Notes de l'auteur :

Nous y voilà enfin. Finalement. Cela aura pris du temps. Beaucoup trop de temps.

Et je m'en excuse. Ma santé n'est pas au mieux depuis quelques temps, même si normalement cela devrait me laisser d'avantage de temps à consacrer à la fic. Mais je me suis énormément dédié au dessin ces dernières semaines, en raison de très nombreuses commandes rémunérées (et ça continue encore), et du coup, j'ai eu moins de temps pour travailler sur Une route à parcourir à deux. Même si, en toute honnêteté, il y a bien eu 3-4 semaines où j'ai simplement rien foutu, parce que j'étais un peu démotivé.

Faut dire que les retours sur le chapitre 31 ont été plutôt… légers. Même s'il y en a eu, et je remercie tous ceux qui ont fait cet effort. Ça m'aide énormément. Franchement, même si c'est juste pour me dire quelques mots, n'hésitez pas à le faire. Ça compte pour moi, et ça a tendance à me motiver. Je passe quand même entre 30 et 50 heures en moyenne sur mes chapitres ces temps-ci (normal, étant donné leur longueur), du coup c'est toujours plaisant de savoir que son travail est apprécié. Ou pas, d'ailleurs… Parce que bien entendu, s'il y a un truc qui vous déplaît ou vous embête, vous avez le droit de le faire savoir également.

Beaucoup de choses à dire dans ces notes de l'auteur, donc sincèrement, si l'attente du chapitre a été trop longue pour vous, ne vous gênez pas et squizzez-moi ça… Vous savez très bien que j'aime parler pour ne rien dire ! Mais il y a quand même quelques points importants, donc je vais essayer de les traiter en premier :

Tout d'abord… GRANDE NOUVELLE ! Les cinq premiers chapitres d'Une route à parcourir à deux ont été traduits en anglais, grâce au travail acharné et la motivation sans faille de mon bon ami Galak, que nous pouvons tous remercier chaleureusement pour son investissement particulièrement intense, dynamique et enjoué ! Avec l'appui de Cimar of Turalis WildeHopps, auteur renommé de la communauté anglophone, qui a généreusement accepté de nous servir d'éditeur anglais (en somme, il relit les chapitres traduits et corrige les menues erreurs), nous serons en mesure de proposer ces cinq premiers chapitres à la communauté anglophone dès le début de semaine prochaine (normalement). Espérons que la fic, qui se voit renommée « A path to travel together » en anglais, saura s'attirer la sympathie du lectorat anglophone, et rencontrera le succès !

Ensuite, tant qu'à en être dans les remerciements, je profite de ces notes pour également rendre hommage à TheXavior, qui fournit un travail colossal et de superbe qualité dans l'agencement et la mise en page du wiki officiel d'Une route à parcourir à deux. Je n'ai malheureusement pas encore eu le temps de réellement m'investir dans le contenu du wikia en question, mais j'en ferai bientôt une priorité.

Autre annonce de grande ampleur : à partir du 20 Mars commencera la publication du tome 2 de Kiren, qui se nommera « La Lignée Stellaire ». Pour ceux qui suivent les aventures de Valkeyrie et de Ziegelzeig, je vous dis rendez-vous dans dix jours ! J'ai hâte de partager cette nouvelle histoire avec vous !

Quelques mots concernant ce chapitre à présent.

On m'a plus ou moins reproché de trop me focaliser sur le WildeHopps ces derniers-temps, au détriment du reste de l'intrigue. C'est pour cette raison que j'ai décidé de n'en faire une nouvelle fois qu'à ma tête en vous proposant un chapitre 32 qui, en sus d'être le plus long de toute la fic (mais là je vais arrêter de le souligner systématiquement parce qu'à chaque fois je fais pire), est 100% focalisé sur le WildeHopps. Et oui, c'est comme ça. Mais à mes yeux, l'intrigue principale d'Une route à parcourir à deux, c'est l'histoire entre Nick et Judy. Le reste est… Je n'irai pas jusqu'à dire secondaire… Mais de moindre importance. Du moins à mes yeux. Je ne vais pas vous répéter encore une fois à quel point je juge le WildeHopps comme un élément qualitatif inspirant, qui me nourrit constamment de nouvelles idées, drôles, tristes, charmantes, coquines, tendres, etc. Ce couple me passionne, tout simplement, et je ne me lasse pas de l'écrire.

Néanmoins, pour les moins affectés d'entre vous (oui, je considère qu'à ce stade, c'est pathologique), soyez rassurés : il y a également des éléments pertinents dans ce chapitre, qui rendent sa lecture plus que justifiée. Notamment si vous voulez découvrir la façon dont je m'imagine le monde de Zootopie, dans sa géographie, sa politique, sa vie sociale, ses spécificités animalières, etc. Vous aurez un joli patchwork de points de vus et de de descriptions sémillantes dans ce chapitre… Entre autres réjouissances.

Je vais également en profiter pour souhaiter un Joyeux Anniversaire à Zootopia (un an déjà, bordel), et dire félicitations à toute l'équipe du film pour le nombre incroyable de récompenses que celui-ci a ramassé (dont un oscar et un golden globe, entre autres). Il est toujours bon de constater que ce nous aimons est valorisé ! Et en ce moment, il n'y a rien que j'aime plus au monde que Zootopia ! Alors disons-nous qu'on repart pour un an.

Vive Zootopia, vive le WildeHopps !

Et bonne lecture !

PS : Comme d'habitude, la relecture a été superficielle, et sera accomplie dans les jours à venir. Merci de votre compréhension, mais j'avais trop envie de partager ce chapitre avec vous, et vous avez certainement bien assez attendu !


Chapitre 32 : Le terrier Hopps

La Foxmaster FZ1 engagea l'ultime virage la séparant du sommet du col qu'elle arpentait, vire après vire, depuis près de dix minutes, et déboucha sur un vaste plateau boisé, envahi par des arbres gigantesques, qui encadraient une route au macadam usé par le temps. Nick et Judy avaient quitté Atlantea depuis près de trois heures, et le renard avait décidé d'éviter l'autoroute, qui les aurait obligé à repasser à proximité de Zootopie, avant de pouvoir bifurquer vers le Nord-Ouest, où se trouvaient les vastes terres cultivables appartenant aux Trois Communes. De fait, il avait pris un itinéraire secondaire, qu'il prétendait connaître comme sa poche (bien que Judy ait rapidement compris qu'il ne l'avait en réalité jamais emprunté), qui sillonnait au cœur d'un réseau de départementales, et s'élançait parfois sur des routes nationales longues comme un jour sans fin, dans le but d'opérer un contournement par le Nord, qui les mènerait directement à destination. Selon Nick, c'était la route la plus rapide pour se rendre d'Atlantea à Bunnyburrow, et ils devraient normalement économiser près de deux heures sur le trajet initialement prévu. De quoi rattraper leurs quelques contretemps matinaux… Du moins en théorie, car la qualité parfois médiocre des routes avait souvent ralenti leur avancée, et que la circulation, en périphérie de certaines agglomérations importantes, avait été épouvantable.

A présent, ils étaient en pleine nature sauvage, et ils ne croisaient que très rarement d'autres véhicules, en dehors de quelques dépanneuses, ou de camions de livraison acheminant des fournitures d'un patelin reculé à un autre. Le dernier panneau indicatif auquel Judy avait été attentive l'avait informée qu'ils pénétraient dans la région de Rodentree. Bien entendu, la lapine connaissait cette vaste étendue forestière qui occupait une grande partie nord du pays, et d'où provenait la majeure partie des ressources en bois dont pouvaient bénéficier les autres régions du continent. Il lui suffisait de regarder autour d'elle pour se rendre compte que cette matière première existait en abondance, par ici. Des arbres de toutes sortes, et de tout âge, certains se caractérisant par leurs dimensions colossales, emplissaient l'espace et créaient un impressionnant écran de verdure, tout autour d'eux. Rien n'existait, en dépit de la ligne macadamisée sur laquelle la moto traçait sa route, et qui devait constituer une sorte d'étrange sillon grisâtre au milieu d'une mer végétale. La lapine en était toute extatique : elle se sentait vraiment minuscule au milieu de ce gigantesque espace naturel, qu'ils seraient amenés à arpenter pendant quelques heures encore, avant de redescendre vers le Sud, en direction des vastes plaines et des douces collines qui composaient le paysage bucolique de la région des Trois Communes.

Ils roulèrent un petit moment au milieu de cette immense forêt, avant que Nick ne bifurque sur une route perpendiculaire à l'artère principale qu'ils suivaient depuis une cinquantaine de kilomètres. Ce nouveau chemin macadamisé souffrait d'un manque d'entretien certain, et les suspensions de la Foxmaster commencèrent à faire défaut, donnant à Judy l'impression d'être secouée de la plante des pattes à la pointe des oreilles... Il n'aurait pas fallu que ce traitement dure trop longtemps, ou la lapine aurait commencé à avoir la nausée. Fort heureusement, cette portion malaisée laissa bientôt place à une route récemment refaite à neuf, qui jouxtait l'entrée d'une agglomération forestière, dans laquelle Nick s'engagea en roulant au pas.

Une certaine activité régnait ici, créant un contraste bienvenu avec l'espace de verdure presque poétiquement vide qu'ils avaient traversé jusqu'alors. La petite ville se nommait Greenhumpy, et s'était bâtie parmi les arbres séculaires qui poussaient au cœur de la grande forêt du Nord. Les demeures, toutes en bois, s'entremêlaient gaiement avec les troncs et les branchages, les contaminant parfois de l'intérieur, ce qui se traduisait par l'apparition inopinée de portes et de fenêtres au milieu de l'écorce d'un épicéa géant ou d'un hêtre immense, le bois extérieur s'étant vu taillé pour créer des coursives et des chemins suspendus, qui sillonnaient le long de ces gigantesques structures naturelles pour se raccorder aux habitations les plus haut-perchées, nichées au niveau de la canopée. La ville s'était bâtie autour d'un immense lac aux reflets scintillants, prisme bleuté chahuté par le vent, au cœur de ce paradis sylvestre. Nick n'avait pas encore stoppé sa moto que Judy retirait déjà son casque, avide de repaître ses yeux de la beauté incongrue d'une ville si singulière. Les mammifères allaient et venaient en tous sens, pris par le flux commun de leurs activités quotidiennes. Les routes praticables par les véhicules s'admonestaient à demeurer au niveau du sol, mais très peu de voitures circulaient, en dehors de celles de la municipalité. Les locaux semblaient avoir une affection particulière pour la marche à pieds… Voire pour la nage, si l'on prenait le temps d'observer la surface du lac, perturbée çà et là par les mouvements de nage des castors, ragondins et autres ratons-laveurs, qui vaquaient à leurs occupations. La plupart d'entre eux semblaient afférés à la construction d'un ponton suspendu sur les rives Est du lac, auquel serait bientôt adjointes des résidences de standing destinées aux mammifères amphibies désireux de passer leurs vacances dans ce paradis naturel. Enfin, au-dessus des artères principales de la ville se dressaient plusieurs strates d'habitations, au cœur même du feuillage des arbres, reliées entre elles par des plateformes sculptées, des ponts de cordes ou des passerelles de bois. Un réseau de nacelles de transport automatisées parcouraient également les parties supérieures de la ville, et les raccordaient au niveau du sol, permettant ainsi aux mammifères les plus pressés, ou les moins mobiles, de se rendre en n'importe quel point de la cité très facilement.

« On se croirait presque dans le quartier de la forêt tropicale. » commenta une Judy extatique, tandis que Nick abaissait la béquille de sa moto, qu'il avait arrêté sur le parking d'un dinner.

« Ouai… » admit le renard en retirant son casque, avant de laisser glisser un regard panoramique sur l'environnement qui l'entourait. « En plus rustique. »

« Remarque typique de citadin. » rétorqua la lapine sur un ton légèrement moqueur, avant de sauter au sol et de s'étirer longuement.

« Que veux-tu, Carotte ? Je suis un mammifère civilisé. On ne se refait pas. »

« Avoir vécu dans la grande ville ne fait pas de toi un mammifère plus civilisé qu'un autre, Wilde… » rétorqua Judy sur une note plus critique, avant d'écarter les bras face à l'environnement qui leur faisait face. « Regarde la façon dont cette ville s'est bâtie en parfaite adéquation avec son environnement. Il n'y a rien d'artificiel, là-dedans… Pas d'arroseurs automatiques pour simuler la pluie… Pas de convertisseurs atmosphériques soufflant le chaud ou le froid à la demande. Seulement de la débrouiller et un peu d'huile de coude. Si ça, c'est pas être civilisé… »

« Parfait, te voilà devenue une parfaite petite écolo. » répondit Nick d'un ton grinçant. « Qu'est-ce que ce sera quand tu commenceras à voir des terriers ? »

« Allons bon ! On sait bien que de nous deux, c'est toi le boyscout ! »

Nick avait en réserve au moins deux cent réponses bien senties pour contrebalancer cette dernière pique, et continuer ainsi leur usuel petit jeu de provocations et de remarques bien senties… Mais les paroles de Judy firent écho à la discussion qu'ils avaient eu le matin-même, alors que ce fichu almanach des plantes, qu'il s'était évertué à reconstituer au cours de son enfance, avait fait sa grande réapparition sur le devant de la scène de ses souvenirs enfouis. Les mots moururent alors dans sa gorge, tandis qu'il s'obligeait à porter un nouveau regard plus bienveillant à la cité forestière qui l'entourait. Et devant la beauté simple et naturelle de ce cadre en apparence relativement anodin, mais cependant si tranquille, et en quelque sorte préservé dans son écrin reculé, il ne ressentit ni ironie, et pas le moindre désir de se moquer… Seulement une profonde bienveillance, et un brin de nostalgie.

« Tu dois avoir raison, Carotte… » répondit Nick sur un ton apaisé, qui fit un électrochoc à la lapine car elle s'était attendue à une nouvelle boutade de sa part. « C'est peut-être bien ça, la meilleure façon d'être civilisé. »

La lapine le contempla avec attention, saisie par son attitude soudainement si posée. Elle esquissa un sourire en le voyant si absorbé par la vue qui s'étendait sous ses yeux, et vint se placer à ses côtés, avant de glisser sa patte au creux de la sienne.

« Tu dis ça… Mais tu ne pourrais pas tenir plus deux heures sans ton téléphone portable, pas vrai ? »

La réflexion sembla tirer le renard de sa torpeur, et le ramener dans des humeurs plus communes. En signe de contestation, il extirpa son smartphone de sa poche et l'exhiba avec fierté sous les yeux de Judy.

« Mauvaise langue que tu es, Carotte ! Il semblerait bien que même ici, à rongeons-les-bouts-d'troncs, on capte du réseau ! »

« Tu as une façon si… pittoresque… de qualifier les lieux que je n'ai plus qu'une hâte : te faire visiter Bunnyburrow. Pour sûr, tu vas te régaler. » déclara la lapine en levant les yeux au ciel, sans néanmoins se départir du sourire satisfait qui s'était dessiné sur son museau. Elle était heureuse de partager ces moments avec Nick, même si elle ne comprenait pas vraiment la raison de leur arrête dans cette petite bourgade provinciale.

Alors qu'elle allait interroger le renard, un petit groupe de mammifères passa auprès d'eux, afin de se rendre dans le dinner sur le parking duquel ils avaient stoppé. La proximité que le renard et la lapine affichaient, collés l'un à l'autre, patte dans la patte, leur valurent des regards désapprobateurs, et ils eurent le plaisir de percevoir quelques commentaires déplacés, dont ils ne saisirent pas la nature exacte, mais devinèrent sans mal la teneur. Nick lança un petit regard en coin à Judy, avant de pousser un soupir.

