Note de l'auteur : Viktor est piégé dans une boucle temporelle durant le Grand Prix à Sotchi. Et malheureusement pour lui, dans le corps de son coach.

"Je sais pertinemment ce que tu essayes de faire, je l'ai fait un bon million de fois," le menace Viktor avec la voix grondante de Yakov, "alors n'y pense même pas. Tu m'as entendu. Alors maintenant tu m'attends, parce que je dois te parler et c'est important, Vitya."

"Ah là là, le réseau est terrible ici ! Si jamais tu as un problème concernant l'entraînement, envoie-moi un message !"

" Tu -"

"Salut, Yakov !"

Puis la tonalité se fait entendre. Vitya a raccroché.

Il fixe, éberlué, sa propre image s'estompant de l'écran de son téléphone. Ce ton taquin, ce sourire de façade, la manière qu'il a de congédier son propre entraîneur, ce salut joyeux...

Piégé dans cette boucle temporelle, il devra faire face à Viktor Nikiforov. C'est-à-dire... lui-même. Et apparemment, son âme-sœur ne se presse pas de se dévoiler à lui sous sa véritable identité.

Un UA où vous échangez de corps et où l'univers ne se remettra pas en marche tant que vous n'aurez pas rencontré votre âme-sœur de la "bonne manière."

Avertissement : Vous allez avoir à faire avec beaucoup de Viktor Nikiforov. Genre, le double de sa présence habituelle. Et aussi ... Yuuri. En quelque sorte.

Note de la traductrice : Tout d'abord, veuillez pardonner mon retard, mais j'ai une bonne excuse : ce one-shot est le plus long que j'ai jamais traduit ! Il fait un peu plus de 18 000 mots en français (pour vous donner un ordre d'idée c'est un peu plus que la longueur des trois premiers one-shots réunis de ce recueil ^^) donc vous avez beaucoup de lecture en perspective pour compenser =) Merci infiniment à toi, Heaven-sama, de prendre de ton temps pour commenter et me faire partager tes impressions et coups de cœur, tu ne peux pas savoir à quel point je suis contente de les lire ! Mercii ! Plein de bisous !

Merci aussi à vous tous, d'avoir pris le temps de lire, de mettre en favori, de suivre et j'espère d'avoir apprécié cette traduction =) Ce one-shot est pour l'instant le dernier disponible du recueil posté par kiaronna (je mets donc cette fanfiction en complete par défaut pour l'instant) mais ne vous inquiétez pas, dès qu'elle en postera un nouveau, je m'empresserai de le traduire pour le mettre en ligne !

Ah, et j'ai actuellement plein de projets de traduction en tête et je n'ai pas l'intention de quitter le fandom Yuuri on Ice! de sitôt, donc attendez à vous à avoir de mes nouvelles très prochainement ! Poser le point final à cette note de traductrice me rend émue tout d'un coup, mais je ne vais pas vous faire plus longuement languir, donc place à l'histoire ! Passez un agréable moment =)

Pour toujours, Avec toi

Viktor se rend compte qu'il commence à trouver certaines choses dans le patinage artistique monotones. Ennuyantes.

Il y a toujours les mêmes banquets. Les mêmes applaudissements. Les mêmes rivaux, même si parfois ce ne sont pas les mêmes visages qu'il rencontre, avec des personnalités légèrement différentes, mais en fin de compte ça revient au même. Et ça lui arrive de ne plus savoir quelle est la compétition qu'il vient de gagner, le nom de l'hôtel où il a pris sa chambre cette semaine ou combien de temps s'est passé depuis la dernière fois qu'il a vu Christophe ou ses parents. Les jours défilent telle une aquarelle délavée, jusqu'à ce que les couleurs ne soient plus qu'un gris sale, gris, gris.

Mais même lui remarque la différence lorsqu'il se réveille ce matin, le surlendemain matin de la finale du programme court au Grand Prix de Sotchi, et que le réveil posé sur sa table de chevet lui dit, en lettre rouges aveuglantes, qu'il est hier. Ce n'est pas important, les réveils ça se casse. Sa chambre d'hôtel n'est pas comme il se la rappelait non plus; la porte et la salle de bains sont de l'autre côté. Mais après tout, il ne se rappelle pas vraiment des pièces où il séjourne, il a dû confondre.

Pourtant lorsqu'il se voit dans le miroir, aucune raison qui pourrait expliquer ce qui lui arrive ne lui vient à l'esprit.

"Yakov !" Glapit-il quand il voit son reflet, et Yakov semble aussi surpris que lui de le voir dans sa salle de bains. Pire, lorsque Viktor fait un bond en arrière, Yakov fait de même.

Viktor baisse les yeux et regarde ses mains. Elles sont larges et trop roses. Ridées. Chaque pas qu'il fait lui parait si lourd, si différent de sa propre démarche souple d'athlète. Yakov a de l'arthrite dans les genoux, remarque-t-il douloureusement.

Il s'assoit sur le lit et considère un instant sa situation, quand il se souvient de bribes d'une vieille conversation. Yakov s'est senti obligé de lui parler de plein de choses lorsqu'il a eu quatorze ans, et une fois avoir été prévenu de ne jamais suivre une fangirl dans un endroit intime, il lui avait dit la chose suivante : Vitya, il arrive que les âmes-sœurs ne se rencontrent pas de la... bonne manière. L'univers leur donne alors autant de chances qu'il leur en faut pour rendre cette première rencontre parfaite, et le temps reprend son cours lorsqu'ils y sont parvenus. Mais, il avait alors haussé la voix, levant son doigt en avertissement devant le visage captivé d'un Viktor encore enfant, parfois l'univers sait que certaines circonstances ne dépendent pas de toi. Dans ce cas, un baiser est la seule chose qui fera de nouveau le temps s'écouler.

Mais Viktor avait stupidement pensé que sa rencontre avec son âme-sœur serait parfaite dès le premier instant où il poserait les yeux sur elle.

Il avait aussi stupidement pensé qu'il vivrait cette expérience dans son propre corps. Pas dans celui de Yakov, encore moins piégé dans une boucle temporelle.

Mais à présent -

Le téléphone sur la table de chevet se met à vibrer. Viktor se sent gêné d'envahir comme ça l'intimité de Yakov, bien qu'il sache pertinemment que ce dernier ne s'embêterait jamais avec un mot de passe.

Il voit une photo de son propre visage, lunettes de soleil et menton relevé, au-dessus du nom du contact, Vitya. Il décroche.

"Yakov~ " chantonne sa propre voix à travers le haut-parleur. "Devine qui est arrivé avant toi à la patinoire aujourd'hui."

"Qui êtes-vous ?" S'il occupe le corps de Yakov, est-ce que ça veut dire que... Yakov est dans le sien ? Il frissonne. Yakov commencerait sans doute immédiatement à mettre son corps à la diète, en plus d'enlever certains mouvements du programme de Viktor qu'il juge 'trop flashy et outrageusement suggestif.'

"C'est méchant," se plaint la voix, toujours avec ces intonations qu'il connaît par cœur car ce sont les siennes. "C'est moi, ton patineur favori, même si tu prétends n'avoir pas de chouchou."

"Surtout ne bouge pas," ordonne Viktor. S'il pose les yeux sur son corps, peut-être que toute cette situation lui apparaîtra plus claire. "Je dois te parler."

"Hein ?" Il y a du bruit en arrière-fond. "Yakov, désolé, mais je ne t'entends pas bien. Christophe et moi on va aller voir le programme court des dames ! Ensuite on va aller manger ensemble avant de reprendre l'entraînement à 15 heures, à plus !"

Viktor se moque légèrement de cette piètre tentative, un sourire incrédule traçant son chemin sur son visage. "Je sais pertinemment ce que tu essayes de faire, je l'ai fait un bon million de fois," l'avertit Viktor avec la voix grondante de Yakov, "alors n'y pense même pas. Tu m'as entendu. Alors maintenant tu m'attends, parce que je dois te parler et c'est important, Vitya."

"Ah là là, le réseau est terrible ici ! Si jamais tu as un problème concernant l'entraînement, envoie-moi un message !"

" Tu -"

"Salut, Yakov !"

Puis la tonalité se fait entendre. Vitya a raccroché.

Il fixe, éberlué, sa propre image s'estompant de l'écran de son téléphone. Yakov n'est pas dans son corps. Non. Ce ton taquin, ce sourire de façade, la manière qu'il a de congédier son propre entraîneur, ce salut joyeux...

Piégé dans cette boucle temporelle, il devra faire face à Viktor Nikiforov. C'est-à-dire... lui-même.

Mais c'est Viktor, un sujet avec lequel il devrait être on ne peut plus familier. Donc ça devrait aller, pas vrai ?


Lorsqu'il se décide à dire la vérité à Vitya - c'est comme ça qu'il a décidé de nommer son étrange alter-ego - il se retrouve dans un hôpital à passer trois scanners cérébraux, à ses frais bien évidemment.

"Pas besoin de s'inquiéter, Yakov !" Vitya lui tapote gentiment l'épaule, le borde.

Oh, pense-t-il très sérieusement, alors c'est à ça que je ressemble quand je mens. Il avait déjà pu voir cette expression dans le miroir. Mais c'est différent de le voir à travers les yeux de Yakov. Les yeux fuyants de Vitya, ses yeux bleus qui regardent partout sauf en sa direction et son sourire forcé plein de dents.

"Je suis sérieux," lui dit Viktor par le biais de Yakov, "on va rencontrer notre âme-sœur. Alors prépare-toi."

Vitya reste avec lui à l'hôpital jusqu'à ce qu'il s'endorme. Mais ne répond pas.

Quand Viktor éteint l'alarme de son réveil le matin suivant, la date est toujours la même.

"Coucou, Yakov !" Le salue Viktor quand il appelle son propre portable, "Qu'est-ce qu'il y a ? On ne s'était pas dit rendez-vous à la patinoire à 15 heures ?"

"Est-ce que tu m'as emmené à l'hôpital hier ?"

Vitya ne répond pas tout de suite. "Non... est-ce que tu veux que je t'y emmène ?"

"Absolument pas," tranche-t-il, puis il raccroche. Mais il ne peut s'empêcher de rappeler Vitya et de tout lui raconter, il doit être honnête avec lui-même pour s'en sortir, il en est persuadé. Il lui explique ce qu'il se passe, d'une manière qu'il trouve extrêmement convaincante.

Vingt minutes plus tard une ambulance arrive à l'hôtel.

"Ceci," déclare-t-il tandis que Vitya le nourrit de crackers dans son lit d'hôpital, "n'est vraiment pas nécessaire. Sincèrement."

"Tout ira bien, Yakov," lui ment Vitya et il lui tend un autre cracker.

Convaincre l'homme qu'ils sont la même personne avec des informations extrêmement personnelles que personne d'autre ne sait ne devrait pas être aussi difficile. Mais ça l'est. Parce que Yakov sait tellement de choses sur lui - ou plutôt il y a très peu de choses qu'il n'a pas avoué à Yakov lorsque ce dernier le récupérait à la sortie d'une soirée bien arrosée.

"Encore un," insiste Vitya.

Viktor, en dépit de sa tendance à acheter tous les produits dérivés à son effigie, à faire très attention à son habillement à être célibataire, n'aime pas vraiment passer du temps seul avec lui-même. C'est pour ça qu'il va dans les bars, sort avec Christophe aussi souvent que possible, adule Makkachin, traîne dans la patinoire bondée même lorsque Yakov le jette hors de la glace. C'est aussi pour ça qu'il est le meilleur patineur artistique au monde. Parce que quand tout le monde le regarde, l'admire, il peut être ce que les gens veulent qu'il soit. Il peut exister à travers leurs yeux, être quelqu'un, peu importe qui, quelqu'un qu'on aime et qu'on admire. Et c'est tellement plus facile que d'exister par lui-même.

Mais il s'est lassé des voies faciles. Il est fatigué de cet amour distant, de cette admiration. Il en a assez d'être seul pour continuer à patiner, pour poursuivre sa passion. Il veut être aimé, en tant que personne, pour lui, et peut-être que son âme-sœur...

Et lorsqu'il regarde le Viktor Nikiforov de seulement deux jours dans le passé, perché sur une chaise dans une chambre d'hôpital, les jambes croisées, jouant mollement sur son téléphone, Viktor sent un sentiment de pitié et de dégoût le prendre à la gorge.

Au final, conclut-il, je ne peux même pas me dire à moi-même ce qui se passe, sinon Yakov finira dans un lit d'hôpital.

Il devra donc s'appuyer sur l'esprit vif et le charme légendaire de Nikiforov et compter sur l'incertaine coopération de Vitya.


Vitya qui ne coopère pas.

Ce n'est qu'au bout de la vingtième répétition du même jour qu'il parvient à enfin convaincre Vitya de se rencontrer avant leur entraînement prévu à 15 heures. Il commence à élever la voix malgré lui à la boucle numéro 15, et encore, il ne se le permet que parce que c'est à lui-même qu'il s'adresse.

Mais élever la voix suffit juste à rendre Viktor plus à l'aise avec lui, plus détendu et allègre lorsqu'il lui parle. Oh, se rend alors compte Viktor, c'est vrai, pour lui je suis Yakov. Et Yakov n'arrête pas de crier.

Et Viktor réalise alors qu'il n'a d'autre choix que de le corrompre pour parvenir à ses fins.

"Je," soupire-t-il dans ce corps plus vieux que le sien, cherchant parmi la foule comme un désespéré, "Je n'arrive pas à y croire."

Soudain un homme portant des lunettes de soleil de marque et un coûteux manteau brun se dirige à sa rencontre, rempli d'une confiance en lui évidente, la voix suave et Seigneur, Viktor souhaite plus que tout secouer cette version de lui et lui faire rentrer dans le crâne qu'il y a des choses plus importantes que son apparence en jeu, qu'il n'a pas à vivre comme ça, flottant au milieu de son succès et des attentes que les gens ont de lui, le cœur vide.

"Pourquoi avais-tu besoin de moi, Yakov ? Tout va bien ?" Il se penche en avant, le sourire facile, et lui chuchote, "C'est Plisetsky c'est ça ? Je sais qu'il peut être un peu difficile à gérer."

