LE CŒUR DE TEOTIHUACÁN

Cualli tlanēci,

Me voilà de retour après quelques jours de vacances en famille. Merci pour votre fidélité et vos encouragements. Voici la suite de notre saut dans le temps avec les premiers échanges entre Emma et Regina, alias Azcasuch, la princesse aztèque.

Bonne lecture et n'oubliez pas les commentaires;-)


Vocabulaire nahuatl de ce chapitre :

Mayeques = Gens du peuple
Cihuapillahtocatzintli = Reine
Cihuapilli = Princesse
Maquixtli = Sauveur
Teocalli = Pyramide mexicaine
Tlamah = Chirurgien
Ahuacamolli = Purée d'avocat (ou Guacamole pour la beauté de l'étymologie)
Chīlli = Piment (con carné s'il vous plaît)
Ilipta= Chique à base de feuilles de coca


5. ÉVEIL A LA CONSCIENCE

L'espérance est le songe d'un homme éveillé.
Aristote

L'or de l'Éveil est dans le sol de notre esprit,
mais si nous ne creusons pas, il reste caché.
Kalou Rinpoché

Depuis combien de temps avait-elle attendu là, tapie dans la vallée de l'ombre de la mort, elle n'aurait su le dire. Une heure, un jour, une éternité ? après tout, ici, le temps n'avait que peu d'importance, voire il n'existait tout simplement pas. Ici, on n'avait plus ni corps, ni sens. Ici, on ne voyait rien, n'entendait rien, ne sentait rien, on était dépourvu du besoin de manger ou de boire et le toucher ne captait que le vide abyssal. Cependant, contre toute logique, elle savait intuitivement qu'elle n'était pas seule au cœur de cette nuit infinie.

Un souffle se leva là où le néant régnait encore une seconde plus tôt. C'était infime, et pourtant elle pouvait sentir un léger déplacement d'air le long de son corps immatériel. Puis, la légère brise s'intensifia et un bruissement vint à son tour rompre le silence infini le vent venait de se mêler aux feuilles d'un puissant chêne entamant un ballet enjoué avec elles. Elle ne voyait toujours pas l'arbre, mais elle l'imaginait majestueux à la couronne bien fournie, comme une réminiscence d'un lointain souvenir,

Un bruit sourd, suivi de plusieurs autres quelque chose venait de tomber sur la terre encore informe et vide. Le chêne livrait sa précieuse semence à la terre, donnant naissance à une végétation riche et dense, une forêt fabuleuse.

Glands, pommes de pins, chacun donnant selon son espèce, furent précipités au sol par le doux zéphyr et ses fils plus impétueux. Alors la terre se mit à trembler sous elle, menaçant de l'engloutir là où les ténèbres n'avaient su le faire. Elle chuta, renversée par une horde de créatures gigantesques, se précipitant et se battant pour la nourriture jonchant les fourrés.

Elle avait atterrie dans une petite flaque d'eau, mais rapidement la modeste source devint torrent. Pourtant les géants lui résistèrent et continuèrent à piller la nature et ses bienfaits.

En conséquence, un flash aveuglant déchira la voûte céleste, comme un serpent lumineux venu frapper un miroir noirci par la fumée. (1) De son reflet surgit un animal au pelage époustouflant mêlant la lumière à la noirceur qui l'avait fait naître. Le jaguar se jeta sur ces êtres avides et belliqueux et les dévora un à un dans un gigantesque bain de sang. Puis, ne restant aucun survivant, le félin se tourna enfin vers elle. Il n'y avait aucun endroit où fuir, alors elle se présenta au combat ultime sans chanceler, saisissant le pelage tacheté comme si elle saisissait le ciel étoilé (2) lui-même, et la colère du gros chat s'estompa, et il se mit à ronronner sous ses caresses. Le premier monde venait de disparaître.

