Bonjour, bonsoir à toutes et tous !

Je ne sais pas si tout le monde ici est au courant, mais en novembre se déroule le NaNoWriMo (National Noval Writing Month) qui met au défi les auteurs comme nous d'écrire 50 000 mots en 30 jours. Cette année, j'ai participé. À la base, j'avais l'intention d'écrire le roman que j'ai commencé et que j'aimerais bien parvenir à conclure. J'avais tout prévu, tout planifié, mon projet Scrivener était fini.

Puis j'ai entendu une chanson de Panic! At The Disco, "Don't threaten Me With A Good Time" et je n'ai pas pu me défaire de l'image née dans ma tête de Sam en train de chanter ça sur scène, devant une foule en délire. Donc me voici avec un UA.

• De quoi ça parle : Castiel Milton dirige une collection dans une maison d'édition à rayonnement international avec Meg Masters, sa graphiste et meilleure amie, qui est aussi la personne la moins à même de correspondre à l'image que ses frères aînés peuvent se faire d'une amie digne de ce nom. Comme il a un peu honte d'être d'une famille comme ça, il la cache. Il est aussi responsable par intérim de la famille Milton, riche comme crésus et si pauvre d'esprit et de sentiment. Pas facile à gérer, quand on a un cadet comme Samandriel, qui a bien décidé d'être le rebelle de la famille, sans comprendre que la place est d'ores et déjà prise.

La rébellion du petit ? Le dessin. Son sujet préféré ? Supernatural, les livres d'Edlund Carver et le groupe de musique Hunters.

• Qu'est-ce qu'il y aura dedans : Bon, déjà il y aura des histoires d'adolescence. Il y aura de l'amour.

Il y aura du Destiel, aussi. Dans longtemps. Avant, il vous faudra passer à travers un Megstiel bien présent sur au moins toute la première partie de la fic. J'ai remarqué que Meg était souvent tournée en méchante dans les fics que je lis et ça me chagrine un peu, parce que c'est un personnage que j'apprécie pas mal. Donc, chez moi, elle ne sera pas l'antagoniste.

Ah parce qu'il y aura un antagoniste, aussi, bien sûr. Il faut bien un méchant quelque part.

Il y aura du spoil jusqu'à la saison 11. Même si c'est un UA et que certains liens sont très inventés (soyons sérieux, Samandriel et Jo ne peuvent pas se connaître, m'enfin…), ça n'empêche pas que certaines relations sont avérées. Avis à toutes mes amies qui se sont arrêtées avant la saison 11, ne lisez pas encore. Ce serait dommage de se faire spoiler avec une fic.

Plus généralement, il y aura des crises identitaires, de la politique (ça me paraît finalement bien en contexte), il y aura de l'amour, des larmes, des sécrétions diverses, des colères, des secrets, de la tarte, des caleçons, de la musique, du dessin, de la poésie américaine et de la poésie française, un peu de religion, bref. Il y aura tout ce qu'on trouve généralement dans un UA.

C'est pas l'histoire du siècle, mais si au moins, vous arrivez à passer un bon moment en ma compagnie, alors j'aurai accompli mon destin.

Place à la fic !


Chapitre 1

Lawrence, Kansas, jeudi 15 octobre 2015

Un étonnement cruellement ravi fleurissait toujours à la pensée que personne n'avait deviné que ses éternelles réunions du jeudi soir n'étaient qu'une mystification pour pouvoir aller s'écrouler dans le canapé de sa vieille fille de meilleure amie. La cravate dénouée, deux boutons de sa chemise défaits, les jambes jetées sur les cuisses de Meg, il savourait une cigarette, hurlant entre chaque bouffée contre ces gens à la télévision.

— Mais c'est évident que c'est son père, elle peut pas le nier !

Finalement, la misère humaine était encore plus profonde dans les émissions de télé-poubelle, dont il se délectait, d'autant plus que Meg les arrosait de ses commentaires pleins d'un cynisme méchant.

