Enjoy the silence
« Même la jungle le voulait mort. »
La tête de Robert Duvall émergea hors de la boue. Calme et menaçant à la manière d'un crocodile remontant à la surface. Son visage noir et verdâtre apparaissait sous le chiaroscuro orange glacé, une fumée bleue chamanique. Un éclair lointain résonnait avec le pont instrumental de The End alors qu'ils se préparaient à sacrifier le boeuf à coups de machette ; boeuf qui deviendra la métaphore de l'assassinat du colonel Kurtz - Marlon Brando.
Cette scène provoquait chez le spectateur une fascination morbide, doublée d'une angoisse prophétique, absorbée par l'attente effrayante et infinie, jusqu'à ce que l'intrigue touche son paroxysme tel un enfant se brûlant les doigts contre une ampoule chaude et brillante.
« C'mon baby take a chance with us. » oui, saisissant l'occasion et se faufilant dans le temple délabré dans lequel juste un feu brûlait au fin fond d'un couloir de ténèbres. Et tandis que le colonel Kurtz enregistrait son monologue aussi obscène que biblique, se retournant en délaissant sa feuille, les Autochtones s'acharnèrent sur le boeuf en lui tranchant à vif le bas de sa nuque.
« Father. Yes Son ? I want to kill you. » mais ça, Jim Morrison ne l'avait pas dit dans cet extrait.
Ainsi se dissipa une tension, s'évanouissant avec son cruel dénouement. Ainsi s'acheva cette catastrophe que l'on souhaitait voir aboutir et que l'on voulait éviter du regard.
Shiryû était plongé dans le film comme dans un abîme. Hyôga bouche bée, fut pris dans une catharsis, le paralysant de plein fouet et déterrant en lui des flashbacks de la guerre Sainte, le laissant les yeux brillants et les genoux tremblants. Seiya regarda le film, ne comprit rien à rien de leurs réactions, pas plus qu'à la symbolique de cette scène. Shun, les pieds nus dans un carton à pizza, a été le seul à parler, à protester.
— Ce film est monstrueux !
— Parce que t'as déjà vu une guerre qui n'était pas monstrueuse ? rétorqua Hyôga.
— MAIS ils tuent un animal pour de vrai ! C'est… C'est… C'est pas bien, c'est immoral !
— Oui, c'est vrai que la guerre est rarement immorale, commenta Shiryû ignoré de tous.
— Ce n'est qu'un film, Shun.
— Non, c'est la guerre ! Et c'est un animal qui a été tué !
— Putain ta gueule Shun ! cria Seiya. Fous pas tes pieds dans ma pizza, c'est dégueulasse !
— La guerre c'est mal ! On en a bouffé assez, on en parle tout le temps, alors pourquoi on regarde ça au juste ?!
— Écoute, shh… fit Hyogâ à voix basse, de peur que le propriétaire des lieux ne se réveillât suite à ce débat qui s'annonçait d'être d'une utilité publique. C'est un film, et bien qu'il décrive quelque chose de réel, ce n'est ni plus ni moins une fiction. Il n'y a pas lieu à s'énerver.
— Ah ! Donc ils n'ont pas tué le boeuf pour de vrai !
— En fait si, répondit Shiryû en fixant toujours la scène sur la télévision cathodique aussi vieille que son propriétaire. Ils ont filmé cette scène auprès d'un peuple tribal durant un sacrifice cérémoniel. Ils ont rajouté la scène au film après.
— C'est abject.
— C'est pas la même culture que…
— On s'en fiche de la différence culturelle ! Tuer un être innocent c'est mal et la différence culturelle, ça n'excuse rien ! Tu sais que tu ne meurs pas instantanément après ta décapitation et qu'il te reste quelques secondes où tu peux regarder une seule fois de ta vie - sauf dans un miroir - le reste de ton propre corps ?!
Les trois autres reculèrent leurs têtes, perturbés que le mec le plus pur et le plus crédule de la bande énonçât un fait scientifique qu'aurait pu sortir Deathmask en personne.
— Je te signale que la viande que tu manges vient d'un animal élevé dans de terribles conditions et abattu sans sommation de manière froide et industrielle.
