Notes de l'auteur :

Et nous voilà parti pour une toute nouvelle aventure aux côtés de Valkeyrie et Ziegelzeig.
Et je dois bien avouer que ça me fait frémir, autant de bonheur que d'appréhension. Car la tâche va être colossale. J'ai pris assez d'avance dans l'écriture de ce tome 2 pour me permettre de sereinement démarrer sa publication, mais je vais devoir m'astreindre à un rythme raisonnable. Juste au cas où.

Vous aurez donc droit à un chapitre par semaine. Logiquement tous les lundis. J'espère que cela vous contentera.

Celui d'aujourd'hui est un peu particulier... Vous devinerez aisément pourquoi à sa lecture, et ne serait-ce qu'à sa numérotation. Bien entendu, il est d'une importance cruciale.

Petit avertissement : l'histoire se densifie, et la trame s'étendra sur plusieurs tomes. Normalement 6 (en comptant le premier dans le tas). Donc nous devrions encore être ensemble pour un bon moment. Les évènements seront également plus sombres et violents, à partir de maintenant.

Je vous souhaite une bonne lecture, et j'espère vous retrouver nombreux, que ce soit dans les abonnements, les favoris, et surtout les reviews.

A très bientôt,

Zieg'


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Le monde se cristallisait autour de lui. Ce n'était pas là un caprice de ses sens, ni un délire émanant de la perception, à la fois enfiévrée et angoissée, qu'il avait de son environnement… Concrètement, le monde se cristallisait. Ou plutôt, il se vitrifiait.

Dans le rythme haletant de cette poursuite endiablée, qu'il menait depuis il ne savait même plus combien de temps, il percevait sans mal les racines, les troncs, les nœuds, les branchages mornes, se contracter au-delà de leur état naturel, se raidir, se figer, et se mettre à briller de l'éclat miroitant d'une lumière spectrale, qui reflétait des lueurs fantasmagoriques jaillissant du plus profond du vide.

Une brèche allait s'ouvrir. Ce n'était plus qu'une question de minutes… Peut-être moins. Peut-être même était-il déjà trop tard.

Il avait beau avoir vécu cet évènement un nombre trop important de fois, la panique qu'il ressentait à la seule idée que le chaos puisse interagir avec ce monde sacré, qu'il foulait de ses pas, l'empêchait de mener tout raisonnement logique. Et en dépit de cela, il se trouvait bien incapable d'anticiper quand et comment les choses allaient indubitablement arriver à leur terme néfaste. La seule certitude, au milieu de ses pensées confuses et terrifiées, était malheureusement que le pire était à venir, et que rien ne pourrait plus venir le contrebalancer à présent. Ni sa propre force, ni celle d'un destin capricieux, ni même celle d'un dieu quelconque. Pour peu qu'il puisse encore croire à l'une ou l'autre de ces inepties, par ailleurs… Il arpentait Kiren depuis bien trop longtemps pour encore ressentir un doute quelconque par rapport à ces notions ineptes. Et pourtant, son esprit sensible, bien trop humain, le contraignait systématiquement à se raccrocher à ces maigres espoirs, aussi naïfs qu'utopistes.

Aussi ferma-t-il les paupières, s'acharnant à ignorer la vitrification de la route forestière qu'il parcourait au pas frénétique et résonnant de sa course haletante, s'obligeant à croire qu'il pourrait mettre un terme à cette catastrophe annoncée, pour peu qu'il rattrape l'imbécile égocentrique qu'il était en train de poursuivre.

La question le frappait encore, vive et tranchante, au milieu du marasme étouffant de sa panique. Comment un individu éduqué, un prince de sang royal, l'hériter de ces vastes et nobles terres, conscient du poids de la responsabilité inhérente d'une telle charge, pouvait-il se montrer aussi égoïste et stupidement inconscient ? Ce n'était pas comme s'il ne l'avait pas mis en garde contre le danger que représentait la bêtise ahurissante qu'il venait d'accomplir.

Peut-être son égocentrisme était-il à l'origine de ces déboires… Sans doute le prince Solarion de Glamdrem n'avait-il pu accepter l'idée que cette fichue relique maudite puisse avoir choisi un autre porteur… Qu'espérait-il en tirer, de toute manière ? Cette lame n'apportait que le malheur… La respiration haletante, l'esprit enclin à une panique qui se muait en rage, il se posait sincèrement la question, lui qui détenait la lame depuis si longtemps à présent… Depuis une durée si longue, en vérité, qu'il ne se souvenait de rien d'autre, si ce n'était de l'éternité maudite dans laquelle l'artefact l'avait plongé. Etait-ce cette existence que Solarion lui enviait ? Egoïstement, il la lui aurait laissée de bon gré… Si cela n'avait pas représenté une menace si grande pour Kiren tout entier.

Mais cela, le prince ne semblait pas à même de le comprendre… Et dans son sillage de fuyard honteux, se précipitait une ruine concrète, ayant pris la forme de cette vague d'énergie négative, qui transformait peu à peu les bois en un pastiche cristallisé, aux intenses coloris chatoyants.

Un vitrail, songea-t-il, le cœur resserré par l'angoisse, comprenant sans mal ce que cela pouvait signifier. Aussi s'obligea-t-il à accélérer le pas, trouvant des ressources nouvelles dans l'effroi qui le gagnait toujours d'avantage.

