Voilà le très long dernier chapitre, enfin ! J'ai était heureuse de partager cette histoire avec vous durant ces quelques mois ! C'est franchement géniale de savoir que l'on a était lu plus et partout a travers le monde. Pour ceux qui son juste lecteur, nous permet de voir le nombre de personne qui nous on lu et dans quel pays m, il y a vraiment des résultats surprenant (Petit coucou au deux personnes de Haïti qui m'ont lu).

Je voudrais remercier chaleureusement Plume rouge pour son formidable travail, ce fut un réel bonheur de travailler avec quelqu'un de si consciencieux et professionnel.

Je vous laisse avec ce dernier très long chapitre et vous dit à bientôt pour l'épilogue !

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Un empereur fantasque

Chapitre 4: un empereur amoureux

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Quel honneur pour les petites gens de servir le Tsar.

Dès l'aube, alors que les premières manifestations de l'aurore se faisaient attendre, le bataillon gargantuesque de serviteurs remuants menait une campagne.

Les coulisses des grandes maisons bourdonnent toujours, l'effervescence fait bouillir ces âmes méticuleuses.

Les domestiques, avant le lever de leurs maîtres, s'affairaient à ordonner le palais. Ils astiquaient la porcelaine de Saxe et faisaient briller l'argenterie.

La horde de valets, sous les ordres du majordome tyrannique, réglaient les dernières demandes de leurs aristocrates frivoles. L'une de ces demandes était de poster les lettres écrites tard dans la nuit sous la lueur chaude des chandelles.

Ce matin-là, deux lettres se languissaient avant de retrouver les mains de leurs destinataires :

Une enveloppe lavande et une enveloppe parme.

L'une s'en allait pour la Thaïlande et l'autre pour la Suisse, l'une était d'un prince et l'autre d'un Tsar.

Dans la nuée de la fourmilière frénétique, la femme de chambre qui jouait des coudes dans les couloirs ignorait tout de la préciosité de ce colis parfumé qu'elle transportait.

La lettre lavande à la fragrance camélia portait une écriture maladroite, elle avait été écrite par une main particulièrement fébrile. Secouée de trémolos, la calligraphie était le reflet du cœur agité qui avait produit ces lignes :

«Au prince Phitchit Chulanon de Thaïlande,

Mon cher ami,

J'aimerais vous avoir à mes côtés pour pouvoir m'épancher sur votre épaule...

Le ciel de Saint-Pétersbourg semble s'être recouvert. Un voile sombre recouvre mon cœur et mon esprit. Mais, bien paradoxalement, ce trouble est causé par un soleil, le plus radieux.

Ce soleil, sujet de ma mélancolie, n'est autre que le Tsar de toutes les Russies et c'est mon bonheur qui me fait souffrir.

Présentement, je peux affirmer que je l'aime d'un amour tout à fait nouveau il ne s'agit plus seulement d'admiration, de vertige esthétique ou encore de fascination maladive. J'ai appris à le connaître, je partage sa vie et aujourd'hui je l'aime.

Mais cela est également l'origine de mon tourment... Comprenez mon ami que l'Empereur et moi avons entretenu précieusement les prémisses d'une aimable romance ces derniers mois.

Nous nous retrouvions seuls, tard le soir, et nous embrassions. Nous avons effectué des promenades, nous avons appris à connaître nos cultures respectives et tous nos secrets. Vous pouvez donc imaginer mon euphorie !

Mais pourtant, malgré tout cela, je reste malheureux.

Ses yeux et ses paroles me restent hermétiques, je ne peux deviner ni ses pensées ni ses intentions envers ma personne. Son sourire ne me dévoile rien.

Il semble toujours très attentionné, il est charmant et agréable; toujours très prévenant. Mais il est ainsi avec tout le monde, il est toujours avenant pour le moindre courtisan.

Les clabaudages du palais qui le décrivent comme le plus grand des libertins m'ont amené à penser qu'il ne m'accorde pas d'égard particulier mais que je ne constitue pour lui qu'un simple divertissement. Et pourtant, parfois, il m'apparaît sincère.

Ne me réprimandez pas mon ami, je sais qu'il serait plus sage de me contenter de cette attention mais une force me pousse à vouloir davantage. Je ne devrais espérer plus de cet amour non partagé.

Il est le Tsar et je devrais m'en souvenir.

Vous voyez donc ma situation.

Peterhof qui était mon Éden m'est devenu aussi âpre que la Vallée de la Géhenne. Pourtant je ne souhaite pas le quitter, je ne souhaite point m'enfuir mais j'aimerais que mon quotidien soit plus doux et que le Tsar me considère avec respect et, si j'ose, avec amour.

J'espère Pitchit que vous me pardonnerez cette missive constituée exclusivement de jérémiades. Je sais que je peux compter sur votre soutien infaillible et que vous aurez toujours une pensée pour moi malgré mes tourments. Votre cœur est semblable au mien et vous êtes mon meilleur ami.

Bien à vous,

Votre ami le plus fidèle, le prince Yuri Katsuki héritier du trône de Chrysanthème. »

L'enveloppe parme, elle, gardait un masque de retenue, le graphisme élégant ne méprisait pas les arabesques tout comme son entêtant parfum musqué. Tout était parfaitement convenable mais un stigmate de larme discret maculait le coin de la missive cela était annonciateur d'un grand désordre.

«Au Duc Christophe Giacometti,

Mon cher Christophe,

Je joins à ma lettre ce mot supplémentaire qui pourra certainement satisfaire votre appétit insatiable pour les cancans de la vie de Cour.

Le prince Yuri Katsuki me cause bien des tourments.

La situation est devenue insupportable, je suis victime de la plus profonde des inclinations.

Mon transport ne connaît plus de limite, mon seul désir est de contempler chaque jour ce cœur pur.

Tout me porte à croire que nos sentiments se font écho mais j'ai bien peur que ma mauvaise réputation me précède et que mes gestes maladroits aient pu le tromper. Je sais que je suis coupable de mon passé frivole, mais croyez-le il s'agit de plus cela... Christophe, je suis amoureux.

Je ne sais comment lui signifier que je lui porte des sentiments d'une intensité extrême, je ne sais comment lui dire que je brûle d'amour.

Je trouve en lui mon âme sœur et jamais je ne pourrai ressentir cette passion pour une autre personne. Parfois je le trouve égoïste d'être persuadé qu'il a le monopole de cette passion, pensant qu'il est le seul à l'éprouver. Cela m'attriste qu'il ne parvienne pas à comprendre mon cœur.

Comme je l'aime, comme il est beau et comme je me sens démuni...

J'espère que les montagnes et les vallées suisses sont plus ensoleillées que mon pauvre palais.

Je vous embrasse,

Son Altesse Impériale de Russie et votre ami Viktor Nikiforov.»

En ce début de mois de juillet, la Cour était portée par une animation réjouissante.

Les courtisans murmuraient, comme à leur habitude, dans les fastueux salons. Depuis le retour de l'opéra, on notait que le Tsar se faisait discret, on le disait même fuyant toutes les activités mondaines ce qui était bien malheureux. Mais surtout, on ne le voyait plus en compagnie du prince japonais alors on se posait toutes sortes de questions, on cherchait à lever le voile.

Un après-midi, à une table de jeu, assise derrière un monticule de diamants étincelants récemment gagnés, la duchesse Mila Babicheva, avec un accent empreint d'enjouement, remettait l'affaire sur le tapis.

« Dites-moi Prince Plisetsky, disait-elle guillerette en distribuant les cartes, vous ne trouvez pas que notre Empereur bien-aimé affiche une mine terriblement déconfite depuis quelques jours ? »

Le sujet était amené comme s'il était inédit alors qu'il était d'ordre de la ritournelle de ces deux dernières semaines. À chaque nouvelle journée, on reposait l'intrigue, on s'étonnait à nouveau.

Mais il fallait excuser cette attitude, les nobles s'ennuient et ne possèdent au final que peu de distractions trépidantes, alors ils s'inventaient des enquêtes.

« L'État connaîtrait-il des troubles ? demanda le Marquis de la Iglesia en connaissant bien évidemment la réponse, apportée immédiatement par Popovich.

– C'est impossible ! La Russie se porte à merveille sur tous les plans, d'après les journaux et les commentaires des ministres. »

Leur quotidien prenait les atours d'une comédie aristocratique tant ils se sublimaient de ridicule mais cela n'était pas grave, c'en était le genre. Peu importait tant ils semblaient drôles, ils régnaient tout de même sur le monde. Si jouer une pantalonnade pouvait tromper leurs ennui alors ils le feraient. Ces princes, ces ducs et ces marquises désœuvrés jouaient inlassablement les mêmes scènes en attendant la mort dans leurs cages dorées.

Après l'ouverture de leur burlesque vaudeville, le premier acte débutait.

« Pensez-vous, alors, que sa figure orageuse soit due aux relance répétitives de Yakov à propos des fiançailles ?

– Ah ! Madame la Duchesse, vous avez le nez creux ! »

Yuri Plisetsky n'était pas particulièrement friand de ces jeux, il préférait la guerre. Livrer une bataille sur les terres suédoises était bien plus plaisant – surtout si on est accompagné d'un bon ami.

