J'ai essayé de rester le plus fidèle possible à l'univers de Dragon Age, mais je ne suis pas une encyclopédie : peut-être remarquerez-vous quelques écarts par rapports aux écrits de Gaider :)
I. En exil
Sur le pont du bateau, Nathanaël regardait la cité brûler. À cette distance, l'incendie demeurait invisible, et les reflets orange qui léchaient les tours auraient pu provenir de simples flambeaux, comme lors des processions du Souvenir. Néanmoins, l'odeur lui parvenait toujours.
Ou alors, elle lui collait au corps. Ses amis avaient survécu et la ville, débarrassée de ses fléaux, parviendrait peut-être à se relever. Nathanaël ne portait pas la responsabilité de ces morts. Pas de toutes. Pourtant, le sentiment d'un immense gâchis ne le quittait pas. Et le brasier de Kirkwall lui en rappelait un autre.
Quand Carver et lui avaient atteint Lothering après la débâcle d'Ostagar, il était déjà trop tard. La majeure partie des habitants avait fui, mais la nouvelle de la défaite n'était pas encore parvenue aux templiers qui campaient sur les lieux, assurant la sécurité de la Chantrie et des poignées de réfugiés qui continuaient d'arriver des Terres Sauvages. Leur père s'employait depuis des mois à tenter de sauver les malheureux en proie à la souillure de l'Engeance, tandis que leur mère et leur sœur, Bethany, se terraient dans la ferme familiale, à moins d'une demi-lieue du bourg. Ils auraient dû partir depuis longtemps. Mais à l'époque, ni Carver ni Nathanaël ne se seraient soustraits au combat. Si le roi Caylan en avait appelé à toutes les bonnes volontés pour soutenir l'effort de l'armée, il faisait montre d'une confiance absolue quant à l'issue de la bataille, et personne ne soupçonnait l'ampleur de la guerre à mener.
Le temps qu'ils préviennent le chef des templiers de la mort du roi et du retrait des troupes de Loghain, puis qu'ils commencent à rassembler leurs maigres possessions sur le chariot qui devaient les mener à Dénérim, la horde avait fondu sur eux. Ils avaient tout abandonné aux premiers cris et foncé à pieds entre les hautes herbes et les blés desséchés, ne tenant pas à avancer à découvert sur le chemin qui menait de la ferme au village. Ils auraient dû changer leurs plans, envisager de se rendre à Golefalois, plus proche, plutôt qu'à Dénérim, et surtout ne se soucier de personne. Mais leur père croyait pouvoir se rendre utile à ce moment, il était prêt à exposer ses pouvoirs de mage si cela lui permettait de sauver des vies.
Les templiers s'étaient repliés sur la Chantrie. Tout le village brûlait. Ça et là, des engeances enfonçaient leurs lames trempées de sang dans des cadavres tuméfiés. Tuer ne les contentait pas, ils voulaient massacrer, profaner. Leur mère avait supplié qu'ils fuient sur le champ leur père avait couru droit sur la horde, son bâton à la main. Les templiers, une dizaine tout au plus, tenaient toujours les portes de la Chantrie. Malcolm espérait sans doute qu'une diversion les aiderait à reprendre le dessus. Avant que qui ce soit ait pu intervenir, il s'était arrêté à vingt pas de la horde et avait planté son bâton dans le sol. Une vague de flammes s'était élevée de la terre et précipitée sur le bataillon, fauchant les premiers rangs. Seulement les premiers rangs. Le suivant s'était retourné et avait franchi le mur de feu, sans la moindre hésitation. Nathanaël entendait encore le bruit qu'avaient fait les chairs piétinées et les os brisés, tandis que les engeances foulaient les corps pour atteindre son père. Celui-ci n'avait même pas eu le temps de composer un nouveau sort. Nathanaël avait vu Bethany se préparer, et avait attrapé son poignet de justesse pour la tirer en arrière. Les deux frères et la sœur avaient échangé un regard. Puis ils avaient empoigné leur mère qui hurlait, et s'étaient mis à courir.