— Je pars dans cinq minutes, affirma-t-il lorsque la publicité se lança à l'écran, détournant enfin ses yeux bleu profond de la lumière artificielle qui baignait le deux-pièces de sa meilleure amie d'une teinte un peu crue.

Une main glissa dans ses cheveux noirs et ses doigts agrippèrent la hanche de Meg, alors qu'elle se rapprochait de lui, mélangeant leurs souffles.

— C'est pas encore ce soir qu'on va conclure, alors.

Le ton faussement déçu et l'odeur de cacahuète qui se dégageait de son haleine eurent le mérite de le faire sourire, alors qu'il s'arrachait à l'étreinte, évitant avec soin les emballages de burgers qui traînaient à même le sol. Il attrapa sa veste et ses chaussures, pendant qu'elle s'étirait paresseusement sur le canapé, lui jetant un regard aguicheur.

— Tu ne veux pas rester, tu es sûr ? Je sais bien qu'Andy Stitzer est ton idole, mais tout de même…

Voyant que sa pique n'obtenait pas les réactions qu'elle espérait et alors qu'il remettait le col de son trench-coat, elle se leva, le frôlant presque indécemment et avant de se reculer de quelques centimètres.

— Cas, ne sois pas si sérieux… Vous, les Milton, êtes tellement coincés.

— Hannah a besoin de moi, je ne peux pas la laisser seule avec Samandriel.

— Sinon quoi ? ricana Meg. Il va lui percer un bouton à la figure ? C'est un ado, Clarence, pas une créature issue du Purgatoire.

— Michael dit que–

D'un claquement de langue, elle le fit taire, resserrant sa cravate jusqu'à ce que le col de sa chemise lui sciât un peu la gorge.

— « Michael dit que, Raphael exige », tes frères sont une plaie infectée. Laissez ce gosse vivre. Il a dix-sept ans au milieu du pays le plus dépravé du monde et vous l'obligez à aller à l'église le dimanche et à jouer du hautbois, sérieusement, c'est quoi le délire ?

Il la repoussa et empoigna son attaché-case, tâtant ses poches pour s'assurer qu'il avait toujours ses clefs de voiture.

— On se voit demain, soupira-t-il.

Elle eut une moue adorable et il lâcha la poignée de la porte d'entrée pour planter un baiser sur son front.

— Ma famille est comme ça. Arrête d'essayer de me pervertir, démone.

— Jamais !

Elle claqua sa main sur les fesses de son ami en lui tirant la langue et la porte se referma, lui permettant de libérer ce sourire qui menaçait d'ourler ses lèvres depuis le début de cette conversation.

Castiel et Meg, c'était une histoire longue de dix ans. Elle avait beau être plus jeune que lui, il l'avait laissée pénétrer dans son quotidien et elle avait refusé d'en sortir depuis lors.

Comme beaucoup d'amis, ils s'étaient rencontrés sur leur lieu de travail. Quand il avait débuté, il était un petit agent littéraire engoncé dans un costume trop étroit pour lui et elle était graphiste. À présent, il dirigeait une collection et avait fait semblant de s'offusquer lorsque Zachariah lui avait imposé Meg comme associée. Le soir même, ils s'étaient retrouvés dans un bar pour fêter leur nouvelle collaboration.

Elle appuya sa tête contre le battant, souriant doucement à ces souvenirs qui l'envahissaient, mordillant sa lèvre comme elle repensait à tout ce qu'elle ne lui avait jamais dit.

La première fois qu'elle l'avait vu, il revenait à peine de l'université après avoir fini de fastidieuses études qui n'avaient pas vraiment abouti à ce qu'il voulait. Perdu dans les couloirs, il errait à la recherche du secrétariat de Zachariah pour son entretien d'embauche et était passé plusieurs fois devant son bureau.

Elle avait toujours détonné dans cet univers ultra coincé de dévots plus amoureux de leur Dieu que de la vie. C'était ça de bosser pour la plus grosse maison d'édition d'ouvrages religieux du pays. Les femmes de cette boîte portaient des jupes sous le genou et des cols roulés qui gommaient les formes, elles signaient la croix à tous les instants – probablement dû au fait qu'elles croisaient Meg dans les couloirs – et elle avait trouvé ce petit bonhomme perdu absolument charmant.

