Chapitre 1
Un triste anniversaire
APRIL
Je me penche sur la vitrine, replace ma mèche courte derrière mon oreille et retrousse mon nez avec gourmandise.
— Je vais prendre celui tout chocolat.
La pâtissière place le cupcake dans une boîte, c'est une petite tradition. Chaque année je célèbre la date à laquelle je me suis réveillée à l'hôpital sans passé, sans identité, et sans famille.
Cinq ans. Au début, j'étais terrifiée. Je ne connaissais plus rien de ce monde, et tout me paraissait étranger. Mais, finalement, je suis parvenue à me construire une petite vie. J'ai un appartement, un chat paresseux, un job et, surtout, une ravissante petite fille aux boucles blondes et aux yeux verts.
Lorsque je me suis réveillée, j'ai appris ma grossesse. Ça a été un véritable choc. Et, longtemps, j'ai cherché son père. Mais j'ai dû me rendre à l'évidence, son père est un lâche qui m'a abandonnée à mon sort. Introuvable. Comme s'il n'avait jamais existé.
Je récupère la boîte. Aujourd'hui, je suis April Doe depuis cinq ans et ça me va très bien. Je remonte l'écharpe sur mon visage, ce mois d'avril est particulièrement frais. D'une main, je resserre le col de ma veste, entre dans l'immense magasin où je travaille. Je navigue de rayon en rayon, une sorte de joker pour le cas où un employé est malade.
Dans sa salle de pause, je consulte mon planning. Aujourd'hui, je suis aux jouets. J'adore ce rayon et me retiens à grande peine de tout acheter pour ma fille. Une tornade rousse me bouscule légèrement dans un coup de hanche maîtrisé.
— Alors on est ensemble aujourd'hui ? sourit Amy.
Amy est devenue mon premier soutien. Elle a été larguée quand je suis arrivée dans l'entreprise, et depuis nous cherchons désespérément le prince charmant.
— Eh oui, j'ai vu qu'il fallait refaire les vitrines.
— Eh oui, tout à la gloire des Avengers, les héros de l'Amérique, soupire-t-elle.
— Du monde, je corrige. Tout le monde veut être Iron Man, ou Captain America…
— Ou Thor, rit-elle en jouant avec la poupée aux gros muscles.
Je ne peux retenir mon hilarité. Nous sommes deux grandes gamines finalement. La Direction nous a fourni un décor de rues dévastées, je fais mine d'avoir du mal à soulever le faux marteau de Thor.
— Oh, si seulement le dieu du tonnerre pouvait m'aider, je me pâme.
— Et si après il pouvait m'inviter au resto, ajoute Amy.
Je lui donne un coup d'épaule, son chouchou c'est Captain America et je sais qu'elle tuerait pour un rencard avec lui.
— Je rêverais d'avoir la plastique de Black Widow, souffle-t-elle. Non mais tu as vu sa paire de nibards ? Les miens sont ridicules !
Je chantonne, regarde le détail de ces jouets qui vont partir comme des petits pains. Les mains de Hulk font un malheur dans les cours de récrés et le gant lumineux d'Iron Man fait saliver mon petit trésor. Elle a le goût pour la bagarre, ne se laisse pas marcher sur les pieds, surtout pas par les garçons qui lui disent qu'elle ferait mieux de jouer à la ménagère. Ma fille est une battante et ça me remplit de fierté. Dans ce monde, les femmes doivent être deux fois plus fortes que les hommes car rien ne leur est dû en dehors de la cuisine.
Ma fille ne se laissera jamais dominer. Elle accomplira ses rêves. Et je serais toujours là pour la soutenir.
Lorsque la pause déjeuner arrive, nous nous retrouvons dans une salle de pause bondée. Trop de vendeurs prennent leur pause en même temps, c'est stupide. Mais je ne peux rien dire, en tant qu'employée libre service je peux me garder mes réflexions pour moi.