— Ben c'est bien pour ça que je ne mange pas de viande.
— Si tu manges encore des oeufs et du yaourt, ça revient au même, tu sais ?
— J'ESSAIS AU MOINS ! Contrairement au colonel " Seiya " Saunders.
— Quoi ? hoqueta Seiya manquant une gorgée de son Coca Cola. Pourquoi tu m'agresses, toi ?!
— Tu passes ton temps à bouffer au KFC !
— Et que veux-tu que j'en fasse de ton opinion là-dessus ?
Agacé, Shiryû mit le film sur pause et reposa la télécommande sur l'accoudoir du canapé.
— Tu tues indirectement des animaux de manière cruelle, tu participes à l'exploitation salariale des fast-foods qui traitent les gens comme de la merde, sans parler indirectement des problèmes de santé liés à un tel régime alimentaire, ni de la pollution et de la déforestation qu'elle engendre, exposa calmement Hyôga.
Toujours dans le noir, à la lumière du petit écran, Seiya se tourna successivement vers ses frères d'armes, l'air fort contrarié.
— Qu'est-ce que c'est que cette espèce de coalition contre moi tout seul ?
— Moi j'ai rien dit, se défendit Shiryû avec placidité.
— J'AI SAUVÉ LE MONDE…
— NOUS avons sauvé le monde, corrigea Shun.
— Vraiment ? le coupa Hyôga. Tu insinues que ta récompense pour notre sacrifice collectif et tes actes de bravoure se résume à bâfrer de frites et de poulet trafiqué le restant de tes jours au KFC ?
— Ça résume assez bien comment les États-Unis ont traité leurs soldats après le Vietnam… remarqua Shiryû.
— Je m'en contrefous, je les brûle mes calories ! J'ai peut-être sauvé le monde, mais je ne suis pas riche contrairement à Saori. Tout le monde ne peut pas aller manger un burger au thon et au cresson à quatre mille yens dans un restaurant étoilé !
— Je pensais que c'était avec l'argent de Saori que tu allais au fast-food.
— Elle m'a coupé les vivres.
Un petit silence se déposa délicatement dans la pièce telle une plume atterrissant au sol. Dès que celle-ci acheva sa descente, ils se fondirent sur Seiya.
— Quoi, c'est pas vrai ?! Tu n'es plus couvert par la pension des combattants ?
— Alors, tu bosses ?
— Je peux rien dire, c'est top secret !
— J'y crois pas, il bosse ! Il s'est fait jeter par Saori, pouah !
— Oh, mais vos gueules ! souffla Seiya vexé.
— Où est-ce que tu bosses ?
— C'est légal, c'est bien payé et m'offre une très grande liberté. Vous n'avez pas besoin d'en savoir plus !
— Seiya, on se moque de toi tous les jours, même quand tu n'es pas là ! Tu peux tout nous dire, ça ne changera rien à d'habitude.
— Non, surtout pas ! Là, c'est pire, si je vous dis quoi que ce soit, je vais en avoir pour des années, alors hein, lâchez-moi la grappe ! les enguirlanda-t-il.
Un petit silence se déposa délicat… Oui, bon, vous voyez. Face à un teasing de telle envergure, les trois autres se sentaient contraints de lui tirer les vers du nez. Ils devaient découvrir la vérité au risque que leur attente tourne à de nombreuses nuits blanches, pareils aux fans de Games of Thrones à la veille du dernier épisode de la saison. Il en avait trop dit ou pas assez. Il était impossible pour eux de rebrousser chemin.
— Tu es fini ! Crache le morceau tout de suite !
— Laisse mon carton de pizza tranquille ou je ne réponds plus de moi ! cria Seiya en remuant dans tous les sens.
La lumière les aveugla, violente, perçante. Ils se retrouvèrent aveuglés, affolés, en proie à une prise de panique ponctuée de « Oh putain ! » et de « Chht ! ». Hyôga demanda à tous de se taire en effectuant des " Chuts ! " inefficaces.