Plus tard, sur le sentier poudreux où ils erraient depuis deux jours, aiguillonnés par les éclaireurs Hurlocks, affamés et perdus, Carver était mort. Leur mère en avait tenu Nathanaël responsable, parce qu'il était l'aîné, et qu'il ne l'avait pas empêché de se jeter sur l'Ogre qui l'avait broyé. Il ne croyait pas qu'elle lui ait jamais vraiment pardonné. Mais cela n'avait plus d'importance, puisqu'à présent elle était morte aussi. Ainsi que Bethany. Tous les membres de sa famille avaient disparu, parce qu'il avait failli à les protéger.
Kirkwall n'était plus qu'une paillette flottant parmi les reflets de lune sur les vagues. Nathanaël renifla son brassard en cuir et soupira l'odeur venait de là. Ses cheveux, sa peau, empestaient le sang et la viande grillée.
À quelques mètres derrière lui, Anders hésita. Ce n'était sans doute pas le moment de lui demander s'il allait bien. En même temps, s'il ne lui parlait pas tout de suite, ce ne serait sans doute plus jamais le moment. Son amant s'était rallié à lui pendant la bataille il avait affirmé qu'il se tiendrait toujours à ses côtés. Il n'allait sûrement pas le rejeter maintenant.
En tout cas, Anders dut faire un geste qui trahit sa présence, car Nathanaël se retourna. Son regard le transperça : jamais Anders ne l'avait vu si douloureux. Son ami s'était montré digne – quoiqu'un peu froid et brutal – à la mort de sa mère et de sa sœur. Là, son expression contenait un mélange d'incompréhension et de détresse bien plus terrifiant.
Anders fit un pas dans sa direction et l'enlaça. Nathanaël resta immobile. Anders s'écarta pour mieux voir son visage. « Nathanaël…
— Quoi ?
— Je suis désolé.
— Désolé de quoi ? répondit Nathanaël d'un ton vibrant de colère.
— Eh bien, de ce que j'ai fait. Je crois que… je n'avais pas vraiment conscience des conséquences.
— Tu en aurais peut-être eu une vague idée si tu m'avais parlé ! s'exclama Nathanaël d'un ton dur, et il le repoussa, mais sans violence.
— Je ne pouvais pas…
Nathanaël haussa les sourcils :
— Tu ne pouvais pas ou tu ne voulais pas ?
— Je… Je ne pouvais pas. Si je t'avais parlé, je t'aurais mis en danger. Et ça aurait… rendu les choses trop réelles.
Son compagnon secoua la tête, puis il leva la main pour le couper, l'air las.
— Laisse tomber.
— Nathanaël…
— Laisse-moi. S'il te plaît. »
Anders se mordit les lèvres, mais n'insista pas. Il n'obtiendrait rien de plus, pas ce soir en tout cas. Peut-être plus jamais. À la barre, à quelques mètres à peine, Isabela feignait de les ignorer. Il redescendit à la cale.
Nathanaël soupira, et s'assit contre le bastingage. Il remonta les genoux et baissa la tête, sur le point de pleurer. Et tant pis si Isabela le voyait. Elle était nulle pour tout ce qui concernait les relations sociales, tellement qu'il tirerait un certain plaisir à la savoir mal à l'aise.
Il avait l'impression de se laisser aller pour la première fois depuis longtemps, bien avant cette bataille. Comme si la vision d'Anders avait fait sauter les boulons qui l'empêchaient de se disloquer. Si Varric avait été là, il lui aurait remonté le moral, à coups de bières et de mauvais jeux de mots, le tout saupoudré d'une pointe de paternalisme. Mais Varric était resté à Kirkwall et ça aussi, ça lui avait foutu un coup. De tous ses compagnons, le Nain avait été le plus fidèle, sans l'ombre d'un doute.
