CHAPITRE 6
Au lieu de cela, elle se leva brusquement et se rua hors de la salle, elle se mit alors à courir, littéralement, pour arriver dans le bus. Parce que bien que le bus de Propriano soit relativement grand, le village de destination était le seul dans les environs à avoir de quoi attirer les gens, à moins d'une heure et demie de route, cela s'entend : deux grandes surfaces (bien que techniquement, elles appartenaient toutes deux à la commune voisine, celle de Vigiannello), la plage (peu attractive en cette période de l'année, certes, mais elle restait un facteur non négligeable), un stade, une piscine municipale, une dizaine de restaurant fermés jusqu'au mois de mai, de même pour les boutiques (sauf trois). Cela paraissait peu, mais par rapport aux autres villages environnants, cela représentait le grand luxe. Donc, comme Propriano avait tant d'attraits, il était naturel que la population y soit concentrée et que donc cela se ressente dans le bus scolaire qui se retrouvait, de fait, constamment plein. Certaines fois, les retardataires étaient contraints de s'asseoir par terre, sur les marches devant la porte coulissante. Helen était donc obligée de courir pour être sûre d'avoir une place, et de préférence seule.
Par miracle, elle trouva une place seule à l'avant. Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu'elle vit Sherlock monter à son tour, quelques secondes seulement après elle alors qu'il était encore assis quand elle avait quitté la salle de cours. Elle se promit de ne plus jamais sous-estimer l'avantage de posséder une paire de jambes vertigineuse. Poussée par un accès d'altruisme qui ne lui était pas coutumier, Helen fit signe à Sherlock de venir la rejoindre quand elle vit son expression en constatant que les seules places demeurées libres se trouvaient tout au fond avec tous les gens les moins propres, les plus turbulents et le plus vulgaires du lycée. Il la regarda, interdit, pendant quelques secondes avant de se décider à venir la rejoindre. La jeune fille ne lui proposa pas la place près de la fenêtre, sa toute nouvelle générosité avait ses limites tout de même. Et l'excès dans ces choses-là ne pouvait s'avérer que néfaste. Elle était prête, chaque soir, à courir, faisant souffrir ses pauvres petites jambes bien trop courtes, pour obtenir cette place, elle n'allait tout de même pas la céder au premier bellâtre venu. Non pas qu'elle trouvât Sherlock attirant, loin de là. Ce genre de considérations la laissaient d'ordinaire totalement indifférente. Sauf pendant une certaine période de sa vie, avec Tom, mais tout était complètement différent.
Tom avait été là au bon moment, quand elle en était à se plonger dans des livres plus romantiques les uns que les autres. Quand elle n'avait aucun ami masculin, en bref, il était apparu dans des conditions idéales pour faciliter cet attachement que la jeune femme avait eu pour lui. Helen se rendait compte, avec du recul qu'elle lui avait inventé une personnalité qui était loin d'être la sienne, elle s'était laissée influencer par l'idée qu'elle s'était faite de lui alors que la réalité était tout autre. Il était en vérité assez prétentieux, ce qui n'aurait pas dérangé la jeune femme s'il avait été franc, or il ne l'avait pas été, avec elle plus particulièrement. Tandis que Sherlock, lui, était tout ce qu'il y avait de plus franc, d'une franchise presque enfantine parfois, ne comprenant pas pourquoi certaines choses devaient rester des pensées ; c'était agréable, rafraichissant. Certaines personnes en étaient froissées, trop habituées qu'elles étaient à dissimuler leurs pensées les plus profondes, s'étant habituées, pour se glisser dans le moule de la société, à être hypocrites chaque jour, chaque heure, à tel point que cela était devenu une seconde nature, ces personnes ne s'apercevaient même plus de leur fausseté tant elle était encrée en eux, jusque dans leur chair. Sherlock était prétentieux, mais avec un cerveau comme le sien, il pouvait se le permettre. Il était froid et associable : deux choses que la plupart des gens détestaient mais qui étaient aux yeux d'Helen de grandes qualités. Une seule journée avec lui, une seule conversation et ses convictions les plus profondes en étaient ébranlées. L'affection qu'elle pensait avoir eue pour Tom lui paraissait ridicule, tous ses efforts pour ne pas se mêler au monde tout en en tirant le plus de choses possibles lui semblait être la pire des hypocrisies, elle qui se vantait sans cesse de ne pas faire semblant de les apprécier, n'était-ce pas justement ce qu'elle faisait ? Et même si c'était pour servir son intérêt, cela la rendait-elle moins fausse ? Au fond, elle savait que non, elle l'avait toujours su, mais il avait fallu que Sherlock, Sherlock sans aucun savoir-vivre, Sherlock le génie, Sherlock le sociopathe, entre dans sa vie pour qu'elle arrête le déni de cette évidence : elle était tout aussi hypocrite qu'eux. D'une manière différente peut-être, mais cela restait et resterait de l'hypocrisie.