— Le patron a maté ton cul, révèle Amy entre deux bouchées.
Je lui fais les gros yeux, elle se fait clairement des films.
— Depuis que tu as opté pour le carré destructuré, il te regarde encore plus, ajoute-t-elle en tournant ses yeux bleus vers le plafond.
— N'importe quoi.
Je feuillette le magazine, la nouvelle collection de vêtements me donne envie de gâter mon trésor. Il y a des motifs nordiques, ça me paraît curieusement familier.
— Je crois que je suis d'origine suédoise…
— Pourquoi ? Tu as lu un catalogue Ikéa et tu t'es sentie proche des noms de leurs meubles ?
Je lui tire la langue, je suis persuadée d'avoir un lien avec les pays nordiques. Ne serait-ce que par le nom que j'ai donné à ma fille. Thrùd. Il s'est murmuré à mon oreille, comme une évidence.
— Boude pas, je suis sûre qu'un jour tu retrouveras tout ton vécu.
Je lui souris, j'espère découvrir une famille aimante. C'est déjà dur de ne pas avoir de père pour ma fille, je voudrais lui offrir au moins des racines, un patrimoine auquel s'accrocher, une identité plus forte qu'un prénom.
— Ils ont vu le Bifrost s'ouvrir. Thor doit être de retour, commère un employé.
— J'espère que cette fois ils vont s'abstenir de détruire la ville, la dernière fois j'ai perdu mon appartement. Et, devinez quoi, destruction par une armée extra-terrestre ça ne rentre pas dans les conditions de mon assurance, peste Paige du rayon Homme.
— Au moins, tu es en vie, vois le bon côté des choses, je raille.
— Forcément, toi tu as eu un logement financé par l'état, tu ne peux pas comprendre.
— Tu veux parler de ce studio avec des cafards que j'ai dû habiter un an sans chauffage ?
C'était un lieu lugubre, heureusement, j'ai vite trouvé un job pour déménager et maintenant j'ai un appartement dans Brooklyn. Mon portable vibre, l'identifiant de la maternelle de Thrùd s'affiche. Je grimace et m'isole pour prendre l'appel.
— Allô ?
— Madame Doe, nous avons un problème avec votre fille.
La voix nasillarde de la Directrice est reconnaissable entre mille. Je m'appuie contre le mur et soupire longuement.
— Je vous écoute.
— Elle s'est bagarrée avec un garçon…
— Et pourquoi ?
— Il a voulu lui faire un bisou et elle n'était pas d'accord.
Je pince l'arrête de mon nez, cette école me fait halluciner.
— Bien. Alors où est le souci ?
— Se bagarrer c'est mal, s'offusque la Directrice.
— Forcer les petites filles à être embrassée c'est mal. Problème résolu.
Je raccroche et retrouve ma place où m'attend mon cupcake. Je mords dedans avec gourmandise et le déguste avant de retourner bosser.
Le soir, je récupère ma fille à la garderie. Elle chantonne, saute de plaque de béton en plaque de béton pour éviter les lignes.
— J'ai été punie, Maman.
— Je me doute. Mais l'an prochain, je te trouverai une meilleure école, je promets en ébouriffant ses boucles.
Je pousse la porte de notre immeuble, monte les escaliers tortueux. Dehors, la tour Stark brille de mille feux. Tous les soirs, je l'observe, la regarde dans le cœur de la nuit. Elle est si imposante que même depuis mon quartier de Brooklyn je la vois.
L'eau bouillante du robinet me surprend, je retire ma main, souffle dessus. Thrùd dort déjà sur le canapé. Je la porte dans son lit, elle occupe l'unique chambre de l'appartement. Puis, je déplie le clic-clac.
Dans ma tête, je refais le chemin depuis mon réveil à l'hôpital. Cinq ans. C'est long. Terriblement long. Mais je ne perds pas espoir. Quelque part, quelqu'un m'attend et me retrouvera.