Nathanaël se sentait trahi, tout en sachant très bien que la vie de fugitifs qui les attendait ne possédait aucun attrait. Merrill ne les avait suivis que pour échapper au Bas Cloître. Quant à Isabela, elle roucoulait de joie devant son nouveau jouet – le petit bateau préservé des flammes qui les avait sortis de Kirkwall — avant même qu'ils aient posé le pied dessus. Qui aurait pu en vouloir à Aveline, Fenris et Varric d'avoir préféré rester ? Nathanaël aurait donné n'importe quoi pour faire de même et participer à la reconstruction.
Ce n'était pas vrai, bien sûr. Il espérait juste que Sondal et Bodan allaient bien, ainsi qu'Orenna. Kirkwall ne lui manquerait pas, pas plus que Férelden. Mais ne plus jamais pouvoir se poser quelque part… Fuir, perpétuellement… L'idée lui glaçait le sang.
Anders l'avait prévenu, pourtant. Pour être tout à fait honnête, il avait insisté sur le danger que représentait sa fréquentation avant même qu'ils ne sortent vraiment ensemble. Sur le moment, Nathanaël avait fait le malin : il savait qu'Anders disait probablement la vérité, mais avait choisi de ne pas y accorder d'importance. Après tout, il était fils et frère de mages. Sauf qu'Anders était différent, et cela aussi, il l'avait compris très vite. Sa famille s'était toujours cachée, mais sans éprouver de réelle animosité envers les non-mages, ni même les Templiers. Son père et sa sœur semblaient considérer leurs dons comme une malédiction. Ils ne voulaient pas être séparés des leurs, ni enfermés, mais pensaient au fond d'eux qu'ils le méritaient. Anders au contraire, revendiquait son héritage. Il haïssait les templiers plus que tout. Il ne devait probablement sa liberté qu'à sa conscription au sein de la Garde des Ombres.
Nathanaël se rappelait leurs débuts. Comme il avait aimé séduire Anders, qu'il avait trouvé si naïf, si touchant, avec ses histoires de chat et sa manie d'aider les gens. À cette époque, il tentait à la fois d'obtenir les faveurs de Fenris, les charmes d'Isabela et la confiance d'Anders. C'était un jeu pour lui. Les rebuffades de Fenris l'amusaient autant qu'elles l'énervaient. Il se prenait pour le nombril du monde. À une époque, sa mère était persuadée qu'il se passait quelque chose entre Fenris et lui. Il se rendait compte à présent combien il avait été égoïste. L'Elfe avait-il attendu quelque chose de lui ? Était-ce la raison pour laquelle il avait refusé de les suivre, même après avoir retourné sa veste en faveur des mages, par respect… pour lui ?
Puis, Anders lui avait parlé d'un Templier du nom de Ser Alrik, réputé pour torturer des mages. Alrik ne se contentait pas de préserver le Cercle ni de poursuivre les apostats. Il prenait un vif plaisir à user de son pouvoir sur plus faible que lui. Nathanaël avait accepté d'aider Anders à l'arrêter – par la force s'il le fallait. Quand ils étaient parvenus au bout des tunnels qu'empruntaient les renégats pour s'évader de la Potence, ils étaient tombés sur Alrik. Il s'apprêtait à faire du mal à une fille et la confrontation avait tourné à la bataille rangée. À l'issue du combat, Ser Alrik et ses chevaliers étaient morts. Mais Anders n'était pas satisfait. Nathanaël n'était toujours pas sûr de savoir comment il s'y était pris pour l'empêcher de tuer la jeune mage. C'était la première fois qu'il s'affrontait à Justice… Il l'avait déjà rencontré, bien sûr, mais Anders avait toujours repris le contrôle. Cette fois-là, ce n'était pas Anders qu'il avait vu. C'était une Abomination prête à prendre la vie d'autrui, sans aucune raison. Il était parvenu à le raisonner, et Anders avait pris la fuite.