« Tu t'éloignes un peu de Zootopie, et tu te retrouves vingt ans en arrière, il faut croire… »

Alors il voulut retirer sa patte afin de dissiper le léger malaise que leur couple devait certainement représenter à la vue de cette communauté rétrograde, mais la lapine ne le laissa pas faire. Elle afficha un sourire entendu en resserrant ses doigts autour des siens, affirmant le lien qui les unissait, avant de l'agripper par le col afin de le tirer vers elle. Les yeux écarquillés, Nick se vit administrer un baiser des plus passionnés, contre lequel il essaya de lutter (en vain) pendant une petite seconde, avant de finalement s'y abandonner avec délice… Il reconnaissait bien là Judy. Ce n'était pas de la provocation ouvertement affichée, mais plutôt un moyen de lui faire comprendre à lui, le seul mammifère qui lui importait réellement à des lieux à la ronde, qu'elle se moquait bien de ce que les badauds locaux pouvaient penser de ce qu'il y avait entre eux.

Elle le relâcha finalement, une expression de contentement particulière sur le visage. Si le baiser avait stimulé une quelconque réaction auprès du groupe de mammifères qu'ils avaient visiblement indisposés un peu plus tôt, ils n'en surent rien, ni l'un ni l'autre. D'ailleurs, ils n'en avaient tout simplement rien à faire.

« Alors, Nick… » reprit finalement Judy, comme si rien de tout ceci ne s'était produit. « Pourquoi s'est-on arrêté dans ce charmant endroit ? »

« Oh, pour des raisons pratiques, avant toute chose. » commenta le renard en se retournant vers la moto afin de récupérer son portefeuille dans l'une des sacoches fixées à l'arrière. « J'avais besoin de faire la vidange, en premier lieu. »

« La vidange de la moto ? Maintenant ? » s'étrangla Judy, incrédule.

« Heu, non… Ma vidange personnelle, si tu suis ma pensée. » répondit le renard en lui lançant un regard équivoque, avant de pousser un petit rire.

Maintenant qu'il en parlait, elle aurait bien fait un tour par les toilettes, elle aussi… Plus de trois heures de route sans le moindre temps d'arrêt… Ça pouvait s'avérer dévastateur pour n'importe quelle vessie, ce qui était encore plus vrai à moto. En dehors de ça, elle ne se plaignait pas non plus d'avoir l'occasion de s'étirer un peu et de se dégourdir les pattes.

« En plus de ça… » reprit finalement le renard. « J'ai le dos et les guiboles en compote… J'avais besoin d'une petite pause. Et puis, on pourra en profiter pour manger un morceau. »

Il fit un petit signe de la patte en direction du dinner. Un établissement pour routiers, sans doute… Ce ne serait certainement pas de la grande gastronomie, mais ils ne manqueraient pas d'être servis en quantité. A cette seule idée, l'estomac de Judy se mit à gargouiller de la plus audible des manières, et elle se plia en deux, les pattes contre le ventre, tout en grimaçant d'un mélange cocasse d'inconfort et de gêne.

« Inutile de te demander si tu as faim… » commenta Nick en relevant les sourcils. « Je suis toujours admiratif de la façon dont ton corps parvient à exprimer ses besoins primaires. Pas moyen d'y échapper. »

« Tu veux peut être voir comment il exprime la colère, Wilde ? » contesta Judy en lui lançant un regard foudroyant.

« Haha, non… On s'en passera. »

Ayant lâché ces mots, il se détourna vers le dinner, et commença à avancer dans sa direction, Judy sur les talons. La lapine ne tarda pas à remarquer la démarche claudicante de son ami, qui avait visiblement du mal à maintenir une démarche normale et décontractée. Ses pattes tremblaient à chaque pas, et il boitillait sérieusement.

« Tout va bien, Nick ? Tu as mal aux pattes ? » s'enquit Judy avec inquiétude en se pressant à ses côtés, dans le but de le soutenir.

Son appui fit rire le renard, mais il ne s'en défit pas pour autant, passant un bras derrière les épaules de la lapine afin de se stabiliser contre elle… Oui, il ne dissimulerait pas plus longtemps le fait qu'un peu de soutien lui serait utile, afin de parcourir la cinquantaine de mètres qui les séparaient de l'établissement.

« Je crois que mon corps me fait payer mes excès matinaux, Carotte… » explicita finalement Nick. « J'ai tellement de courbatures dans les pattes que j'ai l'impression qu'un sadique joue de l'accordéon avec mes muscles. »

« Bravo, mon cœur… Tu viens de découvrir qu'ils existaient. » rétorqua Judy d'une voix taquine, tout en le tapotant affectueusement dans le dos, comme pour le réconforter.

« Ouai, et bien si c'était pour me présenter de tels hommages, je peux te dire que j'aurais préféré les laisser au repos… »

« C'est ma faute… » déclara Judy en secouant la tête. « Je n'aurais pas dû te pousser à faire ce footing, ce matin. Avec la route qui nous attendait aujourd'hui, j'aurais dû penser à te ménager… »

« Trop tard pour les regrets, lapine sadique. » rétorqua le renard en affichant un sourire tout en crocs, avant de reprendre. « Blague à part, ne t'excuse pas pour ça… Il valait mieux que je comprenne certaines vérités plus tôt que plus tard. »

« Promis, je te laisserais tranquille dans les prochains jours. »

« Hors de question, Carotte. » contesta immédiatement Nick. « Nous n'avons plus beaucoup de temps avant que j'entre à l'académie. Il faut ce qu'il faut, tu l'as dit toi-même… Alors même si mes jambes sont encore au supplice, on remettra ça demain matin, mais dans les règles cette fois. »

Judy ne trouva rien à répondre sur l'instant. La détermination affichée de Nick la laissait sans voix. Non pas qu'elle ait eu à l'esprit l'idée de remettre en question sa volonté affirmée de fournir les efforts nécessaires à son entraînement pour l'académie, bien entendu… Mais le renard lui semblait réellement investi en cet instant. Il avait l'air de faire de ce projet à venir une priorité réelle. Il ne le percevait d'ores et déjà plus comme une contrainte, mais comme un moyen, voire même une nécessité. De fait, même si sa déclaration pouvait paraître peu raisonnable, étant donné son état (Judy savait mieux que quiconque qu'il fallait également savoir se ménager), elle ne se sentit pas le cœur à contester sa décision.

« Je… Je te masserai les pattes, avant qu'on reprenne la route. » déclara-t-elle finalement, en tournant vers lui un visage déterminé et souriant. « Et une fois qu'on sera arrivés à Bunnyburrow, je t'appliquerai une crème spéciale qui a un effet détonnant contre les courbatures. Il faudra y aller doucement demain, mais tu devrais déjà moins souffrir. »

« Une crème spéciale ? » questionna Nick en affichant une mine intriguée, et légèrement méfiante.

« Fabrication maison. Du made in Hopps ! » répondit la lapine avec fierté, alors qu'ils franchissaient la porte du dinner, et qu'ils se dirigeaient vers l'une des rares banquettes disponibles, à l'intérieur d'un petit box usé jusqu'à la corde, mais à la propreté irréprochable.

L'incongruité de leur couple éveilla à nouveau de nombreux regards équivoques parmi la clientèle, et même auprès des serveurs, mais ils glissèrent sur eux comme de l'eau sur une parka étanche. C'était à peine s'ils y prêtèrent attention. Au lieu de ça, ils poursuivirent tout naturellement leur conversation.

« Je croyais que la seule chose que les Hopps étaient capables de produire, c'étaient des carottes, des myrtilles, ainsi que des lapereaux en série… Et quelques énergumènes du genre à vouloir devenir flics, et à se fourvoyer avec des renards. »

« Tu tiens ma famille en haute estime à ce que je vois. » rétorqua la lapine, qui ne se formalisait plus du tout de ce genre de petits commentaires provocateurs. « Eh bien, ni carottes, ni myrtilles, et encore moins de lapereaux dans ladite crème miracle, très cher. »

« Encore heureux, je m'imaginais déjà les petits passés au mixer… » intervint le renard en affichant une mine écœurée.

« Tu m'étonneras toujours par ton imagination… » ricana doucement Judy. « Sans doute stimulée par de trop nombreuses heures passées devant les séries Z et les jeux-vidéos. »

« Ne me fais pas passer pour une sorte de renard geek, s'il te plaît. » renchérit Nick en plaquant une patte contre son front et en prenant la pose théâtrale de celui qui a été blessé au plus profond de son âme. « C'est un traumatisme de mon passé auquel je ne saurais faire face plus longtemps… »

« Ce qui est amusant avec toi, c'est cette capacité que tu as à multiplier par trois le temps commun de n'importe quelle conversation… » rétorqua Judy en se laissant retomber au fond de sa banquette.

« Au moins, tu ne pourras jamais prétendre t'ennuyer, comme ça. »

« Avec toi ? Aucun risque ! »

« Tu vois ? » répliqua Nick avec fierté. « Je suis parfait. »

« Parfait pour moi, sans doute… » contra Judy sur un ton plus ironique. « Mais ne va pas croire que c'est une vérité générale pour autant. »

« J'ai pas besoin d'être parfait pour les autres. » rétorqua le renard d'un air entendu, un sourire charmeur au museau, tout en venant poser sa patte pardessus celle de sa petite-amie.

Le geste lui valut un regard où luisait une telle quantité d'amour qu'il faillit se départir de son expression conquérante, pour basculer dans quelque chose de plus indistinct, du type « bon-sang-je-suis-fou-amoureux-de-cette-lapine-je-veux-l'épouser-sur-l'instant ». Il secoua la tête à cette pensée, mais fort heureusement Judy ne perçut rien de son trouble, et enchaîna.

« Pour en revenir à l'essentiel, je tiens la composition de la crème en question de ma grand-mère. »

« Elle aussi voyait les renards comme des représentants contractuels mandatés par le diable ? » questionna Nick sur un ton anodin.

« Pas du tout ! Au contraire, elle… »

« Qu'est-ce que j'vous sers ? » l'interrompit la voix baroudeuse de l'hippopotame vêtue d'une tenue de cuisine surmontée d'un tablier blanc, qui faisait visiblement office de tenancière du dinner, autant que de serveuse, de ce qu'ils pouvaient en dire.

« Heu… Qu'est-ce que vous nous proposez ? » répondit Nick en grimaçant légèrement, pris au dépourvu par l'entrée en matière quelque peu agressive de cet interlocutrice impromptue. Au-delà de ses manquements aux règles de politesse les plus élémentaires, aucun menu ne leur avait été fourni, ce qui risquait de rendre compliqué le simple choix d'un plat.

« Plat du jour : tourte estivale aux cinq céréales. Pour l'reste, c'est affiché au-dessus du comptoir. Z'avez qu'à ouvrir l'œil. » déclara-t-elle en affichant une mine patibulaire et blasée.

Nick et Judy échangèrent un regard circonspect, avant de jeter un œil aux différents plats qui émaillaient les pancartes faisant office de menus aux présentoirs. Rien de tout ceci ne semblait particulièrement alléchant… Il s'agissait principalement de variations de burgers dégoulinant d'huile, systématiquement accompagnés de leur énorme dose de frites bien grasse. Inconsciemment, le renard grimaça. Il n'était pas du genre à faire attention à son alimentation, et encore moins à surveiller sa ligne, mais là c'était peut-être aller un peu trop loin sur le territoire de sa tolérance alimentaire.

« Y a-t-il un plat au menu qui puisse ménager notre taux de cholestérol ? » questionna Nick d'une voix cynique. « Ou bien est-on obliger de ressortir d'ici avec les artères bouchées ? »

La réflexion lui valut un regard biaisé de la tenancière, qui souleva un sourcil suspicieux et critique à son encontre. L'expression que lui lança Judy était au moins aussi impayable. Elle n'en revenait pas qu'il ait eu le toupet de s'exprimer ainsi, au risque d'attirer l'animosité de l'hippopotame qui leur faisait face. Mais elle aurait dû s'en douter, venant de lui… Il était du genre à dire ce qu'il pensait sans détours.

« Bien une réflexion d'citadin… » répondit finalement la serveuse, sans velléité aucune au fond de la voix, presque comme si elle avait pris la réflexion pour ce qu'elle était, au final : un simple trait d'humour. « Eh bien, si vous voulez préserver votre silhouette de renard gringalet, je vous conseille le plat du jour. »

« Moi ? Un gringalet ? » rétorqua Nick, un sourire torve se dessinant sur son museau. Il feignait ouvertement la vexation, et son attitude charmeuse lui attirait visiblement la sympathie de cette hippopotame un peu bourrue.

« On dirait que tu as été percé à jour, Nick… » renchérit Judy en se laissant retomber au fond de la banquette.

« C'est qu'nos mâles ont besoin de forces, par ici ! » acquiesça la serveuse. « On travaille dur dans l'bucheronnage. Pour couper les troncs et charger les palettes, vaut mieux avoir les reins solides, et l'estomac bien rempli ! »

« Ça ne fait aucun doute. » répondit Nick en s'accoudant sur la table avant de venir caller son museau au creux de sa patte, tout en affichant l'air le plus goguenard qu'il parvint à ménager. « Les manuels ont le cœur solide. Ils peuvent endurer cette blitzkrieg alimentaire. »

« Parle de cœur solide, pour voir. » le contra la lapine d'une voix amusée. « Tu aurais une once de crédibilité si tu ne t'étais pas retrouver à ramper au sol à la fin de notre footing ce matin, dans l'espoir de parvenir à glisser sur les litres de bave que tu avais versé. »

« C'est toujours un bonheur d'obtenir ton soutien indéfectible, Carotte. » maugréa le renard.

« Tu te montreras plus tolérant à l'avenir, vis-à-vis des mœurs locales. » contesta simplement Judy, avant de reporter une attention plus bienveillante en direction de la serveuse qui, si elle demeurait amusée par leurs échanges de railleries, commençait visiblement à s'impatienter. « Pour ma part, je prendrais ce que vous appelez le Timber Master Deluxe ! Avec un supplément de fromage ! Et… Un grand verre de jus d'orange. »

La mâchoire de Nick retomba tandis que son regard ébahi se tournait inconsciemment vers l'affiche vantant les mérites de l'un des plus gros sandwichs à l'affiche du dinner… Un incontournable, scandait l'écriteau graisseux. Il était prêt à le croire, aux vues des dimensions de l'engin en question, qui n'était surpassé en taille que par « Le Colosse », un burger de type « building » que la maison se promettait de rembourser si un mammifère de taille moyenne parvenait à en venir à bout.

« Carotte, c'est une plaisanterie ou quoi ? » bredouilla Nick.

La question, sincèrement incrédule, sembla surprendre Judy, qui lui lança un regard intrigué, avant de secouer la tête. « Non, Nick… J'ai juste faim… »

« Eh bien si vous avez faim, ma p'tite dame, vous allez ressortir d'ici repue, foi de Dorris ! » clama l'hippopotame d'une voix enjouée, déridée à la seule idée de savoir que Judy était le type de consommateur qui côtoyait habituellement son restaurant. « Et pour le coup, Dorris, c'est moi, si vous aviez pas saisi… »

« Enchantée, Dorris ! » proclama la lapine, un grand sourire illuminant son visage.

S'il n'avait pas été aussi abasourdi par le choix de repas opéré par Judy, qui hantait encore son sens usuel des perceptions, Nick aurait pu s'attarder sur le fait que la lapine était vraiment splendide, en cet instant précis. Il dû le remarquer inconsciemment, d'ailleurs, car son museau se fendit d'un sourire charmé, des plus incontrôlables.

« Eh bien, Dorris… Sustentez donc cette lapine, et satisfaites à ses besoins calorifiques visiblement ahurissants. Pour ma part, je me contenterai d'une part de votre tourte aux céréales printanières… »

« C'est une tourte aux légumes estivaux, et aux cinq céréales. » le corrigea Dorris d'une voix plus rude, signe qu'elle n'appréciait visiblement pas que l'on écorche la dénomination de ses plats.