Le craquement sinistre d'un hêtre centenaire, transformé à jamais en sculpture de verre, attira son attention… Sous le poids insoutenable de sa nouvelle condition, l'arbre s'effondra sur lui-même, éclatant en une myriade de fragments cristallins. Les éclats tombèrent en cascade par-dessus lui, entaillant sa peau d'un blanc laiteux jusqu'au sang, déchirant sa veste grise, qui se trouvait déjà dans un état lamentable. C'était de peu d'importance… Il avait appris à ignorer la douleur. La souffrance n'était qu'une sensation superficielle dictée par les aléas du corps. Et il savait à présent que le corps n'était rien, face à l'infinité de l'univers. Un agglomérat de sensations éphémères et traîtresses, qu'il demeurait plus aisé de sous-considérer, voire même d'ignorer… Ce qu'il s'acharna dès lors à faire, focalisant son esprit et sa pensée aussi vive que tranchante sur l'objectif qu'il poursuivait.

Sa perception particulière lui permit de quitter le champ restrictif de sa propre vision et de s'étendre au-delà, devinant les aléas vacillants du temps à court-terme, devinant les transformations fantasmagoriques qui gagnaient la forêt obscur, sous le voile miroitant d'une lune blafarde. Cette capacité extra-lucide fila comme le vent, sillonnant le long du sentier boisé en le rasant au plus près du sol, observant les aspérités particulières et les imperfections naturelles des composés organiques qui formaient sa masse spongieuse et humide, les racines profondes s'infiltrant sous sa surface, déformant son tracé, s'enfonçant loin, très loin dans la terre, pour créer leur propre réseau de transfert d'énergie. Il se cramponna à cette force vive et tellurique, qui très bientôt ne serait plus, anéantie par les forces capricieuses du chaos, et se voua à leur donner un sens final, une ultime mission… S'appuyant sur leurs connections ancestrales, il accéléra la poussée de sa visée psychique, et se propulsa à une vitesse telle que son corps physique en eut le souffle coupé.

Il sentit les chocs, les impacts, les échos insistants d'une course paniquée. Ce n'était pas la sienne. Il la situait sans mal en amont, percevant ses vibrations et ses détonations sporadiques. C'était le pas du prince… Il avait ralenti sa course. Sans doute se croyait-il hors d'atteinte, certain d'avoir semé son poursuivant. Quelle naïveté… Il aurait dû s'avoir qu'il l'aurait chassé jusqu'au bout de la terre, si cela s'était avéré nécessaire.

Néanmoins, il savait où il se trouvait, et dans quelle direction il poursuivait sa fuite. Ce serait suffisant pour lui permettre de mettre un terme à cette folie. Avant qu'il ne soit trop tard, du moins l'espérait-il.

Il rouvrit les yeux, sa perception regagnant le champ étroit de son acuité visuelle, et comme à l'habituelle, il ressentit un vide résonnant et une solitude étrange le submerger. Il aurait pu vaciller, sujet à une légère nausée… Mais il tint bon, ignorant une nouvelle fois les ressentis secondaires et superficiels que lui imposait la carcasse de chair qui formait, à ses yeux, la prison organique de son propre corps.

Solarion poursuivrait le long du sentier forestier, ignorant du sillage malsain qu'il tissait derrière lui, et qui allait grandissant. La malédiction du vitrail s'étendait de plus en plus. Son regard glissa sur le côté, percevant sans mal les éclats miroitants d'une lueur inexistante qui se perpétrait, dansante et hypnotique, dans les futaies boisées, les buissons opaques, et la mer de verdure lointaine, qui bientôt ne serait que mort et désolation éternelle. Il fallait mettre un terme à tout ça, avant qu'il ne soit définitivement trop tard.

Il coupa donc à travers champ, s'entaillant le visage, les bras et les jambes contre les surfaces tranchantes comme du verre qui avaient remplacé la structure boisée et l'écorce des arbres ancestraux et centenaires. D'un coup d'un seul, ces témoins séculaires avaient vu leur existence s'interrompre sous la poussée maudite d'une contagion qui se répandait aussi rapidement que les eaux tumultueuses d'un fleuve sauvage. Et sa source, son point d'origine, son épicentre, c'était l'épée que le prince Solarion de Glamdrem avait accroché à sa ceinture.

Ignorant la douleur, ses vêtements en lambeau, il acharna une part de sa conscience à se focaliser sur l'empreinte que le fugitif avait laissé en son esprit. Il parvenait sans mal à estimer sa position, sa progression, son itinéraire. Il saurait l'anticiper… Il lui couperait la route. Il lui fallait seulement anticiper le meilleur chemin à suivre au travers du labyrinthe tranchant que représentait à présent la forêt cristallisée.

Trop focalisé sur la réduction de la distance qui le séparait de sa cible princière, son attention se relâcha sur sa propre perception physique, pendant une demi-seconde seulement, ce qui s'avéra suffisant pour lui faire commettre un faux pas. Décidemment, le sort jouait contre lui.