C'était parce qu'il ne l'avait même pas vue.

Elle était là, au niveau de la porte de son bureau, un feutre à la main, en train d'écrire sur son tableau blanc et ses cheveux longs frôlaient ses fesses, sa mini-jupe remontait un peu et son dos-nu bâillait. Son maquillage avait coulé sous ses yeux – rude soirée la veille – transformant son visage en une mauvaise imitation de panda malade et une musique assez sauvage surgissait des enceintes sur son ordinateur. Elle ne travaillait bien que dans le bruit.

Pourtant, alors même qu'il postulait dans cette maison de bigots, alors même que son CV disait de lui qu'il était probablement l'un des plus grands experts du pays, qu'il devait donc être un concentré de clichés, avec messe tous les dimanches et bénédicité inclus, ses yeux d'un bleu presque trop profond l'avaient traversée sans même la remarquer, elle, l'hérétique graphiste qu'on ne gardait que parce qu'elle était la meilleure.

Son cœur avait battu sourdement et elle avait dû prendre appui sur le tableau, effaçant une partie de son travail, pour réaliser ce qu'elle venait de voir. Elle avait croisé les doigts, comme toutes les autres célibataires de cette boîte de cintrés, en espérant qu'il obtînt le poste. En quelques heures, il était devenu le célibataire le plus convoité de l'entreprise et c'était avant qu'on eût appris son nom.

Appuyée sur la porte, Meg soupira. Elle avait mis du temps à obtenir l'amitié de Castiel, mais il avait fini par lui céder pour tant de choses qu'elle avait dans le regard un petit quelque chose de hautain et possessif quand les pimbêches de la compta soupiraient sur son passage.

Il avait fini par accepter d'aller boire un café. Puis de venir chez elle. Elle avait découvert chez lui des traits de caractère qu'elle n'avait pas imaginés. Souvent, il s'installait dans son salon, juste pour le plaisir de pouvoir s'asseoir par terre devant la télé, le trench-coat et la cravate oubliés sur le portemanteau, la chemise un peu ouverte, les manches roulées jusqu'au coude, la cigarette pendant mollement au bout de ses doigts. Dans ces moments, elle savait qu'elle était exceptionnelle et qu'il n'y avait qu'elle qui pouvait voir cet aspect de lui.

Elle l'avait fait pénétrer dans son univers les deux pieds joints et il avait déversé le sien dans son deux-pièces.

La seule dispute qu'ils avaient eue avait été à propos de sa famille. Elle ne comprenait pas pourquoi elle n'avait pas encore eu accès à la demeure familiale. À ce moment, ça faisait déjà deux ans qu'ils passaient tous leurs jeudis soir ensemble, lui prétextant une réunion au boulot. Elle lui avait demandé dans un cri s'il avait honte d'elle et il s'était tendu. Quand il avait pivoté sur ses talons, elle avait senti sa respiration se bloquer dans sa trachée pour la faire suffoquer. Elle avait eu peur de lui, à cet instant.

« Tu ne t'es jamais dit que c'était peut-être d'eux que j'avais honte ? »

Et il était parti, sans même prendre la peine de claquer la porte. Sa colère avait été éphémère et ils n'en avaient jamais reparlé. Elle avait seulement arrêté de penser qu'elle était le petit secret honteux de Castiel Milton et s'en était même voulu de l'avoir pensé une seule seconde.

Elle savait qu'il n'y avait qu'avec elle qu'il était vraiment lui-même. Un peu fou, un peu désaxé, capable de jouer toute une nuit à Twister et disserter dans le même temps de la véritable implication des événements de Sodome et Gomorrhe. Un homme avec une drôle de passion pour les abeilles, la télé-réalité et Beyoncé. Très loin de l'image du spécialiste strict amateur d'art religieux et de musique sacrée. Pourtant, ça aussi, c'était lui et c'était l'ensemble de tout ça qui faisait que Castiel était Castiel.

