Traite les autres…

(Comme tu voudrais être traité)

A 22 ans, Dean Winchester connaissait la douleur.

Physiquement, il pouvait se targuer d'avoir entretenu un jour ou l'autre une relation privilégiée avec chaque organe, muscle ou os de son corps. Moralement aussi la peur, le découragement et la tristesse faisaient partie de son quotidien depuis que le feu avait détruit sa maison et son enfance, en emportant sa maman et en jetant sur les routes ce qui restait de sa famille.

Oui, Dean savait ce que signifiait avoir mal. Et pourtant il n'avait pas souvenir avoir un jour enduré une telle souffrance. La mort elle-même devait être plus douce… et même l'enfer lui semblait préférable à cet état de vide dans lequel les paroles de son petit frère venaient de le propulser.

Sam avait purement et simplement pulvérisé son univers, avant de quitter la chambre de la bâtisse décrépie qui était leur 'foyer' du moment, le laissant seul, debout au milieu de leur chambre, les bras ballants, le cœur et l'âme enfouis sous les décombres de ce qu'avait eu été son existence.

Le pire de ses cauchemars venait de se produire. Sa famille avait explosé. Les deux personnes qui comptaient vraiment pour lui, les seuls êtres au monde qui le connaissaient, avaient claqué la porte pour partir chacun de leur côté sans un regard pour le pathétique pantin disloqué qu'ils laissaient derrière eux.

Bien sûr, son père allait revenir…

Bientôt…

Quand il aurait sauvé des innocents de la menace d'une créature quelconque… Ou plus probablement quand il aurait réussi à émerger après avoir vidé la réserve de tequila et de whisky du bar du coin. Il allait rentrer blessé, ensanglanté, la tête embrouillée. Et Dean allait le récupérer, le soigner, le mettre au lit en laissant un verre d'eau et une boîte d'Aspirine à portée de main. Parce qu'il était là pour ça. Parce que c'était son job, son unique raison d'être au sein de cette famille…

Mais Sam ? Son Sammy était parti pour de bon, après avoir vidé son cœur, exprimé à haute voix les raisons pour lesquelles il s'en allait sans regret, sans se soucier le moins du monde du sort de ceux qu'il abandonnait.

D'une certaine façon, il n'y avait pas de surprise. Dean s'attendait à ce que l'orage éclate un jour ou l'autre entre son frère et son père. Depuis des années, un mur d'incompréhension s'était érigé entre les deux. Ils ne semblaient plus pouvoir se parler sans s'agresser. Même des conversations banales concernant le menu du soir se terminaient par des éclats de voix. Aussi, il n'espérait pas autre chose quand Sam lui avait montré sa lettre d'acceptation à Stanford.

Il était vrai que la famille de John winchester ne vivait pas sous le régime de la démocratie. De tous temps, le patriarche avait pris les décisions, auxquelles ses enfants avaient dû se plier de plus ou moins bonne grâce. Et laisser un de ses fils faire des études ne faisait clairement pas partie de ses projets. Pour rien au monde il n'allait accepter de laisser partir son cadet loin de sa protection et de 'l'affaire familiale'.

Mais de là à le renier s'il franchissait la porte de la maison ?!

Dean n'avait eu aucune réaction quand cette condamnation à l'exil avait été proférée. Trop occupé à gérer sa propre stupeur de voir son petit frère tourner le dos à sa famille, il n'avait eu ni le réflexe ni la force de s'interposer pour calmer la colère paternelle.

Sammy n'avait pas supporté ce manque de soutien de la part de celui qui l'avait toujours protégé de tout de celui qui avait toujours été à ses côtés quoi qu'il fasse ou quoi qu'il dise de la part surtout de celui qui avait contrefait la signature de leur père pour remplir les formulaires de demande d'admission… Avec un regard empli de haine et d'incompréhension adressé à son aîné, il avait tourné les talons en silence, et s'était réfugié dans leur chambre en claquant la porte.