"Non, pas du tout. Dis-moi, tu as rencontré qui aujourd'hui ?" Lui demande-t-il, parce que s'il le sait, il pourra découvrir l'identité de son âme-sœur et alors... alors, il verra bien une fois qu'il y sera.

Vitya sourit. Hausse les épaules. Après tout, pour lui, aujourd'hui est un jour comme les autres. Rien de particulièrement mémorable n'est arrivé.

Viktor réalise rapidement qu'il ne l'aidera vraiment pas.

Il lit des livres sur les âmes-sœurs à la bibliothèque universitaire de Sotchi, mais ses lectures ne lui apportent rien. Lors de certaines boucles il regarde Vitya s'entraîner et espère. Chaque visage qu'il croise est son âme-sœur potentielle. Mais aucune ne sort particulièrement du lot.

Le matin suivant, il envoie un message à Vitya et, après mûre réflexion, à Yuri Plisetsky. Je me prends un jour de congé.

Il vagabonde dans Sotchi, et se demande ce qu'il est censé faire de tout ce temps, sans savoir où aller.


Viktor a perdu le compte des boucles temporelles, de combien de fois il a vécu le même jour, jusqu'à cette fois où il aperçoit un accident sur le point de se produire.

C'est une petite fille, traversant la route dans les rues de Sotchi alors que le feu est rouge, et un camion va la renverser sans pouvoir l'éviter.

Non, crie Viktor en son for intérieur, non, non -

Puis il y a un homme, de taille et corpulence moyenne, avec des yeux bruns déterminés, qui semble sortir de nulle part, se déplaçant si vite, bien plus vite que Viktor pourrait espérer.

Il regarde, ébahi, l'homme tirer avec une confiance en lui inébranlable sur le manteau de l'enfant, la rattrapant gentiment avant de la déposer sur le trottoir, là où elle sera en sécurité. Le camion passe à toute vitesse et évite l'enfant, mais les trempe de boue et neige fondue à la place.

Merci mon Dieu, pense Viktor, et il se dépêche de les rejoindre. Il arrive juste à temps pour capter le grognement de l'homme brun.

"Pas encore."

Viktor est perplexe un moment suite à ces paroles pour le moins étranges, tandis que l'homme examine d'un œil critique ses vêtements et ceux de l'enfant salis.

"On va être trempés pour le reste de la journée. Désolé, Svetlana."

"Wow," chuchote d'une voix timide la petite fille. "Vous êtes qui ?"

"Oh, je suis -" Il bégaye puis se reprend, clairement embarrassé. "Je suis un journaliste."

"Mon nom à moi c'est Svetlana," s'exclame joyeusement l'enfant, comme si le journaliste ne le savait pas déjà, comme s'ils ne s'étaient jamais rencontrés auparavant. Puis, "merci beaucoup." Ils se regardent pensivement pendant un instant.

"Vous parlez russe ?" Demande la petite fille. Le journaliste secoue la tête en signe de dénégation, puis déclare dans un russe terriblement prononcé.

"Va rejoindre ta maman." Svetlana lui fait un grand sourire puis disparaît dans la foule, mais Viktor ne peut détacher le regard de cet homme, qui essaie en vain de défroisser son manteau taché de neige fondue.

"Excusez-moi," tente-t-il et l'homme sursaute aussi.

"Je - oh, bonjour. Est-ce que vous êtes... de passage dans cette rue à cette heure-ci d'habitude ?" Il plisse les yeux en direction de Viktor, comme s'il avait des problèmes de vue, puis soupire et tremble de froid dans ses vêtements trempés.

"Plus tôt, vous avez dit... Pas encore ?" Lui demande Viktor avec précaution. "Qu'est-ce que vous vouliez dire par là ? Ou c'est une habitude, chez vous, de secourir des enfants dans les rues ?"

"Tout le monde devrait avoir cette habitude," marmonne le journaliste, puis il détourne les yeux. "J'imagine que je peux vous le dire. Ce n'est pas comme si ça importera demain de toute façon."

"Parce que," s'exclame Viktor, et l'excitation monte dans sa poitrine, "parce que demain ne va pas arriver ?"

Les yeux bruns le fixent intensément et soudainement, le journaliste se paralyse.

"Vous," murmure-t-il, "vous êtes aussi piégé dans cette boucle temporelle."

"Oui," acquiesce-t-il avec soulagement. Il y a quelqu'un d'autre. Quelqu'un d'autre ! L'autre homme est visiblement tendu, une boule de nerfs, tandis qu'il réfléchit à toute vitesse. Il se couvre les yeux d'une main et parle à voix basse dans une autre langue.

"Qu'est-ce que vous dites ?" L'interroge Viktor, et il a presque peur de la réponse. Non je n'ai rien dit, je ne suis pas piégé dans une boucle temporelle, c'est vous qui avez un problème, et maintenant vous êtes de retour à la case départ ! Vous êtes taré !

"Merci mon Dieu," traduit-il visiblement ébranlé. "Ça fait... des semaines. Je pensais que j'étais devenu fou."

"Vous n'êtes pas fou," lui assure Viktor, "c'est une boucle d'âme-soeur."

L'autre homme se tend douloureusement et il se passe la main dans ses cheveux déjà ébouriffés dans un tic nerveux.

"Je sais," chuchote-t-il doucement après un moment.

"Bien." Et c'est bizarre, d'étudier cet homme, ses mouvements nerveux remplis de grâce et d'entendre ses mots délivrés au compte-goutte. "Je sais que je ressemble à un vieil homme, mais ce n'est pas mon vrai corps. Est-ce que ça vous dirait... d'aller prendre un café ? A moins que vous n'avez déjà quelqu'un ?" Tout le monde ne croit pas aux âmes-sœurs. Viktor, avec sa chance en amour, ne serait pas étonné de découvrir que son âme-sœur fait partie de ces gens qui n'attendent pas l'univers pour prendre un amant.

"Quelqu' - non," le corrige brusquement son âme-sœur, les yeux écarquillés. "Non, non. Je ne ferai jamais ça. Enfin, je ne pourrai pas même si je le voulais. Il y a bien une personne que... j'admire, mais ce n'est qu'un fantasme de ma part, certainement pas la réalité."

"Un fantasme ?" Viktor lève un sourcil intrigué.

"Il ne sait même pas que j'existe." Il s'humidifie les lèvres d'un air anxieux. "Enfin, pas encore. Et je ne devrais probablement pas consommer de la - caféine, à moins que..." Il ne termine pas sa phrase, fixant ses mains de manière incompréhensible.

"Si vous ne voulez pas prendre un café, il suffit de le dire."

"Du thé m'irait très bien !" Et cela sort comme une excuse. Viktor prend ce qu'on lui offre. Ils se frayent un chemin dans le froid, le Russe les guidant, le journaliste jetant un coup d'œil à sa montre de temps à autre. Quand Viktor lui en fait la remarque en levant un sourcil étonné, l'autre homme tapote sa montre et lâche, "J'ai un emploi du temps serré. Je ne sais pas si c'est prudent de ne pas le respecter à la lettre."

"Un... emploi du temps ?"

"Il y a plein d'accidents, comme celui avec cette petite fille, aussi quand j'ai compris ça, je me devais de faire quelque chose."

"Vous les sauvez chaque jour," débute Viktor, les yeux écarquillés, "chaque jour depuis que cette boucle temporelle a commencé ?" Un acquiescement. "Ecoutez," soupire-t-il, "Je ne pense pas que nous allons réussi à sortir de la boucle dans un avenir proche. Malheureusement. On a beaucoup de pain sur la planche avant d'en arriver là. Je ne dis pas que ce que vous faites n'est pas admirable, loin de là, mais... si vous voulez sauver ces gens, il va bien falloir sortir de cette boucle à un moment ou à un autre. Est-ce que vous pourriez me consacrer quelques jours de votre temps dans ce but ?"

Le journaliste se mord la lèvre. "D'accord."

Ils s'installent dans un café. L'un des préférés de Viktor. C'est ce qu'il annonce, tandis qu'il enlève son chapeau, son écharpe, et ôte le lourd manteau de Yakov. Une excitation et un enthousiasme grandissants s'épanouissent dans sa poitrine - son âme-sœur est assise en face de lui, avec son regard doux et chaleureux et son air plaisant. Et ça le fait rêver. En tant que Yakov, il n'y a bien sûr aucune velléité de relation romantique entre eux, mais il espère être l'ami de l'autre homme et pouvoir apprendre à le connaître.

"Monsieur... Feltsman ?" Sa voix est presque inaudible.

Viktor rit. "Vous avez entendu parler de Yakov ?"

Le journaliste joue nerveusement avec sa sacoche. "Presque tout le monde a entendu parler de lui." Viktor n'est pas d'accord. Tout le monde a entendu parler de Viktor Nikiforov - mais de son entraîneur, pas forcément, surtout si l'homme en face de lui est américain, comme son accent le laisse supposer.

"Oui, hé bien, je suis Yakov. Pour le moment." Son portable vibre dans la poche de son pantalon. "Si vous voulez bien m'excuser un instant," dit-il d'un air désolé, sortant son téléphone et le posant sur la table. Le contact Vitya s'affiche sur l'écran, cette photo de lui-même qu'il trouve si peu engageante. "Vitya," le salue-t-il en russe, "Je suis actuellement occupé avec un sponsor. Quelle est la raison de ton appel ?"

"Il est 15 heures," se plaint Vitya. "Tu n'as jamais manqué un seul entraînement en plein milieu d'une compétition, Yakov. Ça ne te ressemble pas. Est-ce que je dois aller te chercher pour m'assurer que tout va bien ?"

"Ça fait partie de mon nouveau programme d'entraînement," réplique-t-il, "C'est révolutionnaire. C'est pour améliorer ton autonomie. Je te fais confiance pour être suffisamment responsable, Vitya." Viktor manque de rire jaune à ses mots. Il ne se fait pas du tout confiance pour être responsable. Même à l'entraînement il a une tendance incontrôlable à ne pas tenir compte de ses limites.

"Ta voix sonne bizarre," note Vitya suspicieux. "Et tu parais si... calme. Yakov ?"

"Je n'ai pas besoin d'aller à l'hôpital." Il raccroche, et lève les yeux pour croiser le regard du journaliste, son cerveau essayant tant bien que mal de formuler ses pensées en anglais. "Désolé. Si je n'avais pas décroché, il m'aurait causé encore plus de problèmes."

"Vous - ah - Viktor Nikiforov ?" Le journaliste est bien pâle tout à coup. "Je veux dire, bien sûr que vous... après tout vous êtes son entraîneur. Bien sûr que vous vous appelez régulièrement."

Viktor souffle pour refroidir son café brûlant. Il se demande s'il aura le même goût, maintenant qu'il est coincé dans le corps de Yakov. Son coach a toujours fui les saveurs complexes que Viktor adore.

"Je pense qu'il est temps que nous nous présentions convenablement," propose-t-il. "Vous savez qui je suis, je pense." Il tend la main. "Viktor Nikiforov, c'est un plaisir d'enfin vous rencontrer." Le journaliste ne lui serre pas la main. Non, il le fixe bouche bée, d'un regard étrange, presque comme si son pire cauchemar venait de prendre vie sous ses yeux. "Est-ce que vous êtes venu dans cette ville pour voir la finale du Grand Prix de patinage artistique, ou pour faire du tourisme, peut-être ?"

Il n'obtient pas de réponse, juste une respiration haletante et des regards furtifs en direction de la sortie du café. Viktor entrecroise ses doigts, se penche en avant, et lui donne un petit coup sous la table. Mais ça ne semble pas aider l'autre à sortir de ce qui ressemble fortement à une crise de panique.

"Hum," parvient finalement à dire le journaliste, après trois bonnes minutes de silence, et il remue nerveusement sur sa chaise, "Oui, je suis à Sotchi pour la finale du Grand Prix."

"Oh, est-ce que vous y êtes parce que vous êtes un de mes fans ?" Le taquine Viktor, et ça lui vient comme une habitude, mais sonne bizarrement dans le corps de Yakov, avec sa voix rocailleuse. "Ce serait drôle, je trouve, d'avoir une âme-sœur qui aime regarder le patinage artistique."

"Hé bien, oui - ah, enfin, non, je veux dire, pas... exactement."

Il rougit et semble atrocement gêné, et c'est étrange de voir cette attitude si timide sur un homme qui s'habille manifestement pour être remarqué et possède à la fois une voix qui porte et des rides au coin de la bouche qui indiquent son habitude de sourire très souvent. Peut-être que l'âme-sœur de Viktor ne partage pas ces traits de caractère. Une curiosité dévorante, brûlante, monte dans sa gorge, le besoin désespéré d'en apprendre plus sur lui.

"Juste pour que vous sachiez," déclare soudain gravement le journaliste, "je, ah, mon sexe n'est pas différent de celui de ce corps. Je suis... un homme."

Viktor rit, et les cheveux gris de Yakov suivent le mouvement tandis qu'il rejette la tête en arrière. "J'adore être surpris, je l'avoue, et vous m'avez grandement étonné aujourd'hui, mais me dire que vous êtes un homme n'est pas une surprise pour moi."

"Oh," marmonne l'âme-sœur de Viktor, les yeux écarquillés et brillants, "Oh. D'accord."

"Donc ? Est-ce que votre corps et la version de vous-même revivent le même jour à vadrouiller aux quatre coins de la ville, encore et encore, comme moi ?"

"Je n'appellerai pas ça vadrouiller." Il grimace. "Je suis la plupart du temps cloîtré dans ma chambre. Mais oui, on peut dire ça."

"Vraiment ? Pourquoi ?" L'autre homme ne répond pas, et Viktor se lasse d'attendre. "Vous ne m'avez jamais dit votre nom, d'ailleurs."

"Vous pouvez m'appeler Morooka."

Viktor plisse les yeux. "Je peux vous appeler comme ça ?" Mais la menace sonne différemment dans le corps de Yakov, plus brutale, moins subtile.

"C'est mon nom," rétorque faiblement Morooka, désespéré. Viktor ne le croit pas. Mais Viktor ne va pas causer une autre crise d'angoisse en le disant à voix haute. Il prend donc une gorgée de son café à la place, mais il grimace aussitôt comme un enfant.