Plus tard, il l'avait rejoint dans sa clinique de Sombrerue. Anders, bouleversé, se souvenait parfaitement de ce qui avait failli arriver. Il avait toujours soutenu que Justice et lui ne faisaient qu'un, mais jusqu'aux événements survenus dans les souterrains, Nathanaël n'avait pas compris ce que cela signifiait. Ce jour-là, il avait gracié Anders. Il n'y avait pas d'autre mot. Celui-ci n'attendait que son absolution, et il la lui avait donnée de bon cœur. Droit dans ses bottes, fier de sa magnanimité, il lui avait demandé de l'embrasser. Le bonheur qu'il avait ressenti quand le mage s'était jeté sur lui… Cela effaçait tout le reste. Le soir même, ils scellaient leur union dans les draps de soie de sa demeure de la Haute Ville.
Il avait été si heureux… Et Anders se montrait désormais léger et amusant, à tel point que Merrill lui avait demandé si tout allait bien. Nathanaël le revoyait expliquer à Nyarlatotep, son chien, qu'il lui faudrait chercher un autre lit que la couche conjugale. Le sourire lui montait encore jusqu'aux oreilles rien que d'y penser. Mais leur bonheur n'avait pas duré longtemps. Un jour, Anders était venu lui demander un service. Il avait prétendu avoir découvert le moyen de se débarrasser de Justice. Au début, Nathanaël l'avait cru, même s'il se montrait évasif et un peu distant. Puis, Anders avait avoué le mensonge, tout en lui demandant instamment de l'aider, car ce à quoi il œuvrait revêtait une importance capitale. Troublé, mais confiant, Nathanaël avait accepté de se rendre à la Chantrie pour détourner l'attention de la Grande Prêtresse. Anders était de plus en plus indifférent, ne cessait de l'accabler avec son Grand Projet. Rien ne semblait plus l'intéresser. Le cœur plus lourd à mesure qu'il s'éloignait, obsédé par ses plans, Nathanaël s'était dit qu'une fois ceux-ci réalisés, il retrouverait son amant.
Et puis il y avait eu l'attentat. Anders, désorienté, mais sauf, en bas de la Chantrie. L'air presque surpris par les conséquences de sa petite explosion. Il lui avait redit, l'air absent, qu'il comprendrait que Nathanaël ne le suive pas. Et malgré la déception qui lui serrait le cœur, Nathanaël avait renouvelé ses vœux de fidélité. Parce qu'il ne pouvait pas s'imaginer sans Anders encore moins en ces temps de guerre qui s'annonçaient. Pas alors que la ville brûlait, et que tout ce à quoi il tenait avait été anéanti.
Et c'était précisément ce qu'il lui reprochait. Par Andrasté… Il s'était jeté dans cette relation comme un gamin en mal d'amour, et maintenant il ne pouvait supporter qu'Anders ne lui ait pas parlé. Il avait plongé la ville dans le chaos, probablement tout le pays. Et il prétendait avoir cherché à le protéger ? À quoi s'attendait-il ? Pensait-il que le monde plierait genou devant les mages, après qu'ils aient cédé les uns après les autres à la folie ou à la magie du sang ? Nathanaël comprenait ce qui les avait menés là. Il les avait défendus du mieux qu'il avait pu. Mais au fond, il n'avait pas entendu leur désespoir. Il n'avait jamais su ce qu'étaient l'isolement, ou les brimades. Il avait toujours été libre, et pensé que quiconque le désirait n'avait qu'à saisir l'opportunité de se défaire de ses chaînes. Il n'avait pas reconnu la douleur d'Anders, pas écouté sa haine. Il avait choisi de l'aimer, en espérant le changer.
Il pleurait vraiment, à présent. Le ciel riait au-dessus du navire. Isabela quitta le gaillard arrière et se planta devant lui. « Hawke ?
— Ce n'est rien, Isabela. Reprenez la barre.
— Vous plaisantez ? De toute façon, ce bateau n'ira pas loin. Si le vent ne se lève pas, nous sommes condamnés à errer sur l'Amaranthine sans jamais rejoindre les côtes ni nous en éloigner.