Ce qui les laissa pantois fut la vue d'une jeune fille aux cheveux mi-longs, démaquillée, portant une petite culotte en dentelle noire quasi transparente visible sous une nuisette qui dévoilait son buste étroit et ses seins plus petits que deux oranges. Cette nuisette sombre laissa à l'air libre une zone de peau blanche laiteuse, entre le mont de vénus et le dessous du nombril.
Elle les ignora, ouvrit le réfrigérateur, se servit un verre de lait, le but. Ensuite, elle fixa le téléviseur dont l'écran alternait entre plan statique du film et bandes grisonnantes.
— Elle marche cette cassette ? s'interrogea-t-elle d'une voix douce, le visage impassible. Je pensais qu'elle était rayée.
Seiya cessa enfin de gesticuler grâce à l'intervention de cette gente demoiselle dénudée ; elle lui faisait plus d'effet qu'un Colonel original bacon accompagné de son bucket de hot wings. Si Shiryû et Shun avaient pris la peine de détourner le regard par savoir-vivre, Hyôga ne put se soumettre à un tel exercice.
— Ox… Oxana ? Mais… Mais… ! bégaya-t-il.
Les trois autres braquèrent sur le champ leur regard vers Hyôga, qui lui aussi n'en avait révélé trop ou pas assez, contrairement à cette nuisette de chez… Bluebelle, Calvin Klein, Armani ? Seul Aphrodite et son goût prononcé pour la mode vintage sauraient le dire. Elle leva son menton dans sa direction.
— Tu ne devais pas venir la semaine prochaine ?
Elle avait un petit accent russe. Aussi petit et séduisant que ses...
— La princesse Athéna a tenu à venir aujourd'hui même… répondit-il d'un air extrêmement détaché. Je peux savoir ce que tu fais la nuit, chez mon maître, dans pareil… accoutrement ?
Les trois autres se retournèrent à nouveau sur la dénommée Oxana. Ils ressemblaient à trois idiots d'une sitcom à rallonge, figés sur une salve de rires enregistrée. La dame en noir se mit à parler la langue natale d'Hyôga. Le jeune homme poursuivit le dialogue. Il laissa sa bande dans une incompréhension vague - qui en fit oublier la dernière part de pizza à Seiya et taire la révolte antispéciste de Shun. Bien qu'ils n'avaient rien pu traduire, ils demeuraient fascinés par l'échange de regard intense digne d'un western.
Enfin, elle se mit à parler en grec moderne, la langue courante du sanctuaire.
— Au fait, ce serait bien que vous évitiez de piailler comme des nunuches dans unesoirée pyjama. S'il se réveille, je vous garantis une mauvaise humeur qui pourrait invoquer Raspoutine sur terre.
— Madame, on voit vos seins, tenta timidement Seiya.
Oxana lui offrit tout son dédain sur un plateau. Sur place et même à emporter.
— Si tu m'appelles encore une fois " madame ", je prends ta bite, je te l'arrache et je te cloue la langue avec. Je n'ai pas encore trente ans !
— Pardon, ma… euh…
— Je vais retourner me coucher. Vous connaissez votre sentence si vous êtes bruyants.
— Noooon... ? osa-t-il avec pusillanimité. [ Un mot dont la signification n'est pas inconnue au maître de maison, mais certainement pas ce garçon au cerveau de courge qu'était Seiya ].
— La cryogénisation.
Il ravala à la fois sa salive et sa glotte. Son visage devint blême. Il avait l'impression de désirer un bon gros sundae en plein été et finalement, la glace lui écrasait les gencives, moulait ses dents et esquintait l'intérieur de sa caboche.
— Tu passes la nuit ici, Hyôga ?
— Oui, je vais dormir sur le canapé, ne t'en fais pas.
— Ça fera plaisir à Camus, cela fait longtemps qu'il ne t'a pas vu. Je vous préparerais un petit déjeuner de monarque. Avec des grenkis. Tu aimes ça les grenkis ?
— Ah oui, oui.
— On en aura aussi ?
— Qu'est-ce que j'ai dit au sujet de ta bite toi ?
Seiya se recroquevilla sur lui-même avec sa bite, à l'image d'un gastéropode pris par le froid. Hyôga informa Oxana qu'il finissait de regarder le film en laissant le silence faire loi, et qu'ensuite ses amis partiraient vers de nouveaux horizons nocturnes. Ça avait l'air de la rassurer. Ils se souhaitèrent bonne nuit mutuellement.