"C'est trop sucré," s'étrangle-t-il, et Morooka rit, tapote le bord de sa tasse rempli de thé vert, puis baisse les yeux vers la table.

"On met un peu de temps à s'habituer à un autre corps," admet-il avec un sourire un peu tordu.

"Vraiment ?" l'incite à poursuivre Viktor. Morooka baisse la tête.

"Ce corps est allergique à tellement de choses," confesse-t-il. "J'ai passé les trois premiers jours à l'hôpital avant de comprendre ce qui se passait. J'ai cru que j'allais finir par mourir."

Viktor rit et hoche la tête, compréhensif. "Moi aussi j'ai fini à l'hôpital, mais pour des raisons totalement ridicules," avoue-t-il. Un sourire amusé commence à faire son apparition sur le visage de Morooka. "C'est à cause de Vitya - en fait, c'est moi, enfin c'est comme ça que j'appelle mon alter-ego qui vit encore et toujours le même jour dans le corps de Viktor Nikiforov - il n'arrêtait pas de me traîner aux urgences. A chaque fois que j'essayais de lui dire la vérité."

Il regarde Morooka, gloussant encore, mais l'autre homme s'est de nouveau renfermé dans sa coquille, et il refuse de rencontrer son regard, les mâchoires serrées.

"Vous n'aimez pas Viktor Nikiforov," conclut Viktor. Morooka faillit renverser la table en se levant brusquement.

"Quoi - non, c'est - Je," bégaye-t-il misérablement, et il se rassoit lentement. Les autres clients du café commencent à les regarder bizarrement, mais Viktor doute que beaucoup d'entre eux comprennent l'anglais. "... Je vous aime bien."

"Ça ne me dérange pas," le rassure Viktor, "si vous préférez soutenir le représentant japonais au Grand Prix. En supposant que votre nationalité n'est pas différente de celle de ce corps bien sûr. Mais si je ne me trompe pas, c'était du japonais que vous parliez tout à l'heure, non ?"

"Je ne veux pas encourager le représentant japonais," réplique l'autre homme d'un air sombre.

Viktor pensif, le menton posé entre ses deux mains ouvertes sur ses joues. Yakov n'a clairement pas utilisé la crème que Viktor lui a achetée, ne peut-il s'empêcher de remarquer - sa peau est toute rugueuse. "Hé bien, moi je l'encouragerais à votre place. Il a dominé le Trophée NHK et la Skate America, ou du moins c'est ce que j'ai entendu dire par Chris. Je n'ai pas pu y assister."

Une autre grimace, et un murmure étouffé, "c'est probablement pour ça que - " avant qu'il ne s'interrompe. "N'y faites pas attention."

"Ce n'est pas grave," réaffirme Viktor, "si vous ne m'appréciez guère. Je comprends. Je peux être difficile à vivre. J'aimerais seulement vous convaincre de coopérer avec moi pour nous en sortir."

"Tout le monde vous apprécie," rétorque Morooka, comme choqué, et sa voix est remplie d'une affection si palpable que Viktor sent tout son corps se réchauffer agréablement. "Tout le monde... devrait."

Viktor hausse les épaules. "Hé bien, dites-moi si jamais vous changez d'avis. Jusque-là, que dites-vous de faire un peu de tourisme ?"


Sotchi - Viktor pensait connaître Sotchi, en dépit d'avoir vécu la majeure partie de sa vie à Saint-Pétersbourg. Mais tout est différent aux côtés de Morooka. Ils parlent de tout ce qu'ils savent sur les boucles temporelles, se promènent et entrent dans les différents magasins. Morooka regarde les pâtisseries avec une envie muette, et Viktor sourit et lui achète un khatchapouri.

"Je ne devrais pas," proteste-t-il. "Je suis au régime."

Viktor rit."Au régime ? Ce n'est même pas votre corps et demain n'arrivera pas avant longtemps. Donc mangez ! A moins que ce corps soit aussi allergique au pain et au fromage." Morooka secoue la tête. Viktor s'achète un autre khatchapouri. Il y a une certaine liberté à vivre dans une boucle temporelle, une liberté que Viktor compte bien exploiter jusqu'à la moelle mais que Morooka semble réticent et anxieux à apprécier véritablement. Ce sont les vacances que Viktor n'a jamais demandées - et tandis qu'ils font les magasins et que les muscles crispés des épaules de Morooka se détendent progressivement, il se rend compte que ce sont des vacances qui sont plus que bienvenues.

Le temps avait toujours été une contrainte pour Viktor Nikiforov. Une bête tapie dans l'ombre qui attend patiemment son heure, qui s'attaque à ses genoux meurtris, bientôt trop usés pour soutenir la cadence de ses sauts, et qui lui chuchote qu'il aura déjà été forcé de prendre sa retraite avant qu'il ne trouve l'inspiration qui lui fait cruellement défaut. Aussi, lorsque le temps s'arrête, il réalise qu'il peut échapper à tout ça. Et ironie du sort, il y échappe en habitant le corps d'un vieil homme.

Il tourne la tête, croise le regard de Morooka, qui se recule soudainement comme si Viktor allait se rapprocher pour l'examiner de plus près.

"Nous devrions utiliser ce temps," dit-il, "pour apprendre à mieux se connaître." Et il ne se rend compte que plus tard combien ses mots sont stupides, comme s'ils ne faisaient justement pas ça - assis tranquillement sur un banc dans les rues de Sotchi, regardant paisiblement les gens passer. Morooka ferme les yeux.

"Vous pourriez faire n'importe quoi," lui répond-il finalement. "Vous pourriez dépenser tant d'argent, vivre dans le luxe, et vous réveillez le lendemain pour faire la même chose. Vous pourriez dire ce que vous voulez, à qui voulez, faire ce que vous voulez avec qui vous voulez." Viktor cligne des yeux, ne sachant pas trop où il veut en venir. Morooka se prend la tête dans ses mains. "Pourquoi vous ne le faites pas ?"

"Je ne sais pas vraiment comment m'amuser," avoue Viktor. "Mais apparemment, vous non plus." Il gagne un petit rire tremblant. Il souhaite pouvoir l'enregistrer, pour pouvoir le réécouter encore et encore. Il y une question qui reste sans réponse cependant, en filigrane de leur discussion : mais alors qu'est-ce que tu sais faire ? La réponse est évidente. "Je sais patiner par contre."


Quand vous êtes coincé dans une boucle temporelle, vos actes n'ont aucune conséquence. Cela devrait être libérateur. Jouissif. Viktor a toujours vécu sa vie comme une suite de conséquences fastidieuses : vous choisissez d'être le meilleur patineur de Russie, puis le meilleur du monde, et puis c'est tout ce que vous pouvez choisir, et vous devez faire avec les conséquences. Votre vie quotidienne est toute tracée. Vos mots aux médias, aussi novateurs et sincères semblent-ils, restent anodins et superficiels. Morooka a raison : il pourrait s'envoler visiter d'autres pays, déjeuner dans les restaurants les plus luxueux, s'acheter une portée de chiots à l'animalerie tout près de son hôtel pour passer la journée à les pouponner.

Mais il n'y a pas pensé. Cela fait longtemps que Viktor Nikiforov n'a pas ressenti le besoin d'avoir de la variété dans sa vie, bien trop longtemps qu'il ne s'est pas senti libre d'accomplir ses propres désirs. Il joue avec Makkachin et est créatif dans ses programmes. Peut-être qu'il devrait se lâcher un peu plus, qu'il devrait être plus impulsif et imprévisible, qu'il devrait courir nu dans la rue et crier parce qu'il est dans une boucle temporelle, que tout ça sera oublié le lendemain, que c'est la chance de sa vie. Personne ne le jugera. Personne ne se rappellera que Viktor Nikiforov, le héros de la Russie, n'est pas toujours parfait.

A la place, lui et Morooka choisissent de passer leur temps avec la seule autre personne qui se rappellera de leurs faits et gestes, la seule personne avec qui les conséquences ne s'effaceront pas miraculeusement. Et, ensemble, ils sont impulsifs.

Ils vont au cinéma, à la bibliothèque, dans des cafés. Des sorties innocentes, enfin la première semaine. Au bout de la troisième, ils nagent dans des fontaines publiques et font des batailles d'oreillers dans les couloirs de l'hôtel.

"On ne peut pas faire ça," proteste Morooka, secouant la tête avec ferveur la première fois que Viktor avait trempé un orteil dans la fontaine. L'eau est chaude pour Sotchi, mais elle reste glacée.

"Alors on sera arrêté," Viktor hausse les épaules, les yeux brillants d'excitation, "et le lendemain on pourra se réveiller, faire la même chose, et se faire arrêter pour outrage à la pudeur encore une fois. Et puis, ils penseront juste que je suis devenu sénile."

Morooka est celui qui s'excuse et s'incline quand ils sortent trempés de leur baignade dans la fontaine. Quand ils sont en plein milieu d'une bataille d'oreillers devant les femmes de ménage et le concierge, il est celui qui continue à crier, "Prends ça, le vieux !"

"Mais je suis vieux," se plaint Viktor. "Ce n'est pas drôle, Morooka, arrête de me rappeler mon grand âge, espèce de sans cœur !" Morooka lui donne un petit coup d'oreiller, comme pour s'excuser. Les femmes de ménage sont scandalisées. Chaque fois que lui et Morooka font ça, ils écopent d'un s'il vous plaît, Monsieur Feltsman, asseyez-vous et reposez-vous avec un sous-entendu très clair de vous gênez les autres clients de l'hôtel.

Parfois effectivement il s'accorde un instant pour reprendre sa respiration, tandis que Morooka s'assoit à côté de lui et lui rapporte quelques anecdotes sur de vieilles performances de patineurs artistiques. Ils se sont tous deux vite lassés des mêmes messages et photos sur leurs réseaux sociaux respectifs.

Morooka l'invite dans sa chambre quand Viktor essaye d'éviter Vitya et Yuri Plisetsky, qui n'acceptent pas aussi facilement de se séparer de leur coach. Un jour, Morooka se connecte avec son compte Instagram et envoie un message à un ami "célèbre sur Internet", prédisant son prochain selfie une minute exactement avant qu'il ne soit posté. Il ne laisse pas Viktor voir son téléphone, mais lit à voix haute les réponses de son ami avec un amusement serein que Viktor ne peut s'empêcher de partager. Ils commandent des plats outrageusement chers et mangent par terre, goûtant à tout même si Morooka plisse le nez devant tant de nourriture gâchée.

"Alors mange tout," dit Viktor, impatient, vicieusement, et le journaliste pousse un petit cri, et proteste,

"Je vais - je vais devenir si gros, Viktor, si jamais je récupère mon corps un jour."

"J'aime l'idée," chantonne Viktor, puis il se met à réfléchir à voix haute, un doigt pensif posé sur ses lèvres. "Je pense que... j'aime les rondeurs chez les gens ? Est-ce que tu... " Et c'est risqué. Morooka ne parle jamais de comment est son vrai corps, de ce qu'il faisait dans sa vie avant d'être piégé dans la boucle temporelle. Et c'est la seule chose frustrante chez lui, sa réticence à partager des choses de sa vie, alors que Viktor essaie de lui faire partager la sienne, maladroitement, de lui parler de son appartement, de Makkachin, des livres qu'il lit dans son maigre temps libre, de son voisin français avec qui il discute occasionnellement lorsqu'il promène Makkachin dans le voisinage. Morooka au contraire brandit son corps emprunté comme un bouclier, comme s'il ne pouvait supporter que Viktor le voit, comme si sa véritable apparence était quelque chose de honteux, qu'il fallait cacher. Viktor n'arrive pas à comprendre comment il peut penser ça.

Morooka, à la stature haute et bâti comme un patineur artistique, fin et élancé, enfouit la tête dans ses mains, embarrassé.

"Pas en ce moment mais je gagne du poids... facilement. Tu ne trouveras pas ça beau." Viktor pense à un corps souple, tendre, aussi tendre qu'est le regard de Morooka lorsque Viktor dit quelque chose qui fait rire l'autre homme.

"Au contraire," réfute-t-il, tendant le bol contenant leur dernière portion de bortsch à Morooka, "Je pense que j'adorerai ça."

C'est bizarre, d'être dans le corps de son coach. S'il était dans son propre corps, il est certain que Viktor Nikiforov aurait déjà embrassé passionnément son âme-sœur depuis des lustres, ou au moins aurait déjà fait courir ses mains sur les épaules et le dos de l'homme en face de lui. Viktor n'a jamais été avare en contacts physiques. Et pourtant, ses pulsions lui paraissent étouffées dans cette apparence. Il n'y a rien de sexuel dans son attachement et son affection pour cet homme, non, rien que le plaisir sincère, tout simple, d'être en sa compagnie. Un baiser est la seule chose qui fera de nouveau le temps s'écouler, lui avait dit Yakov, mais Viktor veut l'embrasser avec son propre corps, lui témoigner avec ses propres lèvres de toute l'affection et du respect qu'il lui porte, sentir les lèvres de l'autre homme répondre aux siennes, entendre sa voix.

Un soir, alors qu'ils se sont réfugiés dans la chambre d'hôtel de Morooka, ils regardent la télévision russe après avoir vidé les assiettes, Viktor traduisant exprès de la mauvaise manière et rendant chaque parole dramatique, jusqu'à ce que Morooka lève les yeux au ciel juste avant d'éclater de rire. Ils commandent du champagne, des desserts. Viktor se réhabitue à toutes sortes d'alcool. Le palais de Yakov apprécie le goût du vin rouge et les breuvages fortement alcoolisés de la boutique au coin de la rue. Le corps de Morooka n'a pas du tout l'habitude de l'alcool, ou tout du moins c'est ce que clame Morooka après cinq verres de vin en l'espace d'une heure, s'écroulant sur le canapé en marmonnant une suite de mots incompréhensibles.