Son pied glissa sur le rebord d'une ravine, devenue miroir étincelant, et il bascula sur le côté, dévalant la pente vitrée qui se craquela et se fissura sous le poids dégringolant de son corps. Il acheva sa chute en poussant un hurlement endolori, au milieu du bruit effrayant du verre qui se brise… Le sol devenu vitrail s'était ébréché tout autour de lui, laissant jaillir des pointes acérées qui s'enfoncèrent dans ses bras, ses jambes et son ventre… Pas assez profondément pour lui être fatal, mais il perdait déjà beaucoup de sang. Il avait le sentiment que son corps était en lambeaux… Il lui faudrait un temps fou pour régénérer de telles blessures.

Néanmoins, il acharna sa pensée à ignorer la douleur impérieuse et se redressa… Pour mieux retomber brutalement sur son lit d'éclats de verre. Son bras gauche s'était dérobé sous lui, lui faisant soudain défaut. Il tourna un regard épuisé en direction de son épaule, pour voir saillir sous sa peau l'os démis de sa clavicule. La chute avait visiblement été plus brutale qu'il ne l'avait escompté. Il se laissa choir sur son séant, avant de pousser un profond soupir… Puis il retint sa respiration et agrippa son épaule blessée de sa main valide. D'un mouvement ferme et vif, il remboita l'os de sa clavicule dans un craquement sinistre, serrant les dents pour étouffer le cri de douleur que ce geste ne manqua pas d'éveiller au plus profond de son être. Il demeurait des souffrances trop vives et trop concrètes pour que son esprit puisse s'y soustraire.

A nouveau capable de faire preuve d'une mobilité relative, il se redressa en titubant, le souffle court et haletant. Il avait peut-être un peu trop poussé sur ses ressources, au cours des dernières minutes, et en ressentait présentement un contrecoup violent. En dépit du mépris qu'il ressentait pour son propre corps, il ne pouvait s'astreindre à sa fragilité inhérente. Il avait une capacité de réhabilitation surnaturelle, c'était un fait… Mais cela ne devait pas lui faire perdre de vue que cette enveloppe charnelle demeurait son seul moyen d'exister en ce monde.

Cette pensée morose à l'esprit, il reprit la marche, n'ayant plus la force de courir, tout en regagnant immédiatement sa perception lointaine de la position de Solarion, qui bifurquait à présent vers l'ouest, et arrivait donc dans sa direction. Un sourire triomphal se dessina sur les traits tirés de son visage émacié. Il avait vu juste… Il n'aurait plus d'effort particulier à faire pour intercepter celui qu'il poursuivait, et mettre un terme à la folie qu'il perpétrait.

Il avança du mieux qu'il put au-travers de l'imbroglio vitrifié et tranchant des arbres cristallisé, attentif à ne pas se couper d'avantage contre leurs rebords aiguisés. Il progressa ainsi pendant une centaine de mètres, avant de se mettre à l'affut… Si son estimation était correcte, Solarion ne tarderait pas à arriver le long de cette sente, et il pourrait le surprendre. Ici, la nature subsistait encore, progressivement gagnée par la malédiction du vitrail. Ce n'était plus que l'affaire de quelques minutes, avant que cette parcelle sauvage ne soit, elle aussi, dévastée par les effets néfastes des énergies chaotiques.

Peut-être était-il déjà trop tard pour contrebalancer l'ouverture d'une brèche… L'intensité de la puissance démoniaque à l'œuvre dans la corruption de l'environnement forestier ne faisait qu'accroître les risques de façon exponentielle… Et en dépit de tout ce qu'il pourrait faire, il lui serait impossible de s'opposer à un tel déclin, si celui-ci s'amorçait sur une pente irrépressible. On pouvait empêcher la chute du petit caillou qui déclenche une avalanche de rochers… Mais une fois que celui-ci avait commencé à dévaler dans le pierrier, cela devenait nettement plus ardu. De ce qu'il pouvait actuellement en saisir, il avait l'impression que l'éboulement était déjà sérieusement avancé.

Ce fut avec cette pensée amère à l'esprit qu'il perçut le bruit émit par un pas de course claudiquant, en provenance de la bifurcation ouest de la route. Le son fut rapidement rejoint par une respiration haletante et paniquée, un souffle court et rauque, résultante d'une cavale effrénée, qui avait mis les capacités respiratoires du fuyard à rude épreuve.

Alors Solarion apparût-il à sa vue. Il avait défait la boutonnière qui maintenait fermée sa longue veste rouge, brodée de fils d'or, sur la fine armure de cuivre ciselée qui recouvrait son poitrail, et sur laquelle étaient gravées les armoiries de la lignée astrale : un soleil levant couronné par des lauriers d'argent. Les traits du visage du prince étaient tirés, manifestant son épuisement. Ses fins yeux verts, plissés par l'effort, opéraient de petits mouvements paniqués sur le côté, tandis qu'il jetait en permanence des regards angoissés par-dessus son épaule, craignant de voir son poursuivant le rattraper. Au-dessus de sa tête flottait la masse abondante de ses cheveux auburn, qui retombaient en cascade de chaque côté de son visage… Visiblement, la queue de cheval qu'il arborait habituellement s'était défaite, et le fin cercle d'acier, ornement frontal qui lui servait de couronne princière, retombait de travers contre son arcade sourcilière. Il ruisselait de sueur, et ses mouvements erratiques témoignaient d'une fatigue qu'il ne parvenait plus à soutenir.