Mais cela ne signifiait pas pour autant qu'il ne se laissait pas aller à la distraction. Après tout, on pouvait s'y exercer à la diplomatie. Et la diplomatie est tout aussi belliqueuse qu'une campagne.

« C'est peu probable puisqu'il prend toujours les remarques du Premier ministre avec une certaine nonchalance, répondit le Prince à la Duchesse avec un flegme qui aurait pu appartenir a Viktor. »

Contrairement aux autres, le Prince Moscovite connaissait la cause de la mauvaise humeur de son monarque. Il l'avait devinée. Ce mystère était tellement limpide lorsque l'on était averti des caractères des protagonistes.

Il ne lui apparaissait que trop clairement que Viktor était contrarié et blessé dans son ego.

Il connaissait Viktor depuis toujours, bien avant son institution en tant que Tsar, de ce fait il connaissait ses travers.

Mais ce qu'il ne comprenait pas c'était cet intérêt si vif pour ce prince qui ne le méritait pas.

Le Prince Plisetsky était de type bilieux, sa jalousie le rendait amer. Le brasier qui brûlait sous sa chair lui donnait des envies d'annihilation.

Mais la flamme de sa sagesse latente tempérait sa véhémence.

Au bout du compte, il admirait le Prince Katsuki par divers aspects ; pour le punir il ne serait que piquant. Ainsi en le tourmentant un peu, il serait satisfait.

« Non, il me semble qu'il s'agit ici d'un problème plus personnel. Comme par exemple : un souci avec l'une de ses maîtresses... Qu'en pensez-vous, Prince Katsuki ? terminait-il avec une attitude particulièrement cauteleuse.

Ces derniers jours furent inconfortable au Prince japonais, la recherche incessante des courtisans qui le convoquaient comme témoin était épuisante. Il était gêné, empli de honte et terriblement coupable. Il pouvait répondre, iI ne voulait pas en entendre parler. Il voulait seulement que tout cela cesse et que le soleil caresse à nouveau sa peau.

« Je... eh bien... je... Le prince peinait à détacher son regard de sa dame de pique. La situation l'embarrassait et le faisait souffrir. Jamais il n'eût voulu rendre l'Empereur malheureux. »

Il se mourait d'indignité, comment pouvait-il impudemment se pavaner dans les couloirs du Palais d'un Tsar qu'il avait blessé ?

Le Prince bredouillait toujours en se crispant contre ses cartes.

« « Vous », Prince Katsuki ? insista le jeune Prince blond avec malice. »

Le pauvre Yuri Katsuki n'avait que peu d'échappatoires ; alors il battit en retraite, tentant une nouvelle stratégie. Celle du noble et austère chevalier offusqué par tant de futilité :

« Il me semble qu'il ne convient pas de se pencher sur l'humeur d'un souverain... Les mystères relatifs à sa fonction ne doivent être... »

Mais cette tactique échoua, les aristocrates ont acquis des concepts bien trop aiguisés afin de défendre la vacuité de leurs paroles.

« Vous vous trompez Prince Katsuki. Si le Tsar est tourmenté alors toute la Russie l'est ! Cela nous regarde au plus haut point ! C'est pour le bien de l'Empire, voyez vous ! »

À ces mots, l'ensemble du noble auditoire hocha la tête avec vivacité, leurs attitudes convaincues et leurs sourirse étaient des applaudissements. Comme il était important de défendre leurs distractions.

Le jeune Prince blond salua la tactique mais il riait de son inefficacité. Lui, il frapperait encore plus fort.

« D'ailleurs, c'est après votre sortie à l'opéra qu'il eut l'air troublé. Auriez-vous des informations ?

– Se serait-il amouraché d'une bourgeoise ou d'une chanteuse ? gloussa une Marquise.

– Racontez-nous donc votre soirée, dans les moindres détails pour que nous soyons plus au clair. »

Le pauvre japonais se sentit assailli de toutes part , acculé, ses forces s'amoindrissaient. Il ne voulait absolument pas être là, dans ces fauteuils français en velours devant une table de jeu infernale à subir les caquetages aristocratiques. Son éducation militaire lui indiqua de battre en retraite mais c'est son mauvais tirage qui le conforta dans sa décision.

Que pouvait donc faire un homme désarmé face à un bataillon complet ?

Il lui était nécessaire d'agir avec lâcheté, sa bataille se situait ailleurs, dans des contrées plus élevées.

« Veuillez m'excuser, disait-il avec le plus de contenance dont il était capable. Je me sens un peu mal. Je vais me retirer dans mes appartements.

– Oh non Yuri, restez ! Nous avions encore une partie de cartes à disputer. »

N'écoutant pas les protestations de la Duchesse, le Prince s'éloigna en une révérence. De dos, il se mordit la langue avec force pour se punir de sa couardise.

Quelle indignité, quel déshonneur !

Cette fuite stratégique était devenue indispensable, il fallait attaquer à la source pour rompre le nœud du problème.

La première difficulté était de déterminer à quel point il était condamnable dans cette affaire. Il espérait – avec un certain déni – que l'Empereur était préoccupé par une certaine affaire géopolitique ou en politique interne.

Avait-il eut tort de protéger sa qualité de prince en se refusant à l'Empereur ? La condamnation de se trouver loin de Viktor lui était bien plus coûteuse que sa simple réputation tachée.

Il fallait corriger le tir, iI fallait voir le Tsar être heureux et jovial à nouveau.

Avec un aplomb majestueux il traversait les couloirs, il cherchait l'Empereur. Aucune bataille n'était aussi terrifiante.

Son unique volonté était de protéger les si doux et si beaux sentiments que Viktor lui inspirait. Quelle beauté dans cette âme élevée, quelle finesse dans cet esprit valeureux.

En considérant leur relation, le Prince Katsuki était intiment persuadé que seule une manifestation divine pouvait être la cause de cette romance tant elle était idéale et inattendue.

Mais lorsque l'on auscultait avec plus d'attention leur amour, que l'on en faisait une dissection chirurgicale : les entrailles semblaient bien moins pures.

S'il y avait une beauté sans nom dans cette passion c'était parce qu'elle correspondait à l'archétype du désir.

On pouvait y déceler une certaine tripartition dans cette romance...

Yuri Katsuki aimait Viktor car il aimait le concept de grandeur et d'excellence que ce dernier incarnait en sa qualité de despote éclairé veillant sur un vaste empire.

Le Tsar, quant à lui, aimait ce Prince car ce dernier portait en lui l'idée de la pureté, de la candeur et de l'innocence que lui ne pourrait jamais retrouver.

Ainsi, ce que chacun aimait en l'autre c'est d'abord soi-même, un soi amélioré.

Leur amour n'avait au final, rien d'angélique ou céleste mais il était profondément vaniteux. En outre n'est-ce pas le cas pour toutes les formes d'affection ?

Ce n'était pas réellement l'autre qu'il aimait mais la qualité qui leur manquait.

Viktor Nikiforov, qui est un être de nature orgueilleuse se trouve davantage malmené par ce manque. L'étymologie du mot « désir » prend tout son sens dans une situation telle que celle-ci, l'autre est absent et c'est pour cela que l'on cherche à le posséder.

Pourtant leurs cœurs échauffés se tenaient bien loin de tout cynisme.

Inconscients de la genèse de leur désir, ils se laissaient porter par un mensonge romantique forgé par une vérité absolument romanesque.

C'est pour cela qu'ils se plaisaient à adopter l'attitude délicieuse des amants médiévaux - celle dépeinte dans les gracieuses chansons de gestes.

Ils prenaient tous deux plaisir à faire des détours, à se torturer à battre leurs cœurs. Ils était tous deux victimes d'une sublimation de l'amour passion.

Et c'était pour cela que le jeune Prince se sentait si fébrile, au bord des larmes avant de rentrer dans le bureau du Tsar.

La porte était ouverte, les gardes postéz à l'embrasure ne soufflaient mot ils demeuraient statiques et stoïques alors que la pièce était emplie d'un tintamarre tonitruant. C'était les conseillers du Tsar qui produisaient ce bruit. L'Empereur gardait les sourcils froncés par la concentration, confortablement installé au bureau ostentatoire.

Devant la scène qui se déroulait sous son regard, le Prince se rendit compte de son impudence. Poussé par une flamme ardente, il s'était permis de déranger le Tsar dans son travail, il s'était permis d'agir avec folie et irrévérence et maintenant il le regrettait. Toutefois il était trop tard pour reculer, aucune action ne peut jamais être abolie tout comme ses conséquences. Chaque acte est indélébile car il s'inscrit dans l'être, il demeurera toujours existant.

Le regard furibond de Yakov et des autres conseillers se firent signifiants, le Prince étranger faisait encore une fois affront à l'étiquette et quittait son rang.

Quel déshonneur... S'il avait contrarié Viktor, le Prince se promit de quitter sur le champ les terres de Russie. S'il le désapprouvait, il se donnerait la mort.

Mais lorsque l'Empereur leva ses beaux yeux bleus vers le Prince, doux comme le Christ son regard lui offrit l'absolution.

Comme cette bénédiction était salvatrice, tendre miséricorde, le Prince retrouva courage et franchit le seuil.

« Majesté ? Me permettriez vous d'entrer un moment ?