Deux mois passent en un rien de temps, et Viktor commence à considérer ce jour sans fin non plus comme une contrainte mais comme quelque chose de libérateur. Le matin, ils ont leur routine - prévenir les accidents dans la ville - puis ils se gardent l'après-midi pour faire du tourisme ou tout simplement profiter de la présence de l'autre. Ils pourrait vivre ainsi pour toujours, dans cet endroit secret, réservé pour eux. Et peut-être que les choses se seraient passées ainsi, s'ils n'avais pas tous deux une passion qui les retenait dans le monde réel.

"Viktor," dit un jour Morooka, alors que Viktor savoure un café en plein milieu de la journée, après avoir avalé les antidouleurs de Yakov, "est-ce que ça te dirait de patiner ?"


Il y a une vieille patinoire, cachée dans les profondeurs de Sotchi. Viktor aurait eu du mal avec la glace rugueuse et les patins usés jusqu'à la corde s'il avait été dans son propre corps, mais les genoux de Yakov sont flingués, ses os fragiles et ses muscles pour la plupart fondus, ravivés parfois d'une étincelle de ce qu'ils étaient à l'apogée de sa gloire. Aussi patine-t-il prudemment, respirant à plein poumons l'air glacé de la patinoire, revigorant son cœur après tant de jours passés sans patiner. Enfin chez moi. Morooka, lui, ne semble pas s'offusquer du bâtiment délabré, de la glace inégale avant qu'un employé louche finisse par retrouver la surfaceuse. Une heure après et Morooka réalise des sauts simples avec une aisance remarquable; deux heures plus tard et il exécute des doubles.

"Morooka est un ancien patineur," confie-t-il à Viktor, glissant avec souplesse à côte de lui. "Son corps... se souvient."

Viktor le regarde, examine sa posture, la grâce de ses mouvements. "Tu," dit-il lentement, savourant la joie qu'il ressent, "tu es aussi un patineur."

Morooka baisse le regard, frottant nerveusement son pied derrière sa jambe, restant en équilibre sur un patin.

"Oui," murmure-t-il faiblement. "Oui, j'en suis un."

Viktor l'enlace. Enfin, tente de l'enlacer. C'est un mouvement qui aurait dû être simple à réaliser, aurait-il été dans son propre corps, avec son équilibre à toute épreuve, mais Yakov trébuche et tombe sur Morooka.

"Désolé, désolé," s'excuse Viktor, et la joie qu'il sent éclater en bulles dans sa poitrine lui parait si étrange et si bienvenue. Partager sa vie avec son âme-sœur ; ne pas avoir à abandonner le patin, ni à devoir sacrifier son amour ? Est-ce que c'est seulement possible ? Morooka l'aide à se relever, à débarrasser son vieux corps de la glace qui le macule d'une main attentionnée, même s'il ne croise délibérément pas le regard de Viktor. "Je suis sûr que tu ne veux pas trop de mes câlins tant que je suis coincé dans le corps de Yakov mais... Quand nous serons de retour dans nos corps, quand on avancera... J'aimerais vraiment apprendre à te connaître."

Morooka pivote, l'expression soudain lugubre.

"Je, ah... mon vrai corps n'est pas aussi grand."

"D'accord," dit Viktor, les sourcils froncés.

"Ma voix est plus aiguë. Mes cheveux sont totalement décoiffés peu importe combien de fois j'essaie de les peigner. Je dois porter des lunettes ou alors je rentre dans les murs et je ne pourrais pas reconnaître ma propre mère à moins qu'elle ne soit à moins de dix centimètres de moi." Il s'interrompt. "On ne peut pas dire que j'ai... le poids idéal considérant ma taille, pas exactement, comme je te l'ai déjà dit."

"Morooka." Cette fois lorsque Viktor s'approche pour prendre le journaliste par les épaules, il est plus prudent dans ses mouvements.

"Je te préviens, c'est tout," finit par dire Morooka, faiblement. "Je ne veux pas que tu sois... "

"Déçu," réalise Viktor. "Tu ne veux pas que je sois déçu ?" Les muscles qui se tendent sous ses mains lui donnent raison. "Ecoute. J'occupe actuellement le corps d'un homme qui a dépassé la soixantaine et tu es celui qui s'inquiète de son apparence ? Je suis chauve, Morooka, mon pire cauchemar devenu réalité."

L'autre homme glousse, mais bien trop vite le sourire s'estompe. "Mais quand on retrouvera nos corps, tu seras de nouveau parfait, et moi... je serai juste un type quelconque comme on en trouve partout."

Et c'est tout simplement effarant. Cette simple phrase. Totalement dingue, illogique et incompréhensible. Déjà, Morooka n'est pas un type quelconque. Loin de là. Et puis Viktor est loin d'être parfait. Il est beau, c'est vrai. Admiré, définitivement. Mais pas parfait. Et ça lui pince le cœur, un peu, de savoir que même son âme-sœur a de telles attentes à son égard. Il faut qu'il corrige ça. S'il en est capable.

"Tu resteras l'homme qui a choisi de passer ses trente premières boucles à sauver des gens, alors même que tu savais que demain n'arriverait pas et que tu devrais tout recommencer à chaque fois. Tu resteras la personne qui comprend, ne serait-ce qu'un peu, ce qu'est être un patineur." Il rit, donne un petit coup dans l'épaule du journaliste. "Et puis je peux t'apprendre. Les gens pensent que je suis bon dans ce que je fais, du coup je suis sûr que je serais un bon entraîneur." Un petit cri de surprise. Viktor le prend comme un bon signe. "Tu réussiras à faire des triples et des quadruples en un rien de temps." Il plaisante. Les quadruples sont impossibles à réaliser pour la majorité des patineurs artistiques, Viktor en est bien conscient.

Morooka s'éloigne de lui. Viktor a soudain un doute et plisse les yeux.

"Tu peux exécuter des triples," réalise-t-il, et Morooka se mord la lèvre. La mâchoire de Viktor se décroche. "Tu peux faire des quadruples aussi. Ça fait combien de temps que tu as arrêté la compétition ?"

Il n'obtient pas de réponse, juste un tremblement nerveux de sa jambe.

"Tu participes encore aux compétitions," se rend compte Viktor avec un temps de retard, et il jure en russe. "Morooka. Tu fais partie des compétiteurs à la finale du Grand Prix !"

"Mmm," répond vaguement Morooka.

"Un type quelconque, mon cul oui." Et le sang lui bat aux tempes sous la réalisation. "Ne dis plus jamais ça. C'est ça. C'est la raison pour laquelle on est bloqué dans cette boucle d'âme-sœur. On a dû se rencontrer à ce moment-là. Est-ce que tu t'entraînais à la patinoire aux alentours de 15 heures ?" Il essaye de se rappeler - c'est difficile, de se rappeler d'un jour qui est en train de se passer pour son alter-ego mais qui pour lui date d'il y a des semaines - d'essayer de se souvenir de ses rivaux présents sur la patinoire. Il y avait Christophe, Cao Bin... Peut-être Cao Bin. Il ne lui avait jamais parlé avant. Ou si ? Il a un trou de mémoire.

"Non," le contredit doucement Morooka, "J'étais à l'hôtel. Je ne suis allé m'entraîner que bien plus tard." Viktor cligne des yeux, attendant la suite, mais rien ne vient, juste un coup d'œil inquiet en direction du corps dans lequel Viktor réside actuellement. "Ta jambe tremble."

"Je devrais probablement sortir de la patinoire et me reposer."

Il sort son téléphone de sa poche lors de leur retour tendu à l'hôtel, soupire lorsqu'il voit les trois appels manqués de Vitya. D'habitude, un simple message je rencontre des sponsors, entraînez-vous en autonomie envoyé à Vitya et Yuri suffit à lui libérer la majorité de la journée.

Mais apparemment son absence aujourd'hui a plongé Vitya dans un état que Viktor reconnaît très bien alors qu'il écoute le message laissé sur son répondeur, "La seconde partie de ma séquence de pas est inacceptable. C'est trop terne, Yakov. Je sais que tu vas me dire d'arrêter d'être prétentieux mais - je peux faire mieux que ça, hein ? Je ne peux pas être meilleur, plus surprenant que ça ?"

Et Viktor réalise avec une peur horrifiée que peut-être que c'est à cause de lui, de ses défauts, de son insuffisance à faire les choses bien. Il s'est senti freiné et piégé et maintenant c'est réel, et maintenant que Viktor souhaite désespérément pouvoir changer - changer ce qu'est devenue sa vie - il n'y arrive pas, parce qu'il en est incapable, incapable d'être celui qu'il doit être pour son âme-sœur, pour qu'ils puissent avancer ensemble. Il a passé sa vie à être le Viktor Nikiforov que tout le monde voulait, à combler les attentes des gens, et maintenant, quand ça importe le plus, il ne peut pas se conformer à ce qu'on attend de lui ?

"Hé," l'interpelle Morooka gentiment, "hé. Tout va bien ? Le patinage était trop intense pour ce corps, tu es fatigué ?"

"Non," il rassure l'autre homme en tremblant légèrement. "C'est juste que - parfois j'ai le sentiment que cette situation est arrivée à cause de moi. Que quelque part, l'univers pense qu'aujourd'hui ne s'est pas passé de la bonne manière et que je devrais être capable de changer ça, de rendre ce jour parfait. Mais je n'ai pas réussi. Je n'y arrive pas."

"Viktor," commence Morooka d'une voix hésitante, "Si c'est de la faute de quelqu'un, ça devrait être de la mienne. Mais... je ne pense pas qu'on puisse vraiment désigner un coupable. Je veux dire, la vie n'est jamais parfaite, pas quand je suis impliqué en tout cas, et je trouve ça bien de continuer à essayer jusqu'à ce que les choses changent. Et quand l'univers sera satisfait de la tournure des choses, il nous laissera peut-être avancer."

Viktor hoche la tête, avalant douloureusement sa salive. "J'ai l'impression que tu es un patineur bien plus patient que moi. Et bien plus endurant."

Morooka a un rire étranglé. "Je ne suis pas meilleur que toi sur n'importe quel terrain, et certainement pas sur la glace. Mais de l'endurance... ça j'en ai à revendre."

Ils se regardent dans les yeux un moment.

"Essayons," propose soudainement Viktor. "Rencontrons-nous demain matin et faisons en sorte de réparer ce qui va mal, afin de sortir de cette boucle une fois pour toutes."

"D'accord," dit Morooka d'une voix haletante, "J'en suis."

Ils se séparent dans le couloir de l'hôtel.


A l'étage, Vitya est dans un sale état. Même si ses cheveux sont parfaitement coiffés, la tension qui l'habite se voit dans sa posture alors qu'il regarde un enregistrement d'une de ses anciennes performances, comme s'il pouvait absorber les émotions qu'il transmettait alors par la seule force de sa volonté. Ses émotions, des sentiments, tout plutôt que son manque d'inspiration, désespérément sans relief qui le consume un peu plus chaque jour.

Viktor, en tant que Yakov, lui prend son téléphone et met Youtube.

"Tu connais Youtube ?" lui demande un Vitya surpris et Viktor renifle de dédain. Oui, c'est Yakov qui ne connaît pas.

"Et si nous regardions tes rivaux sur la glace, hm ? Ils sont jeunes. Et passionnés pour la majorité d'entre eux."

Et ils regardent en silence. Cao Bin, méticuleux et calme, débordant d'une émotion refoulée. Christophe, qui consacre bien trop d'énergie à rouler des hanches. Katsuki, qui -

Katsuki.

Oh, Seigneur. Ses mouvements, de la pure musique. Voir Morooka exécuter des doubles maladroits et des séquences de pas peu soignées mais rythmées dans un corps qui ne lui appartenait pas avait été impressionnant, mais là, c'est tout autre chose. Dans son propre corps, Katsuki chantait.

"Remets-la au début," lui demande pensivement Vitya, penchant la tête sur le côté. Ils la re-regardent, et un doigt sur les lèvres Vitya s'exclame avec un petit rire, "Il est fan de moi. Tu vois ce mouvement, là ? Ça vient de mon programme court de 2010."

Ils passent à une autre vidéo. "Et ça c'est tiré du programme libre aux Jeux Olympiques de 2012," fait remarquer calmement Viktor, pointant l'écran avec le doigt de Yakov. Ils continuent de regarder, subjugués. "Et , c'est un hommage à m - notre programme libre de notre dernière compétition en Junior, là où nous avons raflé l'or, pas vrai ?"

"Nous ?" Le reprend Vitya, joueur. "Tu étais sur la glace avec moi, Yakov ?"

Ils regardent d'autres vidéos, encore et encore, et un picotement d'excitation, une sensation de chaleur électrisante le traverse de la tête aux pieds. Depuis combien de temps Katsuki fait-il tant attention à lui ?

"Je ne savais pas," déclare soudainement Vitya, une expression complexe sur le visage. "Comment j'ai pu ne pas le remarquer ? N'était-il pas présent à la coupe de Russie cette saison ?"

Viktor fouille dans ses souvenirs, même si pour lui tout ça est beaucoup plus lointain que pour Vitya. "Peut-être bien."

"Je l'aime bien," décide Vitya. C'est, selon Viktor, un euphémisme. Katsuki Yuuri est parfait. "Je suis heureux qu'il soit à la troisième place."

Ils ne disent rien d'autre. Et même si Vitya ne se rappellera de rien, même si ça n'aura aucun impact sur sa vie, Viktor est content qu'ils aient fait cette découverte.

Yuuri, pense-t-il, Yuuri, je t'ai trouvé.

Pourtant, il ne sait pas si ça changera quoi que ce soit.


Quand il se réveille le matin suivant, l'affichage rouge aveuglant sur son réveil a changé.

Et Viktor manque de le casser, dans sa hâte de le prendre pour mieux voir. Il rit, soulagé, d'un rire libérateur, le repose sur sa table de chevet et -

Sa chambre, elle, n'a pas changé. C'est celle de Yakov. Après avoir rencontré Morooka, mémoriser son numéro de téléphone était devenu essentiel - et malgré sa tendance à oublier pas mal de choses, Viktor s'en souvient par cœur - aussi compose-t-il son numéro avec des mains qui ne sont pas les siennes, et parle d'une voix aux accents bourrus.

"Morooka," plaide-t-il dans le haut-parleur, "Morooka, est-ce que tu es là ?"