— Ce serait bien notre veine. Le chevalier sous-capitaine nous laisse la vie sauve, et nous nous abîmons sur les récifs des Marches Libres.
— En fait, ça ressemblerait plutôt à la légende du Riveïnien Volant. Craignez-vous la mort, Nathanaël Hawke ? Créateur, votre nom est bien trop long à prononcer !
— Hum. Et quel est votre patronyme, au passage ? Je n'ai jamais connu que votre prénom.
— Il n'a aucune importance. Écoutez, Hawke… Vous m'avez pardonné d'avoir volé cette relique qunari, en dépit des conséquences.
— Anders savait ce qu'il faisait.
— Vraiment ?
— Je le crois. C'est moi qui n'ai pas voulu l'entendre.
— En ce cas, vous n'êtes pas le seul. Personne n'a levé le petit doigt pour l'arrêter, pas même Fenris.
— Fenris ne se soucie pas vraiment des gens, ni des mages. Il aurait pu rejoindre la Garde, s'il avait tenu à protéger les civils.
— La seule chose qui l'ait jamais intéressé, c'est la vengeance. Il se moque pas mal des souffrances d'autrui. Ainsi en va-t-il pour chacun d'entre nous.
— Ce n'est pas vrai ! Je…
— Hawke ! Voyons… Vous savez bien que nous n'avons jamais agi que pour notre propre profit.
— Non ! Vous êtes revenue. Vous avez tenu tête à l'Arishak.
— Oui… Parce que je croyais que vous me soutiendriez. Ce que vous avez fait. C'est ce que vous êtes, Hawke. Vous défendez les gens.
— C'est ridicule. Vous venez de dire que tout le monde n'agissait que dans son propre intérêt, et vous aviez raison. Je n'échappe pas à la règle.
— Sans doute pas. Et votre intérêt a toujours été de protéger Anders. »
Créateur, elle avait tellement raison ! Il ne pourrait jamais vivre sans Anders. C'était précisément la raison pour laquelle il le haïssait : Anders se l'était bien permis, lui. Il tenait suffisamment à ses convictions pour l'évincer. Ses projets avaient eu plus d'importance que leur amour. Nathanaël n'avait rien pour le guider. Aucune raison d'État qui l'oblige à sacrifier quoi que ce soit. Comment pourrait-il soutenir le mage dans ces conditions ? Il ne croyait même pas à son combat !
La Grande Prêtresse était morte, comme la moitié de Kirkwall, et Orsino, et Mérédith. Il n'avait eu foi en aucun d'eux, et pourtant, c'étaient eux qui assuraient l'équilibre du monde tel qu'il le connaissait. Anders avait eu l'audace de faire table rase. Comme si recommencer ne demandait aucun courage. Comme si renoncer à tout ce que vous possédiez ne représentait qu'une contrariété passagère. Anders avait anéanti la vie de milliers de personnes, parce qu'il pensait qu'elles se porteraient mieux dans une société différente. Vu ce que ça lui avait coûté, Nathanaël se demandait si son égoïsme apparent n'était pas en fait le degré ultime de l'altruisme. Même s'il avait eu tort, Anders s'était sacrifié au nom du bien commun.
Les gens de conviction valaient-ils plus que leurs pairs ? Où n'étaient-ils, au contraire, que des narcissiques, incapables d'empathie ? C'était une question à laquelle Nathanaël n'était pas prêt de répondre et à cet instant, il aurait donné n'importe quoi pour s'enfiler un godet, histoire d'oublier. Ce départ aurait dû conduire à une renaissance. Au lieu de quoi, il était incapable d'ignorer ce qui était mort en lui.
« Je vais tenir la barre jusqu'à demain. Vous devriez dormir.
— Pas question ! Vous avez combattu comme nous, vous devez être épuisée.