– Bien sûr Yuri, faites, faites. Laissez nous seuls, ordonna le Tsar à l'ensemble des ministres en les congédiant d'un revers de main. Son attention n'était dirigée que vers le Prince. Que puis-je faire pour vous ? questionna t-il une fois seuls. »

Le Prince hésita un instant, à présent il fallait se livrer à la confession ; errer dans ces limbes incertaines était excessivement inconfortable, il fallait se soumette au jugement divin pour connaître la rédemption ou la damnation.

« Majesté... Cela fait quelques jours que les courtisans sont inquiets... Ils sont inquiets de ne plus vous voir sourire. J'espère que vous excuserez ma hardiesse mais comme j'ai connaissance de certains éléments je...j'espérais ne pas en être la cause. Mais si c'est le cas j'espère que vous me pardonnerez. »

En prononcent ces mots, Yuri s'imagina Pandémonium – la capitale infernale. Viktor lui avait parlé de cet endroit, de ce feu éternel où les pécheurs y brûlait pour l'éternité. Ennuyer le Tsar c'était ennuyer Dieu.

S'il était coupable d'avoir rendu l'Empereur malheureux, il quitterait immédiatement le beau jardin de la Jérusalem céleste pour s'en aller faire pénitence dans le Tartare. Le décevoir était synonyme de déshonneur et comme un bon samouraï il suivrait son bushido.

« Vous êtes bien la cause, Yuri. »

Le cœur du Prince, fragile comme de la glace, se brisa à ses mots. Comment une âme si bonne pouvait elle avoir des paroles si tranchantes ?

Il ne pouvait affliger le Tsar de sa présence face à ce constat une résignation inédite émana du front du Prince.

La sentence était tombée, résigné il suivrait son plan : il se retirerait au plus tôt dans son pays natal.

Il le fallait, il s'en irait avec affliction mais avec dignité. Peterhof avait été si bon pour son éducation politique, il en repartirait avec fierté.

Il considérait la situation avec sagesse, ne s'abandonnant pas à la fureur de la désolation.

Il avait grandi, s'était fait homme et s'avançait sur le chemin de la philosophie pas à pas. Son cœur brisé, il ne lui restait plus que sa raison.

Désormais il agirait uniquement en fonction de son rang, agirait avec la rigueur d'un esprit docte et austère. Il serait le plus magnifique des empereurs, il était temps de reprendre la mer.

Solennellement le Prince redressa ses épaules courbées par la peine, il soutenait le regard du Tsar comme son égal. En un soupir il s'inclina.

« Votre Altesse Impériale de Russie, ce fut un honneur de... »

Mais Viktor l'interrompit de sa main impériale, tout aussi digne et majestueux que sa fonction. Il quitta son bureau et se mit en face de son Prince japonais.

« Je crois que nous sommes tous les deux malheureux, murmura-il en prenant le menton de Yuri pour faire cesser la révérence. Si vous en êtes la cause, j'en suis cependant le responsable. Je n'ai pas su vous communiquer la profondeur de mon inclination. Je n'ai pas su être clair et vous ai laissé vous fourvoyer. Entendez-moi bien Yuri, je vous témoigne la plus grande affection et le plus grand des respects. C'est un bonheur de vous avoir ici à mes côtés. »

Comme sa détermination précédente avait fléchi, il ne pensait plus à l'honneur du samouraï, il ne pensait plus à l'archipel.

Ses paroles sirupeuses sonnaient le retour à la lâcheté dans le confort des bras aimants.

Il n'était pas encore prêt à dire non à la tendresse, aux sensibilités capiteuses. Il n'était pas philosophe, il n'était qu'un mondain qui cherche distraction dans les structure factices érigées sur le néant.

Si on accorde aux hommes ce qu'ils désirent, ils se détourneront de l'orthopraxie. Un homme qui n'est pas philosophe n'est que faiblesse.

Le Prince ne répondit rien, il n'en avait pas besoin. Enfin le Prince s'aperçut que Viktor avait une réelle tendresse envers lui, comment avait-il pu douter ?

Ils se regardaient et se comprenaient – bien que certains mots furent tus ; le silence éloquent et leurs yeux plein de verve signaient leur réconciliation.

Le Prince avait choisi la fantaisie à l'austérité : un pari dangereux pour ceux qui aspirent à un trône mais ainsi il était bien plus heureux.

« Yuri, je m'apprêtais à choisir un peintre pour une composition où tous les princes invités y seront représentés. Il vous plairait peut-être de m'aider à le choisir ? »

La fin du mois fut si douce, si sucrée. Les jours se transformaient en nectar et les nuits en miel. Les courtisans étaient heureux de revoir le sourire du Tsar et se plaisaient à leurs nouvelles activités.

L'Empereur Viktor Nikiforov et le prince Yuri Katsuki se laissaient enivrés par ce bonheur.

Pendant des heures, la main fraîche du Tsar avait reposé amoureusement sur l'épaule du Prince Katsuki devant le canevas du peintre. Pendant des nuits ils discutaient de tout : commerce, art, médecine...

Saint-Pétersbourg était toujours en construction et l'Empereur avait convié le Prince et quelques personnes de son cercle à passer quelques jours au Palais d'été.

XX

Le soleil d'août poudrait les champs de blé bienheureux.

Durant leur séjour à « Mon plaisir » la résidence personnelle d'été de Viktor, l'Empereur et le Prince aimaient s'adonner à de longues promenades. Ils battaient les sentiers à travers champs, ils jouaient aux bohémiens, au jeune couple modeste, et pourtant ils ne dédaignaient jamais les révérences des moujiks qui enfonçaient avec considération leurs genoux calleux dans l'humus.

Sur les abords de la route que les deux hommes empruntaient, les aubépines roses fleurissaient sagement, portées par l'instinct du cosmos elles connaissaient l'harmonie et c'est en cela que l'on peut dire qu'elles détenaient une certaine sagesse. Plus que les homme elles se plaisaient dans la rigueur de l'arithmétique et l'exactitude la géométrie car, l'homme, au bout du compte ne connaît rien au tempérament de la nature et ne peut rester que pantois face à ses mystères.

Mais pourtant l'homme savait contempler la beauté et Viktor l'y voyait ainsi que le bonheur et la félicité dans les yeux du Prince. Silencieusement il contemplait à la dérobée l'iris mordoré encerclé de terre d'ombre et strié d'éclat de bronze qui, au soleil, prenait l'aspect d'une bille alezane transparente.

En dépit de leurs sainteté cosmique, les noces du printemps et de l'été semblaient bien pâle face à leur amour qui s'édifiait comme la plus précieuse des cathédrales.

Comme Viktor chérissait ce corps, comme il adorait cette âme.

Le prince abordait un air exalté, les joues teintées d'un rose incarnadin frais et les yeux rayonnants rappelaient l'épanouissement de l'enfance. Face à cette allégresse, le Tsar ne put s'empêcher d'en faire la remarque.

« Vous semblez radieux, Yuri.

– Je le suis, le printemps et l'été m'ont toujours rendu empli d'une certaine joie.

– Le printemps doit être magnifique au Japon.

– Magnifique oui, mon peuple a grande affection pour cette saison. La fleuraison des cerisiers est importante pour notre culture, elle est la représentation physique du beau et de l'éphémère. Cela devrait satisfaire votre intérêt pour la philosophie.

– Ces concepts sont fascinants !

– Et vous Viktor, aimez-vous le printemps ?

– Je ne suis pas sûr de l'apprécier à sa juste valeur… C'est seulement au début du mois de février que je pense au printemps. Que j'aspire au soleil qui gorge le blé d'or et aux plaines d'herbe verte, si vastes, où bourgeonnent les boutons de primevères... Le printemps, j'y pense seulement quand l'hiver est bien long. Vers la fin du mois, quand les rayons réchauffent la terre, je me lamente et je convoite le retour d'un gris automne. C'est au printemps que je désire l'automne. Pardonnez-moi... c'est quand je suis le plus heureux que je deviens mélancolique. »

Un trouble qu'il ne lui connaissait pas, cette âme lui apparaissait pour la première fois tourmentée comme si le masque qu'elle portait s'était effondré à terre. Yuri vit la singularité de ce privilège et il ne douta plus de l'Empereur.

Mais cette tristesse latente le terrifia, il n'avait connu que le dirigeant enjoué et frivole ou au pire quelque peu contrit. Jamais il n'avait contemplé une telle détresse dans le fond de ces prunelles.

« Ne dites pas cela à vos médecins, essaya le Prince afin de faire rire le Tsar, ils vous prescriront une saignée. Vos humeurs sont aussi fantasques que vous ! »

Sa plaisanterie eut l'effet escompté, Viktor ne refusait jamais un jeu de rôle si amusant !

« Vous ne dépréciez tout de même pas mon caractère excentrique ? C'est ce qui fait mon essence ! clama le Tsar.

– Majesté, majesté ! Ce discours semble avoir été répété plusieurs fois, vous le réservez habituellement au Prince Plisetsky et à monsieur le Premier ministre Yakov ?

– En effet, je me confesse je suis coupable de ce crime ! disait Viktor en faisant un demi-tour espiègle, posant sa main contre son cœur.

– Mais rassurez-vous, Majesté, votre caractère fantasque me ravit. »

Ces deux hommes folâtraient joyeusement comme des enfants. Un court instant, la discipline rigide de l'étiquette et du protocole se brisa. Il s'évapora pour laisser place à l'insouciance typiquement jouvencelle.