A sa ceinture, fixée par une cordelette de cuir, se trouvait l'épée… Si simple d'apparence, en dépit de la forme particulière de la lame qui opérait un renfoncement brutal au niveau de la garde. Et pourtant, bouillonnante d'énergie négative, brûlante d'un feu fatal, répandant avidement les flammes dévorantes d'une corruption aveugle et vorace… Ce qui se voyait témoigné par les dix runes de confinement dont la lame était gravée… et dont sept déjà brûlaient d'un feu infernal, signe indubitable que l'on se trouvait au bord du cataclysme.

Alors qu'il en faisait le constat amer, et que le prince se rapprochait de lui, continuant à regarder nerveusement par-dessus son épaule, la huitième rune s'enflamma, se remplissant d'une corole rougeoyante qui envahit ses rainures avant de les faire étinceler dans la pénombre nocturne. Il aurait presque pu percevoir la vibration obscène de l'épée, artefact maudit, parasite de son existence… Elle était sienne, et il était sien. Et en son cœur se mit à brûler la rage intraitable de la dépendance et du besoin, un vide insondable que rien ne pourrait combler, tant que la lame ne lui serait pas revenue, qu'elle ne serait pas à nouveau entre ses mains. Toute autre considération éthique fut oubliée, voire même rejetée, substituée à la seule volonté impérieuse qui s'imposait à son esprit fébrile… L'épée était à lui. Il avait été choisi. Depuis longtemps déjà, il en était le gardien.

Il proféra un hurlement furieux, et bondit depuis sa cachette, retombant lourdement contre le prince Solarion, qui s'effondra au sol sous sa masse en poussant un maugrément étouffé.

« — Rends-la-moi ! Elle est mienne, tu entends ? Elle est mienne ! » vociféra-t-il en resserrant ses doigts autour de la gorge de celui qui, une heure encore auparavant, était son ami.

« — Arr… Arrête ! » maugréa piteusement Solarion, qui éructait sous la pression exercée par son formidable adversaire.

Il apparut aux yeux du prince, tel qu'il avait redouté de le voir… Le regard noir furieux, la mine pâle, sa chevelure blanche et ébouriffée se dressant au-dessus de son visage long et maigre, maintenue tant bien que mal par un bandeau tressé en tissu rouge. Ses vêtements étaient déchirés de toutes parts, en lambeaux, et il ruisselait littéralement de sang, depuis les innombrables coupures et taillades qui envahissaient son épiderme. Il pouvait voir certaines d'entre elles, pourtant profondes et dégoulinantes d'hémoglobine, se refermer à vue d'œil.

« — Tu te rends compte de ce que tu es en train de faire ? » hurla-t-il en maintenant la pression de ses mains autour de la gorge de sa victime. « Tu as conscience du risque que tu fais encourir à Glamdrem ? A Kiren tout entier ? »

Solarion commençait à manquer d'air, et bourra des deux genoux dans le dos de son assaillant, parvenant à le déstabiliser momentanément, ce qui lui permit de le repousser brutalement, et de se dégager de son emprise. Le prince rampa pitoyablement en reprenant son souffle, éructant littéralement, la bave lui dégoulinant des lèvres. Il voulut se redresser, sans en trouver la force, mais il perçut le mouvement sinueux qui se dressait dans son dos… Son poursuivant, son agresseur… son ami… n'allait pas tarder à fondre à nouveau sur lui.

« — Il faut… Il faut que j'éprouve… Ma force… » cracha le prince avec difficulté, l'air ayant du mal à s'infiltrer au creux de sa gorge tuméfiée. « Je dois… Prouver… A mon père… Que je suis digne… »

« — Digne de quoi ? » le coupa brutalement son interlocuteur, qui s'était redressé au-dessus de lui, et le contemplait d'un air brûlant où se lisait également une pointe incontrôlable de dégoût. « Digne de régner ? »

Solarion se contenta d'acquiescer.

Pour toute réponse, il écopa d'un brutal et violent coup de pied dans les côtes. Le souffle coupé, il poussa un hurlement silencieux avant de se rouler en boule, tandis que son adversaire s'accroupissait, laissant glisser ses mains en direction de sa ceinture.

Enfin, elle était là. A nouveau sienne… Il défit la cordelette de cuir avec avidité, et se redressa d'un bond tout en s'éloignant de Solarion, l'épée entre les mains, comme s'il craignait de voir le prince se relever d'un coup, et lui en contester la propriété.

« — Tu ne prouveras rien avec ça… » déclara finalement l'homme aux cheveux blancs d'une voix plus sereine, le seul contact de la lame entre ses mains ayant visiblement calmé ses ardeurs meurtrières. « Eynia-Mu ne peut causer que ruine et misère. Regarde autour de toi. »

Presque comme si ce conseil impérieux avait été un ordre irrépressible, Solarion redressa le visage, et laissa glisser son regard vers le désastre naturel qui s'étendait à présent à perte de vue. Il percevait les mouvements légers de l'environnement forestier s'interrompre et se figer dans le cliquetis glaçant du verre qui se fige. A ses yeux écarquillés, cernés par l'épuisement, apparut un mouvement d'horreur, dont les reflets surnaturels n'émanaient d'aucune lueur naturelle… Mais du plus profond des abysses. Un cauchemar hurlant qui se dissimulait sous l'apparence placide d'un vitrail miroitant.