Les ténèbres et le silence envahirent à nouveau tout l'espace, à l'exception de ce compagnon d'infortune qui demeura à ses côtés. Puis petit à petit, la nature se régénéra et offrit à nouveau ses semences aux *Mayeques* [gens du peuple] venus du mystère des dieux. Puis le jaguar s'agita à nouveau, il venait d'apercevoir le serpent qui l'avait frappé une éternité plus tôt. Voici venu le temps de sa vengeance, d'un coup de griffe il attrapa la queue du reptile et rassemblant toute sa fureur, il le jeta au loin. Ceci provoqua un ouragan tellement fort qu'il emporta les gens du peuple, le dispersant sur l'ensemble de la planète. Étrangement, la tempête ne l'affecta pas, alors elle observa comme certains réussirent à s'agripper aux branchages des arbres qui, grâce à leurs racines profondes, ne vacillèrent pas. Trouvant ce refuge dans leurs couronnes, ils se métamorphosèrent en singes. Le second monde venait de disparaître.

Elle se retrouva seule, errant d'un néant à un autre. Pourtant, il semblait qu'il était dans la volonté d'une force plus grande, qu'il y ait quelque chose plutôt que rien. Et voici que l'eau, ayant envahi la majeur partie du lieu grâce aux vents mortels, permit à des plantes plus variées et plus nutritives de pousser. Ainsi, des centaines de nouvelles espèces d'animaux virent le jour. Jamais le monde n'avait été plus luxueux. Les êtres intelligents qui le peuplaient y atteignaient une longévité inégalée dans la quiétude et l'abondance. Elle tenta de se rapprocher et d'interagir avec ce monde idyllique, mais pourtant ils ne semblaient pas la voir, ni même ressentir sa présence. Était-elle condamnée à observer leur bonheur d'éternité en éternité en punition de n'avoir su offrir cela au peuple que la providence lui avait confié ?

La souffrance de l'échec de sa propre vie la frappa de plein fouet, et le goût amer de l'inachevé envahit sa bouche et sa trachée. C'était plus violent que le sacrifice physique qui l'avait mené ici, plus insupportable que la trahison de sa propre famille, plus mortel que la mort elle-même. Et elle savait intrinsèquement qu'elle ne pourrait rien faire pour y remédier.

Affligée et recourbée sur elle-même, elle ne vit pas l'être vaniteux et cruel qui se leva du milieu de la foule, revendiquant l'ensemble des biens pour lui-même et forçant ses congénères à le servir en esclaves. Alors la pluie, autrefois bienfaisante, se mêla brusquement à la foudre. Le ciel se déchira et les étoiles vacillèrent, et vinrent frapper la terre de toute leur puissance, déchirant la croûte terrestre si profondément que les êtres qui la peuplaient tombèrent dans une fournaise sans nom. Elle observa comme les volcans brûlaient les immenses champs de blés. Maîtres et esclaves courraient sans but, comme le font, face aux dangers, les dindons. Le troisième monde venait de disparaître.

Mais contre toute attente l'épouse femme du tyran lui survécu grâce à un épi de maïs qui avait poussé à l'endroit même où la terre avait englouti son mari. Un regard plein d'espoir se posait sur elle sans qu'elle ne le sache, un être coincé entre tous ces mondes plaçait désormais toutes ses espérances en elle. Mais hélas, féminin ou masculin, le cœur gangréné par l'envie demeure identique. Même survivant à l'apocalypse, il ne retient rien de la vie et encore moins de la mort. Alors, l'eau tomba à nouveau du ciel. Pourtant, une fois l'énorme brasier éteint, le ciel ne cessa de déverser ses ondées jusqu'à ce qu'elles aient recouverte le moindre lopin de terre. Pour échapper à la noyade, les derniers êtres peuplant ce monde se transformèrent en poissons. Elle observa cet énième désastre avec colère. Elle rassembla toute sa fureur dans son essence et elle frappa de toutes ses forces un cyprès encore debout sur une colline. Étonnamment, le tronc fut sensible à son courroux et l'arbre, ainsi déraciné, servit de refuge à un couple de jeune gens fuyant pour leurs vies.

- Enfin ! Lâcha-t-elle soulagée.

