Il a appris à les entendre, à les comprendre.

Il n'est pas effrayé.

Même si parfois, elles ajoutent leurs visages asséchés, l'eau, le froid mordant et les ténèbres.

Il n'est plus effrayé, parce que ces voix sont dorénavant les seules amies qu'il ait. Ce sont les siennes. Surtout depuis qu'il a posé à nouveau un pied à Londres.

Les vivants ne sont pas dignes de confiance. Aucun d'entre eux.

Ni Atticus, ni Helga ou Lorna, encore moins Ibbotson.

Ni même Brace.

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Ce murmure là, pourtant, il ne l'a encore jamais perçu.

Encore moins en plein milieu d'un bal mondain, où il s'ennuie déjà depuis plusieurs minutes. Il a étrangement été invité par la Comtesse Musgrove et se doute que ce n'est ni pour son repas, ni pour ses convives déjà débridées. Mais cette soirée lui donne un alibi pour ce qui est en train de se passer sur les quais de la Compagnie des Indes.

La haute aristocratie londonienne, bruyante et imbue d'elle-même est ici réunie dans les petits salons feutrés de la grande demeure victorienne appartenant au comte et sa très jeune épouse.

Chacun des invités présents lui adresse des sourires mutins, et s'esclaffe de grands éclats de rires soulagés une fois qu'il a fait quelques pas.

Ils sont pourtant tous intrigués, fascinés, hypnotisés par sa seule présence, précédé par sa réputation. Et il n'y a que cela qui l'amuse réellement. Parce qu'il sait qu'ils sont tous aussi lâches les uns que les autres, pour oser l'affronter ouvertement, en lui adressant simplement la parole.

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Le souffle passe encore tout près de son oreille. Les cheveux ras de sa nuque se dressent malgré lui, avant que le frisson ne cavale et se perde le long de son épine dorsale.

Son regard se fait plus acéré s'il en est. Il a soudain du mal à rester plus discret, plus stoïque.

C'est lui qui est intrigué maintenant.

Il n'aime pas qu'on vienne jouer dans sa cours sans y avoir été invité, et en appliquant les règles qu'il pense être le seul à connaître et à maîtriser.

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"Monsieur Delaney ! s'écrit par dessus le brouhaha une voix masculine et mielleuse sur laquelle il s'oblige à se retourner.

Un homme déjà âgé s'approche en l'accueillant, lui tendant des bras hypocrites.

Un plateau de petits fours apparaît comme par enchantement entre les deux hommes.

Les cheveux clairsemés et grisonnants n'atteignent pas son menton, l'obligeant à baisser davantage les yeux pour regarder en face le petit homme tout sourire. Son grand âge évident est la seule raison qu'il soit aussi le seul à justement lui parler si librement : il n'a plus grand chose à craindre ni à perdre face à l'homme en noir que la réputation de cannibale devance.

"Servez-vous, je vous prie…" l'invite encore le vieux, résistant visiblement de toutes ses forces pour ne pas se servir en premier.

James regarde les amuse-bouches, indifférent, encore plus bas, avant de lever légèrement les yeux sur le visage anormalement pâle du jeune garçon qui tient le plateau.

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Le frisson reprend sa course sans prévenir, la chair de poule recouvre ses avant-bras, quand le murmure soupire encore une fois à son oreille de sa tonalité cristalline, et que le regard bleu sombre s'accroche aux yeux gris qui le fixent sans un semblant de crainte visible. Ses contours ne sont pas flous, ni mouvants de sursauts saccadés. James sait donc qu'il ne s'agit pas d'une vision, que l'enfant, ou ce qui lui semble n'être qu'un enfant, à moins que ce ne soit un farfadet ou un genre de petit troll, se tient bien là, debout, en chair et en os. Le vieux, à moins de trente centimètres, s'épanche encore joyeusement, mais il ne l'entend plus, à son tour happé par la petite créature qui se tient là, si minuscule et insignifiante, si proche et si effrontée même.

Est-ce le début d'un sourire qu'il aperçoit au coin de la bouche charnue de cette petit tête qui ne lui arrive qu'à peine au dessus du coude ?

La carnation est si pâle, les cheveux assez longs mais hirsutes, emmêlés à être presque crépus, tenant tout seuls, allant comme bon leur semble. Les traits indéniablement fins contredisent pourtant l'épatement subtil des ailes du petit nez court et rond sous les deux grands yeux gris, à la limite de la transparence, qui toisent le grand homme au dessus d'eux sans crainte ni animosité. James a l'intime conviction de connaître ce regard, d'avoir déjà rencontré cette âme là.

"James ! s'exclame encore le vieillard dans un rire onctueux. Ne sont-ils pas délicieux ?

- Mmh… assène-t-il simplement en regardant enfin l'adulte, refermant ses lèvres sur sa bouchée.

- Y a pas à dire, même libres, ils savent être aussi discrets que bons cuisiniers, ces nègres… Que demander de plus de ces gens ?!" pouffe-t-il, osant un coup d'épaule complice, dans un excès d'enthousiasme, contre l'homme plus haut que lui qui le toise froidement en guise d'avertissement.

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James mâche enfin le petit-four qu'il a dans la bouche, sa mâchoire marquant sa joue de la trop forte pression qu'il exerce sur ses molaires.

Il rage intérieurement mais ne résiste pas à regarder à nouveau sur sa gauche, réalisant que le plateau a disparu aussi soudainement qu'il est apparu, son petit porteur envolé avec lui.