Oxana disparut dans l'obscurité du couloir. La dernière chose qui leur fut visible resta la ligne de ses fesses mates et lisses dans lesquelles sa culotte se perdait dans sa raie blanche et son pubis glabre. Au lieu de leur apporter chaleur et excitation, cette vision leur frigorifia toutes zones érogènes et désirs. Voilà que Seiya découvrit une femme tout aussi belle et dangereuse que Shina. À croire qu'elles ne cessaient de croiser son chemin… Il fronça les sourcils, subtilisa la télécommande du côté de Shiryû et remit le film en marche. Jim se remit à chanter à faible volume.
— Plus vite on aura fini ce film à la con…
— Enfin, Seiya !
— Désolé Shiryû, tu es chinois. Mais c'est pas une excuse pour nous faire regarder des films de merde.
— Venant d'un mec matant exclusivement des Michael Bay et il y a cinq secondes la femme qui le menaçait de le crucifier avec son propre pénis…
— Ce ne sont pas des choses que tu peux comprendre, Shun.
— Quoi ? Ton mauvais goût pour…
Il hésita salement, bougeant nerveusement ses mains pour désigner un tout.
— … TOUT en général ?! conclut-il en pointant du doigt la paire de Nike rouge, verte et blanche avec des néons sur ses semelles.
— Shun, c'est pas parce que t'es gay que t'es le garant du bon et du mauvais goût.
— JE NE SUIS PAS GAY !
— SHHHHH ! fit Hyôga.
— Mais oui, mais oui.
— Vous savez quoi ? pestiféra-t-il en se levant. Je ne sais même pas pourquoi je traîne avec vous. Je-me-casse !
— Au guébarre ?
— Chez June !
— Ta copine, fit Seiya en ouvrant et fermant les guillemets avec ses doigts.
— Oui, ma copine depuis cinq ans, huit mois, quatorze jours. Je me fiche que vous y croyez ou non ! Elle et moi, c'est pour de vrai et que toi Seiya, je me fiche de ton opinion de gros beauf…
— Taisez-vous ! ordonna pour la énième fois Hyôga. Vous tenez tant que ça à réveiller mon maître ?!
— C'est bon, on a le droit de parler !
— Si c'est pour dire de la merde sans arrêt, gardez la bouche fermée ! C'est la dernière fois que je vous invite chez mon maître derrière son dos ! les menaça-t-il rouge, en pétard.
— Il a raison, fit Shiryû le plus modéré de tous. Si ça continue, on va finir par réveiller…
Un énorme claquement de porte. Ils sursautèrent. Leurs coeurs manquèrent un battement à l'unisson. Seiya lâcha la télécommande. Elle s'écrasa en un SPLASH ! sur la dernière part de quatre fromages supplément fromage. Ils la fixèrent, au ralenti, atterrir sur la surface luisante composée d'huile d'olive, de sauce piquante et d'une demie tranche de mozzarella. Leurs corps se raidirent pourtant, leurs muscles restaient incapables de se déployer. L'adrénaline les clouait sur place, ils paraissaient électrocutés. Ils étaient tétanisés.
— Oh non…
— On est finis…
CLIFF HANGER, je t'invoque !
Désolé du million d'années que je mets à écrire et corriger un chapitre. Vous savez... la vie, les désillusions, la flemme, la fatigue, le surmenage, le travail, le covid, le chat qui chie à côté de la litière... Ce genre de choses. Mais je compte me rattraper, bien évidemment !
Alors si vous pensez que la journée sans fin du sanctuaire va prendre fin ici, détrompez-vous, car l'aubre ne se lèvera qu'au bout de quelques chapitres, pour le pire et jusqu'au fond de la déchéance ! Yep !
N'hésitez pas à lâcher une review si vous avez aimé, partagez la fanfic, ou vous mettre en alerte pour les prochains chapitres à venir : tout ça me fait toujours plaisir ! Et si ça fait plaisir, ça me botte le cul pour taffer dessus !
Fans de Kanon ? Nous nous retrouverons au prochain chapitre.