Soulagement qui dura le temps que les flots se retirent, car voyant l'abondance de poissons, ils ne purent s'empêcher de les attraper, de les faire cuire et de les manger. Tels des chiens, ils se nourrirent de leurs propres frères et sœurs. Le quatrième monde venait de disparaître. (3)

La dernière étincelle d'espoir venait de s'éteindre dans son cœur et elle hâtait le jour où elle pourrait se mêler au néant à son tour. Elle sentit son flux sanguin perdre en intensité, et ses ossements s'asséchèrent, bien que son corps n'existait pas dans cette dimension. Puis une voix à la fois intérieure et extérieure vint la rejoindre au plus profond de son enfer personnel.

- Aime à nouveau Azcasuch, aime à nouveau *Cihuapillahtocatzintli* [ma Reine].

Alors elle lâcha prise, décidant de faire confiance à ce compagnon qui ne lui avait jamais fait défaut, fidèle dans la vie, la mort et dans chacun des mondes qu'elle avait pu traverser.

- Je le ferai, j'ouvrirais à nouveau mon cœur, et grâce à la force de cet amour nous empêcherons que tout ceci ne se reproduise une cinquième fois.

Elle sentit ce sourire bienveillant se poser sur elle, puis un sang neuf fuser dans ses artères et ses veines. En une fraction de seconde, elle vit défiler toute sa vie devant ses yeux. Mais l'étrange rêve ne s'arrêta pas avec sa demi-sœur lui arrachant les entrailles. Subitement, son esprit s'éleva au-dessus de Teotihuacán et plongea par-dessus les collines dans l'autre vallée où elle vit des centaines de milliers d'hommes et de femmes s'affronter dans une guerre sans nom.

Dans toute l'histoire de son peuple, elle demeurerait inégalée de par sa taille, de son enjeu et malheureusement aussi par son nombre de victimes. Au nord, au sud, à l'est et à l'ouest, où que se pose son regard, aucune famille ne serait épargnée, chacune pleurerait ses morts des siècles durant.

Elle observa son père et sa mère se battre dans des camps opposés, alors qu'une poignée d'hommes blancs en truquaient les cartes, ordonnant aux troupes indigènes de perpétrer leur propre génocide, le tout se terminant dans un ultime chaos planétaire. Le cinquième monde allait disparaître comme les quatre précédant et cette fois-ci, elle le savait, les dieux n'en créeraient pas un sixième. (4)

- Aime à nouveau.

Ces mots l'avaient guidé tel un flambeau dans la nuit, dans les abysses de son âme, dans les entrailles de la mort durant des jours, des siècles, des éternités. La princesse avait espéré se réveiller au paradis, dans le domaine des dieux, mais elle aurait aussi accepté que tout s'arrête instantanément, sans avenir, sans passé, sans présent. Tout aurait été acceptable, tout avait été imaginé par les prêtres, tout avait été calculé par les sages, tout semblait avoir été anticipé, imagé, expliqué, tout, absolument tout.

Pourtant lorsqu'au bout de cette longue et pénible nuit, elle trouva enfin la force de lever les paupières voilant son regard, elle fut éblouie non par la gloire des dieux, ni par le soleil triomphant de midi, mais par un éclat plus vif, plus clair et plus indescriptibles que la plus belle supernova qui lui avait été donné d'observer dans l'univers.

Désormais elle regardait la lumière originelle - le soleil tel qu'il fut au début de la création - face à face, sans aucun filtre, et étrangement ses yeux ne s'y brûlèrent point, bien qu'une chaleur nouvelle réchauffa son âme autant que son corps. Peau pâle, cheveux d'or, regard émeraude et sourire écarlate la fixèrent comme au matin du monde.

Le temps resta encore suspendu une fraction d'éternité entre elles, puis la princesse chercha à articuler péniblement ses premiers mots, tout en dévisageant en détail l'étrangère penchée au-dessus d'elle. Celle-ci était visiblement en train de vérifier son état de santé qui ne devait pas être au mieux à en juger par le feu qui brûlait ses poumons et la douleur qui traversa sa cage thoracique jusqu'à l'extrémité de ses membres.

- Soif... de l'eau...

Emma lui sourit avec soulagement avant d'attraper son propre gobelet en terre cuite sur la petite table basse. De son bras fort, elle soutint la tête de sa patiente et porta l'eau vivifiante à ses lèvres encore légèrement bleutées avec bienveillance et douceur.