« C'est exactement ce que j'ai dit. » mentit honteusement Nick en acquiesçant fièrement. « Et un grand verre d'eau, en sus du reste. »

« C'est noté. » lâcha-t-elle finalement avant de se détourner d'eux de sa démarche pesante, et visiblement peu motivée. En chemin vers le comptoir, qui ouvrait sur la cuisine, dont s'échappait d'ailleurs une odeur manifeste de graillon plutôt écœurante, elle maugréa dans sa barbe, mais d'une façon tout à fait audible : « Tss… Ces gens d'la ville… Qu'est-ce-qu'ils se la racontent... »

Judy tourna vers son renard un regard de léger reproche, avant de croiser ses bras sur sa poitrine. « Tu es un spécialiste quand il s'agit de faire une première mauvaise impression, pas vrai ? »

« C'est un mensonge, et tu le sais, Carotte. » contesta Nick en feignant une nouvelle fois d'avoir été affecté plus que de raison par la remarque. « Tu es tombée sur mon charme dès notre rencontre. »

« Celle où tu m'as honteusement extorqué vingt dollars en me faisant croire que ton soi-disant fils en costume d'éléphant serait privé de son cadeau d'anniversaire ? Ou bien celle qui a suivi, où tu as passé cinq bonnes minutes à piétiner mes rêves ? » rétorqua Judy en se penchant en avant, tout en affichant un sourire cynique qui lui semblait de circonstance.

« Okay, d'accord… On va dire que c'était pas gagné, en partant sur ces bases. »

« Merci de le reconnaître, mon cœur. »

« Et donc… » reprit Nick, visiblement désireux de changer de sujet, étant donné que les éléments de la conversation commençaient à se retourner contre lui. « Avant cet interlude hippopotamesque, tu allais me parler de ta grand-mère, non ? »

« C'est exact. » confirma Judy en redressant l'index, sans se départir de son sourire taquin. « Tu semblais prétendre que ma grand-mère était une sorte de vieille sorcière munie d'une torche et d'une fourche, qui pourchassait le renard tous les vendredis soirs afin de se faire des descentes de lit avec leur scalp… »

« Hum… Tu as vraiment dû abuser de certaines séries Z d'un goût plus que douteux, c'est certain… »

« Allons bon, ose nier que tu n'as pas pensé à un truc du genre ? » rétorqua la lapine en affichant un air d'incrédulité amusée.

« Etant donné le descriptif que tu m'as fait du grand Pop'Hopps, j'étais en droit à m'attendre au pire de la part de tes aïeuls, non ? »

« Arrête un peu. » contesta Judy en secouant la tête. « Même grand pop'Hopps n'est pas aussi méchant que tu pourrais le croire, quand on le connaît bien… Il est seulement à l'image d'une autre époque. »

« Mais pas son épouse, alors ? » questionna Nick, dont l'intérêt pour la question n'avait rien de frauduleux… Après tout, il n'était plus qu'à quelques heures d'une rencontre irrémédiable avec une grande partie de la famille de sa petite-amie. Chaque kilomètre supplémentaire le rapprochait indéniablement de ce moment fatidique, qu'il commençait peu à peu à redouter, sentiment d'angoisse qu'il jugeait stupide, sans parvenir à se raisonner.

« Oh… » répondit Judy en agitant la patte, comme pour le corriger. « Non, non. Je te parlais de ma grand-mère maternelle, Elise. Grand Pop'Hopps est le père de mon père. »

« Pourquoi cela ne me surprend-t-il guère ? » chantonna Nick en levant les yeux au ciel.

« Eh bien, Nick ? Je croyais pourtant que le courant passait mieux, entre mon père et toi… » s'enquit Judy, affichant un air soudainement plus préoccupé.

Il était clair aux yeux du renard que la question semblait affecter la lapine, même un minimum. Il demeurait visiblement important pour elle que Nick, et la relation qu'elle entretenait avec lui, soit acceptée, et peut être même bien vue, par ses parents… Et sans doute le reste de sa famille. Nick avala à sec. Plus la conversation s'éternisait en ce sens, et plus il sentait la pression augmenter au creux de son estomac. Il avait déjà le sentiment qu'une chape de plomb affreusement lourde s'entassait peu à peu sur ses épaules. Ce genre de questions ne l'avaient jamais vraiment affecté, jusqu'à aujourd'hui… Mais en dépit du reste, il espéra intérieurement qu'il parviendrait à nouveau à faire bonne impression aux proches de celle qu'il aimait.

« Eh bien… » commença le renard sur un ton quelque peu hésitant. « C'est difficile d'établir des certitudes sur le peu de temps qu'on a passé ensemble, alors il y a toujours la possibilité que… »

« Oh Nick ! » l'interrompit Judy d'une voix attendrie, avant de plaquer sa patte contre sa bouche entrouverte, ses yeux se plissant sous l'effet de l'émotion. « Tu t'inquiètes sérieusement à l'idée de revoir mes parents et de rencontrer ma famille, c'est ça ? »

Le renard voulut frauduleusement nier, et entrouvrit la bouche pour se départir d'une réponse ironique ou moqueuse, histoire de botter en touche… Mais en croisant le regard de Judy, il s'en sentit soudainement incapable. Ce n'était pas la première fois qu'il avait ce genre de réactions face à elle, et elles avaient tendance à se multiplier ces derniers-temps… C'était comme s'il ne parvenait plus à jouer la carte de la fausseté en sa présence… Pas avec elle, pas s'il prenait sincèrement en compte ce qu'elle représentait pour lui. Alors il se figea dans son geste pendant quelques secondes, avant de pousser un léger soupir, se résignant à acquiescer, parce qu'il ne trouvait aucun autre moyen de se départir de ce qu'il ressentait.

« Un peu… » maugréa-t-il à contrecœur. « C'est normal, non ? Dans leur situation, je me sentirais mal à l'aise à l'idée qu'un membre de ma famille ramène un renard à la maison, alors… »

« Tu as si peu foi en ta propre espèce ? » contesta la lapine sur un ton plus moqueur.

Nick referma la bouche, et capta le regard attendri qu'elle lui lançait. Il comprit sans mal qu'elle cherchait à le rassurer, et ce seul contact visuel lui fit déjà un bien fou. Elle avança sa patte dans sa direction, afin de pouvoir la déposer sur la sienne. Le geste intime attira quelques regards curieux (et déplacés) parmi la clientèle du dinner, particulièrement bondé à cette heure de la journée, mais Judy n'en avait que faire. Seul le bien-être de son renard lui importait pour l'instant.

« Je t'aime, Nick… Et je suis certaine qu'au-delà du fait que tu sois un renard, chaque membre de ma famille qui est un tant soit peu attaché à moi s'en rendra compte au premier coup d'œil. Ils veulent tous ce qu'il y a de meilleur pour moi, j'en suis convaincue… Et ce qu'il y a de meilleur pour moi, c'est toi. Tout simplement. »

Nick avait la bouche sèche. Dire qu'il avait été touché par ces paroles aurait été un euphémisme. Ça n'enlevait rien à l'angoisse qu'il ressentait à l'idée de faire la connaissance des nombreux membres de la famille Hopps, mais au moins il savait que le plus important ne se situait pas là, au final… Tout ce qui comptait réellement se trouvait en face de lui. Judy, qui lui souriait, et se redressait à présent dans sa direction, dans le but de l'embrasser. Spontanément, le renard se redressa, en vue d'aller à sa rencontre, mais un mouvement furtif attira son attention, et il se sentit soudain sous la houlette observatrice de regards scrutateurs, qui contemplaient la scène d'un air au mieux intrigué, dans le pire des cas méprisant… Et il se figea. Alors, il sentit la patte de Judy lui saisir le menton, et la force qu'elle appliqua à son mouvement pour l'obliger à tourner la tête vers elle. Son petit museau rose n'était plus qu'à quelques centimètres du sien.

« Je t'interdis de me refuser un baiser sous prétexte que cela pourrait déranger l'assistance, Nick… » glissa-t-elle d'un air entendu en plongeant son regard améthyste dans le sien.

Le renard pouvait sentir le souffle chaud de sa respiration lui caresser les babines. Inconsciemment, sa queue se mit à onduler de droite à gauche, manifestant le plaisir difficilement contenu qu'il éprouvait à la sentir si proche, en dépit d'une situation qu'il jugeait inconfortable.

« Quand nous serons chez mes parents… » poursuivit-elle avec douceur et franchise. « … Je n'ai pas l'intention de me priver de tes lèvres ou de tes bras, que tu le saches tout de suite. Alors il vaudrait mieux que tu te fasses à cette idée d'amblée. »

« Je suis sensé voir ça comme un entraînement, alors ? » demanda-t-il en redressant les sourcils.

La réflexion la fit sourire, mais l'intensité du regard qu'elle lui adressait ne diminua pas d'un iota.

« Non, renard crétin… » déclara-t-elle en ponctuant l'assertion d'un petit baiser, qui dura moins d'une demi-seconde... Ce qui fut suffisant pour générer un léger brouhaha réprobateur de la part du quatuor de mammifères qui occupaient la table avoisinante. Si Nick y prêta attention, ses oreilles se plaquant en arrière, Judy ignora totalement l'intervention, et reprit sa phrase là où elle l'avait laissée : « Vois ça comme un moyen de te rassurer. » Nouveau baiser, un peu plus long cette fois-ci… S'il devait y avoir des réactions auprès des habitués du dinner, Nick ne les perçut pas, pour le coup, tout émoustillé qu'il était par le contact des lèvres de sa petite-amie. « Tout se passera bien. » poursuivit-elle, avant de l'embrasser une nouvelle fois, avec une intensité toujours plus marquée. « Tu es un mammifère merveilleux. » Quatrième baiser… Nick flottait à présent sur un nuage de plaisir cotonneux, loin des considérations bassement terre-à-terre qui cherchaient à se figurer ce que tel ou tel péquenaud du coin pourrait avoir à y redire. « Et ma famille va t'adorer, j'en suis certaine. » Elle conclut cette série de gratifications par une ultime embrassade, farouche et pleine de conviction, intense par la décharge passionnelle qu'elle y imprima, car désireuse de lui faire ressentir tout l'amour qu'elle éprouvait pour lui. Finalement, elle le relâcha, et se laissa retomber au fond de son siège, souriante à l'observation de la mine groggy qu'il affichait à présent, tout émoustillé qu'il était par l'échange qui venait d'avoir lieu.

« Et si ce n'est pas le cas, c'est que ce sont vraiment des lapins crétins. » déclara-t-elle d'une voix plus claire, afin de l'aider à revenir à la réalité.

Nick entrouvrit légèrement des yeux encore vitreux de plaisir, et se laissa retomber à son tour sur sa chaise. Il s'interdit de jeter un regard autour de lui, en vue de jauger l'impression de ce que la population locale pouvait avoir à déclarer (ou à manifester en termes de gestuelle ou de grimaces désapprobatrices) au sujet de la relation intime que pouvaient entretenir un renard et une lapine… Ça n'en valait pas la peine… Et au final, Judy avait bien raison sur ce point : ça n'avait pas la moindre importance.

« Donc, si je suis ta logique… » reprit finalement Nick d'une voix légèrement éraillée par l'émotion, tout en saisissant sa queue d'une patte ferme afin de l'obliger à cesser immédiatement ses stupides va-et-vient incontrôlables. « Ta grand-mère Elise n'est pas une lapine crétine, c'est bien ça ? »

C'était un moyen comme un autre d'en revenir au sujet initial, duquel ils s'éloignaient constamment par des détours inattendus. C'était une chose qu'il avait remarqué, à force de passer du temps auprès de Judy… Quoiqu'il advienne, ils trouvaient toujours des choses à se dire, et leurs échanges incessants avaient souvent tendance à s'éparpiller dans mille et une directions, souvent peu sérieuses, d'ailleurs. Il fallait donc ménager une certaine présence d'esprit pour hiérarchiser les différentes strates de leurs conversations, et en revenir au point initial, si celui-ci n'avait finalement pas trouvé de réponse satisfaisante. Une forme de communication particulière au sein de leur couple, mais c'était une chose qui n'avait pas vraiment surpris Nick, en fin de compte. En effet, le renard était persuadé que les couples fusionnels avaient cette capacité à développer une forme de communication intime particulière, qu'eux seuls étaient à même de réellement comprendre… A une époque, il avait été admiratif de ce fait langagier inexplicable, sorte de consécration par la parole de l'union sincère entre deux mammifères, et qui semblait symboliser leur isolement particulier par rapport au reste du monde, leur façon personnelle d'ériger cette bulle d'intimité que formait leur couple. Et ce modèle qu'il avait admiré, c'était celui de ses parents, lorsqu'il n'était qu'un enfant et que sa famille était encore unie et heureuse…

La voix de Judy l'extirpa alors de sa réflexion nostalgique. « Oh, loin de là… Elle était… Vraiment merveilleuse. Une femelle lumineuse… »

L'emploi relativement amer qu'elle venait de faire de l'imparfait, temps du passé révolu, laissa peu de doute à Nick par rapport à la question : cette grand-mère tant aimée n'était plus de ce monde… Et à l'intonation involontairement fébrile qu'avait employé Judy pour en parler, il était clair que l'évènement l'affectait encore beaucoup.

« Alors que grand Pop'Hopps passait son temps à nous rappeler de nous méfier des prédateurs, et à nous mettre en garde contre tout un tas de dangers qui menaçaient nos existences fragiles de lapereaux, mémé Elise, elle, nous disait toujours… Je m'en souviens encore comme si c'était hier… »

Elle se redressa, comme pour prendre une pose cérémonieuse, plaqua une patte contre sa poitrine, avant de redresse l'autre, index pointé vers le plafond, et déclara solennellement : « La seule chose dont il faut avoir peur, c'est de la peur elle-même. »

Nick ne put se départir d'un sourire attendri. Il ne savait plus exactement quand, mais il avait déjà entendu Judy exprimer cette assertion philosophique, dans d'autres circonstances… Visiblement, cette phrase l'avait marquée, au point de devenir une forme de constante à ses yeux. Ce n'était pas qu'un travail de mémoire à l'égard d'une grand-mère décédée, à qui elle voulait rendre hommage en perpétuant ses idées… Cette phrase avait été pensée, ruminée, digérée, et s'était transformée en une forme leitmotiv pour cette jeune lapine courageuse, qui avait fait face aux difficultés et aux dangers avec une conviction qui ne pouvait s'être forgée que sur des bases à la fois saines et solides… Dans un mouvement d'esprit involontaire, Nick rendit grâce à la défunte Elise d'avoir aidé sa petite-fille à s'accomplir à ce point, même si ce n'était qu'au détour d'une phrase.

« Tu vois, pour ma grand-mère Elise, craindre les prédateurs, c'était totalement stupide… Elle me disait souvent qu'ils avaient certainement plus peur de nous que nous d'eux. Et qu'on pouvait très bien craindre d'autres proies, après tout, comme les prédateurs pouvaient parfois se craindre entre eux. Mais au final, cela serait revenu à vivre constamment dans la crainte de l'autre, et à ses yeux, n'exister que par la peur était le meilleur moyen de se gâcher la vie. C'est pour ça qu'elle disait que la seule chose qu'il fallait réellement craindre, c'était la peur… Parce qu'au final, il n'y a que ça qui t'empêche de profiter de tout ce que l'existence a à t'offrir. »

« Je pense que ta grand-mère était une personne vraiment très sage… Elle avait indubitablement raison. » déclara Nick d'une voix émue, sans se départir de son sourire.

