.

Tout ce qu'il avait fait, c'était pour lui ! Pour se sentir mieux, utile, pour avoir juste l'impression de compter un petit peu dans la vie de quelqu'un. Il avait travaillé pour recevoir un regard plein de confiance, pour avoir autour de son cou des petits bras serrés dans une étreinte emplie d'affection, pour découvrir un dessin de lui en Batman avec la légende « Le meilleur grand-frère de l'univers » écrite phonétiquement par une petite main de 5 ans…

C'était le moment de faire face à la vérité : tout au long de sa vie, il n'avait en fait pensé qu'à lui ! Lui, lui, lui et encore lui ! Il n'était qu'un bâtard égoïste !

Bien sûr ! C'était pour cela que la vision de Sammy franchissant la porte de leur maison l'avait rendu malade ! Que depuis qu'il avait pris la route pour veiller sur lui, un bloc de glace semblait enfoncé dans son ventre, que son estomac menaçait de lui redonner le demi burrito avalé un jour plus tôt, qu'un ballon de basket bloquait sa gorge… que sa vision était aussi trouble que s'il se trouvait au centre d'un club de fumeurs de cigares…

C'était cela, être égoïste : avoir l'impression de sombrer dans le néant juste pour que l'être que l'on aime le plus au monde, son seul ami, son confident, sa force et sa faiblesse à la fois, puisse vivre sa vie, réaliser son rêve, et devenir quelqu'un de bien… de normal.

Il était temps qu'il le laisse partir. Sam avait été assez clair dans son intention de ne pas s'encombrer de ce pauvre loser de Dean. Il était presque adulte, il savait se défendre, il avait autant, si ce n'était plus, de connaissances que son frère au sujet des dangers qui rôdaient autour de lui.

Qui pouvait savoir ? Peut-être que dans quelques années, quand il aura terminé ses études, qu'il aura une jolie maison avec une barrière en piquets blancs, une femme aussi belle que Maman et deux enfants, Sammy se souviendra qu'il a un frère quelque part. C'était un peu croire au Père Noël, mais Dean pouvait rêver, et imaginer qu'il essaiera de le retrouver…

Qu'aura-t-il à lui montrer alors, s'il n'était pas mort d'ici là ? A part de nouvelles cicatrices, la liste des créatures auxquelles il se sera frotté, ou une amélioration apportée à Baby ? Tout cela n'intéressera pas son petit frère qui aura tout réussi.

Il pourrait essayer de passer son GED ? Ça, c'était quelque chose que Sam valorisait. Ce n'était pas beaucoup, mais peut-être qu'il serait un petit peu fier de lui, s'il pouvait lui présenter son diplôme ? Assez pour lui donner envie de garder le contact… pas tous les jours, mais accepter de décrocher son téléphone à son anniversaire, ou à Thanksgiving ?

Oui, il allait faire ce fichu papier, si ça pouvait lui ramener son petit frère. Mais en attendant, il allait prendre des vacances ! Papa n'avait visiblement pas encore remarqué son absence. Sammy ne savait même pas que son ancienne vie lui collait aux fesses. Bobby et le Pasteur Jim ignoraient tout de l'explosion de la famille. Pour une fois, il allait penser à lui. Il n'avait plus la force d'être le seul à essayer d'écoper le fond vermoulu de la barque familiale pour la maintenir à flot.

Avec un vague sourire las, il passa sa main sur son visage pour essuyer les dernières larmes qu'il n'avait plus conscience de verser, et remit le moteur de Baby en marche en jetant un dernier regard au bus gris qui disparaissait à l'horizon en emportant son précieux passager vers son destin.

- Puisque c'est ce que tu veux, je vais sortir de ta vie, Petit Frère. Prends soin de toi, mon Sammy. Je suis fier de toi.

Le cœur apaisé par cette bénédiction, il engagea une cassette de Metallica dans le lecteur, attendit que la voie soit libre pour faire demi-tour et repartir d'où il venait, avec la ferme intention de s'arrêter à tous les restaurants sur sa route et boire à la santé de celui qui était parti en emportant la moitié de son cœur, jusqu'à ce qu'il en oublie son nom.

FIN


Et le reste, comme on dit, "is history" :-D

Merci à ceux qui ont suivi Dean dans son petit voyage. Ça serait cool de savoir si ça vous a plu, ou pas. Mais bon, vous faites comme vous voulez...