Et le Tsar se délectait des derniers mots du Prince, son air joueur s'effaça de sa belle figure au profit d'un sourire tendre. Transporté par le bonheur, Nikiforov stoppa sa marche pour faire face à son jeune premier et glissa sa main contre sa joue.

« Yuri... si vous saviez comme je vous aime.

– Viktor… »
Un dernier murmure pu s'échapper des lèvres désormais closes du Prince, il n'avait plus les mots. La joie le maintenait statique, la déclaration de monarque l'avait statufié.

A contrario, l'Empereur qui gardait inlassablement ses yeux ancrés dans le regard de cet homme avait trouvé des vertus libératrices à cet amour enfin formulé.

Alors il parla, il parla avec fougue, il faisait des projets fantaisistes et était absolument fantasque et passionné.

Il clamait son inclination ardente, faisait de grands gestes.

Mais une illumination le calma, l'idée de perdre cette félicité le glaça. Alors soudainement il posa un genou à terre et prit gentiment la main blanche de son interlocuteur stupéfait.

« Nous dormons ce soir dans le modeste palais d'été, mais il m'apparaît comme le plus haut lieu des délices ; tout cela grâce à vous Yuri. J'aimerais vous avoir toujours à mes côtés. Je ferai édifier pour vous le plus splendide des palais sur les rives de la Neva, au cœur de Saint-Péterbourg. Je le nommerai le palais de l'Hiver pour me rappeler chaque jour que Dieu fait ce bonheur estival que je partage avec vous aujourd'hui. »

Une aimable promesse, si belle et prononcée avec tellement de sincérité qu'il ne pourrait jamais l'oublier.

Sous le soleil brûlant d'août, l'astre de toutes les Russie se retrouvait le genou ployé, les épaules inclinées dans une scène d'humilité christique. Il voulait tout lui donner, tout.

L'Empereur comme dans toutes ses attitudes aimait démesurément et cela était bien déraisonnable...

La fin de l'aparté à « Mon plaisir » avait sonné la fin des beaux jours, un déluge s'abattait sur la région de Saint-Pétersbourg. Mais une personne se réjouissait de ce caprice céleste.

Au sein du dédale de sa mémoire, le Tsar avait pu constater que les étés pluvieux sont, souvent, les plus radieux et qui laissent toujours des souvenirs impérissables.

Quand la pluie battait sur les carreaux il se remémorait avec plaisir mais aussi avec une certaine neurasthénie ses après-midi juvéniles. Comme cela lui semblait heureux lorsque qu'enfant il s'exerçait au maniement des armes dans la cour du château de son père sous un ciel de plomb. Ou bien encore, lorsque la pluie diluvienne tombait, il se réfugiait dans la bibliothèque avec ses précepteurs pour apprendre le latin et afin de lire les saintes écritures, au grec pour la philosophie et au français pour l'élégance.

Dans cette bibliothèque il avait expérimenté le voyage statique, il s'était forgé son éducation livresque.

C'est par ses pages de littérature qu'il avait appris l'honneur, c'était dans les livre d'histoire qu'il avait rodé ses stratégies militaires et diplomatiques. Mais surtout, c'était auprès de ses maîtres qu'il avait appris à apprécier les délices du raffinement de la pensée.

Puis, par la suite, quand il eut 15 ans il s'en alla parcourir le monde... et enfin il fut un homme complet. Viktor Nikiforov pouvait s'enorgueillir de ce chemin de vie excellent en tous points.

Mais quel malheur ce fut de faire ces humanités...

Au bout du compte le savoir n'est que trop coûteux pour les hommes, il ostracise l'individu docte dans une tour d'ivoire, imprenable et solitaire. La connaissance ne connaît que trop bien le désenchantement des mystères enfouis elle oblige à s'enfermer dans des concepts.

Il ne pouvait étancher sa soif entre les bras des femmes que lorsqu'il songeait aux babyloniennes, il ne pouvait sur les champs de bataille se dégourdir les membres qu'en pensant à Achille.

Il s'était enfermé dans des constructions cérébrales... Viktor n'avait plus accès à l'innocence, la réalité lui semblait bien insipide comparé à la pensée luxuriante.

En considérant le réel il ne pouvait que hausser les épaules en se disant « Ah ! Au final ce n'est que cela... »

La réalité brut ne lui suffisait plus, alors il prit l'habitude d'ériger des cathédrales de pensée.

À certains moments, Viktor voulait mourir dans cette cathédrale, il en était devenu agréable de se perdre dans l'écueil de la libido sciendi quite à oublier la douceur de vivre à propos.

Il portait la connaissance avec fierté, son intelligence lui était devenue plus précieuse que les joyaux impériaux. Grâce à cela il pouvait contempler la beauté de l'âme angélique de son adorable prince asiatique.

De grandes choses arrivaient toujours lors de ces étés, alors Viktor était heureux de voir le retour de la pluie.

Mais à Peterhof, au fond d'un corridor, se déchaînait autre chose qu'une tiède hydrometeore estivale...

Un certain Premier ministre tonnait.

Assis à son bureau le Tsar se massait les tempes avec affliction, il était épuisé de la redondance du sermont que Yakov lui administrait. Il était épuisé car il savait que son ministre avait raison.

« [...] vous croyez que l'on ne vous voit pas batifoler avec le Prince japonnais ? Les traditionalistes s'en offusquent. Ah si seulement votre mère...

– Yakov taisez-vous ! Vous n'allez pas commencer à parler de ma mère tout de même… Je vous prierai de respecter davantage la hiérarchie. Ce n'est pas parce que je vous laisse le bon plaisir de rougeoyer et vous livrer à de terrifiantes objurgations quand nous sommes seuls que vous pouvez en oublier votre place. Je ne suis plus un enfant et je ne suis plus sous vos ordres. Cependant, mon bon Yakov, vous avez été un bon instructeur, grâce à vous je connais mes devoirs, je serai à la hauteur de ce que la Russie attend. Vous devriez avoir plus confiance en votre qualité d'instructeur et envers vos pauvres élèves… Ma romance ne concerne que moi, à ce que je sache. J'agis d'une manière droite pour l'Empire et n'oublie pas mes priorités.

– Dans ce cas il faudrait penser à vous marier Viktor ; vos distractions vous détournent de cela ! Je vous rappelle qu'à l'annonce de votre prise du pouvoir, vous êtes venu vous-même me trouver pour que je sois votre garde-fou quand une situation comme celle ci se présenterait.

– Ne pensez pas un seul instant que je suis stupide ou insouciant. Mes « distractions » comme vous les nommez avec insolence, n'interfèrent pas avec mon rôle de monarque.

– Très bien. Vous avez donc choisi une épouse convenable alors ? Je suis navré de vous annoncer que le Prince Katsuki ne peut être candidat à ce rôle. »

Le Tsar levait les yeux au ciel avec humeur, lorsque le général Yakov Fletsman se mettait à devenir ironique la tranquillité était reléguée au rang des utopies. Cependant cette joute houleuse avait une nécessité non négligeable, elle était le corrélât de son salut.

« Le Prince non mais sa sœur en revanche… Vous n'êtes pas sans ignorer que Yuri possède une sœur aînée célibataire. Consolider nos relations avec l'Extrême Orient nous sera avantageux si nous nous rapprochons de l'Occident.

– Soit mais de là à épouser une Japonaise... Cela va à l'encontre de votre lignée, c'est même contre-productif. Et puis je croyais que vous vouliez vous rapprocher de l'Ouest ? Bien que je conseille toujours de prendre pour épouse une altesse russe. Je vois bien que c'est pour le Prince Katsuki, mais ne vous laissez pas influencer par votre dernière lubie.

– Ma dernière « lubie » ? Le Tsar tiqua autant pour l'insulte de cet être aimé que pour la suspicion d'une certaine faiblesse le consternant.

– Épouser une altesse russe rassurerait beaucoup de monde, c'est le choix le plus avisé. Une princesse occidentale pour poursuivre avec droiture dans votre projet et affirmer votre lignée est le choix le plus logique. Certes il y a des avantages à épouser la princesse Katsuki mais ils sont moindres face à vos autres opportunités… Majesté, je vous en conjure, retrouvez la raison. Je vois bien que vous êtes amoureux et donc irrationnel. Je sais bien comme vous pouvez être fantaisiste, immoral et fantasque mais... Viktor je vous en prie, agissez avec discernement.

– Ce n'est pas un mauvais choix, bien qu'il ne soit pas idéal, je vous le concède. Laissez-moi être heureux, je veux garder quelque chose de Yuri à mes côtés. Cela sera profitable en bien des manières, mon cœur apaisé prendra de bonnes décisions pour l'Empire. Je cesserai toute autre romance et de plus avec la conversion à la foi orthodoxe de la princesse Katsuki les religieux y verront un retour à l'Église et une démarche d'évangélisation. »

Après ce discours, le Premier ministre ne pouvait que constater silencieusement le génie diplomatique de son Tsar. Comme il revoyait l'adolescent téméraire sur les champs de bataille, ingénieux, qui avait toujours su faire plier la fatalité à son avantage. Son indiscipline, sa fantaisie maladive faisait de lui un des êtres les plus excellents de ce siècle ; quoi que l'on puisse lui reprocher, Viktor Nikiforov était un être éclatant de lumière.