Dean l'avait rejoint peu après. Après que John soit parti dans un crissement de pneus. Après avoir réussi à maîtriser son émotion, et retrouvé la force de contenir ses sentiments là où personne ne pouvait les voir. En silence, il avait regardé son petit frère rassembler ses maigres possessions dans son sac de sport, en ayant l'impression de mourir un petit peu à chaque objet ou vêtement empaqueté.

Sam ne lui avait pas prêté une once d'attention. Le visage fermé, le regard dur, il n'avait eu aucune réaction lorsque Dean avait glissé entre les pages de son livre préféré l'unique photo de leurs parents qu'il possédait, gardée précieusement au fond de son porte-monnaie. De même, il n'avait eu comme remerciement qu'un pincement de lèvres plus intense, lorsqu'il avait jeté au milieu des chaussettes sales le rouleau de billets gagnés au billard la semaine précédente.

Dean savait qu'il aurait dû s'arrêter là et laisser son frère tranquille. Mais il n'était pas réputé pour être le cerveau de la famille. Et naïf était son deuxième prénom lorsqu'il s'agissait de son petit frère. Au moment où Sammy avait empoigné sa veste, il n'avait pu se retenir plus longtemps. Surpris lui-même du calme de sa voix, alors qu'à l'intérieur il n'y avait que cris, larmes et supplications, il avait tenté de ramener un peu de raison dans le cerveau borné de son cadet.

Abruti comme il était, il avait cru, juste un instant, avoir un petit, tout petit peu d'importance dans la vie de Sam. Il avait pensé que peut-être, s'il lui demandait gentiment, celui-ci accepterait de réfléchir, et de revoir sa stratégie pour faire accepter son choix à leur père.

Mais non… Sam était trop borné pour admettre qu'affronter John de face avait été la pire tactique. Il était sûr de son fait et dans sa guerre il n'y avait pas de place pour un casque bleu. Ceux qui n'étaient pas ouvertement de son côté étaient ses ennemis… et Dean était devenu la cible de son ressentiment quand il avait eu l'audace lui demander ce qu'il était censé faire sans son petit frère à protéger.

Sam n'aurait pu lui faire plus mal s'il avait planté un couteau émoussé en plein milieu de son estomac. Replié sur sa douleur, Dean n'avait plus conscience de rien. Seule la voix de son frère résonnant dans son esprit vide lui rappelait qu'il était encore vivant et qu'il devait respirer pour le rester.

« Inspire »

« Expire »

Avec l'entraînement des hommes régulièrement sujets à des blessures sérieuses, Dean concentra toute son énergie à cet acte vital, ce qui réussit à éloigner assez la douleur pour sortir son corps de sa léthargie.

Sam lui avait fait mal. Il lui avait craché au visage, l'avait roué de coups alors qu'il était à terre, et laissé inconscient, roulé en boule dans la boue. Et pourtant, la première pensée de Dean au moment où son cerveau recommença à fonctionner, fut cette phrase répétée tant et tant de fois par John, au point d'être devenue un mantra qui le maintenait debout lorsque tout s'effondrait autour de lui :

« Garde un œil sur Sammy »

Le garçon lui avait dit des choses affreuses. Seigneur, il l'avait carrément accusé d'avoir fait de sa vie un enfer ! Il lui avait démontré par des arguments percutants, combien son existence aurait été plus facile et heureuse sans ce grand frère toujours collé à lui où qu'il aille et quoi qu'il fasse ! Et pourtant, dans un geste désespéré, parce que justement il n'avait jamais rien fait d'autre, et il ne savait pas comment vivre autrement, Dean fut incapable de laisser son petit frère partir comme ça, en colère, malheureux et seul. Qu'importait que Sam lui ait ordonné de le laisser en paix, de ne plus essayer de le contacter ? Tant de choses pouvaient se produire sur la route !

Subitement ramené à l'instant présent par le son d'un véhicule s'arrêtant devant le pouce levé de l'adolescent, Dean empoigna ses clés, et sauta au volant de son Impala. Poussé par son instinct protecteur, il prit le pick up en filature, avec la ferme intention de ne pas perdre son petit frère de vue jusqu'à son arrivée à Stanford, et son installation sur le campus.