Il aurait aimé expliquer à Judy en quoi ce qu'elle venait de dire renvoyait à son propre parcours. Sa vie entière avait été majoritairement dictée par la peur. Le fait d'agir de manière frauduleuse sous prétexte que jamais le monde ne serait en mesure de le voir autrement que comme un renard manipulateur, arnaqueur, indigne de confiance n'était pas la résultante d'un courage farouche pour s'opposer à ces stéréotypes, c'était certain… Et là encore, il n'abordait que les facettes les plus « plaisantes » de son existence passée. Son esprit erra sur les récifs dangereusement irisés de certains de ses souvenirs les plus obscurs, et il vint inconsciemment glisser une patte tremblante contre la cicatrice qui lui barrait la jugulaire… L'espace d'une seconde, il eut l'impression de sentir à nouveau les crocs de Vincent se resserrer autour de sa gorge… Et il fut gagné d'une légère vague de panique, des échos sinistres résonnant en son esprit, quand se superposa à sa mémoire les images les plus répugnantes des cauchemars qui avaient hanté ses nuits, récemment. En effet, il ne fallait craindre que la peur… Mais si Nick était parfaitement honnête avec lui-même, au sein de tous les évènements dramatiques qui avaient émaillé ces dernières semaines (heureusement contrebalancés par tout un tas de moments de bonheur indescriptibles), il devait en faire le constat amer : une part enfouie de lui, instinctive, profonde, était terrorisée… Et il n'y avait rien qu'il soit en mesure de faire pour parvenir à la calmer.

« Tout va bien, Nick ? » questionna Judy sur un ton inquiet.

Au son de sa voix, il se redressa, et retira immédiatement sa patte du creux de son cou, presque comme si le contact de cette vieille blessure lui était soudainement devenu insupportable. Il secoua légèrement la tête pour se remettre les idées en place, et acquiesça en cherchant à ménager l'expression la plus rassurante possible.

« Oui, Carotte… Désolé, j'étais perdu dans mes pensées. »

« Un propos cynique à ajouter, peut-être ? » demanda-t-elle en affichant un sourire narquois. « Histoire d'amoindrir l'idéalisme de mes propos ? »

« Comme si c'était mon genre ! » rétorqua Nick en levant les yeux au ciel.

« Mouai… Toujours est-il qu'en vertu de ces sages paroles, tu n'as officiellement plus aucune crainte à te rendre au terrier Hopps, désormais ! »

« C'est plutôt ces propos que je qualifierais d'idéalistes, pour le coup. » répondit le renard en prenant une expression plus dolente.

« Très bien ! » concéda la lapine en haussant les épaules. « Pense ce que tu veux. Après tout, je ne peux pas te garantir que tu ne finiras pas dévoré par l'immonde Grizou-Champêtre. »

« Oh, quelque chose me dit que je vais adore cette histoire… » fredonna le renard en callant sa tête entre ses pattes, pour mieux focaliser son attention dévorante sur la lapine.

« De quoi ? Le Grizou-Champêtre ? » demanda Judy d'un air surpris. « Hmm… Mouai, pas étonnant que tu ne connaisses pas. C'est une légende urbaine des Trois Communes… Une histoire qu'on raconte aux enfants pour les obliger à se tenir à carreaux. »

« Je suis sûr que ton père en a fait un usage massif, te concernant… »

« Qu'est-ce que tu vas t'imaginer ? » protesta Judy en grimaçant d'inconfort. « J'étais une petite lapine adorable… »

« A ton expression biaisée, je suis prêt à parier que tu n'y crois pas toi-même une seule seconde. »

Judy hésita un instant, avant de pousser un soupir contrit, et de reporter sur son renard attentif une mine un peu plus boudeuse.

« Bon, bon, ça va ! » répliqua-t-elle en secouant la tête. « S'il avait vraiment existé, le Grizou-Champêtre aurait eu des prétextes pour m'emmener et me manger au fond des champs de blé un nombre incalculable de fois… Mais le plus triste, c'est que mon père s'est encore servi de cette histoire au cours de mon adolescence dans le but de me dissuader de devenir flic. »

Ce dernier souvenir éveilla chez elle une étrange expression de dépit mêlé d'inconfort, auquel Nick eut du mal à résister… Il faillit éclater de rire à l'audition de l'anecdote. Plus en raison de la manière dont elle était narrée que pour sa teneur particulière, en fait… Même s'il devait bien avouer que cela ne redorait pas le blason de Stu, pour le coup.

« Ce qui est sûr, c'est que ça n'a pas marché. » se contenta de répondre Nick, préférant se substituer aux mille et une boutades plus ou moins amusantes que fomentait actuellement son esprit… Il aurait le loisir de se resservir de cette histoire à l'occasion, c'était certain. « Tu as été une très vilaine lapine. Méchante lapinette. »

Judy pinça les lèvres et fronça les sourcils… Bien entendu, cette frimousse n'avait rien de menaçante, et était en tout point adorable, ce qui lui fit manquer son effet à l'encontre de son interlocuteur, ce-dernier ne faisant qu'étendre son sourire narquois à sa vue.

« J'étais pas une gamine difficile. » protesta Judy. « Juste un peu turbulente. »

« Ce qui s'est soldé par plus d'un bobo, si je me souviens bien. »

« Ce n'était pas une forme de rébellion. » assura la lapine en levant les yeux au ciel. « En réalité, j'essayais vraiment de ménager mes parents… J'avais même l'impression de leur obéir, la plupart du temps. Je ne me rendais compte qu'au moment où j'avais fait une bêtise qu'en réalité, je n'avais peut-être pas vraiment écouté… »

« Alalalah… Mais à quoi donc te servent ces deux immenses paraboles qui se dressent au sommet de ton crâne, en définitive ? »

« Visiblement, à entendre les propos sarcastiques d'un certain renard… » répondit Judy d'une voix plus sombre, tout en plaquant lesdites oreilles dans son dos. « Et surtout à les retenir. Crois-moi, je n'en perds pas une miette. »

« Tu m'en diras tant… » répliqua le renard d'une voix détachée, avant de se pencher en avant pour plonger son regard dans celui de la lapine, faisant face à son expression fermée. « Je devrais peut-être me méfier du Grisou-Champêtre, dans ce cas… »

« Malheureusement, il n'emporte pas les vilains renards… » répondit Judy en se redressant afin de se rapprocher de Nick, stoppant son museau à quelques centimètres seulement du sien, tout en le scrutant, une lueur de défi au fond des yeux. « … Seulement les méchants lapereaux. »

« Tu voudrais que je sois ton Grisou-Champêtre, avoue… »

« Et que tu me manges toute crue au fond des champs de blé ? » lâcha-t-elle d'une voix plus sensuelle, donc la seule sonorité, accompagnée d'une lente mais indéniable vague de phéromone, fit se dresser les poils du renard.

« Pourquoi ? » rétorqua Nick, qui ne pouvait se départir d'un sourire un peu crétin, mais ne lâchait pas la lapine du regard, la torsion de ses yeux exprimant très clairement un désir qui allait croissant. « Tu penses avoir été une vilaine lapine ? »

« Regarde-moi encore comme ça pendant quelques secondes, et je pourrais bien le devenir… » murmura Judy, tout en réduisant lentement l'écart qui séparait ses lèvres de celles du renard.

« Pardon d'déranger vos roucoulades, les Zootopiens ! » les interrompit Dorris, qui venait d'arriver auprès de leur box, leurs plats entre les pattes. Il était étonnant de constater à quel point cette hippopotame pourtant massive, et au pas particulièrement lourd et empoté, parvenait à systématiquement les prendre par surprise.

Ils s'écartèrent l'un de l'autre en catastrophe, comme des gamins attrapés par leur mère avec les pattes fourrées jusqu'aux coudes dans la boîte à biscuits. Judy poussa un petit rire gênée avant de glisser sa patte le long de ses oreilles, qui se maintenaient piteusement plaquées dans son dos.

« Hum… Désolée… » lâcha-t-elle sur un ton un peu dépité, tout en laissant glisser son regard vers Nick. Elle essayait de se départir du marasme hormonal dans lequel les provocations du renard, auxquelles elle avait adjoint les siennes sans retenue, d'ailleurs, l'avaient plongé.

« Vous en faites pas pour moi. » rétorqua Dorris en déposant leurs repas devant eux. Le burger de Judy était plus qu'impressionnant… Au moins aussi gros que sa propre tête. Impossible qu'elle en vienne à bout sans faire imploser son estomac. La part de tourte allouée à Nick n'était cependant pas en reste… Lui qui s'était attendu à quelque chose de plus léger faisait face à un morceau qui aurait pu contenter trois renards de son gabarit.

« C'est qu'le cadre se prête pas trop aux amourettes, j'vous avouerai. » rajouta finalement l'hippopotame en poussant un petit rire attendri. « D'habitude, je sers la pitance aux travailleurs des exploitations de bois, ou aux ouvriers des chantiers d'construction… Alors un mignon p'tit couple comme vous au milieu d'mon dinner… C'est sûr que ça fait un peu tâche dans l'décor, si vous m'pardonnez l'expression. »

« Oh… On… On ne savait pas. » bredouilla Judy, qui craignait que la réflexion, lâchée sans retenue, et sans doute d'une façon un brin maladroite, ne soit en fait un reproche dissimulé.

« Mais non ! » la contra immédiatement Dorris en secouant la tête. « Allez pas croire qu'vous êtes pas les bienvenus. J'suis heureuse d'vous accueillir dans mon restaurant, croyez m'en bien. C'est juste qu'étant donné le cadre, j'me demandais si vous aviez pas été importunés. »

La serveuse se retourna vers la table attenante, et immédiatement les mammifères, qui pourtant n'avaient rien perdu de la conversation, détournèrent subrepticement les yeux, prétextant de vaquer à leurs propres affaires.

« Ces bourrins sont pas subtils, c'est sûr. » expliqua Dorris en levant les yeux au ciel. « Croyez pas qu'ils ont quelque chose contre vous, surtout… C'est des bons gars. »

« On peut les comprendre, quelque part… » intervint finalement Nick, chez qui Dorris initiait un sentiment de sympathie tout naturel, qui le poussait à s'ouvrir un peu plus, bien malgré lui. « Un renard et un lapin ensemble, ça peut perturber, je suppose… »

« Mais qu'est-ce qu'vous allez vous imaginer, voyons ? » répliqua la serveuse d'un air surpris, et un peu blessé. « C'est sûr qu'c'est pas commun, mais celui qu'ça dérangerait pourrait aller manger ailleurs, foi de Dorris Hippolette ! Y a pas d'place pour les spécistes dans mon dinner, en premier lieu ! Et n'importe qui qu'est du coin l'sait bien… Nan… C'est qu'on a bien compris qu'vous veniez de Zootopie, surtout… Et avec ce qui s'passe là-bas en ce moment, ça rend les gars un peu nerveux, vous comprenez ? »

Nick et Judy échangèrent un regard qui en disait long sur leur compréhension de la situation. Bien entendu, les évènements tragiques qui émaillaient Zootopie n'étaient pas sans résonnance dans les autres villes qui émaillaient le continent, dont la grande cité cosmopolite constituait le centre névralgique. Il y a avait tout lieu, même pour les habitants de hameaux reculés comme Greenhumpy, de s'inquiéter de ce qui pouvait se tramer là-bas. Après tout, ils vivaient sous la houlette administrative de Zootopie, chef-lieu de l'état le plus important du pays… Même les Trois-Communes, qui constituaient pourtant l'état voisin, étaient plus soumis à la politique et à l'influence zootopienne qu'à celle de leur propre chef-lieu, Harewest. Il en allait certainement de même pour tous les états constituant le pays, d'ailleurs… Si on y réfléchissait bien, Zootopie était devenue une sorte de capitale indirecte, un centre névralgique où tout se jouait à l'échelle continentale.

Du reste, Dorris avait beau prétendre que ses habitués étaient doux comme des agneaux, Nick n'en démordrait pas : il avait clairement lu la nature des reproches insidieux qui avait brillés au fond des regards réprobateurs qu'on leur avait adressé tantôt. Pas des spécistes, certes… Mais pas forcément des partisans des couples inter-espèces, c'était certain. Mais le renard n'avait aucune envie d'entrer dans une discussion polémique. Ils avaient fait halte dans cette bourgade le temps d'une pause, pas dans l'espoir de changer les mentalités locales. Si cette charmante, quoique bourrue, hippopotame nommée Dorris semblait faire exception, le renard se doutait bien que la spécificité du couple que Judy et lui incarnaient risquaient de faire grincer plus d'une mâchoire, dans le coin. Peu importait, au final… Ils seraient partis avant d'être considérés comme véritablement gênant.

Ce fut finalement la voix claire et affirmée de Judy qui tira Nick de ses réflexions quelque peu dubitatives. Visiblement, rien de tout ceci ne semblait affecter la lapine, qui demeurait fixée sur la ligne de discussion première.

« La situation est un peu chaotique en ce moment, c'est certain. » affirma-t-elle, avant d'afficher une mine qu'elle espéra rassurante. « Mais je suis certaine que le ZPD fera tout ce qu'il faut pour ramener le calme très rapidement. »

« Oh, ça on veut bien l'croire, mais avec ce Spitfar qui va peut-être devenir maire, nous on craint plutôt que les choses s'gâtent d'avantage. Ça ferait pas nos affaires ici, surtout qu'nos exploitations d'bois fournissent quasiment qu'Zootopie… Si la grande ville s'transforme aussi radicalement, on a bien peur de se retrouver encore plus isolés, dans quelques temps… »

« Spitfar est encore loin d'avoir brigué le poste de maire. » contra Nick d'une voix sombre. « Il n'est que candidat… On ne sait pas qui s'opposera à lui, et encore moins s'il sera élu. »

« J'souhaite qu'vous ayez raison, mon brave. » acquiesça Dorris, dont le ton laissait penser qu'elle n'y croyait qu'à moitié. « Vous savez, on a toujours l'impression qu'c'est le pire qui vient nous entacher dans l'coin, bien avant qu'le meilleur n'arrive… Zootopie a pas qu'de bonnes influences sur des villes comme la nôtre. Ces Gardiens du Troupeau ont plus d'un sympathisant, dans l'coin. Et on sait bien qu'c'est l'cas dans plein de petites bourgades des environs… Y a une sale ambiance depuis quelques temps. Et tout ça, ça découle de toutes ces polémiques. »

« C'est… C'est si grave que ça ? » demanda Judy d'une voix légèrement choquée. Si elle avait pu s'attendre à ce qu'inévitablement l'influence suspicieuse, néfaste et diabolisante que s'acharnaient à entretenir les partisans des Gardiens du Troupeau depuis plusieurs semaines risquaient d'avoir des répercussions au-delà des frontières de Zootopie, elle était horrifiée de voir que les choses étaient déjà particulièrement avancées, même dans des hameaux reculés comme Greenhumpy.

« J'dirais pas ça, ma p'tite dame. » tenta de la rassurer Dorris en haussant les épaules, avant de verser dans son verre (qui tenait plus lieu de pichet qu'autre choser) une bonne rincée de jus d'orange. « C'est un sale effet d'mode. Avec tout ce qui s'est passé récemment, ça n'a rien d'étonnant. Et comme toujours, ça s'tassera… Sauf si des trublions qu'aiment remuer la vase, comme ce Spitfar, arrivent à leurs fins. Alors là, oui, y a des chances qu'on ait bientôt des raisons d'réellement s'inquiéter… Que ce soit ici, ou ailleurs. »

Elle poussa un léger soupir, avant de secouer la tête. Judy la contemplait, désarmée et atterrée, tandis que Nick demeurait pensif par rapport à tout ça, et se murait dans un silence impénétrable.

« Mais j'vous ai assez importuné comme ça, tous les deux ! » lâcha finalement l'hippopotame d'une voix plus joviale, avant de leur indiquer leurs plats de la patte. « Profitez d'votre repas ! Vous m'en direz des nouvelles ! »

Ayant lâché ces mots, elle se détourna finalement de leur table pour retourner vaquer à ses nombreuses autres occupations. Un silence pesant s'était néanmoins abattu dans le box occupé par le renard et la lapine, et une certaine tension demeurait à présent, tandis qu'ils contemplaient chacun leur plat d'une mine plus patibulaire… L'appétit s'en était allé en même temps que leur humeur joyeuse. C'était assez regrettable, à bien y réfléchir.