Ses inquiétudes furent rassurées par l'habilité de l'Empereur. Même si cela lui coûtait, il acquiesça avec difficulté.

« Certes…, souffla Yakov.

– Je vais donc faire part de ma proposition au Prince, à l'Empereur et au Shogunat. Leur réponse sera positive et vous le savez. Quoi qu'il advienne, je vous promets que l'on célébrera le mariage impérial avant la fin de cette année. Rassuré ? Bien. »

Le Tsar comme un acteur tragique, termina sa tirade en un mouvement brusque et démesuré en s'emparant de sa plume.

Le ministre contemplait le sourire joueur de Viktor, au fond, il n'avait jamais cessé d'être cet adolescent hardi. En se relevant, Yakov cacha son regard tendre et bienveillant : un empereur n'a point besoin de marques d'affection de la part d'un subalterne même si ce dernier l'eût porté dans les bras.

« Ah Majesté, au sujet du Kazakhstan ? demanda le général sur le pas de la porte.

– Je me suis entretenu avec le roi à ce propos. Nous avons convenu qu'un hymen avec la duchesse Babicheva et le dauphin Otabek serait idéal. »

Le général s'était désormais totalement adouci, son Empereur n'avait pas perdu tout son entendement. Au final, ses décisions seront peut-être bénéfiques pour l'Empire.

« Ce sera un très bon et très beau mariage, profitable pour toutes les parties.

– Vous voyez, je suis encore maître de mon esprit ! Merci Yakov, ça sera tout. »

X

Au sommet de l'Empire, sur la Terrasse de marbre devant la fontaine dorée de Samson, la vie semblait bien bonne.

Le jour s'en allait, et on entendait dans tout le domaine le chahutement charmant des courtisans disputant une partie de colin mayar dans les jardins. Et, du haut du plateau de marbre, le Prince Katsuki et le Tsar Viktor s 'amusaient de l'écho des cris outrés du Prince Plisetsky qui venait de se faire tremper par une des fontaines surprises, se ravissaient des rires cristallins des duchesses et des fanfaronnades des princes.

La féerie courait entre les bosquets du palais ; le crépuscule advint, teinté de de la couleur heureuse de l'été.

« Pendant que ces enfants sont en train de jouer, laissez-moi vous montrer ce trésor, vous n'avez pas encore eu l'occasion d'y goûter il me semble. Meme si je sais que vous affectionner grandement le champagne, je vous propose cette fois un vin à la robe grenat qui nous viets directement du royaume de France. »

Viktor, prodigieusement joyeux, se délectait de servir.

Ce soir il se passerait à nouveau de domestiques, par fantaisie, ils vireraient simplement ce soir, comme des soldats ils se soûleraient jusqu'au matin – au détail près que le vin avait été offert par une princesse de sang.

En servant cette liqueur le Tsar avait dessein secret de provoquer un accès de folie chez son bien aimé – histoire de le voir danser à nouveau. Lorsqu'il le voyait avec ce verre à la main, il se remémorait le banquet qui avait suivi son couronnement, son habilité et toute la félicité qu'il lui avait inspiré. Le voir ainsi armé d'un verre de vin suffisait à sa joie.

Ils avaient discuté pendant des heures, ils avaient ri, disputé trois parties d'échec dont le Russe ressortait toujours victorieux, avait goûté à une dizaine de vins de France, fredonné des chansons, et se concertaient sur l'élection du meilleur navire de guerre. Ensemble, durant cette soirée, ils filaient une tapisserie

Et maintenant, en silence, ils contemplèrent le ciel.

Les nuages qui, il y a quelques minutes, diffusaient encore de l'or rouge des rayons s'évaporèrent. L'ensemble du ciel d'aquarelle se troubla en un voile vaporeux une goutte de bleu outremer vint s'ajouter à la toile. Cette ombre était si propice aux songes de cette nuit d'été.

« Majesté, disait le Prince en observant l'eau calme du Golfe de Finlande, bénéficier de cette instruction à Peterhof sera certainement le moment le plus heureux de ma vie et le plus utile. J'y ai appris le délice de voir réunir une Cour toute entière dans le Palais, je me suis informé sur la bonne manière de conduire ses ministres dans votre cabinet mais surtout, j'y ai appris la tendresse dans votre intimité, tout auprès de vous. Mais parmis tout ce savoir que j'ai accumulé, une interrogation majeure demeure. L'enseignement du philosophe Eugnos m'a amené à me questionner sur notre identité en tant que dirigeant j'aimerai connaître votre avis sur le sujet. L'identité même d'un monarque, qui règne par définition seul, est-elle nécessaire et même a-t-elle un sens ? Je veux dire, le Shogunat pourrait aisément se passer d'un Empereur, un peuple pourrait même se gérer seul. L'existence d'un pouvoir absolu et centralisé dont le possesseur vit d'une manière autre que son peuple, gâté de privilège, est-elle bien légitime ? »

Victor resta un moment silencieux, il n'était pas sûr de sa réponse, il n'était pas certain de ses pensées. Il était plus sûr de commencer par citer Aristote après, il aviserait à l'aide de son cœur et de son expérience.

« La monarchie est un régime politique singulier, il permet l'ordre et la constance ce qui est une bonne chose. En tant que politiciens nous ne pouvons ignorer que les régimes sont d'ordre cyclique. La démocratie appelle la tyrannie, qui, elle-même appelle l'anarchie et le désordre appelle la monarchie. Rome est tombée tout comme Athènes, il faut s'attendre à voir nos Empires disparaître. Toute la vie tourne éternellement et n'a pas de sens. Elle tourne, elle tourne ad vitam eternam pendant que nos prières restent muettes. Nous n'avons pour rôle dans cette ritournelle incessante que d'apporter un peu de beauté. Si nous vivons dans des palais d'or et si nous bâtissons des villes aux toits chrysocales c'est uniquement pour remplir le néant d'une grande splendeur. Tous ces rouges me font penser à mes peintres hollandais que j'aime tant, avec une grande humilité et une grande simplicité ils savent combler ce gouffre en apportant un peu de douceur tout en travaillant avec une matière brute et vulgaire. En tant qu'aristocrate, nous effaçons l'amer dans nos danses, pansons nos plaies dans nos filtres et nos discours réchauffent la froideur de la réalité effective. Une démocratie ne peut en être capable à moins de copier ses codes ce qui serait absurde et contraire à sa ligne. La démocratie est faite pour les hommes vertueux et le peuple en est bien souvent incapable alors que la monarchie si elle est peut être décadente est faite pour les hommes d'honneur. Et tous les hommes, indépendamment de leurs castes ont un honneur à dé , monarques, sommes légitimes car nous créons de la magnificence. »

– En un sens nous sommes des comédiens qui jouent dans le cabaret du néant, constata-t il.

– Pas seulement Yuri, nous sommes aussi les artisans de l'Histoire. Bien heureux sont les empereurs, nous pouvons au moins nous satisfaire de cette vanité ! »

Yuri sourit, charmé par l'allégresse du Tsar. En dépit de sa bonne humeur convenue, malgré tout son orgueil Viktor aurait simplement aimé être un charpentier hollandais, il aurait simplement aimé jouir de la vie avec naturel et innocence. S'il avait été humble charpentier il aurait librement pu badiner avec les lavandières, filtrer avec les garçons d'écurie, cela aurait été si beau. Mais voir ce Prince au cœur pur tracer des arabesques comme un enfant avec quelques gouttes de vin sur le sol de marbre le contentait et le ravissait.

« Qu'est-ce que cela signifie ? demanda le Tsar devant le rouge symbole calligraphié.

– « Amour »... J'aimerais que ce soit toujours ainsi – vous et moi surplombant les jardins sur le balcon de votre chambre. J'aimerais que l'été ne prenne jamais fin.

– L'été, comme les hommes, finit toujours par s'éteindre. Mais les idées, elles, demeurent toujours éternelles. C'est pour cela que je peux affirmer sans crainte que mon amour pour vous ne déclinera jamais.

– Viktor, j'aimerais vous croire mais comme vous me l'avez si souvent répété le monarque passe toujours en second au profit de l'Histoire. Bientôt nous ne serons plus ensemble, bientôt je ne serai plus à vos côtés. Nous voir deviendra très difficile et nos lettres tarderont à arriver. »

Il était coûteux au Prince Katsuki de songer à son départ de Peterhof.

La perspective de vivre dans une oisellerie aux barreaux d'or aux confins du monde le tourmentait. Il ne pouvait imaginer pire peine.

Son cœur était si lourd, son index teinté de rouge formait désormais une larme.

Pouvait-il laisser son trône à sa sœur, la laisser devenir Impératrice pour qu'il puisse demeurer ici, pouvait-il faire cesser cette tristesse ?

Mais s'il prenait cette décision égoïste et mal venue il ne serait plus digne de l'intérêt d'un si bel être. Il ne serait plus légitime de contempler les pommettes saillantes où suintaient l'orgueil de ce noble Tsar ni la droiture de son nez où était inscrit la rectitude de son esprit ni encore embrasser un si belle bouche savante.

Pour être en droit de l'aimer il devait être tout aussi excellent que lui. De la même manière qu'Héphaistion était aussi grand qu'Alexandre il devait se faire aussi glorieux alors il devait partir. C'était inéluctable.