Il entend des sanglotements. "Oui," finit-il par dire d'une voix tremblante. "Oui, je suis encore là, Viktor, mon Dieu, mais pourquoi."

Encore là, et - tu pleures, et Viktor se sent mal. Il est en train de pleurer. Viktor n'avait pas voulu être laissé là, seul dans cette boucle temporelle, mais maintenant il souhaite plus que tout l'avoir été et que Morooka n'ait pas eu à subir tout ça.

"J'arrive," dit-il après un moment, "Je t'apporte le petit déjeuner. Et... " Il ne sait absolument pas consoler les gens. Il est horrible à ça. Horrible. "S'il te plait ne pleure pas," et les mots s'échappent de ses lèvres avec précipitation. De l'autre côté de la ligne, l'autre homme prend une grande inspiration tremblante. "En fait, oublie ce que j'ai dit - pleure, Morooka, ça te fera du bien."

"Je ne veux pas que tu te forces," est la réponse qu'il obtient, faible et misérable. "Tu n'as pas à dire ça, ou à faire ça ou..."

"Je vais raccrocher," lui assène fermement Viktor, "et c'est seulement parce que je vais descendre, nous chercher à manger et te rejoindre aussi vite que je peux."

Et c'est ce qu'il fait. Morooka se mouche dans ses mouchoirs hors de prix, mâchonne sans grand appétit son petit-déjeuner. Viktor lui tapote sur l'épaule d'un air réconfortant, tente de lui remonter le moral avec des photos de chiots toutes mignonnes sur Internet. Morooka pleure encore plus fort. Viktor ne sait pas quoi faire, donc il s'exile dans un coin. Cela marche environ deux minutes avant que Morooka ne se lève brusquement, aille dans la salle de bains se laver le visage et revienne dans la pièce principale avec une serviette mouillée et deux verres d'eau.

"Je suis désolé. Ça doit t'impacter aussi," se risque-t-il. "Est-ce que... ça va ?" Viktor acquiesce machinalement, balaye la question d'un geste. Morooka plisse les yeux.

"En fait, non," admet Viktor. Il sourit. "Pas vraiment." Et Morooka n'essaie pas de le saouler dans un bar pour oublier qu'il ne va pas bien, ne lui montre pas des photos de chiens, n'essaie pas de le forcer à sourire. Ils s'assoient côte à côte, en silence, une présence constante dans la vie de l'autre, et c'est intime, bien plus intime que tout ce qu'il a connu. Parce Viktor a le droit de ne pas se sentir bien. Il a le droit de se sentir comme ça, sans jugement. De ressentir et montrer ses émotions.

A dix heures du matin, quelqu'un appelle. Morooka sursaute, décroche.

"Bonjour," dit-il timidement. Un instant plus tard, il se mord la lèvre en jetant un coup d'œil à Viktor, et puis parle rapidement en japonais. Il devient soudainement blanc comme un linge.

"Quoi ?" lui demande Viktor, inquiet, "Qu'est-ce qu'il y a ?"

"Je, euh." Morooka déglutit difficilement. "... Je dois commenter une compétition internationale de patinage artistique ? Devant des millions de gens ?"

"Tu seras parfait," lui promet Viktor.


Il est deux heures de l'après-midi, et c'est la compétition des Juniors. Viktor est coincé dans une pièce avec Yuri Plisetsky, qui passe en dernier, à regarder les programmes de ses rivaux. Ou, plutôt, à écouter Morooka commenter les programmes.

"Aïe," s'exclame Morooka dans le micro, "c'était une sacrée chute, même si le nombre de rotations est là. A sa place, je m'en serais mordu les doigts pendant tout le reste de ma performance. Je serai aussi en train de pleurer dans un coin après, remarque." Il a un rire nerveux. "Et maintenant, le prochain à prendre place est un jeune patineur qui nous vient de Finlande, dont le thème cette saison est..." il y a une pause suivie d'évidents échanges plus ou moins étouffés. "Quoi ? Non, vous ne pouvez pas être sérieux, c'est beaucoup trop osé, n'est-ce pas ? Il est trop jeune. Oh, en fait il a dix-huit ans, d'accord ! Hum, alors, hé bien... son thème cette saison est 'Désir et passion.'" Et il dit tout ça sur le même ton plat, impersonnel, robotique, comme il aurait dit passe-moi le sel.

"S'il vous plaît," supplie Viktor. "Que quelqu'un lui prenne son micro."

"C'est vraiment incroyable," ricane Yuri Plisetsky, qui ne manque presque jamais une occasion de se moquer de quelqu'un. "C'est genre le plus mauvais commentateur que j'ai jamais entendu."

Yuri gagne la médaille d'or avec une facilité déconcertante. La compétition se poursuit. Sur le patinage en couple, Morooka multiplie les gaffes : "Et le couple qui nous vient de Suisse sont frère et sœur, enfin c'est ce que me disent mes fiches, contemplez cet amour fraternel, ils sont si proches - qu'ils s'embrassent avec la langue, quoi, attendez - oh non, je suis désolé, je suis désolé, ils sont mariés en fait, ce sont les Canadiens qui sont frère et sœur. Oh mon Dieu, mais comment on éteint ce micro -"

Il arrive d'une manière ou un autre à se calmer jusqu'au début des programmes libres du patinage individuel des hommes en Senior. Quand il n'est pas assailli par ses nerfs, songe Viktor, il n'est plutôt pas mal comme commentateur. Il sait au moins exactement ce que font les patineurs, connait leurs points forts et leurs faiblesses, leur passé - leurs noms, bien plus que ce que Viktor peut dire sur ses propres rivaux.

Puis c'est au tour de Katsuki Yuuri.

C'est la seule fois où Morooka est forcé à se taire. Les critiques sont tellement brutales que la personne qui commente avec lui éteint son micro à la hâte, s'excuse platement, choquée, avant de reprendre les commentaires à son compte, tandis que pendant ce temps Katsuki tombe, tombe.

Tombe.

"C'est tout ce qu'on pouvait attendre de Katsuki Yuuri," la voix de Morooka retentit une nouvelle fois dans le micro avant d'être brusquement étouffée. Viktor se lève dans les vestiaires, jette un coup d'œil à Vitya qui répète une dernière fois sa séquence de pas en dansant, et sait qu'il ne peut pas rejoindre Morooka. Pas tout de suite.

Vitya gagne la médaille d'or. Viktor n'arrive pas à s'en soucier assez pour s'en réjouir, même si c'est techniquement sa victoire. Il sait que Vitya ne s'en préoccupe guère non plus. Quand tous les patineurs sont passés, il lance un 'félicitations' à Vitya, puis sort en trombe, et court presque jusqu'à la salle de conférences.

"Comment as-tu pu dire des choses pareilles ?" Et il essaye tant bien que mal de garder son calme, tandis qu'il traîne Morooka dans un couloir désert, traversant sans mal grâce à la notoriété et l'aura colérique qui se dégage de Yakov la marée de reporters et de membres de la fédération de patinage artistique. "Comment as-tu osé dire des choses pareilles sur toi ?"

La mâchoire de Morooka se décroche. "Tu sais," dit-il bêtement.

"J'ai deviné, oui." Il déglutit, tentant de faire un pas en avant.

"Et tu as vu mon programme libre," poursuit Morooka, le visage sombre.

"Morooka," le coupe-t-il gentiment, puis il se reprend, "Je veux dire, Yuuri, ce n'était pas... " Il veut dire que c'était pas si mauvais. Mais c'était mauvais. Ce qu'il avait fait n'avait rien à voir avec ce qu'il savait que Katsuki était capable de faire. Capable de créer de la musique rien qu'avec ses mouvements sur la glace.

"Je le savais," s'étrangle Morooka et il ferme les yeux férocement. "Je savais que ça arriverait quand tu aurais découvert qui j'étais. Je savais que je ne serai pas capable d'y arriver aujourd'hui parce que je suis faible, et que tu me verrais, mais ce ne serait pas vraiment moi, pas comme ça, tu me verrais enfin mais pas de la manière dont j'aurais aimée et..."

"C'était douloureux à regarder," conclut calmement Viktor. "Mais seulement parce qu'il était évident que tu avais mal. Tu n'as pas pu être dans le bon état d'esprit et ça a affecté ton programme." Il s'interrompt, réfléchit. "Yuuri, tu m'as dit que tu étais cloîtré dans ta chambre toute la première journée de la boucle temporelle. Pourquoi étais-tu..."

Morooka regarde dans le lointain, par les baies vitrées et dans l'obscurité de la ville enneigée.

"Mon chien," finit-il par dire, et il se mord les lèvres et tremble. "Mon chien est mort. La nuit avant qu'on ne soit piégé dans la boucle temporelle. Il a été percuté par une voiture." Il serre les poings, essuie ses larmes rageusement. "Juste avant que la boucle temporelle - j'aurais pu le sauver, Viktor, pourquoi cette foutue boucle a débuté un jour après, pourquoi... pourquoi ils ne m'ont appelé que le lendemain après-midi, et quand la boucle temporelle a débuté, je me suis dit, merci mon Dieu, comme ça je peux le sauver, mais peu importe à quel moment j'appelais ma famille, c'était déjà trop tard."

Et il n'y a rien à dire, rien à faire, juste de la souffrance.

"Je suis désolé," dit-il doucement. "Je suis tellement désolé, Yuuri. Si ça avait été Makkachin, j'aurais été dévasté."

Yuuri se frotte les yeux, se prend la tête dans les mains pendant un instant, puis marmonne quelque chose d'inintelligible.

"Oui ?" Lui demande Viktor tendrement.

"Maintenant, je t'ai perdu, toi aussi," répète Yuuri, d'une voix faible et il refuse de rencontrer son regard. Ses mains pendent comme mortes le long de ses flancs. Le cœur de Viktor se serre à lui en faire mal.

"Oh, Yuuri. Bien sûr que non." Yuuri a un petit rire moqueur, secoue la tête.

"Tu m'as vu patiner il y a juste un instant, non ? A moins que - je veux dire, Vitya se préparait à passer, donc peut-être que -"

"Je t'ai vu, oui," l'interrompt brutalement Viktor. "Et j'ai vu tes autres programmes. Vitya aussi. Et on a adoré." Yuuri respire profondément, tremblant légèrement, se mord la lèvre. "Au final, le plus dur, le plus critique avec toi-même, c'est toi. A part ça, non je ne changerai absolument rien à cette magnifique personne qu'est Katsuki Yuuri."

L'autre homme se raidit, frémit, puis quelque chose brille dans ses yeux.

"Quand as-tu regardé ?" L'interroge-t-il, puis il développe, "quand m'avez-vous regardé, toi et Vitya ?"

"Hier soir," répond Viktor, confus. "Enfin je veux dire, ce qui est la nuit dernière... pour nous. Il était fasciné, Yuuri, je te l'assure."

"C'est ça," s'exclame Yuuri. "Viktor, c'est la raison pour laquelle on a avancé d'un jour."

"Yakov a dit que la boucle temporelle se dissiperait quand nous... serions proches. Quand nous nous serions rencontrés de la bonne manière."

"Oui," renchérit Yuuri, "et on se connait à peine pour le moment." Viktor serre les poing, un pincement douloureux le lançant dans sa poitrine suite à ces mots. C'est vrai qu'ils ne se connaissent que depuis un mois ou deux. Ce n'est pas parce que Yuuri est la personne la plus proche de Viktor depuis... des années, de sa vie entière, que c'est le cas pour lui. Yuuri, qui est certainement chéri et aimé par de nombreuses personnes, qui écrit sur Messenger à sa famille et ses amis au moins une fois par jour, alors même qu'ils sont bloqués dans cette boucle temporelle. Puisqu'il est dans le corps de Morooka, il ne peut pas les appeler ni faire des appels vidéo via Skype, mais leur amour est évident.

Yuuri fronce les sourcils. Il désigne d'un geste la patinoire, où Vitya et l'alter-ego de Yuuri doivent certainement être, et se corrige : "Ils se connaissent à peine."

Viktor pousse un cri de surprise. Puis il se met à rire. Yuuri le regarde comme s'il était devenu fou, mais Viktor s'en moque, parce que sa mine tendrement inquiète est magnifique à regarder.

"On," explique-t-il, souriant de toutes ses dents, "on doit jouer les entremetteurs entre nos alter-ego."

Ils reviennent ensemble dans le hall principal, là où Yuri et Vitya l'attendent, enfin attendre est un mot bien pacifique pour décrire la féroce interaction entre eux deux. Vitya sourit tel un requin, désamorçant sans effort l'hostilité de Yuri.

"Voici Morooka," présente Viktor. Yuri renifle de dédain.

"Rentrons," grogne Yuri, "rentrons à l'hôtel. J'en ai marre de cet endroit." Et de ses fangirls. Et de Vitya.

Viktor aperçoit plus loin Celestino Cialdini, qu'il connaît comme coach de Yuuri. Il attire l'attention de Morooka, et lui demande à voix basse, "où est Katsuki ?" Ils ont décidé d'appeler Katsuki l'alter-ego de Yuuri, de la même manière que celui de Viktor a été rebaptisé Vitya. "Je vois Celestino."

Morooka soupire. "Il est juste à côté de lui."

Il y a bien une silhouette vêtue de bleue, avec des lunettes, les cheveux ébouriffés et les épaules voûtés. Il ne ressemble pas du tout à Katsuki Yuuri, la fierté du Japon, le sixième meilleur patineur artistique masculin au monde. Dont le rang serait encore plus élevé si on prenait en compte ses scores à l'entraînement.

"Yuuri !" crie Viktor et Yuri Plisetsky sursaute comme s'il avait entendu un coup de feu. La silhouette vêtue de bleu se tourne vers lui et son regard se pose sur les trois Russes et Morooka. Viktor lui fait signe de s'approcher et Katsuki se déplace rapidement. Rapidement, vers la sortie. "Pourquoi est-ce qu'il réagit comme ça ?" Demande-t-il à Morooka. Morooka soupire de nouveau. Viktor se rappelle, soudainement, des mois qu'il lui a fallu pour que l'autre homme sorte de sa coquille. Pendant ce temps, Vitya est absorbé dans sa vague contemplation des mouvements de la foule, de la neige qui tourbillonne au-dehors.