Elle fut arrachée à ses réflexions lorsque la voix de Sherlock retentit près de son oreille, la faisant sursauter :
- J'ai vu que tu regardais par-dessus mon épaule tout à l'heure. Tu n'es vraiment pas discrète.
- Je savais que tu m'avais vue mais je n'ai pas pu m'en empêcher. C'était génial, à propos, exactement la réponse qu'elle méritait. C'était évident que toutes les filles allaient essayer de t'avoir. Par contre ce qui m'étonne c'est qu'elles aient agi, pour la plupart, dès le premier jour. Elles auraient pu attendre quelques jours quand même et faire semblant d'avoir un minimum de dignité et d'amour propre à défaut d'intelligence.
- Tu es vraiment optimiste à ce point ? Ca me désole pour toi.
Décidant d'ignorer le sarcasme, Helen choisit de poser une question qui lui brûlait la langue.
- Pourquoi tu ne m'as pas déballé toute ma vie comme tu l'as fait pour les autres ?
- Je n'en sais rien. Mais c'est très simple : tu as un petit frère d'une dizaine d'années qui n'a pas conscience de sa force et teste ses limites. Tes parents sont divorcés ou du moins séparés depuis cinq ou six ans je dirais. Ta lumière est à ta gauche quand tu te prépares le matin. Tu fais de la gymnastique depuis quelques années. Tu es très soigneuse avec tes affaires au début mais ensuite tu te lasses et oublies que tu dois faire attention. Tu refuses de t'approcher des gens, parce que tu es plus intelligente et tu le sais mais aussi pour te protéger et puis en plus tu détestes les contacts physiques.
- Ouah ! C'est brillant ! Mais comment tu as fait ça ?
- Facile : ton petit frère d'abord : tu as un bleu au niveau de la taille que j'ai pu apercevoir quand tu as mis ton manteau tout à l'heure et que ton haut s'est relevé à cause du mouvement, et une morsure au poignet gauche, à peine visible cela dit. Quelqu'un de petit donc puisque les blessures ne sont pas plus hautes que la taille ou le poignet, de plus, les dents sont petites et les espaces entre chaque dent sont assez importants, c'est forcément un enfant. Nous ne sommes pas dans une école primaire, tu t'es fait ça chez toi. Ça aurait pu être chez une amie mais la seule que tu aies est fille unique d'après ce que j'ai pu voir, donc un proche : tu rentres à dix-huit heures tous les soirs, j'ai regardé les horaires de bus, et tu n'es pas du genre à faire du baby-sitting. La morsure est nette, tu n'as pas cherché à te dégager, tu faisais attention de ne pas blesser ton « agresseur », et vu ta propension à détester tout être humain, c'est de ton propre frère dont il s'agit, tu n'aurais jamais fait cela sinon. Et il est âgé d'environ dix ans parce que c'est à cet âge que l'on commence à tester ses limites et à prendre de la force sans s'en rendre compte or, le bleu est très marqué, tirant sur le noir, le coup a été violent.
Ensuite, ton téléphone est neuf, trois mois tout au plus, c'est le dernier modèle et il est très cher. Tu ne travailles pas, on te l'a donc offert, un cadeau à ce prix-là vient de quelqu'un de très proche, probablement un de tes parents. De même pour ton stylo, un Mont Blanc, une grande marque, hors de prix, gravé à tes initiales. Mais tu portes des vêtements datant, pour ta veste, d'au moins cinq ans, reprisée deux fois au niveau des épaules, le noir est un peu délavé. Mais tu ne le jettes pas. Cela aurait pu être par attachement mais il y a dessus une tâche que tu n'as pas pris la peine d'enlever alors que tu l'as forcément vue. Tu n'as rien d'autre à mettre. Donc, parents divorcés : l'un des deux t'offre des cadeaux prestigieux, je dirais ton père, un téléphone et un stylo, typiquement masculin. Tandis que l'autre ne t'achète que rarement des vêtements, par avarice ou manque de moyens je ne sais pas encore, ta mère vraisemblablement puisqu'en général les filles font du shopping avec leur mère.
Pour la lumière, c'était le plus simple, ton sourcil gauche est parfaitement épilé, tandis que le droit est assez imprécis, un jeu d'enfant.