— Hawke ! J'ai le ciel au-dessus de ma tête, et les vagues pour me bercer. Vous savez combien de temps j'ai passé à tourner dans mon lit, espérant sentir le ressac ? Je ne pourrais passer une meilleure nuit que celle-là, croyez-moi.
— Alors d'accord. Mais je vous suis redevable.
— Si vous voulez. »
Nathanaël se leva péniblement et se dirigea vers la cale. Isabela regagna la barre, sans plus le regarder. La nuit sur la mer l'avait déjà absorbée.
Anders dormait lové contre Nyarlatotep. Cette vision lui creva le cœur. Le chien respirait paisiblement, et lâchait de temps en temps un soupir qui donnait l'impression d'un tel bien-être qu'on avait envie de se coller contre lui et d'oublier le reste du monde. Anders n'avait jamais aimé les chiens – c'était un homme à chats. La confiance qu'il accordait au Mabari était d'autant plus touchante.
Malade des vagues autant que de ses propres sentiments, Nathanaël se coucha auprès de son amant, dont il serra la taille et respira l'odeur – sang, magie, et peau. Personne ne lui avait jamais procuré un tel réconfort.
Quand Anders se réveilla, il n'eut d'abord pas la moindre idée de l'endroit où il se trouvait. Il lui semblait que son lit tanguait d'ailleurs le matelas paraissait bien plus dur qu'à l'accoutumée. Puis tout lui revint en mémoire. La gigantesque bataille qui les avait opposés aux Templiers, leur départ précipité de Kirkwall après que le chevalier sous-capitaine Cullen ait fait preuve d'une surprenante mansuétude, et bien sûr sa dispute avec Nathanaël. Il s'était couché à même le sol auprès du Mabari qui le regardait d'un air peiné, et avait fini par s'endormir, d'un sommeil hanté par les cauchemars. À présent, ceux-ci semblaient loin, et Anders avait l'impression qu'ils s'étaient dissipés au cours de la nuit. Il réalisa que le poids sur sa hanche, la chaleur dans son dos, étaient ceux de Nathanaël et ne put s'empêcher de sourire. L'espace d'un instant, les yeux fermés, il se crut au seuil d'une nouvelle vie parfaitement sereine.
Il se retourna le plus doucement possible. Nathanaël avait pleuré, on distinguait le sillon tracé par ses larmes dans la suie et le sang qui maculaient encore son visage. Cela le bouleversa. Ce type avait assassiné de ses mains des dizaines de personnes. Il avait coutume de tout tourner en dérision. Anders savait que c'était une manière de supporter un quotidien d'une violence inouïe, mais quand même. Nathanaël avait été, pour tous ses compagnons, un roc inébranlable. Pardonnant les pires erreurs, et les réparant avec le sourire. Cet homme avait accueilli chaque coup porté avec un fatalisme teinté d'ironie qui avait contribué à alléger un peu la charge qui pesait sur leurs épaules. Et voilà qu'il pleurait.
Il aurait dû lui parler. Chaque jour qui s'était écoulé, depuis qu'il avait pris sa décision, avait pesé sur sa poitrine comme un esprit de culpabilité. Quand ils s'étaient embrassés pour la première fois, il avait dit à Nathanaël qu'il ne pourrait supporter de vivre sans lui. Avait-il conscience, à l'époque, qu'il existait plusieurs façons de perdre quelqu'un ? Il était tenté de répondre que non. Mais c'était un faux-semblant. Il ne lui avait pas fait part de ses projets parce qu'il savait qu'il les désapprouverait. Il avait eu l'impression de le tromper. C'est pourquoi il avait continué de ne rien lui dire : s'il ne lui confessait rien, c'est parce qu'il ne faisait rien de mal. Un raisonnement à toute épreuve.