Les faire se rencontrer n'aboutit pas vraiment à la perfection qu'il espérait.

Il lève les yeux et trouve le regard de Morooka posé sur lui, l'expression inquiète. Et peu importe si c'est parfait ou pas, réalise-t-il - quelle importance avec cette camaraderie, ce sens de la famille. Ça vaut le coup de passer outre les insécurités de Katsuki, de sortir Vitya de sa torpeur, quasi-dépression, s'il peut goûter à ces sucreries japonaises bizarres à l'épicerie du monde dans la rue au coin de l'hôtel ou regarder des films de série B en éclatant de rire. S'il peut écouter Yuuri lui raconter des anecdotes sur son enfance et regarder le sourire crispé et gêné de Yuuri s'épanouir en un magnifique sourire sincère.

"Demain," dit-il et Yuuri, dans le corps de Morooka, acquiesce.


Ils essaient beaucoup d'approches différentes.

Viktor se rend compte qu'il a le numéro de téléphone de Celestino et essaie de leur arranger un dîner. Katsuki refuse de venir sans donner d'explications. Morooka, après avoir vu échouer Viktor trois fois de suite, a pitié de lui et lui révèle finalement que Katsuki ne viendra jamais à un dîner où il sait que Vitya sera, pas après l'horrible journée qu'il vient de vivre.

Aussi Viktor convainc Celestino de mentir et de dire qu'il n'est qu'un sponsor, et de cacher le fait que Vitya est aussi invité. Le dîner est tout aussi affreux pour autant. Bien qu'il veuille bien faire, Vitya met les pieds dans le plat au moins une demi-douzaine de fois en évoquant la performance de Katsuki, et Katsuki, au lieu de s'énerver, semble perdre progressivement toute volonté de continuer à vivre. Il s'enfile trois flûtes de champagne et ce n'est pas encore assez pour calmer ses nerfs.

"Il était mignon," regrette Viktor, une fois dans la voiture sur le chemin de l'hôtel, "Yakov, je crois qu'il me déteste."

"Il aura bien raison," déclare Viktor, et le stress qu'il ressent est perceptible dans sa voix malgré ses efforts pour le cacher. Vitya enfouit son visage contre le torse de son coach, et soupire.

"Est-ce que tu serais surpris," demande-t-il lentement, "si je te demandais de me laisser prendre une année sabbatique ? Moi et Makkachin ? Si je... m'éloignais du patinage pour un temps ?" Pour découvrir comment devenir quelqu'un de bien ? Quelqu'un qui pourrait discuter avec une personne magnifique sans tout gâcher dès qu'il ouvre la bouche ?

"Non," répond Viktor. "Je ne serais pas surpris."

Quelqu'un appelle Viktor tard dans la nuit. "Katsuki vient d'annoncer publiquement qu'il prenait sa retraite et se retirait de la compétition. Il est en train de faire une crise d'hyperventilation," l'informe Morooka, confus. "... Viktor, mais qu'est-ce que tu as fait ?"

Le jour se répète. Viktor n'essaie plus jamais de leur arranger un dîner.

"Je ne savais pas que j'étais à ça de prendre ma retraite," lui avoue Morooka, se mordant la lèvre devant son petit-déjeuner. "Je ne pensais pas que j'aurais - dit ça. Réagi comme ça. Si j'étais poussé à bout, après avoir fini dernier au Grand Prix."

Viktor baisse les yeux, contemple son sandwich fourré à la kielbasa. Et ça a le goût de caoutchouc dans sa bouche.

"S'il te plaît ne prends pas ta retraite," les mots s'échappent involontairement. Morooka est clairement confus.

"Pourquoi ?"

"On se connait bien, maintenant, non ?" Viktor avait décidé de ne pas trop en dire. Mais bien sûr il fait exactement le contraire, et creuse sa tombe désespérément. "... On pourrait patiner ensemble ?" Il veut revivre les moments passés à la patinoire avec l'autre homme. Mais il veut l'expérimenter dans son propre corps, il veut faire des quadruples sauts avec Yuuri. Des pirouettes. Il veut danser, patiner avec Yuuri, l'aimer inconditionnellement et qu'ils rentrent ensemble à la maison le soir leurs muscles criant grâce mais le cœur léger.

Morooka en a le souffle coupé. Il fait tomber son assiette de blinis sur le lit, de la confiture à la framboise maculant les draps. Heureusement que dans une boucle temporelle les taches disparaissent d'elles-mêmes.

"Tu - hum - tu veux ça," bégaie-t-il de manière incompréhensible, et Viktor rit gentiment avant que l'autre homme n'enfouisse la tête dans ses mains et reprenne, "Oui, s'il te plaît. Je le veux aussi."


Les commentaires de Morooka gagnent en finesse de jour en jour. Viktor, malheureusement, reste le seul à pouvoir apprécier ses progrès.

Le patinage de Katsuki, en revanche, laisse encore beaucoup à désirer.

"Je pourrais essayer de parler à Katsuki," propose Viktor. Morooka secoue lentement la tête.

"Je suis certain que j'ai passé la nuit dernière à me goinfrer, à ne pas dormir et à lire des commentaires sur les réseaux sociaux jusqu'à ce que j'atteigne le point de non-retour niveau anxiété. Il n'y a rien... rien qu'on puisse faire."

Ils n'approchent donc pas Katsuki avant son passage sur la glace.

Un jour, Morooka coince Katsuki juste après son programme libre. Viktor l'aperçoit lui parler, son expression pleine de passion refoulée, tandis que lui, Yuri et Vitya passent auprès d'eux.

"Ne baisse pas les bras ! Faut pas s'arrêter en si bon chemin..." Et ça, ces mots, de la part de l'homme qui voulait tout arrêter il y a un mois et avait annoncé sa retraite publiquement sur une chaîne d'information internationale, c'est sans prix. Tout ça parce qu'il veut patiner avec Viktor, parce que Viktor a réussi à lui rappeler combien ce sport compte pour lui, son amour du patin, à lui redonner espoir dans son avenir dans cette discipline.

Une agréable chaleur s'épanouit à l'intérieur de Viktor.

Yuri parle mal à Vitya et Viktor décide de lui donner quelques conseils (après tout, il peut bien s'entraîner non ? Il sera coach un jour, décide-t-il, même s'il ne sait pas encore quand ni comment).

Yuri l'ignore et détourne les yeux, rebelle et jouant au dur et Viktor suit son regard. Katsuki les fixe, même si Morooka essaye vaillamment de conserver son attention. Viktor donne un coup de coude à Vitya, qui sort de sa rêverie quelconque avec laquelle il essayait désespérément de se distraire, et regarde lui aussi en direction de Katsuki.

Viktor voit son visage s'illuminer quand il le reconnaît.

"Tu veux une photo ? C'est d'accord." Mon fan, mon rival, Katsuki, il a réalisé une mauvaise performance aujourd'hui mais la prochaine fois, j'en suis sûr, il va montrer au monde ce qu'il est capable -

Viktor sait pertinemment que c'est ce que son alter-ego pense, il est plus que familier avec ses monologues intérieurs. Mais malheureusement, il sait aussi désormais comment Katsuki fonctionne, la fâcheuse habitude qu'il a de tout mal interpréter, de sublimer ses défauts et de nourrir son anxiété avec ce qu'il croit que les gens pensent de lui. Donc Viktor n'est pas du tout surpris par la suite des événements.

Katsuki s'éloigne. Le sourire de Vitya s'estompe.

"Katsuki ! Viktor te propose une photo !" plaide Morooka. Ça fait trois semaines qu'ils sont bloqués au même endroit. Vitya et Katsuki ne les aident pas du tout. Katsuki et sa petite valise sortent du bâtiment, et même de loin Viktor peut voir combien il serre fort la poignée.

"Je ne comprends pas," marmonne Vitya, presque hébété. "Je ne comprends pas pourquoi... " Il ne finit pas sa phrase. Viktor lui pose une main sur l'épaule, et il a soudain un peu pitié de son alter-ego. Il n'y a pas grand-chose de bien à dire sur lui, mais il sait qu'il veut toujours bien faire.

Il appelle Yuuri juste avant d'aller au lit.

"On peut faire mieux que ça," lui promet Viktor. "Je peux... je peux contrôler Vitya. Je peux l'amener à..."

"Viktor," l'arrête l'autre homme, sa voix rassurante et apaisante même si ce n'est pas vraiment la sienne, "Viktor, ça va. Ça ira, un jour et ça se passera bien, tu verras. C'est juste l'anxiété de mon alter-ego qui parle, c'est sûr, mais on n'y peut rien. On ne peut pas les forcer. On ne peut pas les forcer, ni fausser leurs sentiments, promets-moi que tu n'essayerais jamais de le faire, d'accord ? On doit croire en eux."

"Et en nous," renchérit Viktor après un moment, et il réalise alors combien c'est vrai.

Viktor souhaite parfois savoir comment ne pas forcer les choses. Avec Yuuri c'est plus facile. Avec Yuuri, tout est plus facile.


Quand ils se réveillent le jour du gala de clôture et du banquet le matin suivant, ils sont deux à être surpris.

Viktor pensait que la majeure partie du problème au banquet serait de les mettre ensemble.

En fait, une fois Katsuki bien alcoolisé, c'est plutôt les séparer qui devient difficile.

"Oh mon Dieu," panique Morooka, "oh non, j'ai bu, ne laisse pas Vitya voir ça, ça va être une catastrophe."

"Vitya," l'appelle calmement Viktor. Mais Vitya ne l'écoute pas. Ses yeux sont rivés sur Yuri Plisetsky et Katsuki en train de danser du hip-hop. "Vitya, viens là et... " Oh, et puis merde. Viktor veut voir aussi, parce que l'enthousiasme de Katsuki est contagieux. C'est un banquet qui ne peut être oublié - avec ses cravates dénouées, ses chemises trempés de sueur et les photos scandaleuses prises sur l'instant pour partager la joie et non humilier. Et il y a cette étincelle dans les yeux de Vitya. Viktor sait bien que son dos droit est dû à des années de patinage, de danse, d'avoir le regard du monde braqué sur lui, mais ce soir la légèreté de ses pas et la droiture de sa colonne vertébrale viennent de son désir de voir par-delà la foule, de la traverser pour y apercevoir de plus près la magie qui s'y trouve.

Yuri Plisetsky perd leur dance battle.

Morooka a rejoint Celestino sur le balcon à l'extérieur mais a ensuite été interpellé par un sponsor. Puis l'Italien jette un coup d'œil à Katsuki, qui prend une bouteille de vin pour partenaire de danse, et le ramène à l'hôtel.

"Est-ce que tu as vu ?" Vitya l'approche, subjugué, le souffle coupé, "Tu as vu ça, Yakov ?"

"Qui ne l'a pas vu ?" lui rétorque-t-il avec un sourire. Vitya parcourt déjà avec enthousiasme les photos prises sur son téléphone, un sourire irrépressible sur le visage.

"Est-ce que tu crois qu'il voudra bien danser avec moi ?"

"Demain, il le fera, je te le promets," lui répond Viktor. Vitya pousse un soupir énamouré, puis penche la tête sur le côté d'un air interrogateur, avant de laisser tomber.

Morooka est inconsolable.

"Devant Vitya," bafouille-t-il misérablement. "Juste devant lui. Et bien sûr qu'on doit le refaire aujourd'hui, après avoir pété un câble comme ça, évidemment que je foirerais notre rencontre d'âme-sœur -"

Katsuki est inarrêtable et s'arrange pour se saouler à chaque fois. Parfois il se livre à une féroce dance battle avec Yuri Plisetsky, d'autres fois c'est un concours d'haltères avec Mila. Ou les deux certains soirs. Et puis une fois il affronte un Michele Crispino furieux avec comme prix pour le gagnant la main de Sara Crispino, sa sœur, et quand Katsuki gagne et que Sara lui rappelle qu'il a le "droit de se marier" il croise le regard de Vitya et parvient presque à le rejoindre avant que Celestino, envoyé par Morooka, l'intercepte. Viktor a hâte de voir ses alter-ego être ivres ensemble. Pourtant, lorsque ça arrive, Morooka se débrouille pour traîner un Katsuki totalement bourré dans un taxi avant de retourner au banquet et de s'excuser platement. Vitya n'en a que faire, absorbé comme il est par les photos de Katsuki qu'il a prises lors de la dance battle.

Viktor pose une main apaisante sur l'épaule d'un Morooka désespéré.

"Yuuri," dit-il, et peu importe si Vitya les entend, "Yuuri, regarde Vitya."

"Quoi," chuchote l'autre homme. "Pourquoi est-ce qu'il est..." Puis Yuuri comprend, et l'incrédulité laisse place au soulagement, soulagement qui laissera couler quelques larmes plus tard. "Vraiment ? Tu en es sûr ?"

"Vraiment," lui confirme doucement Viktor. "Laisse-les faire."

A leur quinzième boucle de ce moment, il fait bien plus que 'les laisser faire.'

"Occupe-toi de Celestino s'il te plaît," lui demande Morooka. Viktor hausse les épaules, approche l'Italien puis l'entraîne dans une conversation sur ce qu'est le métier d'entraîneur qui se révèle extrêmement enrichissante.

Morooka tend une flûte de champagne à Katsuki, puis lui pose une question qui fait que Katsuki l'avale cul sec.

"Qu'est-ce que tu lui as dit ?" Lui demande Viktor lorsque Morooka le rejoint.

"Disons que je l'ai un peu poussé à bout," admet le journaliste. "Je lui ai posé quelques questions sur ce qu'il allait faire dans le futur. Pourquoi il n'allait pas parler aux sponsors. Assez pour... qu'il veuille augmenter son taux d'alcoolémie. Katsuki va, euh, être bourré plus tôt dans la soirée aujourd'hui ?"

Viktor rit.

"C'est probablement une mauvaise idée," le prévient Morooka. "Mais j'ai juste pensé que... pourquoi pas."

Deux couches de vêtements en moins et une session de pole dance plus tard, Morooka se corrige, "c'était définitivement une mauvaise idée."

Vitya et Viktor ne sont pas du tout d'accord.