- Doucement, susurra-t-elle à l'oreille de l'Aztèque, lorsque celle-ci se mit à tousser alors que l'eau s'infiltra dans sa trachée sensible.

- Doucement, répéta-t-elle en l'abreuvant patiemment par petites gorgées.

Durant toute l'opération, les yeux bruns n'avaient quitté ses homologues verts, cherchant à y trouver les réponses aux mille et une questions qui fusèrent dans son esprit encore embrumé.

- Où suis-je ? Est-ce l'autre monde ? Suis-je morte ou vivante ? Qu'avez-vous fait à mon corps ? Interrogea-t-elle en désignant l'immense bandage qui recouvrait sa poitrine.

Emma qui ne comprenait qu'un mot sur dix et encore, après avoir reposé sa tête sur l'oreiller de fortune qu'elle lui avait fabriqué au moyen de son sweet à capuche, lui fit signe d'attendre et alla réveiller Belle et Scarlett pour qu'elles l'aident à communiquer avec cette femme dont le charisme intense sublimait son incroyable beauté, et dont le regard captait son attention depuis bien plus longtemps qu'elle ne franchisse le portail du temps.

- *Cihuapilli* [Ma princesse]! se précipita Belle au chevet de sa maîtresse en se prosternant à genou avant de porter la main de son amie à ses lèvres pour l'embrasser de ses larmes de soulagement.

- Cette étrangère, Emma, le *Maquixtli* [Sauveur] venu d'un autre monde, vous a ramené de trépas à la vie.

Jamais un autre être qu'elle-même n'avait trouvé grâce aux yeux de sa servante, jugeant ses congénères grossiers, imbus d'eux-mêmes et paresseux, et voilà que Belle vantait sans plus tarir les mérites de cette femme médecin et de son acolyte. C'était aussi incongru que tout ce qu'elle venait de vivre et elle ne put empêcher le rire de s'emparer d'elle, même si celui-ci menaçait de la tuer une nouvelle fois.

Emma réagit immédiatement en lui injectant quelque chose dans le bras qui calma presque instantanément la douleur et elle ne combattit pas non plus le rire de soulagement qui s'en suivit. Rire dans lequel elle fut rejointe par ses soignantes, une fois qu'elles avaient constaté que les convulsions malmenant son corps meurtri étaient sous contrôle et qu'elle ne risquait plus de s'étouffer.

Elle savoura cette franche camaraderie dans laquelle elle pouvait oublier son rang, son titre, son devoir, jusqu'au monde sur le point de disparaître, au profit d'être une femme comme toutes les autres l'espace d'un instant. Sa mère lui avait enseigné que le rire n'était que futilité, irrespectueux envers les choses sacrées et qu'il était, tout comme l'amour, à bannir de son existence. Mais ne venait-elle pas de mourir et de ressusciter à cette tendre musique qui venait à bout de tout. Oui, le rire était vraiment le propre de l'homme, voire de la femme, et elle se promit à elle-même que malgré tout ce qui surviendrait désormais dans son existence, elle n'oublierait pas d'y revenir à chaque fois qu'elle le pourrait, que la situation soit joyeuse ou désespérée.

- Combien de temps s'est écoulé depuis ma mort ? Finit-elle par demander.

- Un jour et une nuit, mais je ne saurais le jurer, car pour moi, cela ressemblait plus à une éternité. Je veillais votre corps sur les marches du *Teocalli* [pyramide mexicaine], le protégeant du mieux que je pouvais de l'orage et du froid, lorsqu'elles sont arrivées comme par miracle. Je ne sais ce qu'Emma a négocié avec les dieux, mais elle est revenue du sommet du grand temple avec votre cœur avant de travailler avec acharnement jusqu'au petit matin pour vous rendre Cihuapilli, expliqua Belle avec passion et déférence.

Azcasuch écouta attentivement le récit de sa servant et tenta de tout remettre en place dans son esprit, tout en ignorant encore où s'arrêtait le rêve et où commençait la réalité. La fatigue la submergea et elle plongea dans un sommeil agité, mais néanmoins réparateur.