Judy se saisit de sa fourchette et piqua son burger sans conviction, semblant désireuse de trouver le meilleur chemin d'accès pour l'attaquer… Mais son expression détachée laissait clairement penser que l'activité qu'elle menait n'était que de pure forme. Nick se laissa retomber au fond de sa chaise, la regardant faire pendant quelques secondes, avant de finalement secouer la tête.

« Carotte, ce sont des choses qui sont déjà arrivées par le passé… Et c'était sans doute pire à cette époque. »

« De quoi tu parles ? » questionna la lapine en relevant un regard curieux, quoiqu'un peu dépité, vers son petit-ami.

« De tout ce bordel avec Spitfar… » répondit-il avant de laisser s'écouler un petit instant pour réfléchir à la meilleure façon d'exposer son point de vue sur la situation. « Je sais que j'ai mal réagi hier soir, et que ça m'a vrillé les nerfs. Mais j'y ai beaucoup réfléchi cette nuit, et je pense qu'il ne faudrait pas prendre tout ça trop au sérieux, finalement. Après tout, Preys Interests a toujours été un parti extrémiste de seconde zone. Spitfar est du genre à faire parler de lui dans des scandales médiatique, mais au niveau électoral c'est zéro. »

« Je ne suis pas vraiment à la page, niveau politique, je l'avoue. » admit Judy en secouant la tête, sans parvenir à se défaire de cet air légèrement dépité qui l'accablait. « Mais je sais d'expérience la façon dont les gens sont amenés à réagir lorsqu'ils vivent dans un climat de peur. Ils se tourneront vers la première personne qui leur promettra une solution facile, même si ce n'est qu'un tissu de mensonges éhontés. »

« D'autres candidats nettement plus sérieux que lui ne tarderont pas à se présenter. » la rassura une nouvelle fois Nick. « Certains même le feront peut-être juste pour lui barrer la route. Ce lama n'a pas la cote, dans les institutions de Zootopie. Je ne dis pas que sa candidature est sans risques, mais… »

Le renard grimaça, et détourna les yeux. Il voulait remonter le moral de Judy avant toute chose, il en avait conscience… Mais n'était-il pas en train de se mentir à lui-même, par ce procédé ? Le déni suivait souvent le choc d'une réalité à laquelle on souhaitait échapper et il se connaissait pour être plus lucide que ça, en temps normal. Même plutôt cynique, s'il devait être parfaitement honnête avec lui-même. Rejeter en bloc l'idée que Spitfar était un élément dangereux qui avait toutes ses chances de briguer le poste de maire dans la situation désastreuse qui qualifiait Zootopie à l'heure actuelle serait revenu à nier la réalité. Judy avait raison : les gens avaient peur… Si individuellement chacun d'entre eux étaient certainement des individus intègres et intelligents (Nick se serait permis de remettre en question cette évidence utopiste, mais il ne se sentait pas le moral de jouer de satires en cet instant précis), le simple fait de se retrouver en groupes transformaient rapidement les opinions libres et réfléchis de chacun en bouillis grasse de stéréotypes faciles à mâcher, prêts à être ingérés, digérés, intégrés. C'était sur cet aspect « soupe populaire » qu'allait jouer Spitfar, et toute sa campagne serait martelée à grands coups de « sécurité », « d'ordre » et de « protection ».

« Mais… ? » lança alors Judy en inclinant la tête sur le côté.

Nick redressa la tête, confus. Depuis combien de temps était-il ainsi perdu dans ses pensées ? Il avait laissé sa phrase en suspens, et Judy était à présent obligée de le rappeler à la réalité.

« Non, Carotte… Rien, en fait… » répondit le renard d'un air légèrement attristé. « Tu as raison, en un sens. Il faudra se montrer prudent. »

« Je sais… » aquiesça-t-elle avant de planter sa fourchette dans son énorme burger, et de tenter d'en couper un morceau à l'aide de son couteau. « C'est adorable de ta part d'essayer de me montrer que tout ne va pas si mal, en tout cas. J'apprécie beaucoup de te voir un peu plus optimiste, pour une fois… »

« Plus optimiste que toi, tu veux dire ? » demanda Nick en grimaçant, comme si cette idée lui paraissait des plus saugrenues.

« Hmm-hmmm. » acquiesça Judy avant d'enfourner une énorme part de steak de tofu fumé dans sa bouche. Immédiatement, un sourire de contentement béat illumina son visage, tandis qu'elle refermait les yeux dans une expression extatique. « Oh bon sang ! » lâcha-t-elle entre deux mastications. « C'est un pur délice ! »

Nick se laissa gagner par un léger sourire, avant d'appuyer son menton dans le creux de sa patte pour contempler un peu plus longtemps le ravissement gustatif qu'illustrait sa compagne.

« Et dire que je me donne tout ce mal pour tenter de te remonter le moral… Si j'avais su qu'il me suffisait de te coller un steak dans la bouche… »

« Crois-moi, la cuisson de ce tofu remonterait même le moral d'un dépressif qui se serait enchaîné l'intégralité des épisodes de La petite ferme dans la prairie ! »

« C'est plus de la dépression à ce stade, c'est tout simplement du suicide. » constata Nick d'une voix neutre.

Un lourd silence retomba entre eux à cette réflexion, et ils se fixèrent un instant avant de finalement éclater d'un rire commun, aussi bruyant qu'incontrôlable. Ils éveillèrent une nouvelle fois l'intérêt questionnable des autres usagers du dinner, mais ni l'un ni l'autre n'y prêtèrent la moindre attention, tant l'euphorie qui les gagnait présentement leur semblait bienvenue. Toute la pression accumulée sembla s'évacuer à chaque éclat de rire sonore, et il leur fallut près de cinq minutes avant d'être capables de se regarder à nouveau sans repartir dans une nouvelle crise irrépressible.

Quand enfin ils se calmèrent suffisamment pour reprendre le cours normal de leur conversation, ils la laissèrent un instant en suspens pour pouvoir profiter encore un peu de la chaleur de leurs plats, qui avaient subi les conséquences de ces quelques minutes d'abandon sur assiettes. Nick trouva la part de tourte à son goût, mais au bout de quelques bouchées seulement, il commençait déjà à se sentir repu. La composition particulièrement riche du plat était faite pour caller les estomacs même les plus robustes, et il n'avait pas l'habitude de déguster des mets aussi lourds. De fait, il n'en mangea pas plus d'un tiers avant d'être contrait de déclarer forfait… Il reposa sa fourchette, s'imaginant qu'il aurait le temps de laisser passer un moment de digestion avant que Judy ne parvienne à atteindre ne serait-ce que la moitié du monstrueux burger qui composait son repas… Il écarquilla alors les yeux et laissa retomber sa mâchoire inférieure en constatant que la lapine achevait les dernières bouchées du colosse qui avait jusqu'alors occupé son assiette. Elle lui avait réglé son compte en trois coups de cuillère à pot. Victoire majeure de la petite lapine sur le Timber Master Deluxe. Elle ne lui avait pas laissé la moindre chance, et si l'arbitre avait un peu de pitié, il sonnerait les dix coups avant qu'elle ne se mette à lécher le fond de l'assiette…

« Qu'est-ce qu'il y a ? » demanda-t-elle en remarquant l'expression éberluée du renard. « J'ai quelque chose sur la figure ? »

« Ah non… Ce serait surprenant. Tu n'en as même pas laissé une miette. »

Il avait prononcé ces paroles d'une voix rieuse, sans même avoir réellement l'intention de la taquiner, et encore moins de la mettre mal à l'aise. Pour autant, la réaction de la lapine fut rapide et sans appel : ses oreilles tombèrent mollement dans son dos, tandis que ses sourcils s'inclinaient légèrement, et que sa bouche se resserrait, indéniablement honteuse. Nick pouvait presque voir le rouge colorer la peau sous le pelage gris de ses joues. Oui, on pouvait le dire : Judy Hopps avait quelques complexes… Et celui d'être prise en flagrant délit de gourmandise en était un. Mais elle ne pouvait par lutter contre ça… Elle avait toujours eu un appétit d'ogre.

« Désolée, Nick… » répondit-elle d'un ton piteux. « Je déteste qu'on me voit me lâcher comme ça… »

« Hum… On va être amenés à vivre ensemble pour, je l'espère, un bon moment, Carotte. » répliqua le renard en relevant un sourcil afin de mieux exprimer sa perplexité. « Il va vite devenir difficile de nous dissimuler mutuellement nos petites imperfections… Si on peut dire qu'être capable d'engloutir plus que la taille supposée de son estomac soit une imperfection en tant que telle… »

« Je te confirme que c'en est une. » le coupa Judy d'un ton pincé, tout en détournant le regard.

Nick se laissa aller à sourire face à cette démonstration involontaire de sensibilité toute féminine. Aucune vision machiste de la chose, bien entendu… Mais pour une fois, Judy semblait coller à un certain stéréotype, avec sa mine toute renfrognée et honteuse, et le manège incessant qu'elle opérait pour détourner le regard afin d'éviter d'avoir à croiser le sien. C'était en tout point adorable, même s'il ne se serait pas risqué à le lui faire remarquer.

« Pas vraiment, si tu observes la chose d'un point de vue technique. » argumenta Nick après s'être laissé retombé au fond de son siège.

Judy laissa passer une seconde de silence, avant de finalement reporter son attention vers son petit-ami, qui semblait attendre un geste de sa part pour être autorisé à développer sa théorie. La lapine poussa un soupir et secoua la tête, avant de rendre les armes : « Je sens que je vais avoir droit à de passionnantes élucubrations vulpines, pour changer. »

« Spéciste, va ! » rétorqua le renard à voix haute et claire, un peu trop fort pour que la répartie cynique et moqueuse ne puisse être réellement adressée qu'à elle.

Et bien entendu, Judy ne manqua pas de remarquer les réactions offusquées qui animèrent certains des mammifères présents dans le dinner, qui tournèrent vers le renard des regards tout à la fois outrés et désobligeants. Nick fit semblant de rien, et ne leur porta pas attention, restant focalisé sur la lapine, un sourire énigmatique et charmeur au museau.

« Il y en a beaucoup qui ont tourné la tête, dis voir ? » demanda-t-il finalement à voix basse, tout en étouffant un petit rire. « Je me demande combien se sont sentis visés. »

« Très malin, renard crétin. » rétorqua Judy sur le même ton murmurant, mais sans la moindre envie de rire pour sa part elle mourait littéralement de honte. « Tu veux qu'on se fasse mettre dehors du restaurant, c'est ça ? »

« Si ça peut m'éviter d'avoir à payer. » répliqua-t-il d'un ton mordant.

« Tu es vraiment tordant, Nick. Quel humour. » déclara la lapine sans la moindre emphase.

« Mais je sais me tenir à table, pour ma part. » lâcha-t-il en lui faisant un petit clin d'œil taquin.

Judy se renfrogna, une certaine fureur brûlant au fond de son regard. Elle empoigna ses couverts, et les serra avec force, essayant de faire passer une partie de sa colère et de sa frustration sur lesdits ustensiles.

« On peut faire plein de choses pratiques avec une fourchette, Carotte. Mais à mon avis, l'usage que tu te figures d'en faire en ce moment ne fait pas partie de ces attributions communes. »

« Oh, mon cœur… Si j'allais jusque-là, tu ne serais plus capable de t'asseoir pendant quelques semaines… » répondit Judy en affichant un sourire carnassier, qui figea le renard d'horreur.

Nick avala à sec, se demandant s'il était de bon ton de poursuivre sur la voie sarcastique, qui de surcroît l'éloignait toujours plus du sujet initial. Il hésita encore quelques secondes, jaugeant le degré de fureur qui bouillonnait en Judy… Et constatant que celui-ci était relativement élevé, il préféra ne pas franchir la fameuse ligne rouge contre laquelle elle l'avait mis en garde quelques semaines plus tôt. Non pas qu'il ait prit sa menace de la fourchette au sérieux, bien entendu… Encore que…

« Bien… Mais pour en revenir à cette gloutonnerie caractéristique qui semble te faire tellement honte… »

« Tu cherches la guerre à ce point, Wilde ? » l'interrompit une nouvelle fois Judy, dont le degré d'inclinaison des sourcils semblait prêt à atteindre son point de rupture.

« … Je dirais simplement que ta perception de la chose est faussée. Soyons sérieux deux minutes, Carotte. Tu es une pile d'énergie explosive, qui bat une cadence d'enfer, du matin au soir. Pas étonnant que tu sois obligée d'engloutir autant de calories pour faire tourner la machine… Ne serait-ce que pour soutenir les adorables soubresauts de ton petit museau enthousiaste, ce burger géant ne sera pas suffisant jusqu'à ce soir. »

Les yeux de Judy s'écarquillèrent tandis qu'elle se sentait soudainement en proie à un affreux dilemme : considérer cette déblatération un brin moqueuse pour ce qu'elle était au final, à savoir un compliment sincère, et une tendre marque d'affection, ou bien considérer l'usage du mot « adorable » qui s'il n'était certes pas le mot en « M », n'en demeurait pas moins un synonyme très approchant… Et avait été employé en toute connaissance de cause.

Alors qu'elle se tâtait encore vis-à-vis de la réaction qui s'imposerait finalement à elle, Nick trancha à sa place, en allant une nouvelle fois un peu trop loin : « Et je ne te parle même pas des frétillements excités de ta petite queue en fourrure. »

La lapine intensifia encore un instant le froncement de ses sourcils, avant de finalement relâcher la pression (ainsi que ses couverts), pour afficher une expression tout à la fois plus sereine, plus douce, mais également plus tendancieuse.

« Nick… » murmura-t-elle d'une voix langoureuse. « Je te conseille de prendre des forces, toi aussi, parce que j'ai bien l'intention de faire un usage plus que concret de toute cette énergie accumulée, crois-moi. »

Et pour conclure cette tirade provocante, elle piqua de sa fourchette dans la part de tourte du renard, en récupérant un bon morceau qu'elle enfourna sans la moindre hésitation, avant de se laisser retomber au fond de son siège en mâchonnant, ne détachant pas une seule seconde son regard de celui de son petit-ami médusé.

Finalement, Nick reprit le contrôle de son corps, se substituant aux images lubriques que son esprit enfiévré avait commencé à lui imposer. Il secoua la tête, avant d'afficher une mine plus critique : « A d'autres, Carotte. On sait très bien tous les deux que la moindre activité intime sera prohibée dans les dortoirs du terrier Hopps. »

« Mais les terres de la ferme sont grandes… Je trouverai bien un petit coin de nature isolé pour faire frétiller cette queue en fourrure au museau et à la barbe de mon Grisou Champêtre… »

Nick resta interdit un instant, cherchant à mesurer le degré de véracité de cette dernière provocation. Mais comme Judy continuait à le regarder de cet air particulièrement intense, ses rares battements de cils semblant acquiescer à sa place, le renard se dit qu'il ne perdait rien à y croire, après tout… Et soudain, il se sentit d'un appétit plus que féroce. Il ne lui fallut pas plus de cinq minutes pour faire son compte à l'énorme part de tourte qu'il avait commandé, se montrant dans la manœuvre au moins aussi glouton que la lapine dont il s'était gentiment moqué quelques minutes auparavant.

Judy le regarda faire, un petit sourire amusé aux lèvres… Alors qu'il reposait ses couverts d'un air satisfait, tout en poussant un soupir de complétion parfaitement adorable, elle se demanda si elle devait lui dire qu'elle l'avait bien eu en le poussant à se montrer au moins aussi gourmand qu'elle… Mais sa dernière suggestion n'avait-elle été qu'une supposition provocante proférée dans le seul but de lui faire perdre un peu de cette assurance flegmatique qu'il affichait en permanence ? Rien n'était moins sûr…

Et juste au cas où, elle irait peut être quand même faire un brin de repérage pour dénicher ce petit nid d'amour sauvage dont elle avait suggéré l'existence.