« — Quel maléfice est-ce là ? » murmura-t-il, prenant soudain conscience de la catastrophe qu'il avait causée.

« — Celui dont tu es responsable… » répliqua son interlocuteur d'un ton glacial. « En tant que futur souverain, vas-tu en assumer les conséquences ? »

Solarion resta muet face à cette question, ce qui ne sembla pas surprendre l'homme à la chevelure blanche. Ce-dernier reporta son attention sur Eynia-Mu, l'épée maudite, dont il scruta la lame avec avidité. Ses yeux s'écarquillèrent alors, perclus d'horreur. La neuvième rune s'était enflammée… Pourtant, le fait d'avoir récupéré l'épée, de retrouver son contact, aurait dû mettre un terme au processus. Il aurait dû ressentir l'effet bouillonnant du maléfice se rétracter au plus profond de l'artefact, et la pression intense de sa propre psyché se refermer dessus tel un couvercle isolant… Mais rien. S'il percevait comme à l'habituelle l'osmose particulière qui le liait à l'épée, cette impression de complétion intense qui lui donnait l'impression de réellement vivre et exister, il ne semblait pas en mesure de contrebalancer le déferlement maléfique qu'elle opérait… Pas cette fois.

Ce n'était pas la première fois que cela lui arrivait. Comme toute entité mystique, Eynia-Mu pouvait être capricieuse… Lorsqu'elle était libérée de ses entraves, qu'elle disposait de toute largesse pour agir à sa guise sur les filins restrictifs qui isolaient les dimensions les unes des autres, elle pouvait s'emballer et se complaire dans une sorte de fièvre créatrice… Un mouvement psychique équivalent à un rituel inaltérable, où la lame serait entrée dans un état de transe la rendant ignorante à toute autre perception extérieure, et encore d'avantage aux règles qui l'astreignaient habituellement à contenir sa nature fourbe et destructrice…

Il resserra sa main sur le pommeau de l'épée, comprenant qu'elle ne s'arrêterait pas à son seul contact. Elle demanderait un paiement pour atténuer sa soif d'agir… Pour se rendormir, pour se laisser à nouveau sceller, pour reposer au contact réconfortant de son porteur, pour s'astreindre à nouveau aux barreaux de la cage que représentaient les dix runes arcaniques qui marquaient sa lame, elle exigerait une compensation.

« — Un sacrifice… » bredouilla-t-il, tout en plissant les paupières.

« — Qu'as-tu dit ? » s'enquit Solarion, qui se massait langoureusement la gorge, et tentait de se redresser.

« — Il faut un sacrifice. » répéta l'homme sur un ton plus ferme. « Avant que la dixième rune ne cède. Ou il sera trop tard ! Vite, mon prince ! »

Solarion observa son ami se diriger vers la lisière de la forêt, sa démarche saccadée et hésitante se faisant le reflet de l'angoisse et de la panique qui le gagnaient manifestement. Le prince fronça les sourcils, ne pouvait détacher son regard avide de la lame brûlante que l'autre tenait entre ses mains… Elle avait reposé à sa ceinture au cours de la dernière heure, calme, rassurante… Tellement puissante. Le cauchemar qui l'entourait n'avait plus la moindre espèce d'importance à ses yeux. Il n'y avait que l'épée qui comptait.

« — Pourquoi ? » marmonna-t-il d'une voix plus sombre.

« — Pour qu'elle se rendorme… Que sa rage s'apaise. Il faut la décharger dans la chair d'une créature vivante… Une grosse bête devrait suffire. Un daim, par exemple… Même une biche pourrait faire l'affaire. »

Comme le prince restait muet et immobile, perdu dans la contemplation farouche d'Eynia-Mu, l'homme se retourna vers lui, visiblement concerné, et sembla s'offusquer de le trouver inerte, un demi-sourire marquant les traits de son faciès.

« — Tu entends ce que je te dis, Solarion ? Vas-tu m'aider à réparer tes conneries, ou veux-tu faire face aux conséquences ? »

« — Je t'interdis de t'adresser à moi de la sorte. »

Le prince se redressa de toute sa hauteur sous le regard incrédule de son interlocuteur qui le jaugea des pieds à la tête, semblant chercher à mesurer le degré de sérieux de l'attitude à la fois noble et triomphale qu'il tentait d'afficher. Tout dans sa prestance, de sa stature imposante à l'éclat de fierté déplacé qui luisait au fond de son regard, transpirait à présent une suffisance particulièrement répugnante à voir.

« — Je suis Solarion, prince héritier, fils du noble roi Selios III, descendant de la divine lignée astrale et futur souverain du glorieux royaume de Glamdrem. Montre-moi le respect dû à ma personne. Ploie le genou devant moi. Jure-moi allégeance… Et remets-moi l'épée. »

Quelle vanité, songea l'homme à la chevelure blanche, avant de faire le lien. N'était-ce pas clair et logique ? Absolument tout dans l'étrange métamorphose de l'environnement, à la fois grotesque et voluptueuse, transpirait l'égo et la suffisance… Des miroirs irisés, reflétant à l'infini leurs propres éclats, comme pour se perdre dans une éternelle contemplation, figée et complaisante, de leur propre beauté corrompue un réseau infini de vitraux aux couleurs chatoyantes, aussi fausses que splendides, perpétuant l'éclat trompeur de lueurs imperceptibles et vaniteuses. Le royaume de l'arrogance, de l'orgueil, de la fierté, s'exfiltrant des entrailles de ce domaine pouilleux et chaotique, répugnant et corrompu, connu sous le nom du Voile.