Belle, Scarlett et Emma la veillèrent en alternance trois jours durant, s'assurant qu'elle s'hydrate toute les trois à quatre heures.

Bien qu'elles s'étaient réparti la garde de leur protégée, le médecin n'accepta que très rarement de quitter le chevet de sa patiente, allant jusqu'à placer une natte sur le sol à proximité pour les quelques heures de repos qu'elle daigna s'accorder elle-même. Et même lorsqu'elle rejoignit Belle et Scarlett pour discuter un peu ou les aider à préparer les repas dans la petite cuisine à ciel ouvert de l'arrière-cour, son regard se perdait régulièrement vers la porte entre-ouverte, pour s'assurer que la respiration de sa Regina restait stable et régulière. Dès que celle-ci changeait en devenant plus saccadée sous la douleur, Emma se précipitait pour lui administrer de la morphine qui viendrait à manquer bien trop tôt.

- Est-elle toujours aussi protectrice avec ses patients ? Interrogea Belle en faisant du feu.

- Je ne saurais le dire, Emma et moi, nous ne nous connaissons que depuis quelques jours, répondit Scarlett en déposant dans la cour un supplément de bois sec qu'elle venait d'aller chercher dans la forêt.

- Elle devait être le *Tlamah* [chirurgien] suprême dans ton monde pour accomplir un tel prodige ? continua Belle en coupant ses ingrédients.

- Elle en était l'un des meilleurs oui, mais un drame personnel lui a fait renoncer à pratiquer ce genre de médecine, expliqua Scarlett en tendant un gobelet d'eau à la cuisinière.

- Mais elle a fait une exception pour elle.

- On dirait oui.

- C'est parce qu'elles sont liées. J'avais presque oublié à quoi cela ressemble, soupira Belle en portant l'eau rafraîchissante à ses lèvres.

Scarlett ne dit rien, se contentant d'observer et de sourire à la jeune femme si clairvoyante, assise à ses côtés, en train d'égrainer épis de maïs et couper oignons et tomates. Scarlett attrapa son couteau de poche accroché à sa ceinture et se mit à l'aider, tout en échangeant régulièrement quelques regards doux avec la brunette.

- Comment est-ce ?

- Quoi donc ?

- De voir tout ceci, alors que tu en as juste étudié les ruines ?

- Le rêve de tout archéologue j'imagine.

- Est-ce comme tu le pensais, ou es-tu déçue ?

- C'est bien mieux, la cité est encore plus belle et majestueuse que sur nos maquettes, ce sont des reconstructions que des artistes ont tenté de faire dans mon monde, mais je suis, non pas déçue, mais triste de vivre cette aventure incroyable en pareilles circonstances pour toi et ton peuple.

- Tenochtitlan va tomber et nous allons tous mourir n'est-ce pas ?

Scarlett ne répondit pas.

- Je sais que tu ne veux rien dire, afin de ne pas influencer davantage le cours de l'histoire, mais tes yeux te trahissent, mon amie, tes yeux te trahissent... et pas que pour ça... ajouta Belle dans un murmure que Scarlett faillit ne pas entendre.

- Bien, je vais chercher Emma ! lança l'archéologue en se levant précipitamment, tentant vainement de cacher la couleur pourpre qui venait de s'emparer de ses joues.

- Si tu penses pouvoir me battre à ce petit jeu, faudra être plus subtile, car j'en ai maté bien d'autres à la cour princière, même si j'avoue qu'ils étaient nettement moins mignons et intéressants que toi, gente dame en rouge, songea Belle en déposant le repas cuit sur des feuilles de bananiers à même le sol.

Emma n'avait jamais été une grande adepte du maïs en dehors des soirs de match. A l'exception de la polenta à l'italienne que faisait Ingrid, peut-être. Pourtant, là, en galettes accompagnées *d'ahuacamolli* [purée d'avocat] , en bouillie pimentée, garnies d'oignons, de champignons et de tomates fraîches, ça se laissait amplement manger.