Katsuki invite Vitya à danser avec lui avec ses yeux et son corps à l'autre bout de la pièce, et les yeux bleus croisent ceux de Yakov. Viktor ne sait pas vraiment si Vitya lui demande sa permission ou veut son conseil sur la marche à suivre.

"Va," dit-il, "va, Vitya. Ne te préoccupe pas des sponsors ou du banquet, rejoins-le."

Et lorsqu'il voit l'empressement de Vitya à s'exécuter, Viktor sait que rien n'aurait pu l'arrêter.

C'est étrange, de se voir sur la piste de danse, de voir Katsuki tourner sur lui-même, empli d'une grâce ivre incomparable, grand sourire aux lèvres, de se voir rire avec abandon. De se voir tomber amoureux.

C'est addictif. Katsuki fait chavirer Vitya, et les derniers morceaux du masque que le champion porte en permanence s'effritent. Ne reste plus que l'adoration la plus pure, et de l'excitation, de l'enthousiasme si brut que voir ses expressions sur son propre visage lui coupe le souffle. Et comme ça, pense Viktor, comme ça il peut se mettre à apprécier Vitya. Vitya, débarrassé de son armure, de son désintérêt pour les autres, de son aspiration futile et larmoyante à connaître l'amour et à retrouver l'inspiration. Viktor peut enfin s'aimer, un peu. Mais il aime tellement plus Yuuri.

Et Katsuki demande à Vitya d'être son coach.

Et peut-être que cette suggestion avait-elle été depuis longtemps sur le bout de la langue de Katsuki, et Viktor se demande si Morooka le veut lui aussi, s'il a continué à le vouloir après avoir appris qu'ils étaient des âmes-sœurs, après avoir été piégés ensemble dans cette boucle temporelle.

Morooka et lui regardent, sans un mot, leurs alter-ego s'effondrer dans un coin de la pièce, leurs membres enchevêtrés et la respiration haletante. Puis Viktor s'assoit en tailleur sur le sol dans son costume Armani hors de prix. Il ne semble pas s'en soucier.

"Est-ce que je peux - est-ce que je peux le raccompagner jusqu'à sa chambre ?" lui demande, le supplie Vitya la soirée terminée, parce que ça lui accorde quelques précieuses minutes de plus avec l'autre homme, et Celestino hésite.

"Ça ira," le rassure Morooka, s'adressant à l'Italien, "Nikiforov est un gentleman."

Donc Celestino l'y autorise. Vitya aide le patineur japonais, qui marmonne d'une voix ensommeillée et adorable des mots incompréhensibles, à se lever, puis lui offre son bras comme si seule la galanterie l'exigeait, et non parce que l'autre homme voit flou et qu'il trébuche tous les trois pas.

Ils sont sur le seuil quand soudain Katsuki se retourne.

"Oh !" S'écrie-t-il. "Oh, j'ai oublié, je dois... Je dois lui dire." Il se tortille, tire sur le bras de Vitya, Vitya qui ne peut supporter de détourner les yeux de l'homme à ses côtés un seul instant, pas même pour savoir à qui il s'adresse. "Morooka !"

Morooka se raidit. "Euh, oui ? ... Katsuki ?"

"Je ne vais... " Il s'interrompt, ferme ses yeux aux pupilles dilatées un instant. Les paroles mal articulées qui suivent ne sont pas de l'anglais. Morooka rit puis lui répond quelque chose.

"Qu'est-ce qu'il a dit ?" Demande Viktor, atrocement curieux. Morooka se passe la main dans ses cheveux, puis regarde Viktor avec un sourire hésitant.

"Il a dit qu'il avait réfléchi et qu'il ne va pas prendre sa retraite finalement," déclare-t-il doucement, "il a dit qu'il avait trouvé un nouveau coach, donc maintenant il ne se retirera pas de la compétition. Il m'a remercié pour... avoir cru en lui tout à l'heure. Et il espérait aussi que certaines personnes arrêtent de le chercher exprès pour lui crier dessus quand il est à Sotchi, il trouve ça très fatiguant."

Viktor souhaiterait savoir quoi répondre, mais sa gorge serrée ne lui permettrait même pas de parler s'il savait quoi dire.

Katsuki le sauve. Encore une fois. Viktor n'a pas à dire quoi que ce soit, parce que Katsuki attire Vitya par sa cravate et lui donne un baiser hésitant sur la joue.

"Je t'adore," chantonne-t-il, "tu es encore mieux que ce dont j'ai toujours rêvé."

Vitya, ivre plus que de raison, les yeux bleus écarquillés, en a le souffle coupé, puis rit, d'un rire émerveillé, et attire à son tour Katsuki contre lui, supporte son poids, le touche, le vénère de toutes les manières possibles.

"Toi aussi tu es mieux que ce dont j'ai toujours rêvé."


"On est mièvre," déclare Morooka - non, Yuuri. "Est-ce qu'on est vraiment si mièvre ? On est un peu trop romantique, là, non ?"

"Jamais," rétorque Viktor, offensé, "on ne peut jamais être trop romantique." Son âme-sœur glousse.

"Je te vois demain ?" lui demande Yuuri, l'espoir transparaissant dans sa voix, tandis qu'ils se regardent dans les yeux dans le couloir de l'hôtel, et Viktor hoche la tête. Dépasse le seuil de la chambre de Yakov, pendant que Yuuri rentre dans celle de Morooka.

"Demain."


Il ouvre les yeux et voit l'affichage aveuglant de son réveil qui est en train de sonner. Grogne. Tend une main fine et pâle pour l'éteindre.

Ma main ma main ma main -

Il est debout en une fraction de seconde,virevoltant à travers la pièce à la recherche de vêtements - de ses vêtements, les vêtements de Viktor Nikiforov, ceux qu'il a choisis et achetés pour lui, pour son corps - et pendant tout ce temps les mots de Yuuri envahissent ses pensées, le bruit que font les lames de ses patins tandis qu'il glisse expertement sur la glace.

En tant que Morooka, Yuuri lui a montré sa véritable chambre de nombreuses fois. Et c'est facile de s'y précipiter, de toquer à la porte.

Et ce n'est qu'au moment où il se tient sur le seuil, haletant, la main levée pour toquer au battant, dans le silence de l'aube qui règne dans le couloir, qu'il se rend compte à quel point il désire, il veut que la porte s'ouvre et voir Yuuri. Mais, dans le même temps, il est terrifié à l'idée que les choses changent. Parce que Yuuri appréciait Viktor en tant que Yakov, quand il était dans le corps de Morooka. Quand ils étaient piégés ensemble dans cette boucle temporelle. Mais maintenant, maintenant Yuuri est libre de faire ce qu'il veut. Et peut-être que -

La porte s'ouvre. Yuuri lui fait face, ses cheveux sombres adorablement ébouriffés et les yeux encore lourds de sommeil. Viktor se jette dans ses bras.

"Yuuri," et c'est comme s'il pouvait respirer de nouveau.

Des bras viennent soudainement lui rendre son étreinte, le serrant légèrement, et Viktor les emmène dans la chambre sans le lâcher une seule seconde, fermant la porte d'un coup de pied. Sa gorge lui pique et se serre, et il n'arrive pas à parler, alors il resserre juste son étreinte et enfouit son visage dans le cou de Yuuri. Ce dernier a la peau agréablement chaude, et sent la terre et la lave, une odeur à laquelle il n'est pas habituée mais qui lui correspond bien, d'une certaine manière.

Une voix étouffée marmonne quelque chose dans son épaule.

"Hm ?"

Yuuri soupire, se tortille, puis se recule assez pour croiser le regard de Viktor, ses yeux d'un brun chaleureux, un peu plus clair que ceux de Morooka mais tout aussi sincères.

"Tu le veux toujours ?"

Un rire s'échappe de sa bouche, spontané et complètement incrédule. "Oui." Il embrasse le bout du nez de son âme-sœur, faisant rosir ses joues. Ça - tout fait sens désormais. Tout colle parfaitement - la grâce dans les mouvements de l'autre homme, ses rondeurs et la jeunesse de ses traits. Il a toujours été Yuuri, même piégé dans ce jour sans fin dans le corps d'un autre homme, mais maintenant, il y a tellement plus de lui à admirer. "Oui," répète-t-il, pressant leurs fronts l'un contre l'autre. "... Oui ?"

Leurs lèvres se frôlent, douces et prudentes, et puis ils tombent dans les bras l'un de l'autre avec la familiarité qu'ont les amants de longue date se retrouvant après la guerre, s'embrassent de manière féroce, passionnée, désespérée.

Les yeux bruns chaleureux sont fermés, et quand ils s'arrêtent finalement pour respirer, Viktor ne peut s'empêcher de parsemer de baisers papillon ses paupières. "Quoi, je ne suis pas à ton goût dans cette apparence ? Tu préfères Yakov ?"

Yuuri se dérobe et bredouille : "Trop." Quand les mains de Viktor viennent dessiner de petits cercles sur ses hanches, il développe, "Je ne suis pas habitué à toi - pas encore. Tu es juste tellement..."

"Tellement ?"

"Mignon," lâche Yuuri, puis il enterre son visage contre le torse de Viktor, embarrassé. "Je veux dire, beau. Enfin, ce n'est pas comme si je croyais que tu..."

"Je peux être les deux à la fois," rit Viktor. "Mais c'est troublant pour moi aussi. Morooka n'était pas si doux."

Yuuri cache son ventre de ses mains d'un mouvement brusque et Viktor reste perplexe quelques instants avant de comprendre et de se pencher pour quémander un autre baiser. "Non, pas comme ça. Juste... partout. L'atmosphère. Tout autour de toi."

Yuuri plisse les yeux. "Je ne vois rien du tout. Enfin, je suis pratiquement aveugle, maintenant."

"C'est à cause de moi," s'exclame Viktor. "Je suis trop mignon, je t'aveugle de ma beauté." Yuuri en reste bouche bée, puis il le pousse gentiment en gloussant. Viktor recule d'un pas, ses mains caressant les flancs de Yuuri, puis il pose ses mains sur ses hanches et l'entraîne, tendrement mais fermement, jusqu'à plaquer l'autre homme contre le mur.

"Donc," commence Viktor doucement, "techniquement, on ne se connaît que depuis deux jours."

"Hm," rétorque son partenaire, "le temps passe lentement quand tu es là alors."

"Je vais ignorer ce commentaire qui heurte ma sensibilité et continuer à nous mettre dans l'ambiance."

"Dans l'ambiance pour ?" rit Yuuri, penchant la tête sur le côté d'un air interrogateur, puis Viktor clarifie ses propos en l'embrassant durement, langue contre langue, jusqu'à ce qu'ils en ressortent tous deux pantelants. "Tu es - sérieux," halète Yuuri. "Tu veux - avec moi - maintenant ?"

"Toujours," répond sérieusement Viktor. "Avec toi, à partir de maintenant et pour toujours."

Yuuri a encore le goût du champagne. Viktor l'emmène dans la salle de bains et ils se brossent les dents leurs petits doigts entremêlés, se glissent dans la douche ensemble, se familiarisant avec un corps qui abrite l'âme qu'ils connaissent depuis si longtemps. Avec un regard révérencieux, presque incrédule de la chance qu'il a, les mains de Yuuri, ses hanches, ses lèvres bégaient contre les siennes. Et il se sent enfin chez lui.

"Lit ?" Demande-t-il, léchant les gouttes d'eau qui s'écoulent sur les clavicules de Yuuri.

"Oui."

Ils sont enlacés sur le matelas, plongés dans leur béatitude amoureuse, quand une vibration se fait sentir dans la poche du pantalon de Viktor laissé par terre ; Yuuri le montre à Viktor d'un geste langoureux, n'ayant pas la force de lever sa tête qui repose sur la poitrine de Viktor.

"On ne peut plus ignorer les coups de téléphone," soupire Viktor. Lorsqu'il extirpe son portable et voit le nom de l'appelant, son attitude change et ses yeux le picotent. "C'est, ah, c'est Yakov." Yuuri s'assoit, ses cheveux en bataille et ébouriffés.

"Tu ne l'as pas vu depuis des mois," lui dit-il chaleureusement. Ses doigts s'agrippent aux draps. "Tu devrais aller le voir."

Viktor sent le besoin de protester monter dans sa poitrine, mais en même temps, c'est Yakov, Yakov qui est sa famille à lui tout seul, plus que n'importe qui d'autre, Yakov qui lui a été enlevé pendant tout le temps qu'a duré la boucle temporelle.

"Et tu vas rester ici," affirme Viktor, puis il se reprend, penaud, et transforme son affirmation en question, "et m'attendre, tu veux bien ?"

"Je vais m'endormir d'une minute à l'autre," promet Yuuri, ses doigts traçant des arabesques sur son ventre avant de rouler sur le côté et d'enfouir son visage dans l'oreiller, étouffant ce qu'il dit ensuite. "Tu te rends compte que tu m'as réveillé, hein ? Qui se réveille à sept heures du matin après un banquet qui a duré toute la nuit ?"

"Quelqu'un très excité à l'idée de te voir." Il se penche, caresse les cheveux de l'autre homme, qui soupire de contentement. "J'espère que j'ai réussi à faire en sorte que ton réveil en vaille la peine."

L'autre rit - et c'est le rire de Yuuri, sa voix, son corps, mais ce rire sonne aussi sincère et amusé que lorsqu'il était dans le corps de Morooka. Moins grave, peut-être, et plus mélodieux, musical. Viktor veut l'entendre tous les jours, boucle temporelle ou pas boucle temporelle.

Il toque à la porte de la chambre de Yakov, puis écoute poliment la diatribe fulminante qui s'ensuit.

"La nuit dernière, dansant en étant totalement bourré avec un homme à moitié nu, devant tous nos sponsors, mais à quoi tu pensais, bon sang, à quoi je pensais en restant planté là à contempler ce désastre, est-ce que je dois t'acheter un autre chiot pour satisfaire ton besoin irrépressible d'être au centre de l'attention - mais qu'est-ce que tu fais, Vitya ?"

"C'est-à-dire ?" Demande Viktor, d'une voix ingénue.