Juste au cas où, oui…

Elle n'était plus aussi certaine que ça d'avoir remporté cette manche. Mais au final, cela importait peu…


« Même la presse locale s'en donne à cœur joie. » commenta Nick en dressant devant Judy la Une du Woodyworld's News, la feuille de choux attitrée de Greenhumpy.

Après avoir réglé leur consommation et laissé un généreux pourboire à la non moins généreuse Dorris, ils avaient quitté le dinner et s'étaient rendus dans le petit commerce attenant au restaurant afin d'acheter une carte de la région. En effet, la tenancière du dinner les avait mis en garde par rapport à des travaux sur la nationale qu'ils désiraient emprunter au sortir de Greenhumpy, et qui les forceraient à suivre une déviation qui les feraient passer par de vieilles routes forestières, peu entretenues, et qui n'apparaissaient pas toujours sur les GPS.

Une fois dans le petit commerce local, sorte d'épicerie pour touristes qui vendait un peu de tout, mais surtout n'importe quoi, ils s'étaient laissés aller à fureter entre les différents rayons, et à faire les idiots avec tout ce qui leur passait sous la patte.

Tandis que Nick présentait la Une du journal à Judy, celle-ci tournait vers lui une grimace affolante, exhibant presque toutes ses dents, après s'être affublée d'une casquette à hélice trop grande pour elle, qui lui retombait presque sur les yeux, et arborait un magnifique sigle « Greenhumpy, de bois et d'eau ».

Le renard étouffa un fou-rire avant de secouer la tête, tandis que Judy redressait la casquette au design ridicule, afin de libérer son champ de vision et concentrer son regard sur le gros-titre du journal.

« Zootopie bascule dans l'extrémisme ? Réaction enthousiaste des sondés à la candidature de Carter Spitfar, représentant de Preys Interests. »

La lapine grimaça, tout en se sentant obligée de poursuivre la lecture de l'article, bien qu'une part d'elle-même n'avait qu'une seule envie : chiffonner ce journal jusqu'à en faire une grosse boule de papier, et s'amuser à réaliser un panier à trois points en visant la benne à ordures la plus proche.

« Près de soixante-quinze pourcents des mammifères interrogés au moment de l'enquête hebdomadaire exécutée par la compagnie de sondage FAM (For All Mammals) se déclarent enthousiastes vis-à-vis de la candidature annoncée de Carter Spitfar ?! » déclara Judy, lisant à voix haute les parties les plus scandaleuses de l'article. « « Il mettra de l'ordre dans cette ville, et nettoiera enfin ces dépotoirs et zones de non-droits, comme Happy Town, ou une partie des Meadowlands. » déclare un résident de Savannah Central. Après les deux mandats brigués par Leodore Lionheart, s'étant déroulés sans heurts mais sans réelle innovation politique, et la catastrophe consécutive à l'affaire des Hurleurs Nocturnes, il semblerait que les aspirations des habitants se détournent finalement des valeurs fondamentales de Zootopie, pour se recentrer sur des préoccupations plus actuelles, liées à la sécurité, et à la possibilité pour proies et prédateurs de concrètement vivre ensemble. »

Judy referma le journal, trop écœurée pour poursuivre plus longtemps une telle lecture. Avant même d'avoir achevé son geste, elle manifestait déjà son mécontentement : « Non, mais les gens sont stupides ou quoi ?! Même pas vingt-quatre heures après, ils sont déjà en train de… »

Les mots de la lapine moururent dans sa gorge face à l'incongruité qui lui faisait face. Nick avait revêtu une paire de lunettes psychédéliques, dont les montures épaisses figuraient des rondins de bois reliés entre eux par de la grosse corde, et avait ajusté une casquette en tissu à motifs à carreaux particulièrement hideuse sur le sommet de son crâne. Il la contemplait dans cet accoutrement, à demi-avachi, un rictus tordu au museau, laissant s'écouler un petit filet de bave entre ses babines rétractées.

« B'jour m'dame la lapine… Z'uis un péqu'naud d'province, et z'vous z'aime beaucoup… » lâcha-t-il finalement en prenant une voix particulièrement réussie de demeuré congénital, tout en essayant d'imiter (assez pitoyablement d'ailleurs) l'accent local.

Judy était toujours figée, incapable de se départir de son air stupéfait. Petit à petit, néanmoins, son expression se transforma, et figura la naissance d'un rire sur les traits tirés de son visage. De ce qu'elle avait pu lire dans le journal quelques secondes auparavant, il ne subsistait pas grand-chose face au ridicule assumé de Nick, qui ne manqua d'ailleurs pas de réagir à ce premier signe d'euphorie affichée.

« Z'veux vous z'embrasser, pasque z'vous z'aime b'en ! » baragouina le renard en se collant soudain à la lapine, l'attrapant par la taille tout en rapprochant son museau baveux de son visage.

Judy tenta vainement de protester en riant aux éclats : « Bwark, Nick ! Arrête ! Haha ! T'es tout baveux ! »

Le renard glissa son museau dans le creux du cou de sa petite-amie, agrémentant son geste d'un coup de langue aussi brûlant qu'humide, et à l'intensité particulièrement affirmée. Judy se crispa l'espace d'un instant, resserrant derrière la nuque de Nick, tout en prenant une expression plus extatique.

« C'est comme ça qu'on embrasse par ici, monsieur le bûcheron ? » demanda-t-elle finalement d'une voix suave, tout en se sentant gagnée par une incontrôlable vague de chaleur, qui enflait graduellement au creux de son estomac.

« Vi, m'dame ! » répondit le renard en redressant la tête, ses lunettes ridicules toujours figées sur son museau marqué d'un sourire torve. « Et com'ça z'aussi ! »

Et avant qu'elle ait pu réagir ou émettre la moindre protestation rieuse ou écœurée, il appliqua un gros coup de langue contre son visage, remontant du menton jusqu'à l'arcade sourcilière. Sous l'effet chaud et quelque peu humide de cette marque d'affection, Judy ne put réfréner un nouvel éclat de rire, et comme il tentait de la gratifier d'une nouvelle lampée baveuse, et qu'elle se débattait au milieu de son euphorie, dans l'espoir de regagner son souffle entre deux hoquets hilares, elle emmêla ses pattes entre les siennes et trébucha en arrière. Se faisant, elle s'agrippa maladroitement à ses épaules et l'entraîna dans sa chute. Ils basculèrent contre l'un des rayons, et s'effondrèrent au sol, entraînant avec eux une myriade de colifichets ridicules, lunettes, chapeaux et autres parapluies. Fort heureusement, rien de fragile… Car le tenancier de la boutique, un raton-laveur visiblement assez âgé, alerté par le vacarme qu'ils venaient de faire, accourait déjà dans le rayon pour prendre mesure des dommages collatéraux.

La scène qui se jouait devant lui dû lui faire une forte impression, car il se figea, les yeux écarquillés, et l'air particulièrement alarmé. Un renard, la bave aux babines, se tenait vautré au-dessus d'une lapine à demi-sonnée, qui semblait tenter de se défaire de l'emprise qu'il exerçait sur elle. En moins de temps qu'il n'en fallut pour le dire, il s'était déjà figuré le pire des scénarios possibles. Il avança vers le couple en se saisissant au passage d'un parapluie noir qu'il redressa à la manière d'une batte de baseball.

« T'es un de ces foutus sauvages, hein ? » grommela le raton-laveur d'une voix qu'il espérait assurée, mais qui apparaissait tremblante. « Laisse cette pauvre lapine tranquille et sors d'ici tout de suite, avant que j'appelle la police ! »

« Non, non ! Attendez ! » protesta Judy en redressant une patte en direction du marchand, dans l'espoir de le calmer et de l'empêcher d'asséner un coup malencontreux à Nick « Il ne m'agresse pas… C'est mon petit-ami, tout va bien ! »

« Votre… Votre petit-ami ? » répéta le vendeur, l'air abasourdi, tout en laissant mollement retomber son arme de fortune contre sa cuisse.

« Oui… » acquiesça le renard en se redressant et en secouant la tête, se défaisant finalement de sa paire de lunettes grotesque (mais toujours pas de son ignoble casquette à carreaux). « J'ai fait un faux-mouvement, et ça a tourné à la catastrophe comme vous pouvez le voir… »

« La catastrophe, hein… ? » répéta le raton-laveur sur un ton dubitatif, sans parvenir à détourner son regard incongru des deux mammifères qui peinaient à se relever au milieu du fatras d'articles éparpillés au sol.

« Nous allons tout remettre en place, ne vous inquiétez pas. » précisa Judy d'un air gauche, tout en se saisissant de quelques paires de lunettes, espérant témoigner par ce geste la sincérité de sa proposition.

Le vendeur les observa pendant encore quelques secondes, tandis qu'ils se relevaient, et commençait à ramasser les objets qu'ils avaient faits tomber suite à leur petite incartade, puis finalement secoua la tête et grimaça.

« Non, laissez ça. Je… Sortez de mon magasin, je vous prie. » bredouilla-t-il d'une voix quelque peu gênée, au fond de laquelle était clairement perceptible une note désapprobatrice.

« Je vous demande pardon ? » questionna Nick, incrédule.

« Vous m'avez bien compris. » répartit le tenancier d'un ton plus ferme, mais néanmoins fébrile. « Je veux que vous sortiez. Je ne veux rien avoir à faire avec des mammifères comme vous. Vous allez m'attirer des ennuis. »

Judy et Nick échangèrent un regard circonspect… Et il déplut fortement au renard de constater la lueur de gêne qui brillait au fond des yeux améthystes de sa petite-amie. Sans ajouter un mot, il ramassa la carte de la région qu'ils étaient venus chercher, et qui traînait au milieu de la pile de bricoles qui jonchaient le sol, se redressa d'un air dédaigneux, extirpa son portefeuille de sous sa veste, en tira un billet de cinq dollars, et le jeta avec mépris aux pattes du raton-laveur.

« Pour la carte. » précisa-t-il néanmoins d'un ton sec.

Le vendeur se contenta d'acquiescer, avant de leur indiquer la sortie de la boutique d'un petit mouvement du museau.

Tandis que Nick la saisissait par la patte et l'extirpait de son stoïcisme choqué en l'obligeant à prendre la direction de la porte, Judy se raidit, et fronça les sourcils, prenant un air pincé. D'un mouvement sec, elle dégagea son poignet et parcourut en sens inverse les quelques mètres qu'il était parvenu à la contraindre à faire. Les bras croisés sur sa poitrine, elle se dressa du mieux qu'elle put face au tenancier de la boutique, qui venait tout juste de se relever, le billet de cinq dollars entre les pattes.

« C'est quoi votre problème, exactement ? »

Nick intervint immédiatement, posant sa patte sur son épaule avant d'essayer de la tirer en arrière. Peine perdue. Judy ne vacilla pas d'un centimètre.

« Laisse tomber. » lâcha finalement le renard d'un ton insistant, mais la lapine n'avait pas l'air de vouloir en démordre.

« Pas question. Nous sommes des clients comme les autres. Nous n'avons pas à être traités de la sorte sans raison. »

En temps normal, Judy aurait certainement réagi de la même manière que Nick. Face à ce type de comportement, la meilleure des réponses était toujours une froide indifférence. Elle le savait bien… Mais la lueur de dépit amer qu'elle avait perçu dans l'expression de son renard, cette espèce de renoncement tacite, elle ne pouvait s'empêcher de la percevoir comme une forme d'échec. Et elle refusait catégoriquement qu'il puisse associer un tel sentiment au couple qu'ils formaient. Elle ne se sentait pas particulièrement attaquée dans le processus… En somme, le comportement ridiculement spéciste du raton-laveur la laissait de marbre. Mais elle avait le sentiment que Nick avait été injurié bien plus qu'elle dans cette affaire grotesque. Et ça, elle ne parvenait pas à le tolérer.

« Je n'ai pas à me justifier. » déclara le vendeur en secouant la tête. « Ici je suis chez moi, je sers qui je veux. »

« Faux, mon cher monsieur. » rétorqua Judy du tac-au-tac. « Les lois de propriété ne vous dégagent pas du respect de la réglementation commerciale que vous avez tacitement acceptée à l'ouverture d'une entreprise à but lucratif. Et si ma mémoire est bonne, l'article 54 – alinéa 3 de la Réglementation Administrative et Economique du Code Civil de Zootopie vous oblige à la satisfaction et au respect de votre clientèle, quelle que soit son appartenance ethnique ou son espèce, à moins que vous ne disposiez d'un brevet légal de contre-indication ou ne mettiez en avant un signe visible informant ladite clientèle d'une opposition particulière à la réglementation en vigueur… Ce qui en soit demeure légal, mais risque de vous contraindre à un contrôle de l'ARC (Administration du Registre du Commerce). Donc à moins que vous ne me présentiez immédiatement l'écriteau informant vos usagers que vous refusez de servir les couples inter-espèces, je refuse de quitter cette boutique à votre seule demande. »

Face à cette déblatération sans faille du texte de loi, le raton-laveur demeura sans voix. Nick lui-même demeurait stoïque, figé dans son expression de stupeur, un léger sourire crispé aux coins des lèvres.

Le vieux tenancier resta perplexe encore quelques instants, fronçant les sourcils, son faciès exprimant les divers degrés d'exaspération et de colère bouillonnante qui se succédaient dans son cerveau en ébullition. Il entrouvrit plusieurs fois la bouche, prit quelques inspirations, comme s'il s'apprêtait à rétorquer quelque chose, mais systématiquement, sa gorge se nouait, et ses pattes palpaient le vide. Finalement, au bout d'une vingtaine de secondes de ce petit jeu pitoyable, il détourna finalement les yeux d'un air vaincu et poussa un soupir.

« Y… Y a-t-il autre chose que je puisse faire pour votre service ? » demanda-t-il piteusement, essayant de dissimuler du mieux qu'il le pouvait la frustration contenue qui pulsait derrière chaque syllabe.

« Non, merci. » répondit simplement Judy d'une voix joviale, tout en affichant un sourire d'une sincérité désarmante. A présent, elle jouait la carte de l'indifférence, et semblait prétexter que rien de tout ceci ne s'était passé. « Merci pour la carte et pour votre accueil. » ajouta-t-elle sur le même ton de bonhomie factice. « Bonne journée à vous. »

La lapine ne s'offusqua pas du fait que le raton-laveur ne lui rende pas la politesse. Après tout, elle venait implicitement de le menacer d'une dénonciation pour conduite commerciale déplacée… Une législation particulièrement délicate dans une société cosmopolite comme celle de Zootopie et de ses environs, où les différences entre espèces ne devaient pas les priver d'un accès libre et unilatéral aux produits de première nécessité… Tout en permettant malgré tout aux commerçants de se prémunir de la fréquentation d'un certain type de clientèle, s'ils en ressentaient le besoin. C'était dans ces petits flous légaux très irritants que se nichaient les racines les plus profondes du spécisme. En somme, il suffisait de se munir d'un petit écriteau pour s'autoriser légalement à refuser de servir un groupe ethnique ou une espèce pour laquelle on avait une certaine forme d'aversion… Comment exiger des mammifères vivant dans une telle société le respect inconditionnel et universel de leurs semblables lorsque la loi autorisait ouvertement les commerces à pratiquer une telle forme de ségrégation ?

Mais pour le coup, cette loi douteuse à double-tranchant faisait le compte de Judy, puisqu'elle lui avait permis de clouer le bec à ce vieux raton-laveur grincheux. Satisfaite, elle se détourna et ce fut son tour de saisir Nick par la patte, et de le guider d'un pas guilleret en direction de la sortie.

Le renard resta coi jusqu'à franchir le palier de la boutique dont la porte se referma derrière eux en faisant tinter un carillon clair. Alors il agrippa les bords de sa veste et la réajusta sur ses épaules, tout en tournant un regard empli de respect vers sa lapine.

« D'accord, pour le coup tu m'as littéralement scié, Carotte. » admit-il finalement.