Il tourne la tête, ne cachant plus sa recherche circulaire.

"Vous cherchez quelque chose, mon ami ? demande encore son voisin qui se lèche l'index de délectation ayant avalé le second et dernier petit-four qu'il tenait.

- Ma cavalière…" improvise-t-il en apercevant Lorna qui entre à nouveau dans la petite pièce bondée, armée de son sourire aguicheur.

Leurs regards s'attrapent et elle lève une main enjouée. C'est vrai qu'elle est bonne actrice, admet l'homme renfermé.

"C'est bon pour vous ? demande la jeune femme, sans gêne, quand elle s'approche de lui.

- Je dois vérifier encore un détail…" marmonne-t-il à moitié, ne faisant plus cas du vieux et regardant déjà au-delà d'elle, tandis qu'elle glisse sa main gantée de dentelle fine sous le bras solide de son compagnon qu'elle sent se crisper sensiblement.

Elle adresse un signe léger et un sourire doux au vieux qui la dévisage la bouche encore légèrement ouverte alors qu'ils prennent congé lentement.

"Ca va aller, James… souffle-t-elle, se tournant à nouveau vers lui, lui offrant un sourire faussement maternel.

Ils avancent à petits pas lents parmi la foule, lui la tirant en avant, elle ralentissant, exprès, pour se faire voir, en adressant un compliment ou une plaisanterie à l'un ou l'autre des convives qui lui répondent d'un ton un poil hésitant, se demandant s'ils la connaissent mais incapables de remettre d'où ils l'ont déjà vue.

Lorna sait que James est déjà au bord de l'exaspération, qu'il ne veut plus que s'extirper de ce sac de crabes mouvants. Mais elle, elle s'en amuse comme une folle. Pour une fois qu'elle peut sortir de sa maison délabrée, lugubre et sans doute hantée.

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Enfin un couloir dégagé.

James allonge sa foulée tandis qu'elle est obligée de trottiner pour garder sa main blottie contre ses côtes.

"Est-on obligés de se sauver comme des voleurs ? s'assure-t-elle, d'un ton plus bas parce que plus taquin.

- Je vais le perdre… Remuez-vous… lâche-t-il froidement.

- Vous avez perdu quoi ? fronçant les sourcils, soudain plus sérieuse, sentant la réelle préoccupation dans le ton sec de son compagnon.

Sans prévenir, il tourne subitement sur sa gauche, emmenant la jeune femme dans son brusque mouvement, la faisant pivoter, alors qu'elle ne retient pas un petit cri de surprise.

"Je ne peux aller dans un coin sombre avec vous, James, déclame-t-elle plus haut. Surtout pas ici… plus bas. Je suis votre belle-mère, jeune homme… finit-elle dans un gloussement alors qu'elle voulait un ton plus outré.

Indifférent à ses simagrées, il pousse encore une porte trop violemment.

"Dans les cuisines en plus…" lâche-t-elle, faussement vexée.

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James observe tous les visages inconnus sans trouver ce qu'il cherche réellement.

"Où est le gamin ? gronde-t-il à la femme la plus proche qui lève la tête surprise par les nouveaux arrivants.

- Qui, Monsieur ? demande-t-elle impressionnée.

- Le gamin qui sert les petit-fours ! s'impatiente-t-il.

- Nous n'employons aucun garçon pour le service, Monsieur… s'excuse-t-elle, confuse.

- Fait chier… jure-t-il entre ses dents serrées.

- Allez-vous me dire ce qu'il se passe ? demande Lorna s'approchant davantage dans l'espoir de rester discrète.

Elle perçoit encore la préoccupation de plus en plus inquiétante de l'homme près d'elle. Elle le connaît lunatique et soupçonne qu'il soit à nouveau pris d'une de ses crises de démence. Sauf que là, ils ne sont pas à l'abri dans leur maison miteuse, ils se tiennent maintenant en plein milieu d'une cuisine fourmillante. Elle sait qu'elle doit le sortir de là le plus naturellement possible.

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James aperçoit l'autre porte de la cuisine, à l'opposé de la grande pièce, qui s'ouvre soudain sur l'extérieur et se referme doucement.

"Je n'aime pas qu'on s'incruste dans ma tête", maugrée-t-il.

Il tire derrière lui à nouveau sa compagne rapidement, traversant la pièce en bousculant les domestiques affairés. Lorna ferme la marche, précipitamment, distribuant des mots d'excuse gênés. La discrétion reste valable même si elle mise maintenant davantage sur la rapidité de leur passage, qui devrait suffir pour cette fois.

"Celui qui vient de sortir ne fait plus partie de votre service !" tonne-t-il, autoritaire.

Enfin… peut être que la fulgurance de leur venue ne sera pas suffisante au manque de discrétion évident finalement, pense Lorna en levant les yeux au ciel.

"Vous débauchez les gens aussi aisément, maintenant ?! demande-t-elle à voix haute, n'étant plus certaine de lui accorder l'excuse de perdre la boule.

- C'est qu'un môme… personne n'embauche un môme…", ouvrant brusquement la porte menant au dehors de la grande maison.

Un nouveau regard circulaire, lâchant enfin le poignet de la jeune femme, à la recherche du petit visage pâle qui l'obsède depuis tout à l'heure.

"Envolé… merde !", rage-t-il.