"Tu - tu m'écoutes," postillonne Yakov. Son visage est écarlate et congestionné sous la colère et la surprise. Viktor veut l'embrasser sur la joue.

"Je t'aime, Yakov," déclare-t-il doucement. Son coach plisse les yeux.

"Est-ce que tu es encore bourré ? Tu t'es cogné la tête quelque part ?" Un silence. "Tu prends ta retraite ?"

"Non," rit-il, "non, ce n'est pas pour tout de suite. Tu m'as juste manqué, Yakov. Et maintenant je sais à quel point je peux être frustrant parfois."

Yakov se pince pour savoir s'il ne rêve pas.

"Qu'est-ce qui s'est passé ?"

"Boucle temporelle d'âme-sœur," répond Viktor, avec un haussement d'épaules et un grand sourire. "Oh Yakov, j'ai tant de choses à te raconter !"

Mais Yakov le regarde les yeux remplis de pitié.

"Quoi ?" demande Viktor. "Qu'est-ce qu'il y a ? Enfin, tu ne croiras pas tout ce que tu peux faire sous prétexte que tu es une personne âgée, Yakov, ils m'ont laissé me baigner dans la fontaine sur la place et... et... "

Il se rappelle de la fontaine. De l'eau glaciale. Il avait d'abord trempé un orteil, puis s'était retourné et avait arrosé d'eau la personne qui était avec lui. Ensuite il avait bu du chocolat chaud, ou alors c'était le jour d'après -

"Viktor," dit lentement et gravement Yakov, "les gens ne sont pas censés se rappeler de leur boucle temporelle d'âme-sœur. Ça - ça fait beaucoup de temps, condensé en si peu de jours, ça les rendrait fous. C'est incroyable que tu t'en rappelles des bouts. Pourquoi pensais-tu que j'étais si vague lorsque je t'ai parlé de ce phénomène ? Personne ne s'en souvient vraiment. Vitya, tu y es resté combien de temps exactement... "

Viktor se prend la tête dans ses mains. Il agrippe ses cheveux argentés avec force. "Je me souviens," rétorque-t-il. Il prend sur lui pour que sa voix ne tremble pas. "Je me souviens. On y a passé des mois. Il s'en souviendra aussi." Des morceaux s'effritent déjà, des bouts s'effacent de sa mémoire, mais Viktor n'en a pas besoin - il n'est pas assez avide pour vouloir se rappeler de chaque moment, de se rappeler d'avoir ri en buvant du café et d'en avoir mis partout, se rappeler de toutes ces choses stupides qu'il a faites et qu'il n'aurait jamais pensé faire sans s'humilier, et pourtant à chaque fois il était couvé par un regard brun si tendre. Non, il a juste besoin de se souvenir de la personnalité de Yuuri, de son sourire hésitant et de les graver dans sa mémoire et son cœur. "On s'en souvient. Tous les deux. Comment pourrait-on seulement oublier ?" Des jours, des jours et des jours, non - rien que trois petits jours, répétés à l'infini, jusqu'à ce que le fil se casse.

"Je t'aime aussi, Vitya," déclare Yakov, et sa réponse est bien trop tardive, sa voix bien trop grave. Il ne le lui avait dit à voix haute qu'une seule fois auparavant, juste après lui avoir annoncé qu'il devait emménager avec lui et que sa mère était partie. Viktor se sent nauséeux, il n'arrive plus à respirer. Il sort en trombe de la chambre de Yakov et court dans le couloir.

"Dis-moi son nom, idiot !" Lui crie Yakov. Mais ça voudrait dire accepter l'idée que Viktor puisse oublier, accepter l'idée qu'il allait oublier, que c'est inéluctable, alors Viktor court, parce qu'il n'a qu'à rejoindre Yuuri aussi vite que possible, parce qu'il ne peut pas -

Yuuri a déjà quitté l'hôtel lorsque Viktor retourne à sa chambre vidée de toute présence.

Alors Viktor se dépêche d'aller à l'aéroport, comme un amoureux transi dans l'un de ces films américains à l'eau de rose. Il doit s'arrêter aux contrôles, mais soudain il aperçoit le patineur japonais avec ses cheveux ébouriffés patientant dans une autre queue, pour se faire enregistrer pour le vol probablement. Les yeux bruns chaleureux regardent attentivement la foule, les voyageurs et le personnel de l'aéroport, avant de, finalement, finalement, se poser sur Viktor.

Même s'il ne se rappelle pas du temps passé dans la boucle temporelle, pense Viktor, ce n'est pas grave, on aura toujours la nuit dernière, pas vrai ?

Yuuri se frotte vigoureusement les yeux derrière ses lunettes bleues. Son expression change, puis il regarde derrière lui, à sa gauche, comme si Viktor pouvait regarder quelqu'un d'autre. Quelqu'un d'autre que lui. Viktor, qui n'a regardé personne d'autre depuis des mois.

Et quelque chose en lui frissonne.

Des mois ? Pourquoi pense-t-il ça ? Il n'a rencontré Yuuri en personne qu'hier, et même s'il doit avouer que c'était la meilleure soirée de sa vie, ça ne lui donne aucun droit de se jeter sur le pauvre jeune homme et de lui sauter dessus. Après tout, ce n'est que trois jours plus tôt qu'il a regardé les performances du patineur sur Youtube avec Yakov, que trois jours plus tôt qu'il a découvert son existence, devenue si essentielle.

C'est gênant, se dit-il, de réaliser qu'il est capable de tomber amoureux aussi vite. Une nuit, juste une, et le voilà totalement énamouré.

Viktor s'en va, rentre chez lui, dans son appartement avec Makkachin, de retour dans ses jours vides et gris qui défilent lentement, la silhouette colorée de Katsuki Yuuri dansant à l'orée de ses rêves. Jusqu'à la vidéo, le voyage, jusqu'à inventer une nouvelle routine, une routine où Yuuri abaisse ses défenses et accepte progressivement ses avances.

Et c'est étrange, pense-t-il. Ces fois où ils marchent main dans la main sur la plage, où Yuuri et lui s'engagent dans une bataille féroce d'oreillers avant d'aller se coucher, où Yuuri lui montre le meilleur café-bar de tout Hasetsu et qu'ils passent leurs jours de repos blottis l'un contre l'autre dans un restaurant de quartier à se voler des baisers, toutes ces fois ont un air de déjà vu, sont d'une familiarité déconcertante mais réconfortante, intime et chaleureuse.

"Est-ce que tu penses," lui demande Viktor, jouant avec les doigts de Yuuri, "que l'on s'est déjà rencontré dans une autre vie ?"

Yuuri y réfléchit un instant. "Non," tranche-t-il. "Si jamais j'avais une autre vie, je choisirais de revivre ces moments avec toi."


Après que Yuuri et Yuri aient reçu leurs médailles à la finale du Grand Prix, ils décident d'aller manger tous ensemble. Viktor n'aurait jamais pensé que sa sortie idéale aurait inclus son coach, l'ex-femme de ce dernier, Yuri Plisetsky et son élève, mais le voilà, sa main dans celle douce et chaude de Yuuri, attendant patiemment que les plats soient servis dans un restaurant familial bondé, pendant que Yakov râle après la serveuse à propos de leur réservation.

"Ne les laissez pas s'asseoir ensemble," les avertit Yuri Plisetsky. Yakov hausse les épaules, bien conscient que rien ne les empêchera de se donner la main.

"On va se faire du pied juste à côté de toi," prévient joyeusement Viktor. Yuri tire une chaise si brusquement qu'il cogne le coude de Viktor. Yuuri pour sa part tire une chaise sans faire du bruit, si bien que Viktor ne le remarque que quand son fiancé lui fait signe timidement de s'y s'asseoir et Viktor lui sourit béatement en retour.

"Vous vous connaissez depuis un an et vous n'arrêtez pas de vous comportez comme si c'était la première fois que vous sortez ensemble," renifle Yuri, sarcastique.

Yakov s'arrête d'inspecter ses couverts. "Un an ?"

"On s'est rencontré pour la première fois au banquet de Sotchi, Yakov, tu ne te rappelles pas ?" Lui dit joyeusement Viktor. "Enfin, techniquement, la veille, mais ça ne compte pas."

"Ta boucle temporelle d'âme-sœur," énonce Yakov. "Je me doutais bien que c'était lui. Mais je n'en étais pas totalement certain donc je ne te l'ai pas dit jusqu'à présent." Yuri Plisetsky renverse son verre d'eau et Viktor, grâce à ses réflexes, arrive à le rattraper avant qu'il ne déverse son contenu, avant de se retourner vers Yakov, de réaliser ce qu'il vient de dire, puis de lâcher le verre qui se brise sur le sol. Lilia claque sa langue d'un air désapprobateur.

"Quoi," dit-il, sonné.

"Bien sûr," grogne Yuri, "bien sûr que ça devait être vous deux. Pourquoi est-ce que tu leur dis ça ? Ils ne vont plus se sentir après."

"Yakov," l'interrompt Viktor, "si tu me dis tout ce que tu sais maintenant, je t'achète une île paradisiaque."

Yakov le fusille du regard. "Je t'ai déjà dit lorsque tu as émis l'idée pour mon cadeau d'anniversaire de l'année dernière que je ne veux pas d'île paradisiaque, Vitya."

La conversation va en s'améliorant.

Il y a une télévision accrochée dans un coin du restaurant, et pour faire honneur à la ville où s'est déroulée la finale du Grand Prix, une couverture médiatique exceptionnelle de la compétition de patinage artistique est diffusée. Morooka sourit sur l'écran, racontant de manière enthousiaste les événements de la journée en anglais.

"Ah," déclare Yakov au milieu du repas, "C'est le seul journaliste qui comprend vraiment les choses."

"Je croyais que tu détestais tous les journalistes sportifs, Yakov."

"Il était patineur dans le temps, tu sais, à l'époque où le Japon était sous-représenté dans ce sport. N'était pas mauvais du tout. J'ai essayé de le recruter quand il était plus jeune, mais il refusait de quitter le Japon et tu avais à peine 16 ans et requérait ma pleine attention. Je crois qu'une blessure à la jambe l'a forcé à se retirer de la compétition après sa première année en Senior. Il a gagné la médaille de bronze aux championnats du monde, Vitya, tu étais sur le podium avec lui." Une expression déconcertée passe sur son visage, et ça gêne clairement le vieil homme. "J'avais oublié moi aussi jusqu'à l'année dernière, pour une raison obscure. Maintenant je préfère la plupart du temps l'écouter lui plutôt que les commentateurs russes. Je suis impressionné de voir comment il a réussi à rester en contact avec ce sport auquel il a dédié sa vie."

"Hm," acquiesce Viktor. "Tout fan de mon élève a bon goût et ira loin."

"Tu penses que Morooka est fan de moi ?" Lui demande un Yuuri surpris. Il triture sa fourchette au-dessus de son assiette de manière adorable.

Viktor soupire. Il aime Yakov. Il aime Yuri et Lilia. Il veut ramener son âme-sœur dans leur chambre d'hôtel et passer la soirée à se câliner sur leur lit, à tracer leur chorégraphie sur son cœur du bout de ses doigts, à lui donner des frissons de plaisir, adorer sa peau plutôt que trancher la glace de ses patins.

Plus tard, ils disent au revoir à Yakov et Lilia, font un câlin à Yuri - qui, en dépit de ses bruyantes protestations et mimiques de dégoût, les étreint en retour, sa tête blonde confortablement installée entre leurs torses - puis rentrent à la maison pour faire exactement ce qu'avait projeté Viktor.

"Donc pour résumer," dit Yuuri tout en mettant son pyjama, "la boucle temporelle ne s'arrête que quand les âmes-sœurs se sont rencontrées de la bonne manière." Viktor hoche la tête. "Et notre première rencontre que l'univers estime idéale c'est que tu ne me reconnaisses pas et que tu me prennes pour un simple fan, me demandant si je veux une photo avec toi ?"

"Je savais qui tu étais." Yuuri plisse les yeux, enlève ses lunettes et les pose sur la table de nuit. "Je ne mens pas. Mon fiancé se rappelle de Sotchi mais en oublie la meilleure partie," déplore Viktor. "Je t'ai vu faire du pole dance. C'était magique."

Yuuri se laisse tomber sur l'un des lits qu'ils ont rapprochés pour n'en former qu'un seul. "Viktor," gémit-il à moitié convaincu.

"Franchement," reprend Viktor, embrassant tendrement les sourcils de Yuuri et tirant gentiment sur le bas de pyjama de Yuuri étendu sur le lit. "C'était idéal. Parfait. Ne t'ai-je pas déjà dit que j'étais tombé amoureux de toi cette nuit-là ?" Yuuri se redresse sur ses coudes et regarde Viktor avec une affection incommensurable, presque craintive. Lentement, il acquiesce. "Je pense que l'univers a bien fait les choses."

Yuuri glousse. "Il a fait de son mieux."

Viktor enlace sa main. De l'or, de l'or, partout.

"Chaque moment passé ensemble," il dépose un baiser sur chaque doigt et Yuuri se blottit contre lui, pose sa tête sur sa poitrine et l'oreille sur son cœur pour en écouter les battements, réguliers et rassurants. "Chaque moment passé ensemble, je les savourerai avec plaisir."


Note de l'auteur :

Yakov : J'ai l'impression d'avoir pris cinq kilos durant le Grand Prix à Sotchi. Je n'avais pas réalisé que c'était aussi stressant d'être un coach.

Viktor : *le regard fuyant* c'est très bizarre

Yakov : Je n'ai rien dit. Je sais depuis toujours à quel point c'est stressant d'être ton coach.

Wow. Celui-là était long. J'espère que le nombre de mots n'a effrayé personne !

Merci, comme toujours, pour vos mots gentils et votre soutien. Je suis désolée de mon retard - je suis étudiante. Censée écrire sa thèse. Ouuuais.

Tellement de personnes m'ont donné de merveilleuses idées pour de futurs UA d'âmes-sœurs, mais comme vous pouvez le voir, je suis très lente à écrire (et quand je le fais, ahem, j'écris genre 14 000 mots d'un coup et c'est un peu trop). Bref. Je vous souhaite une très belle journée !

Note de la traductrice : Merci et à très bientôt !