Le médecin participa peu aux discussions très animées entre Belle et Scarlett au sujet de leur monde respectif. L'archéologue et elle-même s'étaient mises d'accord, sur le fait de ne rien révéler qui pourrait influencer de manière directe leur façon de vivre et d'évoluer, mais, pour le reste, effet papillon (5) ou non, le mal était déjà fait.

- Des centaines de maisons plus hautes que nos temples, vous devez être des magiciens pour créer pareille cité, s'extasia Belle en apprêtant une sapote pour le dessert.

Scarlett précisa quelques points au sujet des gratte-ciels, alors qu'Emma se replongea dans ses réflexions, afin de trouver une solution à sa pénurie prochaine d'anti-douleur.

Elle tendit machinalement la main vers le plat pour reprendre de ce fruit exquis qu'elle ne connaissait pas, lorsqu'un grognement sourd la fit sursauter. Elle tourna la tête et sauta sur ses pieds aussitôt, faisant face à un jaguar de près de cent kilos.

- *Chīlli* [piment], tu es revenu ! s'écria Belle en enroulant ses bras autour du cou du fauve, avant de lui gratter l'oreille.

- Tu... tu... tu connais cette bête ? réussit à articuler le médecin, à peine revenue de sa frayeur.

- Évidemment, c'est Chīlli, le fidèle compagnon de son Altesse. Tu peux le toucher si tu veux ?

- Sans façon, déclina poliment Emma en s'asseyant un peu à l'écart.

- Trouillarde, lui glissa Scarlett au passage en approchant le félin sans peur.

- Je suis impressionnée, dit Belle.

- C'est juste un gros chat, j'ai grandi avec des dizaines d'entre eux, répondit la mexicaine avec nonchalance.

Le jaguar, bon prince, se laissa faire quelques minutes, jouant même à attraper en l'air les restes de repas que les deux jeunes femmes lui lancèrent en rigolant. Lorsque, subitement, il tourna les oreilles et entra d'un bond dans la modeste demeure.

Alertées par leur ami à quatre pattes, les trois femmes se précipitèrent au chevet de la princesse qui s'était mise à gémir en se réveillant dans d'atroces souffrances.

- Qu'est-ce qu'on fait ? cria Scarlett en tenant de toutes ses forces leur royale patiente pour empêcher que celle-ci ne se blesse davantage et ne rouvre son impressionnante cicatrice.

- Je n'en sais rien ! hurla Emma tout aussi fort.

Belle comprit rapidement que le médecin venue d'au-delà du temps n'avait plus de produit miracle pour soulager sa maîtresse et que c'était désormais à elle de prendre le relais.

- Tenez-là bien, je reviens tout de suite ! ordonna-t-elle avant de se précipiter dans la rue, suivie de près par le jaguar. Cherche Chīlli, cherche !

L'animal, semblant comprendre ce qu'elle voulait, se précipita vers une maison à environ quatre-cent-cinquante mètres de leur position. Belle arriva quelques minutes après dans le quartier où elle avait vu le félin s'engouffrer. Celui-ci l'attendait patiemment devant une porte en bois solidement fermée. Belle n'hésita pas, et malgré son petit gabarit, elle réussit à l'enfoncer d'un coup d'épaule.

Ils se retrouvèrent dans la maison du guérisseur. Un sifflement retentit dans son dos, Belle se retourna blanche comme un linceul en voyant la tête de l'énorme crotale à moins d'un centimètre de son talon.

- Heureusement que tu étais là mon Chīlli, remercia-t-elle soulagée, le félin qui venait de planter ses griffes acérées derrière la tête du serpent au venin mortel.

Perdue au milieu d'une centaine de pots médicinaux, Belle put compter une fois de plus sur le flair exceptionnel du gros chat pour lui indiquer le bon.

Ensemble, ils retournèrent auprès des autres avec de quoi soulager Azcasuch.

- Qu'est-ce ? Demanda Emma en reniflant l'étrange mixture.

- *Ilipta* ! Répondit Belle, tout en aidant la princesse à avaler la pâte grise foncée.

Le médecin regarda Scarlett qui haussa les épaules, pas plus avancée que son amie.