Une main gentille caressa la joue du Prince malheureux.

« Mon ami, ne faite pas cela, n'affichez pas un air si mélancolique. C'est si malheureux de voir la tristesse se peindre sur un si beau visage.

– Je vous présente mes excuses... murmura le Prince. Cet air contrit désola le Tsar. Alors afin de prendre mesure, il se redressa et de sa main droite saisie celle du Prince.

– Yuri, je vais bientôt vous faire une proposition. Un proposition qui nous unira à tout jamais. Se lien indéfectible qui nous unit se matérialisera et ainsi nous serons toujours ensemble même si vous quittez Saint-Pétersbourg. Je ne vous dirais rien pour le moment, cette affaire doit être menée avec rigueur et délicatesse il me faut régler certains détails pour que je puisse être certain de tenir ma promesse. Comme je vous l'ai dit, un empereur ne peut avoir une vie heureuse mais il peut cependant la rendre un peu plus douce. Regardez comme notre bonheur est grand ce soir. Quoi qu'il en soit nos cœurs seront éternellement liés et ils feront partie de cette ritournelle. »

Le Prince était si heureux il n'avait pas à douter : cet habile Empereur trouverait toujours une solution ingénieuse. Comme cet homme était bon pour lui, comme il était parfait, il allait le sauver de son tourment.

« Viktor... Je vous aime.»

Le cœur d'un Empereur défaillit, cette déclaration lui procurait trop de joie. Caressé par la tiédeur du crépuscule et réchauffé par le contact de l'épiderme du Prince le comblait.

Se pencher un instant pour sceller doucement ses lèvres à celle du Prince. Il mourait de bonheur. Quelle douce félicité.

Puis un second baiser vient, puis un autre et encore un autre. La fièvre ne tarda pas à les étreindre.

La fougue enflamme vite le cœur des jeunes gens, surtout s'il ont connu la Prince brûlant de désir fit envoler la pudeur et vivait maintenant à l'occidentale, il mourait sur les lèvres douces d'un Empereur et se perdrait dans les méandres de ses cheveux cendrés.

Comme cette bouche qui avait l'arôme d'un vin boisé ramenée à la l'aliénation des bacchanales.

Contre ces lèvres, le Prince, entendait le tumulte des trompettes des hourvaris, il se faisait chien de chasse prêt à dévorer cette chair tendre de ce cerf.

Bacchus avait pris possession de la terrasse. Sous le regard calme et grave des statues de marbre ils plongeaient dans tout les stupres, enivrés d'alcool et de lascivité ils s'embrassaient sans pudeur.

Le Prince s'accrochait à la crêpe texturée du costumes zinzolin de Viktor, écartait les pans de soie blanche de la lavallière brodé pour accéder à ce cou palpitant. Cou palpitant, qui, sous la pulpe des doigts se faisait si aimant.

Seigneur, il ne pouvait exister d'amour plus passionné.

Juste un « rentrons » soufflé à mi-voix suffit à laisser les bouteilles sur le damier de marbre, l'échiquier et les tergiversations philosophiques. La beauté de la vue devait laisser place à un autre jeu – un jeu bien plus plaisant pour le corps.

Nul ne se préoccupait de cette coupe en cristal qui se brisait contre le sol, ils étaient trop en ce moments pris par leurs sens.

Sous des gestes pressants et forts il se hissèrent jusqu'à la chambre impériale, s'embrassant contre un mur, se caressant contre une rambarde ils se glissèrent jusque dans les appartements par un passage secret sous la cascade de la fontaine.

Une seconde fois, Yuri ne prit pas le temps de converser avec le pourpre des rideaux ni avec la marqueterie délicate du planché imaginé par Rossi. II ne s'extasia que sur cette nuque opaline qui lui paraissait tellement plus précieuse et tellement plus désirable que les bougeoirs d'or de Fabergé.

Sa seule convoitise était d'allonger le Tsar sur ces plumes et le recouvrir de baisers.

Alors avec une avidité certaine il goûtait ce cou pour oublier le temps qui défilait trop prestement, il fit basculer l'Empereur sous son poids pour ne plus penser à son départ. Il succombait au moment présent.

Sous les baldaquins, les boutons de nacre et les nœuds se défaisaient, les broderies glissées mais la stature noble elle-même débarrassée de tous les artifices demeurait dans la posture de leurs épaules. Ils se laissaient aller avec toute leur vanité aristocratique que leurs tâches leurs incombent.

Le Tsar se laissait prendre en une attitude de piété religieuse comme s'il était à la messe et le Prince agissait avec une attitude conquérante de la même manière que sur un champ de bataille.

II se voyait conquérir un hémisphère en conquérant ces cuisses. En touchant ainsi le corps de ce Tsar, il avait accès à sa grandeur. En flattant ses courbes, il avait l'impression de redessiner ses frontières. Sous ses mouvements, il avait sensation de mener une lutte dont il en ressortait vainqueur. II obtenait toutes les satisfactions, Yuri consommait le beau ainsi que le digne en se délectant de ses sens.

Ce soir, il étreignait Alexandre, il étreignait François 1er, il étreignait Jupiter. Ce soir il était un empereur, un chef de guerre et le plus glorieux des chevaliers. Les anges déposèrent a son sommet une couronne de laurier.

Le Tsar voyait lui aussi les chérubins, entre les bras de ce prince il apercevait à travers un interstice le jardin d'Éden et la belle Jérusalem céleste.

Malgré l'étreinte féroce, il lui semblait toujours aussi fragile et délicat qu'une porcelaine de Sèvres.

À chaque mouvement Viktor était pris de l'inquiétude de salir cette âme par son toucher, de faner cette candeur par sa peau impure. C'est en sentant le souffle d'absolution apporté par les trônes qu'il pouvait, avec confiance, se laisser emporter l'innocence.

Il vivait une extase païenne en une attitude de piété recevant la divine onction pour un second baptême en observant malicieusement par moment le crucifix en argent posé sur la cheminée.

Il se voyait, contre ce corps, emporté par la pureté des cajolerie des anges et embrassé par Dieu.

Il laissait fabuleusement sa tête choir contre le satin du lit et y retrouva la foi.

Comme un séraphin son amant brûlait ; et lui, comme la glace de la Neva, il fondait sous la chaleur des rayons de printemps.

X

Lorsqu'ils sont en mer, les marins ne connaissent plus l'éveil auprès de l'être aimé.

Cependant, parfois, il arrive qu'ils se lèvent heureux dans la couche d'une des filles du port ; ou bien encore dans un bouge sombre où, la nuit passée, ils calmèrent leurs ardeurs avec une catin vérolée.

Mais jamais, au grand jamais, ils ne connaissaient le luxe de se réveiller dans le lit d'un Tsar.

Cependant la vie en mer n'en était pour autant pas déplaisante : la promesse d'aventure, de frisson rendait l'existence ardente.

Voguer était ce qui plaisait au Vicomte Minami Kenjiro. C'était son premier long voyage, et, désormais il affirmait pouvoir aimer cette sensation.

Quel honneur le caressait de découvrir pour la première fois les eaux du monde dans le seul but de ramener son admirable dauphin Yuri Katsuki au pays !

La carène naviguait dans les flots froids du port de la Neva et les marins se pressaient autour du gréement ; sur le pont, ils se hâtaient de préparer les accastillages.

Il fallait vite larguer les amarres et faire flotter le pavillon rouge sous le vent russe : il fallait crier au monde qu'un navire impérial mouillait ce matin dans les eaux du port de Saint-Pétersbourg.

De l'autre coté de la rive, le Tsar resplendissait de bonheur dans la salle-à-manger blanche. Guilleret, il se délectait de confiture de griotte et d'un thé chaud entouré de ses conseillers.

Ah, il était bien heureux, il était bien exalté !

La brume fraîche qui flottait sur le domaine le rendait encore plus amoureux.

Même la mine grave de l'austère Premier ministre, qui venait de se présenter dans la salle, n'entacha aucunement sa joie ; il demeurait épanoui, en se laissant aller à ses souvenirs.

« Bonjour Majesté.

– Bien le bonjour Yakov ! Ah, vous ne trouvez pas cette journée splendide ? La grisaille rend notre belle Russie bien poétique ! Il serait fort agréable d'entendre un morceau de clavecin, j'aimerais que l'on en joue tout le jour ! »

L'attitude de Viktor trahissait son état de jubilation. Il parlait vite, était enjoué à propos de tout et ses mouvements étaient brusques.

« Les nouvelles, mon brave ! somma-t-il son ministre.

– Un navire au pavillon du Levant vient d'amarrer sur nos côtes. Le navire est prêt à partir dès que son altesse Katsuki le désirera. Il est en ce moment en cabotage à l'amirauté, un de nos bâtiments se chargera à le conduire à Saint-Pétersbourg. »

De toutes les actualités, c'était bien la seule capable de faire perdre son sourire à l'Empereur. Son beau visage se figea dans une angoisse froide un instant puis, comme électrisé, un mouvement abrupt s'empara de son corps. Il reprit ses manières brusques en s'emparant de sa tasse, dodelinant nerveusement de la tête.

Ce n'était plus l'allégresse qui le guidait, mais une rage sombre vernie de déni.