Pourtant, sur ses épaules pesait toujours ce nom lourd à porter, Milton. Elle soupira une fois de plus et quand son téléphone portable vibra dans sa main, elle ne répondit pas. Il n'était même pas nécessaire de regarder qui tentait de la joindre, elle le savait déjà et ce n'était pas une bonne nouvelle.

Un jour, même si ça ne débouchait sur strictement rien, il faudrait qu'elle lui dise.

Qu'elle lui dise qu'elle l'aime.


Mardi 20 octobre 2015

Les pneus de la voiture crissèrent quand Castiel serra le frein en arrivant à son emplacement dans la demeure familiale. Il jeta un œil sur la silhouette grandiose de la maison qui se découpait dans la lumière entre chien et loup et il s'empara de ses affaires, ouvrant la portière et évitant la flaque d'eau qui s'étalait sous ses pieds. Un regard à sa montre lui indiqua qu'il était encore dans les temps pour dîner.

Une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept et huit marches, qu'il gravit une à une calmement, le col de son trench-coat redressé à cause d'un léger vent qui commençait à souffler. Les températures étaient un peu en dessous des normales saisonnières et ce vent, ce maudit vent qui ramenait la pluie avait tendance à le rendre fou. Grognant, il sortit son jeu de clefs pour ouvrir la large porte d'entrée, essuyant ses pieds sur le paillasson – il ne donnait pas cher de sa vie s'il faisait des traces sur le tapis de sa sœur – et il se délesta de son manteau, qu'il fixa à la patère qui lui était destinée.

Au lieu d'entendre les habituels pas feutrés d'Hannah qui arriverait de la cuisine, un tablier noué sur ses hanches, le silence s'imposa à lui et il s'inquiéta. À la maison, ce soir-là, il devait y avoir sa sœur et Samandriel avait dû depuis longtemps revenir de son cours de hautbois. Il glissa ses pieds dans les charentaises qu'il était obligé de porter quand il était à la maison, se retenant difficilement de lever les yeux au ciel, puis il s'avança vers les escaliers qui menaient jusqu'à la chambre de son cadet. Quand il arriva devant la porte, Hannah se trouvait dans l'embrasure, les poings sur ses hanches, l'allure contractée et colérique et il entendait distinctement des sanglots étouffés.

— Que se passe-t-il ? demanda Castiel d'une voix forte, faisant se tourner sa sœur vers lui.

Le regard d'Hannah se transforma, se chargeant de douceur quand elle rencontra les yeux de Castiel. Elle s'écarta de la porte pour le laisser observer la scène qui se jouait devant lui : Samandriel, assis par terre devant son lit, avait regroupé contre lui ses genoux, dans sa main serrée ce qui ressemblait à une feuille de papier et quelque chose se serrait dans le cœur de Castiel quand il comprit que son frère pleurait. Hannah hocha le menton dans la direction de l'adolescent en larmes :

— Je suis heureuse que tu sois rentré, Castiel. Il faut nettoyer sa chambre, je te laisse faire. Moi, je n'en aurai pas la force.

— Que s'est-il passé ? répéta Castiel sans se laisser démonter.

— Je l'ai encore surpris en train de dessiner, lâcha-t-elle.

Castiel fronça les sourcils avant de se souvenir de cette histoire qui avait tellement fait scandale. Trois ans auparavant, Samandriel avait exprimé le désir de dessiner des comics. Il était évident qu'il n'avait pas choisi la bonne famille à qui annoncer ce souhait. Les mesures avaient été drastiques. Samandriel n'en avait plus jamais parlé. Régulièrement, Raphael et Michael organisaient des battues visant à « nettoyer » sa chambre pour s'assurer qu'il n'y avait rien de dissident et le traitaient comme un criminel depuis lors.

Soupirant, Castiel hocha la tête et Hannah repartit, la démarche un peu bancale, véritablement scandalisée par ce qu'elle avait vu. Il s'approcha de son cadet, caressant ses cheveux et Samandriel eut un hoquet de désespoir, ses doigts se desserrant sur le dessin qui tomba à terre, froissé et définitivement abîmé.