Il fut parcouru d'un frisson. Solarion avait été subjugué par cet enchantement, cette émotion intense, qu'il avait lui-même suggéré à Eynia-Mu… Elle s'en était appropriée la nature, et y avait fait écho. Ce qui y avait répondu transgressait la nature, méprisait la vie, et n'aspirait qu'à l'avidité la plus complète… Un monstre sans forme, sans visage, sans retenue, qui n'existait que par l'annihilation et l'absorption de tout ce qui lui était extérieur. Le Voile. La vanité du prince avait été la clé déverrouillant un à un les sceaux obscurs que représentaient les runes gravées dans la lame de l'épée maudite… Et à présent, cet orgueil démesuré avait pris corps, s'était incarné dans l'espace réel, le tordant, le déformant, l'avilissant, jusqu'à l'adapter à l'imagerie corrompue que seul pouvait se représenter un esprit cruel et extrémiste dans l'idée pure qui dictait son état émotionnel unique et absolu. La vanité, dans tout ce qu'elle avait de plus concret et de plus destructeur.

Et Solarion y avait succombé. Les éclats hypnotiques de ces myriades de reflets infinis, perpétrés par autant de miroirs et de vitraux improvisés, avaient dû faire danser à ses yeux l'image faussée et glorieuse qu'il se faisait de lui-même. Il fallait l'éloigner d'ici au plus vite, avant qu'il ne perde définitivement l'esprit.

« — Tu ne sais plus ce que tu dis, Solarion. » prétexta l'homme en secouant la tête, une lueur d'inquiétude sincère apparaissant au fond de son regard. « Tu n'es plus maître de ton esprit. Il faut que tu m'accompagnes. »

« — Cesse de me donner des ordres. » répliqua le prince avec humeur. « Qui penses-tu être, pour dicter ma conduite ? »

« — Tu dois me faire confiance… Solarion… Je suis ton ami. »

Il essayait présentement de faire passer toute son affection et sa tempérance au travers du filtre de sa voix, qu'il percevait comme le seul lien encore à même de le rattacher à ce qui pouvait bien demeurer de l'esprit du prince. Il lui tendit sa main, engoncée dans une mitaine de cuir usée jusqu'à la corde. S'il pouvait établir un contact physique serein avec lui, peut-être serait-il capable d'imposer sa psyché à la sienne, et de calmer son trouble. De l'extraire de la torpeur vaniteuse que l'environnement ensorcelé maintenait sur son esprit.

Mais il essuya un revers cruel. Solarion rejeta sa main d'un geste sec, avant de grimacer d'un air répugné.

« — Tu oses me toucher ? » vociféra-t-il. « Me souiller de ton contact ? »

« — Tu as besoin de mon aide… » tenta une nouvelle fois l'homme, se montrant plus impérieux dans sa diction.

« — Ne me fais pas rire. Tu n'es qu'un moins que rien, un vagabond, un truand et un misérable voleur… Tu survis de la crédulité des autres, et ne sait rien tirer d'autre du don que la nature t'a faite qu'un prétexte pour geindre et te plaindre de ton propre sort… Eynia-Mu n'aurait jamais dû tomber entre tes misérables mains… Elle mérite d'être attachée au ceinturon de celui qui gouvernera un jour ces terres… De lui conférer la force de régner sans partage sur elles, de les sauver de leur funeste destin… De conquérir toutes les autres terres… »

Ce n'était plus lui qui s'exprimait. Tout dans l'attitude et le phrasé de ce pastiche grotesque de prince emplumé qui se dressait face à lui transpirait l'influence néfaste d'une entité extérieure… L'homme grimaça, consterné de ne rien pouvoir faire pour venir en aide à son ami… Son regard glissa vers la lame qu'il tenait entre ses mains, et son cœur se figea en faisant le constat amer d'une catastrophe irrépressible, qui était en train de se solder, en dépit de tous ses efforts : un éclat brûlant commençait à cercler les gravures composant la dernière rune, l'ultime rempart à un désastre annoncé. Dans quelques instants, elle serait entièrement consumée par l'énergie brutale d'Eynia-Mu, et plus rien ne serait en mesure d'empêcher l'émergence concrète du royaume chaotique sur le monde physique… Une brèche s'ouvrirait. Et peut-être même pire…

Alors qu'il se détournait de Solarion, prêt à l'abandonner à sa folie dans le maigre espoir de trouver quelque chose à sacrifier à la lame, dans le but de l'apaiser, le prince fondit sur lui comme une ombre, poussant un cri rageur. Il avait visiblement attendu la première inattention pour repartir sournoisement à l'assaut, les yeux embrumés par la convoitise.