Rapidement, Azcasuch retrouva son calme, sans toutefois se rendormir.

- Waouh, il y avait quoi dans ce truc ?

- Cendres de pommes de terre et feuilles de coca, à quoi j'ai ajouté de la banane, sinon c'est immangeable, précisa Belle.

Emma n'était pas particulièrement heureuse du remède rapporté par l'Aztèque, redoutant une rapide accoutumance à la drogue qui faisait tant de ravage à son époque.

- Tu t'inquiètes à cause du mauvais rêve qui s'ensuit quand on en abuse ?

- Évidemment que je m'inquiète, j'ai vu mourir des dizaines de gens à cause de cette saloperie, ne put s'empêcher de lui hurler dessus Emma, mais Belle ne se laissa pas déboussolée pour autant.

- Tu as dit qu'elle devait tenir sept jours et qu'ensuite le plus dur serait passé. Même si l'ilipta est dangereux pour l'esprit, quatre jours, ce n'est pas suffisant.

- Peut-être, mais je n'aime pas ça quand même ! rétorqua Emma toujours aussi sèchement, en prenant les constantes de la princesse.

- Je n'ai pas quatre jours, mon peuple a besoin de moi immédiatement. Il est grand temps que je me lève de ce lit et que je rejoigne la capitale ! annonça la princesse en s'asseyant fièrement sur le bord de sa couche.

- Doucement votre Altesse, dans cet état vous n'irez nulle part, la retint de force le médecin.

- Qui es-tu pour me dire ce que je peux ou ne peux pas faire ! la repoussa la guerrière entraînée en lui tordant le bras de toutes ses forces avant de manquer de s'écrouler au sol une fois debout.

Emma, surprise d'une telle violence de la part de sa patiente, se recula fortement peinée, en se massant l'avant-bras qui se colora déjà d'une sombre teinte bleutée.

- Belle, mes armes ! ordonna la princesse en titubant et en se retenant aux murs pour regagner la sortie.

- Scarlett, fais quelque chose ! supplia Emma.

- Quelle est la date d'aujourd'hui ? interrogea l'archéologue brusquement.

- Le onzième jour après le début de l'été, pourquoi ? répondit Belle en se précipitant auprès de sa maîtresse.

- Ce qui nous laisse quarante-deux jours, soit six semaines, calcula Scarlett à haute voix.

- Six semaines pour quoi ? se retourna la femme titubante soudainement intéressée.

Scarlett fixa Emma du regard, consciente que si elle répondait à cela, elle enfreindrait la règle qu'elles s'étaient elles-mêmes fixées.

- Je crois, qu'on n'a pas vraiment le choix. Sans oublier que si on est encore là, ce n'est pas pour attendre les bras croisés pendant que tout un peuple se fasse exterminer. Cette tête de mule y compris ! appuya Emma en désignant la princesse de son bras valide.

- Six semaines pour quoi ? répéta Azcasuch avec un peu moins d'arrogance.

- Que le siège mené par Cortès porte ses fruits, et que Tenochtitlan soit définitivement rayée de la carte.

- Comment peux-tu l'affirmer, es-tu un oracle ?

- Je suis née, ou devrais-je plutôt dire, je naîtrai dans cinq siècles, au cœur de la Mexico moderne, disons, si nous n'altérons pas le futur en interférant à vos côtés, Cihuapilli.

- Ce que nous ferons quoi qu'il nous en coûte, soyez-en assurée, mais d'abord, il faut que vous repreniez des forces, alors s'il vous plaît, regagnez immédiatement votre lit. Ensuite, si vous voulez en savoir plus sur notre venue ici, voire parler stratégie militaire, je me ferais un plaisir de discuter avec vous, insista Emma avec fermeté.

- Toi, Emma, tu as un sacré cran pour t'adresser ainsi à moi, à moins que tu ne sois totalement folle, ajouta Azcasuch avec sarcasme tout en obtempérant.

- Les deux, Regina, sans aucun doute, les deux, répliqua le médecin sans attendre la traduction de Scarlett sur le même ton.

- Regina, répéta l'Aztèque lentement. Tu m'appelles ainsi depuis mon réveil n'est-ce pas ?