— Je suis désolé, souffla Castiel. Tu sais quels sont les ordres…

Il s'agenouilla pour croiser le regard de son cadet, qui l'observa à travers les mèches de sa frange qui tombaient devant ses yeux. La tête s'enfonça de nouveau dans ses bras et il remua un peu, comme pour signifier qu'il comprenait. Dans cette famille, les ordres étaient les ordres et le chef de famille décidait quelle était la conduite adéquate.

Castiel ramassa les bouts de papier et lissa les bords, pour tenter d'aplatir les dégâts d'Hannah. Dessus, en plein mouvement, les croquis de deux hommes, brandissant des armes. Les bulles étaient vides, ils avaient tous deux un pentagramme tatoué au-dessus du cœur, les vêtements étaient déchirés par ce qui ressemblait à des griffures. Il se redressa et posa le dessin sur le bureau, commençant à réunir tout ce qui ne répondait pas aux standards de la famille Milton, prêt à leur faire subir le sort bien connu d'un séjour dans la cheminée.

Petit à petit, aux dessins de bonne qualité s'ajoutèrent des livres de fantasy cachés dans le tiroir à chaussettes et Castiel retint un jappement amer. Il avait toujours eu en horreur de voir ses frères faire brûler des livres dans un feu de joie. Dans son adolescence, il s'était promis d'un jour brûler une Bible devant eux, pour obtenir vengeance. Le temps avait lissé ses ires, mais il sentait que celles de son cadet seraient plus dures à enrayer.

La pile bancale de tous les objets qui n'avaient pas leur place dans une chambre de Milton commençait à monter si haut que Castiel fut contraint d'en faire deux. Une feuille glissa, s'échoua aux pieds de Samandriel qui l'attrapa et la contempla entre ses larmes. Castiel arrêta tout mouvement quand son frère commença à murmurer :

— C'est le début du deuxième arc de la série de livres que tu as épurée. C'est quand Dean et Sam ont perdu leur père. J'ai fait ce dessin parce que l'idée de ces deux orphelins continuant envers et contre tout, ça m'avait fait penser à nous. Ne jette pas les CD, s'il te plaît. Ce sont des éditions collector, pratiquement introuvables sur le marché, et dédicacées. J'y tiens beaucoup.

— Tu connais la règle, riposta Castiel. Tout finira au fond d'un feu ou d'une benne.

Il s'attendait à ce que son frère protestât et montrât un peu de vie. Il sentit une chape de glace lui tomber sur l'estomac quand Samandriel se contenta de replonger sa tête entre ses jambes, reniflant durement, lui lançant un vague « j'aurais essayé… ».

Sortir de la chambre de son frère sans tenter de le réconforter fut une des choses les plus difficiles qu'il n'avait jamais faites. Il attrapa la première pile d'objets et se dirigea vers sa propre chambre, où il devrait refaire un tri avant d'incendier la pyramide de livres. Tout se répandit sur son lit dans un fracas qui lui tordit les entrailles et il ferma les yeux, se forçant à aller récupérer le reste, avec en toile de fond de ses pensées comme un goût amer, éventé, un mauvais souvenir qui s'effaçait un peu plus chaque année.

Quand il revint à la chambre de son cadet, celui-ci n'avait pas bougé, il était toujours recroquevillé en position fœtale au pied de son lit et Castiel laissa une expiration lui échapper, troublant le silence.

— Écoute… Je parviendrai à convaincre Hannah de ne rien dire à Raphael et Michael. Je suis désolé, je ne peux pas faire mieux.

Il se pressa de disparaître jusqu'à sa chambre pour ne pas laisser sa gorge se nouer de l'émotion qu'il ressentait à voir Samandriel ainsi chagriné. Quelque part au fond de son esprit, il se demandait si Meg n'avait pas raison. Était-ce vraiment plus sain d'élever un enfant dans un tel environnement ?