Anders posa sa paume sur la joue de son amant et l'embrassa sur les lèvres. Nathanaël se réveilla et son regard, d'abord troublé par le sommeil, retrouva cette teinte de désespoir qu'il y avait vue la veille. Anders le lui rendit. Une poignée de secondes, ils restèrent sans bouger, accrochés l'un à l'autre, ne sachant bien ce qu'ils se communiquaient, si ce n'est que d'une manière ou d'une autre, ils se voulaient ensemble. Puis Anders fit basculer Nathanaël sur le dos, en lui maintenant la main droite à hauteur de visage. Il grimpa sur lui et se remit à l'embrasser, plus sauvagement, en ondulant du bassin. Il voulait que sa fougue l'emporte, il voulait le mordre, le bouffer, il voulait se fondre en lui. Et Nathanaël le lui rendait, il luttait contre son poids qui l'empêchait de bouger, contre sa poigne qui le maintenait au sol. Il gémissait, et Anders cueillait ses soupirs du bout de la langue.
La voix de Merrill les interrompit. « Tout va bien ? » Impossible, la connaissant, de distinguer l'ingénuité de l'indignation. Anders lâcha les lèvres de Nathanaël et grogna : « Oui… Évidemment !
— Pardon, mais ce n'est pas clair ! D'habitude, quand ils sont en public, les gens se comportent… différemment.
— Vraiment ? Ils s'embrassent, s'invectivent, pleurent, se marient en public. Ils se battent en pleine rue – juste devant votre porte, souvenez-vous, vous trouviez cela fascinant.
— Je voulais juste dire que… Oh ! Vous êtes toujours si désagréable ! Nous devons être arrivés, je monte voir Isabela. »
Ils échangèrent un sourire. « Elle a probablement raison, déplora Nathanaël. Il nous faut débarquer en vitesse.
— Certes, répondit Anders, songeur.
— Enlève-toi de là, ou ce sont les Templiers qui nous… sépareront. »
Isabela avait les yeux cernés. Nathanaël lui avait rarement vu cet air las. Elle pérorait comme à son habitude, mais son visage trahissait une gravité inhabituelle. Elle s'interrompit en les voyant émerger de la cale. « Vous voilà… Eh bien, nous y sommes. Je nous ai menés à la crique promise. Nous n'avons plus qu'à disparaître.
— Isabela…
— Je sais ce que vous allez dire, Hawke. Mais je vous ai déjà faussé compagnie une fois. Je vous en dois une, et vous le savez.
— Cette dette est largement épongée. Sans vous, nous ne serions jamais sortis de Kirkwall.
Elle soupira, et son regard s'égara. L'horizon murmurait à son oreille. Il l'appelait tant et si bien que la brise semblait porter avec elle une mélodie épique, un chant de guerre et d'aventures.
— La mer est différente… Vous vous souvenez de ce que je vous ai dit hier soir ? Quand j'ai plaisanté à propos du Riveïnien Volant ? Eh bien, c'est ça. J'ai l'impression que si je repartais maintenant, je ne ferais qu'errer sur les flots, sans but, pour l'éternité.
— N'est-ce pas ce qui vous a toujours fait courir ?
— Si… Mais j'ai le pressentiment que je n'y trouverai plus jamais la paix.
— Mais c'est ce que vous êtes, Isabela ! Vous n'avez toujours espéré qu'un navire et un peu de chance.
— Je ne sais pas, Hawke. Peut-être plus tard. Je vais vous accompagner un moment, et puis je reprendrai la mer.
— Si je peux me permettre… commença Merrill. Je n'ai pas non plus l'intention de vous quitter. Enfin… Si vous voulez bien de moi, évidemment.
— Du moment que vous n'interrompez pas toutes… nos incivilités, lança Anders, rancunier.
— Très bien alors. La fine équipe de nouveau réunie. Andrasté m'en est témoin, nous allons passer parfaitement inaperçus !
— Si nos deux apostats voulaient bien ranger leurs bâtons, je pense que nous gagnerions quelques points auprès des locaux.
— Vous n'y pensez pas, Isabela ! Où voulez-vous qu'ils se… qu'ils les mettent ?