- En effet.

- J'aime bien, commenta-t-elle, en lui adressant un léger sourire en guise d'armistice qu'Emma s'empressa d'accepter en lui souriant en retour.

Durant les cinq jours suivant, Azcasuch garda le lit, profitant de chaque instant de conscience pour discuter avec sa Sauveuse personnelle. Son esprit, avide de connaissance, était encore plus vif que celui de Belle.

- Je dirais que c'est une façon de prévoir les failles du temps, même s'il me manque les clefs pour comprendre ces juxtapositions de nombres, commenta-t-elle, les cartes recouvertes des gribouillis d'Emma que Scarlett avait emmenées de l'autre monde.

Puis elle analysa la situation de son peuple, la chute imminente de leur capitale qui marquerait la fin de leur civilisation, élaborant un plan subtil pour rejoindre son père dans la cité, afin de lui transmettre les mots de Quetzalcóatl. Ensuite, elle réfléchit à comment sauver un maximum de ses congénères, aux possibilités de fuites, ainsi qu'aux terres d'asile envisageables. Le tout d'une vitesse et d'une précision qui déconcerta totalement les deux femmes venues du futur.

- Incroyable !

- On se croirait dans le bureau ovale.

- Je ne comprends pas la moitié de ce qu'elle dit.

- Je ne te le fais pas dire.

Scarlett et Emma rirent, forcées de constater que malgré toutes les études qu'elles avaient pu faire, face à l'esprit affûté de la princesse aztèque, elles étaient totalement larguées.

Au bout d'un jour et demi, Scarlett arrêta de traduire, préférant traîner avec Belle pour s'occuper des repas et des provisions pour leur futur voyage. Ceci comprenant quelques incursions dans la forêt et les champs avoisinants la cité, ainsi que quelques séances de pêche en tête-à-tête sur les rives du Rio San Juan.

Emma resta aux côtés de sa Regina, écoutant religieusement ses explications, en intégrant de plus en plus de vocabulaire nahuatl, même s'il demeurait difficile pour elle de se lancer pour parler la langue autochtone.

Étonnamment, bien que pressée par le temps, la Cihuapilli prenait le temps ci et là de l'aider en utilisant des mots plus simples et mêmes des dessins qu'elle esquissait à l'aide d'un bâton à même le sol.

Chīlli se prépara à sa manière, sortant chasser la nuit et dormant le jour sur la natte de repos d'Emma, qu'il s'était approprié sans demander la permission de la jeune femme qui avait encore peur de l'approcher.

Au bout de cinq jours, elles quittèrent Teotihuacán pour se diriger vers Mexico où elles tenteraient de faire la différence dans une guerre historiquement perdue d'avance.


Notes :

1) Traduction littérale de Tezcatlipoca, la divinité la plus crainte des aztèques puisqu'elle représente les ténèbres, la discorde, la mémoire, le temps, la providence, la sorcellerie et le néant.

2) Pour les aztèques, le pelage tacheté du jaguar faisait référence à son lieu de naissance (de création) dans le ciel étoilé.

3) Récit du déluge chez les Aztèques.

4) Pour ceux et celles qui voudraient en savoir plus sur la création des cinq soleils vue par les aztèques, je vous conseille ces quelques ouvrages : Jean Rose, La Légende des soleils. Mythes Aztèques des origines, traduit du nahuatl par Jean Rose, suivi de l'Histoire du Mexique d'André Thévet, mis en français moderne par Jean Rose, Toulouse, Anarcharsis, 2007 Michel Graulich, Mythes et rituels du Mexique ancien préhispanique, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 1982

5) Référence à « Un coup de tonnerre » (A Sound of Thunder) roman publié en 1952 par Ray Bradbury. Un voyageur du temps y écrase un papillon au Jurassique et cette négligence entraîne des conséquences dramatiques 60 millions d'années plus tard. Edward Lorenz en reprendra l'idée pour illustrer ses recherches en rapport avec la théorie du chaos vingt ans plus tard.


Merci mon amour pour les corrections et tes encouragements. A la semaine prochaine