Quand il vit l'ensemble des affaires de son frère étalées sur son lit, il ne put s'empêcher de s'en approcher, pour récupérer les dessins et les poser sur son bureau et éviter qu'ils ne se froissassent. Passant sa langue sur ses lèvres, il hésita, puis il s'empara du carton à dessins que Meg lui avait laissé – parfois, quand ils réfléchissaient sur une nouvelle couverture, elle crayonnait pour mieux visualiser et il ramenait tout ça chez lui pour continuer le travail à la maison – et il glissa les œuvres de Samandriel dedans, l'oreille tendue, comme pour s'assurer que sa sœur n'arriverait pas en plein milieu.

En un regard, il décida que les livres et les CD seraient déposés chez Meg. Il était hors de question qu'il brûle un objet de culture, même si c'était un ordre de Michael. En lieu et place, il choisit de les ranger dans le carton et de les laisser dans le coffre de sa voiture. Ce serait plus en sécurité chez Meg et ce serait loin de son frère.

Par réflexe, il attrapa le premier livre de la série dont avait parlé son cadet et suivit du bout des doigts le relief des lettres du titre, savourant les boucles d'un S, se perdant sur un P, finissant par le N. Quand il retourna l'ouvrage, ses yeux, bien malgré, allèrent chercher le résumé, pour savoir de quoi se nourrissait l'imaginaire de son cadet. Un peu lassé par ces histoires de fantômes, de frères à la recherche d'un père disparu, il remit l'œuvre à sa place et attrapa le CD. Effectivement, sur le livret, à travers la boîte, on pouvait clairement voir les signatures des quatre musiciens du groupe Hunters et sourit. Définitivement mieux chez Meg qu'à la poubelle. Samandriel pourrait tout à fait les récupérer quand il sera majeur et capable de subvenir à ses besoins. Quand il aura quitté la demeure familiale.

Il ignora la voix en lui qui murmura, pleine d'ironie, « comme toi, tu l'as fait ? » et rangea tout le bazar de son frère dans un carton qu'il laissait là pour transporter diverses choses. Il redescendit voir Hannah dans la cuisine, alors qu'elle finissait de préparer le dîner. La table était déjà dressée pour trois et il dut la saisir au coude pour qu'elle acceptât enfin de se tourner vers lui, les yeux brillant de larmes.

— Comment ça s'est passé ?

— Je n'ai rien trouvé, mentit Castiel, à part quelques dessins, ajouta-t-il après coup en voyant le regard suspicieux qu'elle lui jetait. Hannah…

Elle reporta son attention sur son rôti, attrapa le couteau et continua de couper des tranches fines, insistant pour ne surtout pas le dévisager. Il roula des yeux et passa derrière elle, saisissant ses deux mains, les recouvrant des siennes et serrant quand il la sentit trembler.

— Hannah, répéta-t-il dans son oreille, s'il te plaît…

Elle souffla un grand coup et accepta de poser le couteau, sur le manche duquel il garda sa main et elle se tourna pour lui faire face. Leurs corps se frôlaient et l'espace personnel était plus que largement empiété de part et d'autre, mais ils avaient tellement l'habitude qu'ils n'en ressentaient aucune gêne. Leurs yeux bleus s'affrontèrent, électriques contre nuit. Elle papillonna des cils.

— Je t'écoute, Castiel.

— Ne dis rien de cet… incident à nos aînés. Nous avons l'un comme l'autre réprimandé Samandriel, il est inutile que Michael et Raphael en fissent de même, d'autant plus qu'il n'y avait finalement que quelques dessins de piètre qualité.

— Es-tu sûr qu'ils n'en voudront rien savoir ?

Il cligna des paupières.

— Ce n'est pas la peine de les déranger pour si peu, tempéra Castiel en priant très fort pour que ses frères n'en apprissent jamais rien. L'affaire est close, à présent. Hâtons-nous de dîner, je dois partir plus tôt demain matin et j'espérais pouvoir commenter les derniers jets de Masters sur notre maquette.

Il s'écarta finalement, attrapant les assiettes et couverts en tas sur le passe-plat, déterminé à dresser la table de la façon la moins suspecte possible. Évidemment, il n'ignorait pas que le regard d'Hannah heurtait sa nuque, cherchant à déceler la moindre parcelle de mensonge dans le discours qu'il avait tenu et il espérait que Samandriel savait jouer la comédie.