« Pourquoi n'ai-je pas été prévenu de cette arrivée ? Ils auraient pu envoyer une lettre, les soldats manquent souvent de courtoisie ! Ne savent-ils pas qu'ils ne sont pas tout à fait chez eux sur nos terres ? Enfin... et quelle est cette histoire de me prendre Yuri, c'est tout bonnement ridicule.

– Majesté… »

Le ministre était profondément inquiet Viktor, s'il était fantasque, était aussi un être instable. Cela n'était jamais bon pour un État.

Le Tsar soupira : au fond, il avait toujours su que ce jour viendrait. Mais il le redoutait bien plus que la mort. La philosophie lui avait appris à mourir, mais ce prince lui avait appris à se plaire dans la douceur de la vie.

« Oui, j'ai compris, Yakov…, finit-il par se résigner. Mais cela attendra encore un peu, après un bal donné en son honneur. Il est dans nos habitudes d'honorer nos invités et je sais que vous êtes toujours très contrarié lorsque l'on ne respecte pas les usages.

– Mais Majesté, le Prince Katsuki est déjà prêt pour son départ.

– Je vous demande pardon ?

– Depuis deux jours, il se prépare pour un voyage en mer. Le personnel achemine déjà ses effets personnels sur le bâtiment.

– Et pouvez-vous m'expliquer pourquoi je n'en ai pas été informé ?

La tasse de porcelaine se brisa sur le sol. La peinture délicate de la scène du petit-déjeuner fut froissée par la fureur divine. Le thé noir maculait la nappe blanche et les confitures teintaient de rouge le dessin de bois des sols.

Un accès de colère du Tsar que Peterhof n'avait pas vu depuis plusieurs mois. Les domestiques et les conseillers frémirent. Si leur Empereur était armé, ils ne doutaient pas que l'un d'entre eux serait blessé. Si Yakov faisait pour le moment bonne figure, il n'en était pas moins effrayé. Ce magnifique empereur n'hésiterait pas à enfermer son mentor et ami de longue date dans un cachot pour l'éternité.

« Le Prince, ainsi que moi-même, avons jugé bon de ne pas vous déranger pour... »

Un coup de poing violent frappa la table. Furieux, le Tsar manifestait toute sa puissance de monarque.

« Je ne vous demande pas de juger de quoi que ce soit, Yakov ! Faites-le venir, immédiatement.

– Oui, votre Majesté. »

Un simple mouvement de tête sollicita le jeune page à quérir le prince japonais.

« Pourrais-je savoir à quel moment le contrôle de ce palais m'a échappé ? Yakov, il n'y a rien que je ne déteste plus que les conspirations, il y aura des conséquences. Disparaissez, maintenant ! Et vous aussi ! »

Tout le personnel et les conseillers répondirent à l'injonction et, en une révérence, satisfirent leur dirigeant qui déjà ne les voyait plus, trop occupé à tourner comme un lion en cage devant la grande fenêtre.

Ses yeux embués de rage ne lui permettaient plus de garder contenance et il était devenu aveugle à la beauté du paysage qui l'avait tant frappé quelques minutes auparavant. De même, il ne remarqua pas non plus la présence de son jeune amant, qui se tenait derrière lui.

« Je suis le seul à pouvoir être blâmé. N'en voulez pas à M. Yakov, j'ai orchestré tout cela moi-même. Il n'a fait que suivre les recommandations. Bonjour Majesté. »

Ne cherchant pas à connaître les détails d'une pareille entreprise, qui avait pu se dérouler sans qu'il en eut connaissance, il se précipita vers le Prince et empoigna vivement ses épaules.

Les prémisses d'une crainte maladive du complot s'installa à ce moment dans son être. S'il n'en eut pas conscience à l'instant, cela fut déterminant pour le reste de son règne. L'esquisse d'un caractère paranoïaque s'insinuait lentement en lui.

Le page s'éclipsa promptement, les laissant seuls dans la salle-à-manger blanche.

Leur attitude sembla s'être inversée : alors que l'Empereur était envahi par ses sentiments, le Prince demeurait calme, serein et hermétique.

« Comment avez-vous pu être si égoïste ?

– L'ignorance ne vous a t-elle pas parue douce ? répondît l'altesse avec un sourire entendu. »

Le Tsar comprit que le Prince venait de lui faire un don précieux, celui de vivre heureux, sans souci, dans la plus douce candeur. Quelques instants, le Prince l'avait gardé du poids de la connaissance et l'avait laissé s'épanouir dans la simplicité.

Son âme avait donc été bien plus comprise par le Prince et il en était reconnaissant et encore plus amoureux.

Viktor se rendit compte d'une chose bien importante : les émotions, les tourments et les petits mots glissés alors que l'on les croyait discrets et sans importance, car non dignes d'intérêt, marquaient davantage l'esprit des interlocuteurs que les attributs épithètes revendiqués.

Le présent de cette innocence était si approprié de la part de cette personne qui en était l'allégorie.

Viktor se calma et lui fit part ,à travers son regard, de sa profonde gratitude.

Ce n'était pas un châtiment qu'il devait à son ministre mais une récompense.

« Vous auriez dû partager ce fardeau avec moi... Maintenant, je comprends votre mélancolie. Je suppose aussi que si votre retour est si précipité, c'est que l'état de votre père s'est dégradé...

– L'Empereur du Japon se trouve sur son lit de mort. Peut-être même que le Trône de Chrysanthème est vacant à l'heure qu'il est et que l'Impératrice, ma mère, assure la régence en ce moment même. Comprenez donc ma précipitation lorsque une lettre m'est parvenue ici pour m'indiquer qu'un navire arrivait pour me chercher.

– Je pars avec vous. Ce sera l'occasion de visiter le Levant et de faire un voyage diplomatique avec un de nos précieux partenaires.

– Non.

– Plaît-il ?

– Vous ne pouvez pas, en effet. Ce voyage, je me dois de le faire seul. Vous ne voudriez pas me priver de cela ? J'ai eu le temps de méditer. Pour mériter votre attention, je me dois d'agir avec orthopraxie. Je me montrerai digne de mon rang et de votre éducation. Mais pour cela, je dois d'abord accomplir ce voyage en solitaire et vous revenir couronné. De plus, c'est un long voyage : vous ne pouvez quitter ainsi votre pays et laisser le trône vacant. »

L'Empereur de Russie se trouvait désarmé devant tant de raison. Le Prince vertueux qui se dressait devant lui symbolisait la sagesse. Que pouvait-il faire devant ce visage hiératique d'icône ?

Sa droiture et son sourire lui rappela le visage pondéré des madones de De Vinci.

Le Tsar se résigna devant cet homme éclairé. Pour la première fois, il se soumit à la modération en dépit de son extravagance.

« Dans ce cas, je vous escorterai jusqu'aux eaux du Golfe. Yuri, vous voir ainsi me remplit d'honneur mais meurtrit mon cœur. Je vous comprends et salue votre force. Force que je n'aurai pas su avoir, vous m'avez bel et bien surpassé… Quel malheur de nous quitter alors que nous venions à peine de nous rencontrer. »

Le Tsar caressa la joue du prince.

« Nous partirons dans la matinée, profitez-en pour faire vos adieux à la Cour, ils seront tous bien malheureux de cette nouvelle. En particulier le Prince Plisetsky. »

X

Les au-revoir furent brefs et contenus, l'étiquette avait été respectéé et aucune larme n'avait fait son apparition sur les joue poudrées des aristocrates.

Ce matin-là, c'était Viktor le plus fébrile. Yuri, lui, resplendissait, le regard grave et solennel. Il se faisait homme et tout le monde le reconnut comme tel.

Mais l'heure de partir en direction de la forteresse Pierre-Paul, où Viktor avait posé la première pierre de Saint-Pétersbourg, avait sonné. Pour offrir au Prince le plus beau et le plus grand des spectacles.

Ils quittèrent le Palais en traversant les jardins. Histoire de saluer une dernière fois avec saisissement les feuilles vert mélèze des peupliers, de saluer une dernière fois les écureuils chafouins cachés dans les branchages à l'écorce râpeuse, de saluer avec émotion l'éclat du bronze doré des fontaines mais surtout faire des adieux bouleversants à la Cour la plus délicieuse.

La modeste barque que partageait le Prince et le Tsar quittait le Palais de Peterhof en direction du port et empruntait le chenal merveilleux qui s'étendait de la fontaine de Samson jusqu'à la plage du Golfe de Finlande.

Entouré des princes et des princesses de Russie formant une haie d'honneur autour du mince canal, le Prince Katsuki était loué.

Cette noble assemblée s'inclina en une dernière révérence – marque d'estime pour ce camarade tant apprécié.

Les duchesses sous leurs chapeaux d'apparat, les chevaliers dans leurs habits militaires se ployèrent devant le passage du canot en contenant leur émoi.

Comme pour son arrivée, il sentait bien que la scène marquerait l'Histoire. Il avait bien l'intuition que les peintres et les poètes feraient perdurer cet événement à travers les siècles, qu'il demeurerait une source d'inspiration.

Les cheveux plaqués en arrière et l'œil déterminé du Prince indiquaient à tous qu'une révolution avait eu lieu, qu'un empereur était né.

Viktor était presque intimidé par cette aura le Tsar comprit ce matin qu'il n'était pas la personne la plus admirée dans ce palais.