Le compliment éveilla un sourire sincère sur le visage de Judy, ce qui repoussa quelque peu les ombrages qui subsistaient vis-à-vis de l'expérience malheureuse qu'ils venaient de traverser.

« Connaître la loi sur le bout des doigts est sans doute la meilleure défense de n'importe quel officier de police, Nick. » répondit-elle en se dressant sur ses pattes pour se hisser au niveau de son museau, et déposer un doux baiser sur ses lèvres. « Donc ne lésine pas non plus sur la théorie, lorsque tu seras à l'académie. »

« J'ai passé ma vie à essayer de me faufiler entre les mailles du filet de la législation, et à me dissimuler dans les zones d'ombres de la loi, tu sais… Ça va me faire tout bizarre de finalement apprendre à la connaître. »

« Mouai… » déclara-t-elle d'un ton plus dubitatif, avant d'hausser les épaules avec dépit en jetant un nouveau coup d'œil en direction de la boutique. « Tu découvriras avec amertume qu'elle est pleine de lacunes et d'injustices, malheureusement. »

« Elle est à l'image du monde dans lequel on vit. » déclara simplement Nick, un sourire énigmatique au museau. « Mais on s'adapte. »

Judy lui sourit. Le renard était dans le vrai. C'était une bonne conclusion à cette petite mésaventure.

« On s'adapte. » répéta-t-elle d'une voix rieuse, tout en glissant sa patte dans celle que Nick lui tendait.

Si la lapine avait tourné la tête, au moment où ils se dirigeaient tous deux vers la moto, prêts à quitter Greenhumpy pour reprendre la route vers Bunnyburrow, elle aurait pu voir le vieux raton-laveur les contempler derrière le coin extérieur gauche de la vitrine de son magasin. Elle aurait pu constater la lueur d'inquiétude et de regret sincère qui brillait au fond de ses yeux fatigués. Elle aurait pu voir les zébrures et les fêlures qui marbraient le point précis de la vitrine derrière laquelle il se tenait, et déformait les traits tirés de son visage. Des impacts multiples et violents, pratiqués à coups de caillasse, ou d'un objet contondant quelconque. Elle aurait pu voir le tag d'un rouge agressif, partant de la base du mur et remontant contre la surface irisée et brillante du verre.

On pouvait lire « Dégage ou crève, prédateur. ».


Ils roulèrent pendant près de deux heures, suivant les itinéraires de déviation parfois très étranges que leur imposait les travaux de la nationale principale qui traversait en ligne droite les vastes forêts du Nord. En lieu et place de ces cent kilomètres ininterrompus de bitume rectiligne, ils furent obligés de sillonner le long de vieilles routes sinueuses, qui allaient par monts et par vaux, parfois dans un état de délabrement tel que Nick hésitait à descendre de la moto et à la pousser, tant il se voyait contraint de rouler au pas. Ils furent obligés de s'arrêter à de nombreuses reprises afin de consulter la carte achetée à Greenhumpy. La déviation était assez mal indiquée sur la durée, ou bien des petits malins avaient trouvé très amusant de renverser quelques-uns des panneaux indicatifs, de fait qu'au bout d'un moment, Nick et Judy durent se rendre à l'évidence : ils étaient plus ou moins perdus.

« Non, mais regarde. » explicita Judy d'un ton expert, une légère note d'irritation perceptible au fond de sa voix. « Si tu suis la départementale 76, tu recoupes la 73 dans six kilomètres. Après tu n'as plus qu'à remonter tout du long et on devrait rejoindre la nationale, non ? »

« Pour se retrouver une nouvelle fois en zone de travaux, et se taper ces foutues déviations sans queue ni tête ! » répliqua le renard avec impatience.

Ils avaient tenté cette manœuvre à plusieurs reprises, il était vrai. Il suivait les routes indiquées par la carte, et tentaient systématiquement de rallier la nationale, en espérant déboucher à un point où elle ne serait plus en travaux… Malheureusement, ils avaient été systématiquement éconduits, et obligés de rebrousser chemin pour suivre de nouveaux itinéraires alternatifs.

Encore une fois, ils étaient arrêtés sur le bord de la route, et se penchaient au-dessus de la carte que Judy tenait dépliée sur ses genoux, essayant de trouver le meilleur itinéraire à suivre au milieu de l'imbroglio tentaculaire du réseau routier de cette zone à la fois vaste et malheureusement presque déserte. En dehors de la myriade d'arbres séculaires qui s'étendaient à perte de vue de chaque côté de la route, il n'y avait pour ainsi dire pas âme qui vive. Ils n'avaient pas croisé un seul véhicule depuis près de quarante minutes… Et Judy avait prié Nick de s'arrêter et de demander son chemin au chauffeur de la première voiture qu'ils croiseraient… Ce que le renard avait, bien entendu, négligé de faire lorsqu'il en avait eu l'occasion. Sans doute par fierté déplacée, c'était certain. Mais cet état de fait avait attisé les flammes de la colère dans l'esprit de Judy, et l'irritation ne faisait que croître à mesure que se renouvelaient ces incessants arrêts de consultation d'itinéraire, qui apparaissaient au final des plus vains.

« Et ce foutu réseau qui passe pas ! » grogna une nouvelle fois le renard en redressant son portable vers le ciel, espérant capter ne serait-ce qu'une barre afin de pouvoir utiliser son GPS.

« La tenancière du dinner nous avait prévenu. » rétorqua Judy en se penchant une nouvelle fois sur la carte, refusant de perdre du temps à danser les pattes en l'air en espérant se voir bénir par la divinité capricieuse du réseau télécom. « Maintenant, on a l'air malins… Ce réseau routier est un vrai labyrinthe. On aurait plus vite fait de retracer l'itinéraire à l'envers en partance de notre destination. »

« Si ça t'amuse. » rétorqua Nick sur un ton irrité, en lui lançant un regard équivoque.

« Dis donc ! » répliqua la lapine sur un même degré d'intransigeance. « C'est pas moi qui ai refusé de m'arrêter pour demander ma route à la dernière voiture qu'on a croisé, il y a quasiment une heure ! »

« Et pourquoi faire ? Pour tomber sur un badaud tout aussi perdu que nous ? Quel genre de crétin se retrouverait à sillonner ces routes paumées, je te le demande ? »

« Tu veux sincèrement que je te réponde, peut-être ? » clama-t-elle avec humeur en pointant du regard dans sa direction.

Nick grimaça en fronçant les sourcils, saisissant l'allusion. « Oh, je vois… Eh bien si tu es si maligne, pourquoi ne prendrais-tu pas le guidon, hein ? »

« Parce que d'un, j'ai peur des motos, et tu le savais depuis le début, ce qui ne t'a pas empêché de m'obliger à monter là-dessus. » répondit la lapine en tapant de l'index droit contre la paume de sa patte gauche, comme pour énumérer ses arguments (qu'elle savait pertinemment injustes, pour le coup, mais sous l'effet de la colère et de la frustration, elle ne cherchait plus vraiment à rationaliser ses propos). « De deux, je suis trop petite pour manier un tel monstre, de toute manière. De trois, c'est ta foutue bécane et tu refuserais que j'y touche, même si j'étais capable de la piloter, parce que visiblement, tu tiens plus à elle qu'à n'importe quelle autre chose dans ton existence. Et que de quatre, effectivement, on arriverait sans doute à bon port, parce que je ne suis pas une fichue renarde butée qui refuse de demander de l'aide quand j'en ai besoin ou d'écouter les conseils avisées de la lapine qui me sert de copilote improvisé ! »

« Bon, très bien ! » vociféra Nick d'un ton ouvertement furieux, en se rapprochant d'elle avant de donner un petit coup de patte rageur au revers de la carte, qu'il lui envoya presque dans la figure. « Dans ce cas éclaire-moi une nouvelle fois de tes lumières en matière de topographie du terrain, ou bien colle l'oreille au sol et joue-la-nous bison-futé ! On tirera peut être profit de ces immenses paraboles auditives, dans ce cas… Parce qu'en l'état, on a suivi trois fois tes propositions d'itinéraires, pour systématiquement s'en retrouver au même point ! Lapin crétin ! »

« C'est moi que tu traites de lapin crétin ?! » répliqua Judy en se redressant de toute sa hauteur pour faire face du mieux possible au renard qui lui faisait face, et qui soutenait son regard furibond d'un air au moins aussi colérique.

« Tu vois un autre lapin crétin dans le coin, peut-être ? »

« Seulement un renard crétin, pour le coup ! »

« Ah c'est comme ça ? » gronda Nick en plissant les paupières. « Très bien. » enchaîna-t-il avant de se détourner d'un air désintéressé et piqué, et de se diriger vers sa moto, dont il commença à vérifier les niveaux, prétextant avoir quelque chose de plus intéressant à faire que de poursuivre une conversation aussi puérile.

« Très bien. » répliqua également Judy d'un ton sec en prenant sa carte sous le bras et en s'éloignant de quelques mètres pour aller s'installer sur la souche d'un arbre, prenant bien garde à tourner le dos au renard, avant de se plonger dans la consultation du document topographique… Bien entendu, elle n'était absolument pas à ce qu'elle faisait, ses pensées furieuses continuant à tourbillonner en son esprit de manière irrationnelle. Elle se sentait en colère, dépitée, mais également malheureuse… Mais par fierté, elle se renfrogna, et fronça les sourcils, essayant d'obliger son esprit à se concentrer sur l'activité en cours, et pas à ce que pouvait être en train de faire ou de penser son petit-ami en cet instant. Elle voulait s'acharner à maintenir sa colère tournée contre lui, et à ne pas la laisser retomber gratuitement.

Cet état de tension dura quelques minutes encore, où un silence glacial tomba entre les deux mammifères irrités, qui s'affairaient chacun à des activités purement factices, mais bouillonnaient intérieurement, tout en commençant à ressentir les affres d'une culpabilité naissante…

Ce fut néanmoins Nick qui brisa la glace en premier.

« Hey, Carotte… » lança-t-il d'une voix qu'il essaya de faire passer comme distante.

« Pas de Carotte. » rétorqua Judy avec humeur, sans se retourner vers lui. « C'est lapin crétin. Tu as déjà oublié ? »

Elle l'entendit se redresser et pousser un soupir, et perçut le son feutré de ses pas se dirigeant dans sa direction. Il s'arrêta à un mètre environ de la souche sur laquelle elle se tenait toujours assise. Bien qu'elle ne regardât pas vers lui, elle s'obligea en plus à détourner la tête sur le côté, et à diriger son regard vers l'écran de verdure de la forêt.

« Message de renard crétin à lapin crétin. » reprit doucement Nick, d'une voix plus calme, mais néanmoins détachée. « Nous venons de vivre notre première véritable dispute stupide de couple. »

Judy resta immobile, mais ne put réprimer le léger sourire que ses zygomatiques imposaient aux traits de son visage. Elle aurait voulu se contenir, se murer encore un peu dans le flegme de son irritation, mais savait déjà pertinemment que c'était peine perdue.

« Et sur un sujet aussi idiot que l'itinéraire à suivre… » reprit finalement le renard en poussant un ricanement.

« On n'est même pas fichus d'être un peu originaux. » lâcha finalement la lapine en se sentant soudainement ridicule par rapport à ce qui venait de se produire entre eux. Elle s'obligea à quitter sa stature prostrée de petite lapine vexée, et se retourna vers Nick, lisant sur son visage la même expression de regret honteux qui devait certainement apparaître sur le sien.

« On avait raison sur un point. » commenta-t-il en haussant les épaules. « On est tous les deux des crétins, pas vrai ? »

Judy émit un petit rire, avant de se redresser, et d'accepter l'étreinte qu'il lui proposa, lorsqu'il écarta les bras afin de l'accueillir contre lui. Elle enfonça sa tête contre son torse, et s'y frotta avec affection, inspirant à grande goulées l'odeur entremêlée de son musc et du marquage intensif dont elle l'avait gratifié. C'est à moi… proclama une part inconsciente, instinctive et clairement possessive de sa psyché, à laquelle elle ne chercha pas à donner tort une seule seconde.

« Mais c'est quand même toi le plus crétin de nous deux. » lâcha-t-elle finalement d'une voix douce, tout en passant ses pattes dans son dos.

« Indubitablement. » acquiesça Nick en riant de bon cœur, tout en resserrant ses bras autour d'elle.


« Trois kilomètres à pattes, ça use, ça use… Trois kilomètres à pattes, ça use les savates ! »

« Pitié, Carotte… Evite d'ajouter à ma douleur le fait de devoir supporter tes talents de chanteuse plus que relatifs. » maugréa Nick d'une voix plaintive, tout en grimaçant. « C'est déjà bien assez dur comme ça… »

Le renard se tenait debout aux côtés de sa FZ1 Foxmaster, qu'il était actuellement en train de pousser à bout de bras, la faisant avancer le long de la route interminable qui lui faisait face. Judy était tranquillement installée sur l'assise arrière, la carte de la région dépliée sur les genoux, et lançait un regard à la fois cynique et amusée à Nick, tout concentré qu'il était à son labeur.

Ils avaient fini par suivre la proposition de Judy de retracer l'itinéraire à partir de la destination qu'ils cherchaient à atteindre, plutôt que de s'acharner à trouver un accès à la nationale, dont ils ignoraient totalement l'étendue des travaux. Cela rallongeait considérablement la durée du trajet, et ils n'arriveraient certainement pas à Bunnyburrow avant une heure très avancée de la fin de soirée… S'ils y arrivaient tout court d'ailleurs, étant donné la situation particulièrement épineuse dans laquelle ils se trouvaient présentement.

« Jamais je n'aurais pensé que tu me ferais le coup de la panne, Nick. » déclara la lapine en battant doucement des pattes.

« Ha-Ha. » répondit le renard en secouant la tête. « Qu'est-ce qu'on se marre, c'est vrai. »

Les sourcils froncés, il avait l'air quelque peu vexé d'avoir vu la fiabilité légendaire de sa fameuse moto lui faire défaut… Non pas que l'engin ait été responsable de ces déboires, après tout. Nick n'aurait jamais pu s'imaginer qu'il aurait tant de détours à lui faire faire avant d'atteindre une éventuelle station essence, se figurant que celles-ci pulluleraient le long de la nationale, une fois qu'ils l'auraient rejoint au sortir de la déviation… Sauf qu'ils n'avaient jamais été en mesure de suivre ladite déviation jusqu'au bout, et ils ne rejoindraient finalement pas la nationale de sitôt… Ajoutant à cela le fait que ni lui, ni Judy, ne parvenaient à capter le moindre réseau pour contacter une dépanneuse, il ne lui restait plus qu'à faire acte de foi, à bander les muscles, et à pousser… Sur combien de kilomètres, exactement ? Il se figurait que ses coussinets auraient rendu l'âme bien avant qu'une lueur d'espoir soit visible à l'orée de la ligne d'horizon.

« Désolée, mon cœur… » déclara finalement la lapine d'une voix dépitée. « J'essaie seulement de détendre un peu l'atmosphère. Tu es sûre que je ne peux pas te filer un petit coup de patte ? »

« Malheureusement, je doute fort que tu parviennes à pousser cet engin, vu l'envergure de tes petits bras. C'est déjà compliqué pour moi… Alors continue à surveiller la carte. On ne risque pas de faire un détour malencontreux à cette allure, mais vu comme tout va de travers depuis quelques heures, je préfère ne prendre aucun risque. »

« Très bien, je garde l'œil ouvert. Et le bon ! »

La lapine resta silencieuse et concentrée pendant les cinq cent mètres suivants, qu'ils parcoururent à une vitesse plus que limitée. Comme Nick s'essoufflait, serrant les crocs en peinant à gravir un faux-plat ascendant, elle descendit de la moto dans l'espoir d'alléger le poids de celle-ci. Nick lui en fut reconnaissant, bien qu'en réalité cela ne changeât pas grand-chose, Judy ne pesant de toute manière quasiment rien.