Le repas débuta dans une atmosphère un peu tendue, ni Samandriel ni Hannah n'acceptaient de croiser le regard de l'autre. Il fallut que Castiel, qui était en bout de table en tant qu'aîné présent dans la maison, interpellât son cadet pour qu'il acceptât de lever le nez de son assiette.

— Alors, Samandriel, comment se passe le lycée ?

L'adolescent bougonna, remuant sur son siège et haussa les épaules, le regard résolument fixé sur son aîné qui lui adressa un sourire un peu forcé. C'était très difficile de prendre contact avec cet enfant, pour lui qui avait ignoré l'ensemble de son éducation les dix dernières années.

— Me maintiens, grommela l'ado en poussant ses petits pois du bout de sa fourchette.

— Et ton ami Cyrus ?

— Me dépasse.

— Et cette fille que tu aimais bien… Johanna ?

Ce fut comme si Castiel avait attaqué son frère en plein point sensible. Il détourna la tête sèchement, une moue agacée sur le visage.

— Je joue du hautbois, je passe mes étés en camp scout et je vais au lycée en mocassins. Tu crois vraiment qu'elle va s'intéresser à moi ? Je n'ai plus faim, puis-je quitter la table ?

Il se leva sans attendre l'accord de son aîné et Castiel tendit le bras pour empêcher Hannah de se jeter à sa suite.

— Finissons ensemble. Ce n'est pas grave, il est amer.

— Cette fille, s'insurgea Hannah, ne mérite pas ses attentions.

— Johanna ? Pourquoi ?

— Harvelle, compléta la jeune femme.

Oh.

Castiel joua de ses dents sur sa lèvre inférieure, pensif. Évidemment, le bar tenu par Helen Harvelle était bien loin d'être le mieux fréquenté des environs.

Il imaginait sans peine ce qui pouvait attirer Samandriel dans la fille Harvelle. Elle était réputée pour son caractère bien trempé, ses prises de position sèches et son look bien trop sulfureux pour entrer dans leur famille. Ce que le cadet aimait chez elle, c'était cette impression de liberté qu'elle dégageait, comme si la saisir entre ses bras permettait de briser les chaînes qui le liaient à cette famille étouffante.

Castiel comprenait.

Il avait ressenti la même chose quand il avait rencontré Meg. Elle, ses jupes trop courtes, son franc-parler, ses collants troués, ses idées novatrices, son sourire polisson, la douceur de ses gestes… Il déglutit et secoua la tête.

— Ça lui passera sans doute. Il a raison, malheureusement. Elle ne s'intéressera jamais à lui.

Il tut, une fois de plus, son amitié avec Meg, qu'elle avait tourné son regard vers lui et lui avait souri, qu'il avait senti ses chaînes craquer et qu'il avait été libre alors qu'il avait eu l'impression d'être prisonnier depuis si longtemps, depuis l'été de ses seize ans, coincé dans le Montana à vivre les meilleurs instants de sa vie. Il passa sous silence leurs fous rires, les moments où leurs souffles se mêlaient pour ne faire plus qu'un, enlacés dans un canapé un peu pourri qui sentait la bière et la pizza, il tut les frissons qui remontaient sur sa nuque quand elle caressait ses cheveux, alors qu'il effleurait la peau de ses mollets, échangeant une bouteille et une cigarette.

Il ne dit rien des regrets qui l'envahissaient quand il pensait qu'il avait attendu d'avoir plus de quarante ans pour enfin savourer sa vie et profiter de ces instants avec elle sans culpabiliser.

C'était sûr, il ne savait strictement rien de l'amour, de ses tenants et de ses aboutissants, mais s'il avait dû ne mentionner qu'un nom pour pouvoir l'exprimer, alors ça aurait été Meg.

Il se leva, simplement, réunissant les assiettes et adressant un sourire à sa sœur qui demeurait pensive.

— Merci pour le repas.


À bientôt pour la suite !