Mais il en était tellement fier.

Il observa avec désir et crainte les lignes de ce dos aimé.

« Vous semblez confiant, constata le Tsar.

– Je le suis. Vous avez inoculé un peu de votre force dans mon âme. »

Un sourire tendre se dessina sur les lèvres de Viktor :

– Yuri, vous m'avez obligé à l'écrire à la hâte. Il s'agit d'une demande officielle que vous remettrez a votre père. Comme vous le savez, mon ami, je possède une inclination forte pour l'officieux, pour les messes sans curés, pour les confessions en dehors du confessionnal… Alors, Yuri, écoutez-moi attentivement, je vais vous faire part de la teneur de cette missive. »

Le Prince acquiesça en récupérant la lettre cachetée, lourde autant par la cire des sceaux impériaux que par son importance. Le Prince fit vœu de silence le temps du discours du Tsar, conscient du moment solennel qui s'apprêtait à se dérouler. Sereinement, Yuri gardait les lèvres closes, le regard fixé sur l'horizon, et sa paume reposant contre celle de l'Empereur.

Et le Tsar commença.

« Le symbole de l'Empire russe est, comme vous le savez, un aigle bicéphale – il est nécessaire d'en connaître la signification pour comprendre ma proposition. En premier lieu, il est le symbole de la dynastie de mes prédécesseurs et de la mienne, de la double destinée de la maison impériale de Russie. Cependant il est aussi – et peut-être même davantage, l'emblème de ma politique : il symbolise mon regard à la fois adressé à l'Orient et à l'Occident. Cette proposition qui pourra nous unir prend forme en un hymen. J'aimerais épouser votre sœur à défaut de vous. Sachez Yuri que je nourris l'espoir vain qu'elle vous ressemble dans l'esprit et dans ses traits. Mais quand bien même, si elle vous est étrangère je m'en accommoderai, si sa figure est autre cela ne fait rien, si son cœur est autre cela n'a pas d'importance car dès que je la verrais je penserai à vous. Lorsque je partagerai sa couche, je penserai à votre peau. Et je vous promets, Yuri Katsuki, devant Dieu, que j'aimerai l'enfant qu'elle me donnera autant que si c'était le nôtre - à vous et à moi. Je le chérirai, car dans ses veines coulera un peu du même sang que le vôtre et j'aime tout ce qui a trait à vous. Je vous fais le serment, Yuri, que je chérirai tout autant vos propres enfants que vous engendrerez comme s'ils étaient mes propres fils. Vous êtes moi et je suis vous, car nos corps appartiennent bien l'un à l'autre et nos âmes sont jumelles : nous nous sommes échangés nos cœurs. Nous ne pouvons nous tenir l'un près de l'autre, alors je vous demande d'accéder à cette folie immorale et fantaisiste qui nous liera pour l'éternité. »

Quel crève-cœur, il sut à ce moment que sa vie ne serait plus jamais aussi douce.

Le Prince avait cessé de fixer la Mer du Golfe de Finlande au bénéfice du profil du Tsar. Quelle solution perverse avait-il trouvée ! Il détailla avec attention les traits du visage amer, cherchant des traces de dépravation. Mais nul autre qu'une sainte beauté ne se dégageait de la physionomie impériale. Il ausculta la dentelle de son costume perlé et dentelé, mais il n'y trouva pas non plus d'indice du vice.

Comment une telle folie avait pu émerger de cet être ? Pourtant, si elle était immorale, elle semblait si pratique. Quand on débarrassait cette solution de son caractère méphitique, elle prenait une saveur douce, y faire le calcul des plaisirs était rapide. Lui aussi était-il devenu insensé ?

Sa main se serra contre celle de l'Empereur et il eut la volonté de l'en couvrir de sa seconde.

Mais la barque, trop étroite, obligea le Prince à se tordre en un demi-tour, l'appui le forçant à prendre une position étrange à son corps, telle qu'il semblait avoir posé un genou à terre.

– Majesté, j'accède à votre folle requête. Malgré ses noirceurs, elle est porteuse des sentiments les plus lumineux. Malgré le péché, je la vois comme une rédemption. Malgré sa tristesse, je la vois comme la plus haute des félicités. Je ferai tout pour rester un instant de plus à votre droite. Pouvez-vous entendre mon cœur battre ? C'est votre présence qui le fait s'emballer. Ensemble, nous dessinerons l'histoire de ce monde malgré les lieux qui nous séparent. C'est parce que j'ai succombé à votre maladie que je vous offre ma sœur. Je suis devenu aussi fantasque que vous. Viktor, ce destin d'or que vous me livrez est si réconfortant. Ce cadeau mérite tous les sacrifices. Ainsi vous serez mon frère par alliance, mon sang par vos fils, mon père par l'esprit et mon amant par le cœur. Et évidemment, vous resterez à jamais mon Tsar. Nos âmes sont scellées, désormais la fortune ne pourra pas me faire plus magnifique présent. »

Le discours s'acheva lorsque la barque eut terminée son cheminement. Le Prince Katsuki monta sur l'embarcadère.

Son regard se tourna une dernière fois vers le Palais d'été, vers les dômes dorés de la cathédrale, vers la parfaite perspective.

Mais ce fut le Tsar qui se jeta à son cou.

Il fallait profiter d'une étreinte tendre avant le long voyage. Ce dernier instant faisait tomber la persona bienséante : ils s'observaient comme au premier jour, avec l'amour le plus pur, avec la passion manifeste dans l'œil. Ils sentaient filer leurs derniers moments de bonheur.

« Dasvidania Viktor...

– Ô mon cher ami, adieu. »

Le vent marin soufflait contre leurs joues.

À la fin de l'accolade, le prince voulut faire un dernier présent au Tsar. Ne pouvant l'embrasser, il contempla une dernière fois ce noble visage, ces traits si parfaits. Et enfin, il sut.

II se mit cette fois vraiment à genoux. Dans les formes et la plus parfaite tradition samouraï, il offrit son katana – cadeau de son père – à l'Empereur Nikiforov.

Ce katana qui avait défait le Tsar, en plus d'être le cadeau idéal, était le gage de leur promesse. Et cette fine lame semblait dire « quand nous nous reverrons, je serai moi aussi un empereur ». Yuri savait désormais que Viktor et lui étaient devenus des égaux.

La sainte main blanche de toutes les Russies, gentiment gantée dans de la soie albâtre, serrait le katana impérial japonais. ses doigt flattant, un court instant, ces incrustations de nacre clair ; glisser ses doigts sur la garde le ramenait à la douceur des caresses de la nuit passée.

Le Tsar tira de sa ceinture son épée d'apparat et la tendit à son tour à son Prince.

Échanger son épée faute d'anneau d'or était la seule chose à faire pour des chevaliers. Ce dernier acte avant de rejoindre l'amirauté avait scellé leur arrangement, comme une dot versée au fiancé, il était le dernier mouvement qui manifestait la noce de ces deux âmes.

Au sommet de l'État, au centre de l'Histoire, les êtres exceptionnels demeurent toujours solitaires. Encore plus lorsqu'ils sont empereurs. La vie est une chose bien malheureuse, jamais on ne s'échappe du piège de l'existence.

Jouer les amoureux la rend à peine moins amère.

Le Prince sautait sur le pont du voilier et tout était terminé.

Sur la rive, en regardant le vaisseau s'en aller à travers la brume, l'excellence de ce Tsar impie brillait comme un astre. De son regard chaud et solaire, il poussait les voiles céruses vers le salut. S'il était heureux d'avoir formé un si grand empereur, Viktor Nikiforov se désolait pourtant du drame de son cœur, de sa capacité à ressentir des sentiments si douloureux.

Bien que sur le navire, qui prenait le large où la fierté irradiait du plus bel éclat, la lumière ne faisait briller qu'une quintessence de poussière.

Le Prince Yuri Katsuki, prince héritier de l'Empire levantin, descendant divin d'Amateratsu, s'élançait comme un dragon montant son destrier : il dominait la proue et les océans avec honneur.

Il s'apprêtait à chevaucher la mer avec gloire, rompre la glace avec force et rejoindre l'archipel du Soleil Levant pour briller sans que cela n'ait d'importance pour le cosmos. Quand bien même il le ferait, lui aussi il apporterait un peu de splendeur au néant.

La mer capricieuse et ses embruns changeants ne pouvaient souiller une âme si noble, aucune tempête ne pourrait éteindre cet incendie.

Le Prince Yuri Katsuki était le feu ardent et il allait embraser les flots.

Cet après-midi-ci, orageux, un grand événement était survenu : un épisode alchimique avait eu lieu, et c'était un miracle. Leur amour n'avait plus rien de friable comme du charbon, il était devenu dur, inaltérable, par un effet de transfiguration il était devenu du diamant.

La pierre philosophale qui avait permis cette transmutation n'était autre que le saint sacrement qu'était leur passion extravagante. C'était en ce point que se trouvait le nec plus ultra de l'homme.

Ils étaient les maîtres du jeu humain, deux empereurs, ils étaient fins diplomates et doctes politiciens et peu à peu ils se faisaient philosophes. Ainsi ils se rapprochaient des anges.

Ils étaient l'amour déraisonné, peu importait bien la vacuité de l'existence : il étaient la foi.