— J'ai bien une idée de l'endroit où je voudrais fourrer le mien, mais cela semble indisposer Merrill. »
Sous les regards insistants de Nathanaël, cette dernière ne posa pas la question qui lui brûlait les lèvres.
Ils envoyèrent Isabela et Nathanaël s'approvisionner au village le plus proche, tandis qu'Anders et Merrill organisaient un campement de fortune en marge des routes. Ils avaient dégoté un coin tranquille, au bord d'un ruisseau, qui leur procurait peu de protection, mais de l'eau fraîche. À l'heureux duo de nettoyer au mieux leurs cuirasses gorgées de sang séché. Isabela avait revêtu un pantalon de matelot qui lui donnait l'air… habillé, et Nathanaël portait des nippes qu'ils avaient échangées à un paysan contre la promesse de ne pas dévoiler sa plantation de colchinthe.
« Hawke, j'ai peut-être une idée.
— Vous voulez bien arrêter de m'appeler par mon nom de famille ? Vous ne faites ça avec personne d'autre.
— C'est vrai, mais… Vous êtes différent.
— Ah oui ? Comment ça ? Je ne suis pas membré comme vos autres conquêtes ? Il faut conserver avec moi une distance particulière ?
— Hawke !
Elle le frappa sur le bras.
— Vous êtes plus… inaccessible, c'est tout.
Il la regarda par en dessous.
— Écoutez. Je n'ai connu presque que des gens à qui je ne tenais pas. Je les tutoyais tous – et ne me souciais guère de leur nom. À l'exception de celui dont je voulais vous parler, avant que vous ne m'interrompiez avec toutes vos remarques.
— Oh ! J'ai donc un concurrent. Je suis tellement déçu, Isabela.
— Vous allez me faire pleurer. La personne dont je vous parle est un assassin antivan. Il répond au nom de Zévran, vous l'avez brièvement rencontré, me semble-t-il.
— Absolument pas fiable. Non seulement vous l'appelez par son prénom, mais en plus, j'ai tenté de le séduire et il s'est dérobé.
— C'est qu'il est plus loyal qu'il en a l'air. Et avant que vous ne demandiez, oui, j'ai couché avec lui, mais ce n'est pas moi qui l'ai retenu de vous succomber.
— Ah bon ? Et qui est-ce ? Par Andrasté, je croyais pourtant qu'il fallait payer très cher pour empêcher les gens de tomber dans mes filets.
— C'est l'amant de la Garde des Ombres qui a sauvé Férelden de l'Enclin. »
« Vous ne dites plus rien ? Vous aurais-je rappelé votre triste statut de "héros" désormais anonyme des Marches Libres ?
— Non… Je suis très désappointé que vous apportiez si peu de crédit à ma légende, n'en doutez pas. Mais… pourquoi me parlez-vous du Héros de Férelden ?
— Parce que j'ai une confiance absolue en Zévran. Et s'il se fie à elle… Je pense qu'ils peuvent nous aider.
— Je ne vois pas en quoi.
— Cette femme a choisi de protéger le Cercle des Mages de Férelden au péril de sa vie, alors que Ser Cullen le donnait pour mort.
— Je l'ignorais.
— Anders est lui-même Garde des Ombres. Ne croyez-vous pas qu'il pourrait trouver conseil et refuge auprès d'une Garde amie des mages ?
— Vous avez peut-être raison. Mais la Garde a disparu, non ? Et Zévran a quitté les Corbeaux… Comment les contacter ?
— Je ne pense pas qu'ils se cachent. L'Enclin est terminé et Zévran s'est taillé une jolie réputation en éliminant quelques têtes parmi les plus en vue chez les Corbeaux. Je pense qu'on les trouvera à Antiva.
— Pfiou… Ça fait un sacré voyage, surtout basé sur une supposition.
— Et vous aviez d'autres plans ?
— Non. C'est vrai. C'est juste que je déteste marcher.
— Eh bien, nous prendrons un chariot. »