« — Donne-moi l'épée ! Elle me revient ! » vociféra-t-il, la bave aux lèvres. « Elle ne peut être à personne d'autre qu'à moi ! »

L'homme tenta de se dégager en ménageant au maximum son adversaire, mais celui-ci était gagné par une fièvre furieuse qui le rendait particulièrement brutal et acharné. La lutte féroce se transforma en un pugilat déstructuré, les cris erratiques de Solarion émaillant l'affrontement terrible et primordial qu'il l'opposait à celui qu'il considérait encore, quelques heures auparavant, comme son meilleur ami… Mais ces considérations lointaines n'avaient plus aucun impact, à l'heure actuelle… La fatalité s'était abattue sur les deux hommes, et il apparaissait impossible, à présent, que la situation ne se solde autrement que de la pire des manières…

Ce qui bien entendu arriva.

Un hurlement terrible fendit le voile de la nuit, se répercutant en échos lents contre les parois vitrifiées des arbres. Chacun d'entre eux semblait se faire à présent une priorité de refléter l'horreur qui venait de se produire. L'homme aux cheveux blancs, le souffle court et les yeux écarquillés, frappés par l'effroi, était figé, ses bras dressés vers l'avant, maintenant la garde d'Eynia-Mu… Laquelle transperçait Solarion en plein poitrail, déchirant les armoiries de la famille royale.

Le prince baissa les yeux, incrédule, vers la lame qui disparaissait au milieu de son torse, et qui semblait brûler d'une intensité maligne. Il releva la tête vers l'homme qui lui faisait face et qui le contemplait, horrifié et tremblant, des larmes s'accumulant aux bords de ses paupières crispées.

« — Mais je… » bredouilla Solarion d'une voix éteinte, où se lisait une note d'incrédulité particulièrement atroce. « Mais je suis le prince… Je ne peux pas… »

Et sa tête retomba mollement vers le bas, tandis que la vie quittait définitivement son corps. Eynia-Mu sembla se contenter de ce sacrifice improvisé, puisqu'au contact du sang de sa victime, qui ruisselait tout autour d'elle, elle laissa finalement décliner l'intensité flamboyante de l'éclat qui envahissait ses runes de confinement, et peu à peu, retomba dans le sommeil éternel dont elle n'aurait jamais dû sortir…

L'homme aux cheveux blancs, qui ne pouvait plus réprimer ses larmes et grimaçait à présent de douleur, redressa une main tremblante en direction du visage du prince, qui semblait à présent si serein… Il ne subsistait rien sur ses traits de l'éclat fou et malsain qui avait conditionné son apparence et sa psyché au cours des ultimes instants de son existence.

Un bruit de craquèlement vint interrompre l'instant de recueillement auquel l'homme aspirait. Il baissa la tête en direction de sa lame, toujours figée dans le corps de son infortunée victime. Autour du point de pénétration ensanglanté, l'organisme du prince était en train de se cristalliser. Le phénomène terrible se perpétua, immuable et rapide, s'étendant rapidement à tous les membres du cadavre, en partance de cet épicentre mortifère. Bien vite, il ne subsista plus de lui qu'une silhouette miroitante, sorte de sculpture de verre aux couleurs ondulantes et chatoyantes.

L'homme fut saisi d'horreur, et eut un mouvement de recul, tandis que la morphologie du corps qui lui faisait face se transformait peu à peu, dans le tintement particulier de verres qui s'entrechoquent, et le cliquetis angoissant d'une vitre qui se fissure, prête à se briser. La forme s'élança, mince et oblongue, prenant l'allure maigre et émaciée d'une silhouette cadavérique, aux membres bien trop longs et apathiques. Le visage miroitant de Solarion, qui reflétait l'expression horrifiée de son ami s'affina et s'étira, avant de se voir couronner de deux longues cornes, fines et courbes, qui s'étendirent de chaque côté de son crâne. La surface de l'entité était aussi lisse qu'un miroir, et renvoyait mille et un reflets kaléidoscopiques, qui chacun semblaient saisir avec cruauté l'expression de terreur et de souffrance qui se lisait dans les yeux de l'homme aux cheveux blancs.

« — Nous tenions à te saluer avant de te quitter, Esjay… »

La voix était venue de partout, et de nulle part à la fois. De l'environnement extérieur, jaillissant depuis les ténèbres nocturnes, se faufilant entre la cime irisée et tranchante des branches d'arbres vitrifiés, mais également de l'intérieur de son crâne, s'exfiltrant en rampant le long de ses tympans, insidieuse et répugnante.

Le dénommé Esjay, meurtrier involontaire du prince Solarion de Glamdrem, serra les dents et plissa les paupières, retenant le cri horrifié qui enflait dans sa gorge, désireux de ne pas témoigner à l'entité qui lui faisait face toute la crainte qu'elle lui inspirait. Il savait que cela n'aurait été qu'une source de satisfaction pour elle.

« — Nous acceptons de bonne grâce ce maigre acompte… » reprit la voix terrifiante en provenance du néant. « Mais ne crois pas que cela réduira énormément ta dette… »

Emprunte d'un sadisme marqué, la voix de l'entité partit d'un rire cruel et suraigu, qui fit grimacer Esjay d'effroi et d'inconfort. Il en avait assez entendu. D'un mouvement sec, il dégagea la lame impie d'Eynia-Mu de la structure de verre vaguement animée qui lui faisait face. Presque immédiatement, l'entité se brisa comme un miroir que l'on fracasse, et retomba au sol dans une pluie miroitante d'éclats innombrables.