La gymnastique maintenant : tes épaules sont musclées, un peu trop pour une fille qui ne ferait pas de sport et aussi petite que toi. Ce pourrait être de la natation, sauf si on regarde la forme particulière qu'ont tes muscles ainsi que le fait que tes mains sont calleuses et la peau au niveau de l'articulation métacarpo-phalangienne arrachée par endroits. De l'escalade alors ? Non plus, tout simplement parce que tes ongles sont relativement longs et vernis, ce qui indique que tu ne dois pas glisser tes doigts dans des prises sur un mur d'escalade ni dans les aspérités d'un rocher par exemple. Donc quel sport réunit tous ces critères ? La gymnastique, l'état de tes mains étant, je présume, dû aux barres asymétriques. Quant au fait que tu pratiques ce sport depuis des années, cela est visible par le développement de tes muscles et ta cambrure du dos qui n'est pas naturelle, c'est donc pendant ta croissance que tu as pratiqué.
Ton téléphone a une protection presque neuve, tu fais donc attention à tes affaires, mais il y a des éraflures dessus, en grande quantité, comme tu l'as sans arrêt en main, elles sont dues à des chutes, plusieurs c'est évident, tu as arrêté d'en prendre soin récemment, ce modèle a trois mois seulement, de plus, les éraflures n'ont pas de saletés incrustées à l'intérieur, ce qui prouve qu'elles sont récentes.
Tu es toujours à l'écart des autres, tu ne les laisse jamais approcher, sans doute parce que tu les surpasses en intelligence, ce qui n'est pas un exploit soit dit en passant, et tu le sais très bien. Mais ce n'est pas la seule raison qui te pousse à ne pas te mélanger aux autres : c'est pour te protéger. Tu portes un collier en forme de cœur, il s'agit de ton seul bijou, il est très ancien, à première vue je dirais qu'il a au moins une centaine d'années. Il est probablement passé de générations en générations pour arriver jusqu'à toi, il est si vieux qu'il s'ouvre tout seul. Mais pourquoi un cœur ? Ce n'est pas vraiment ton style, voire même pas du tout. Tu le portes donc par attachement. D'ailleurs, quand il s'est ouvert tout à l'heure, j'ai eu le temps d'apercevoir la lettre « M » gravée à l'intérieur. La gravure était nettement plus brillante que le reste du bijou, donc beaucoup plus neuve et elle se trouvait à l'endroit où une photo aurait dû être placée. La lettre est un « M » majuscule tout à fait banal, et clairement pas réalisée par un professionnel, je pense que c'est toi-même qui l'as tracée. Tu tremblais ou tu pleurais, tu as dû t'y prendre à plusieurs fois, dans les deux cas, cette gravure est la marque de la souffrance pure. Donc quelque chose, probablement un décès (tu n'as pas l'air d'être du genre à être affectée par un événement anodin), ou une trahison, t'a fait souffrir et depuis tu évites de te rapprocher des autres par peur de souffrir. Et tu détestes clairement toute forme de contact physique, ça se voit à la tête que tu fais quand quelqu'un t'approche d'un peu trop près.
- Tu... tu es la personne la plus extraordinaire que j'aie jamais rencontrée !
- Tu trouves ?
- Oui, bien sûr, c'était remarquable ! On a dû te le dire souvent, non ? Enfin je sais que ça peut en rebuter certains mais quand même, il y a bien des gens qui apprécient ton talent !
- Non. En fait, on ne me l'avait jamais dit.
- Vraiment ? Mais, ceux qui ne t'insultent pas, ils te disent quoi ?
- Oh, ça dépend, mais la plupart du temps ils fondent en larmes, je ne vois pas pourquoi.
- Moi non plus.
Helen regarda Sherlock avec un petit sourire en coin. Comprenant visiblement où elle voulait en venir, il lui sourit en retour. Il ressembla soudain à un enfant. Emerveillée, la jeune femme ne put détacher son regard de ce visage si étrangement fascinant. S'il le remarqua, il n'en dit rien et se contenta de brancher ses écouteurs à son Iphone dernier cri et de les enfoncer dans ses oreilles. Helen s'empressa de l'imiter en lançant sa playlist du mois. Elle sourit en entendant que le mode aléatoire l'avait immédiatement dirigée sur « honey, honey » du groupe ABBA.
Ils étaient à mi-chemin de Propriano quand le changement de chanson s'effectua. Ils avaient près de trente minutes de trajet matin et soir, Helen tenta de discerner les plaines et les rares maisons à travers l'obscurité et les gouttes de pluie qui maculaient la vitre comme tant de larmes versées par le ciel, désolé par une humanité déliquescente.