De Solarion, il ne demeurait plus rien.

Et sans doute en irait-il de même pour Glamdrem, à présent.

Par sa faute.

D'un mouvement tremblant, encore sous le choc de ce qui venait de se produire, et mortifié par la responsabilité culpabilisante qu'il ressentait, Esjay se redressa. Il laissa son regard courir le long de la lame d'Eynia-Mu, et eut envie de se maudire au sentiment de bien-être et d'affection qui le gagna à ce simple contact visuel. Une part de lui-même avait envie de fracasser la lame contre une pierre jusqu'à la réduire en miettes… Mais une autre, qui lui semblait étrangement plus raisonnable, perçut cette idée destructrice comme une souffrance insoutenable, qui lui vrilla le cœur.

Alors cette émotion se transféra au meurtre de son prince et ami, qu'il venait de commettre au solde du déroulé chaotique des évènements de cette nuit tragique… Et une nouvelle fois, il eut envie de mourir, de disparaître, de ne plus exister…

Tout en sachant pertinemment que cela ne pourrait arriver.

Encore une fois, et sans doute pour toujours, il devrait vivre avec le poids de ses fautes, sans cesse grandissant, et y ajouter celui de cette soirée, qui lui sembla bien trop lourd à porter…

D'un pas lent, il se mit à marcher le long du sentier forestier, sans même se demander dans quelle direction il avait commencé à avancer. Ça n'avait pas la moindre importance… Peu importait la route qu'il prendrait, à présent… Elle ne le mènerait que vers d'avantage de souffrance.


Il marcha toute la nuit, l'esprit affligé par des pensées contradictoires, qui le ramenaient toujours aux évènements morbides qu'il venait de vivre. Il avait commencé à se figurer mille et un scénarios pour tenter de comprendre ce qui avait pu se passer, comment les choses avaient pu à ce point dégénérer, ce qu'il aurait pu faire pour qu'elles se déroulent autrement… Comme si ces pensées, qui ne menaient à rien, étaient capables de changer quoi que ce soit à la vérité infâmante des actes qu'il avait perpétré. Sans doute n'était-il pas le seul responsable de la dérive catastrophique des évènements… Mais il serait le seul à devoir en assumer les conséquences, en définitive.

Aussi, lorsque l'aube pointa, et qu'il se rendit compte qu'il avait depuis longtemps quitté l'environnement forestier, bien après avoir fait le constat de la limite à laquelle s'était interrompu le processus de cristallisation de la forêt, il redressa un visage épuisé vers le ciel ombrageux. Les rayons d'un soleil fugace mais téméraire perçaient au travers de la masse cotonneuses de nuages bas et épais, d'un éclat triste et gris. Sans doute pleuvrait-il aujourd'hui, peut-être même abondamment. Peu importait, après tout… Il marcherait volontiers pendant des heures sous la plus sévère des rincées, si l'eau qui l'inondait était à même de le délester de la souillure des actes qu'il avait commis. Il les sentait lui coller à la peau, littéralement… Que ce soit les plus récents, ou même les plus anciens. Il y en avait tellement. Plus jamais il ne serait propre, si jamais il l'avait un jour été.

Il perçut le galop des chevaux bien avant que les montures n'apparaissent le long de la ligne d'horizon, au sommet de la butée le long de laquelle serpentait la route qu'il arpentait à présent. Il reconnut les armures métalliques au ciselage appliqué que portaient les chevaliers de la garde royale de Glamdrem. L'escorte de Solarion l'avait finalement retrouvé. Sans doute par hasard, mais cela importait peu… Peut-être aurait-il dû commencer à marcher dans l'autre direction, en fin de compte. Mais en définitive, cela n'aurait rien changé… Il aurait seulement pu jouir de quelques heures supplémentaires avant d'avoir à faire face à la réalité concrète de ce qu'il préférait encore se figurer comme un cauchemar particulièrement réaliste.

La monture massive de l'imposant général Bastion fut la première à atteindre son niveau. Le cavalier était un homme d'âge mur, particulièrement grand et robuste, dont le corps musclé, bardé de cicatrices, se faisait le témoin de son implication et de sa ferveur dans la défense de sa patrie, ainsi que dans le service indéfectible qu'il devait à son suzerain. Ainsi qu'à sa descendance… Son œil droit mutilé, barré d'une impressionnante cicatrice, était dissimulé derrière un cache-œil, mais le gauche, vif et scrutateur, déposait un regard inquisiteur sur Esjay, qui tourna un visage pitoyablement neutre vers lui. La bouche de Bastion, surmontée d'une imposante moustache grisonnante, se fendit d'une grimace désapprobatrice.

« — Cela fait trois jours qu'on vous courre après ! A quoi est-ce que vous pensiez ? » vociféra-t-il d'un ton impérieux. « Où est le prince ? »

Pour toute réponse, Esjay dressa ses deux poings, collés l'un contre l'autre, en direction du général.

« — Mettez-moi aux fers. »

Le général Bastion lui lança un regard incrédule… Mais au bout de près d'une heure de questions ininterrompues, il dû se résoudre à accepter cette étrange doléance.

Esjay n'avait plus prononcé le moindre mot.