« Je regrette de t'avoir fait faire ce footing ce matin. » déclara-t-elle finalement d'une voix piteuse. « Si je m'étais doutée de la tournure des choses… »

Le renard voulut répondre quelque chose, mais les crocs resserrés par l'effort, il ne ressortit qu'un maugrément endolori du fond de sa gorge. Il ne pouvait le nier, vu ce qu'il leur avait déjà fait subir ce matin, ses pattes étaient au supplice. Il avait l'impression qu'un sadique s'était amusé à fixer des crochets à chaque extrémité de ses muscles, et les tiraient dans des directions opposées afin de voir à quel moment ils finiraient par se déchirer totalement. De plus, il avait affreusement mal au dos en raison de la position de pilotage inconfortable qu'il avait maintenu sur la moto pendant une bonne partie de la journée, sensation d'endolorissement d'avantage renforcée par la poussée constante qu'il devait à présent maintenir.

Judy posa une patte inquiète sur son avant-bras, et fit légèrement pression des doigts, caressant avec douceur son pelage.

« Arrête-toi, mon cœur. S'il-te-plaît. Tu as besoin d'une petite pause. »

En premier lieu, Nick voulut refuser. Il craignait de ne plus être en mesure de se remettre en condition si jamais il venait à relâcher ses efforts ne serait-ce qu'une poignée de seconde. Mais il croisa le regard insistant et terriblement inquiet de Judy, et cela acheva de le persuader d'écouter la voix de la raison. La lapine était dans le vrai : il avait besoin de souffler pendant quelques minutes.

Il tira la béquille de la moto au bord de la route, et s'étira de tout son long, faisant craquer ses épaules endolories, tout en poussa un petit cri de satisfaction. Son corps lui semblait à l'image d'une vieille planche de bois qui serait soudainement devenue aussi flexible que du caoutchouc. L'impression était vivifiante, mais passablement déstabilisante. Il préféra se laisser choir au sol plutôt que de prendre le risque de tituber et de s'effondrer au bout de seulement quelques pas.

Judy vint le rejoindre, s'installant à ses côtés, avant de l'attraper par le cou pour l'obliger à s'allonger à même le sol, et à se servir de ses genoux comme d'un oreiller de fortune.

« Tu prends des risques, Carotte… » l'avertit Nick. « Si tu me fournis l'option tout confort, je risque de m'endormir d'une minute à l'autre. »

« Ce ne serait peut-être pas un mal. » répondit-elle d'une voix inquiète. « Tu dors très mal depuis plusieurs nuits, et tu as enchaîné les efforts, aujourd'hui. Si tu as besoin d'une petite sieste, n'hésite pas. »

« Ce serait pas de refus, c'est certain. Mais dans la mesure du possible, je souhaiterais qu'on puisse arriver chez tes parents avant demain… »

Judy haussa les épaules, comme si cette préoccupation n'avait pas lieu d'être.

« Au point où on en est, ce serait ridicule de faire du zèle. Il vaut mieux te ménager… »

« Il faut vivre avec l'espoir, Carotte ! » rétorqua le renard d'une voix rieuse. « Qui te dit qu'une station essence ne va pas miraculeusement apparaître au détour de ce chemin ? »

« Et moi qui pensais que de nous deux, tu étais le plus rationnel. » répondit la lapine en partageant un instant sa légère euphorie. « Techniquement, on a plus de chance d'espérer croiser un autre véhicule qui pourra éventuellement nous dépanner d'un peu d'essence. »

« Et cela, on peut le faire à également à l'arrêt, pas vrai ? »

« Précisément, Nick. C'est la raison pour laquelle je veux que tu te reposes, maintenant. »

Ce n'était pas vraiment comme si elle lui en laissait le choix, après tout. Le renard ferma doucement les yeux, se perdant un instant dans cette impression délicieuse de relâchement qui gagne parfois le corps lorsque celui-ci est poussé dans ses derniers retranchements, et se voit finalement autorisé à prendre un peu de confort. Il perçut les petites pattes de Judy se déposer sur ses épaules, et laissa échapper un gémissement de plaisir lorsqu'elle commença à les palper et à les masser langoureusement, en de petits gestes circulaires qui, s'ils n'étaient certes pas très adroits, demeuraient accomplis avec une douceur exquise.

« Hmm… » marmonna Nick. « Comment vais-je faire quand je serai à l'académie, si je n'ai pas droit à un tel traitement après chaque journée de dur labeur ? »

« Tu es certain de savoir ce qu'est une dure journée de labeur, Nick ? » questionna Judy d'une voix guillerette.

« Bien sûr que oui, Carotte ! J'ai quand même trente ans, tu sais… J'ai vécu plein de choses, et mes journées étaient souvent bien remplies, chargées, riches en évènements… »

« Rien de comparable avec ce que tu vas vivre là-bas, crois-moi. » rétorqua la lapine en intensifiant légèrement son massage, et en l'appliquant uniquement du bout des doigts à présent, ce qui ne sembla pas déplaire à Nick à en juger par le battement satisfait qu'opérait sa queue. « Je menais une existence plutôt physique à l'exploitation de la ferme, avant de finalement être acceptée à l'académie. De plus, j'ai toujours été sportive, et je n'ai jamais relâché mon propre entraînement physique durant les trois années où j'ai tenté d'être intégrée… Et en dépit de ça, une fois que j'ai été admise, j'en ai bavé. »

Nick resta interdit l'espace d'un instant. Elle ne voulait certainement pas le décourager, il en était certain… Mais elle n'avait pas employé la formulation la plus adroite. Elle n'avait visiblement pas cherché à lui remonter le moral, mais à le conforter dans l'acceptation que ce qui l'attendait serait très certainement difficile à vivre, du moins au début. Le temps qu'il trouve son rythme. Au-delà du reste, une information étrange subsistait au cœur de ce discours, qui suscita quelques interrogations chez lui.

« Attends une minute… Qu'est-ce que tu veux dire par « les trois années où tu as tenté d'être intégrée » ? »

En réponse à cette question, Judy sembla prise au dépourvu, et détourna le regard, visiblement honteuse. Mais comme Nick semblait toujours attendre une réponse, elle poussa un léger soupir et acquiesça : « Tout aspirant à l'académie de police peut faire sa demande d'intégration, pour peu qu'il soit âgé de vingt-et-un au minimum, qu'il soit titulaire d'un diplôme de fin de cycle, et que son casier judiciaire soit vierge, bien entendu… Je n'ai été acceptée qu'à l'âge de vingt-quatre ans… »

A ce souvenir, elle ne put réprimer une petite moue courroucée, qui se métamorphosa finalement en une expression plus dépitée.

« Pourquoi ? » demanda Nick, qui espérait pouvoir détendre l'atmosphère en prenant les choses par le biais de l'humour. « Tu avais faits de grosses bêtises, étant jeunes ? Quelque chose qui a entaché la perfection de ton dossier de candidature ? »

« Bien sûr que non… » répliqua-t-elle en secouant la tête. « Devenir policière était mon rêve depuis que j'étais toute gamine. Tu te doutes que j'ai fait tout ce qu'il fallait pour atteindre mon objectif, et ce dès le plus jeune âge. Seulement… Pendant trois ans, ils ont tout simplement refusé de me donner ma chance. Je n'ai même pas été admise à l'académie. Rejet sur dossier, systématiquement. »

Nick grimaça. Il ne s'était jamais penché sur la question, au demeurant… Judy avait vingt-cinq ans, à l'heure actuelle, et était flic depuis quelques jours seulement lorsqu'il avait fait sa rencontre. Elle était entrée à l'académie à l'âge de vingt-quatre ans, célébrant son vingt-cinquième anniversaire au cours de son cursus de formation. Pourquoi un mammifère aussi décidé qu'elle avait mis tant de temps à intégrer les forces de l'ordre, si ce rêve constituait un besoin aussi impérieux ? Il comprenait les raisons d'un tel délai, à présent… Personne n'avait cru en elle. Son dossier était parti à la corbeille dès que les instructeurs avaient lu qu'elle appartenait à l'espèce des lapins.

« Tu as tout de même insisté pendant toutes ces années, jusqu'à les faire céder. » nuanca-t-il néanmoins, espérant lui remonter le moral par ce fait. « Je reconnais bien là ton obstination légendaire. »

« C'est… C'est pas tout à fait vrai, Nick… » déclara-t-elle d'un air gauche, en ralentissant le rythme de ses massages, qui semblaient presque en mesure de transmettre tout son dépit au renard.

« Comment ça ? »

« J'ai… En réalité, j'avais… » elle hésita une seconde, visiblement affectée à l'évocation de ce souvenir, et lâcha finalement le reste en un souffle. « J'avais abandonné. »

Quelque peu estomaqué par la révélation, Nick demeura totalement muet, ne trouvant pas les mots justes pour faire suite à ce que Judy venait de déclarer. Pour la première fois depuis longtemps, il craignait de prendre la parole, lui qui était habituellement si habile avec les mots, qu'il maniait pourtant avec l'expertise d'un lanceur de couteaux. Pour poursuivre sur cette métaphore un brin saugrenu, il craignait de faire un faux mouvement, et de blesser sa partenaire. Aussi lui laissa-t-il le champ libre pour poursuivre librement la narration de cette période difficile de son existence, où il semblait qu'elle se soit retrouvée en proie au pire ennemi des rêveurs en tous genres : le doute. Acerbe, inexorable, qui pouvait parfois mettre à mal la plus pure et la plus extrême des ambitions. Lui-même en savait quelque chose, pour sûr.

Il n'eut pas à la presser pour l'obliger à s'ouvrir, de toute manière. Judy n'était pas du genre à faire des secrets, surtout lorsqu'elle échangeait avec des mammifères en qui elle avait placé sa confiance. Et il n'y avait certainement aucun être sur cette terre en qui elle avait plus confiance qu'en Nick Wilde.

« Tu comprends, je… J'étais dégoûtée. Dégoûtée parce qu'il était évident que c'étaient les stéréotypes qui avaient dicté la décision de l'administration. En dépit de mes lettres de motivation exacerbées, où j'essayais de faire transparaître toute ma passion, mon dossier me revenait systématiquement, simplement barré de la mention marquée au tampon rouge : « dossier rejeté ». Même pas un mot pour expliciter leur décision, comme si celle-ci était évidente… » elle poussa un rire sombre et cynique que Nick ne lui avait encore jamais entendu, et qui le saisit à la gorge. « En fait, elle était évidente… »

Elle laissa à nouveau passer quelques secondes, avant de reprendre délicatement le massage des épaules de Nick, là où elle l'avait arrêté, et ce, le plus naturellement du monde.

« Alors au bout de ces trois années de tentative… Où à chaque fois je me lançais avec enfièvrement, dans l'effervescence de l'excitation, en y croyant toujours… J'ai compris que je me berçais d'illusions… Je me suis dit qu'il était inutile d'essayer une quatrième fois. Que le résultat serait toujours le même. Que mes parents avaient raison : il n'y avait jamais eu de lapin flic, et même avec toute la volonté du monde, il me serait impossible de le devenir… J'ai pleuré longtemps… J'ai pensé que je n'avais plus aucun avenir… Que ma vie était finie… Puis je me suis faite une raison, et j'ai essayé de passer à autre chose. De tirer un trait définitif sur ce rêve vieux de quinze ans… »

« Mais c'était impossible pour toi d'y parvenir, pas vrai ? » questionna Nick avec emphase, ne pouvant supporter plus longtemps la perception de ce ton laconique chez sa lapine, habituellement si positive et enjouée. « Il a fallu que tu te lances une fois encore, c'est ça ? »

« Non, Nick… J'avais réellement renoncé. » précisa-t-elle d'un ton neutre. « Je n'ai jamais envoyé ma quatrième candidature. »

« Qu… ?! Mais alors, comment… ? »

« Quelqu'un continuait à croire en moi. Une personne qui m'avait soutenue pendant toutes ces années, et qui avait tout simplement refusé de me voir baisser les bras. »

Judy tourna un regard légèrement humide vers le ciel, et poussa un léger soupir, ne pouvant s'empêcher de sourire à l'évocation de ce souvenir. « Ma grand-mère Elise… »

Nick ne fut pas surpris en sentant une petite gouttelette chaude tomber contre son visage, suivi par une deuxième, tandis que Judy se contractait, étouffant un sanglot. Les lapins étaient émotifs par nature, c'était indéniable… Mais pour le coup, il s'agissait de larmes qui lui semblaient justifiées, et qu'il était disposé à accueillir.

« On a eu une violente dispute au moment de l'ouverture des candidatures à l'académie… » reprit finalement la lapine d'une voix légèrement vrillée par l'émotion. « Je lui ai dit de me laisser tranquille, qu'il ne servait à rien de s'acharner, que je ne voulais plus y croire… Que je voulais qu'elle cesse de me soutenir. J'ai vraiment été odieuse, si tu savais. J'ai dit des choses terribles, dont je me souviens à peine… Et heureusement. Je me sens assez coupable comme ça. Mais ça me faisait tellement mal… Et l'entendre insister, me dire d'y croire et d'essayer, c'était encore pire. J'avais l'impression qu'elle cherchait à me torturer, tu vois ? »

Nick acquiesça. Il ne comprenait que trop bien pour s'être lui-même retrouvé dans une situation similaire, à une certaine époque de sa vie… Lorsqu'il avait tout laissé tomber après la mort de son père, et que Dizzie était venue vivre avec lui, dans l'espoir de ranimer le déchet qu'il était devenu, et d'en refaire un mammifère à peu près digne de ce nom. Elle y était plus ou moins parvenu, d'ailleurs… Mais à quel prix ?

« Mais elle n'a pas lâché l'affaire. » reprit Judy. « Je sais de qui je tiens mon entêtement légendaire… Elle a rempli mon dossier à ma place, et a simplement réutilisé la lettre de motivation qui m'avait été renvoyée l'année précédente. Quand je pense que l'administration ne s'est rendu compte de rien… C'est bien la preuve qu'ils n'avaient même pas pris la peine de parcourir mon dossier, lors des sessions précédentes… Enfin bref… C'est elle qui s'est chargé de tout. »

Nick hésita un instant à poser la question qui lui brûlait les lèvres, craignant qu'elle ne paraisse déplacée, mais ne put se contenir bien longtemps. « Ne te méprends pas, Carotte… Je suis plus qu'heureux de savoir qu'au final ça ait marché, et qu'on t'ait finalement donné ta chance… Mais par quel miracle cette candidature-ci a-t-elle eu plus de crédit que les précédentes, au final ? »

« Pour une raison très simple, Nick… Et au final toute politique : Projet d'intégration des mammifères. »

Nick redressa une oreille, tout en prenant une expression curieuse. Il n'avait pas l'air de saisir la référence. Aussi, la lapine s'empressa-t-elle de l'expliciter. « Le protocole initié par le parti de Lionheart en vue d'aider à l'intégration des mammifères déclassés à des postes normalement réservés à des espèces plus… adaptées à ces fonctions. Il a été mis en place l'année dernière. Tu n'en avais pas entendu parler ? »

« Si. » admit Nick en grimaçant légèrement. « D'ailleurs, je m'étais figuré que c'était une stupide manœuvre politique sans réelle fondement, uniquement motivée par un désir de réélection égoïste, et qui n'aurait quasiment aucune suite, ni le moindre impact concret… »

« Eh bien, peut-être que c'était le cas mais… Pour le coup, ça m'a bien servi, mine de rien. Même si ce n'était que pour faire un coup d'éclat, le Projet d'intégration des mammifères est la raison pour laquelle j'ai été sélectionnée, l'année dernière. Sans ce protocole, et sans l'obstination acharnée de ma grand-mère, je serais certainement en train de cultiver des carottes avec mes parents à l'heure qu'il est, et nous n'aurions pas cette conversation… »

« Eh bien je crois que nous devons une fière chandelle à grand-mère Elise… » répondit Nick avec une affectation sincère tout en redressant la patte pour essuyer du pouce les quelques larmes qui subsistaient aux abords des paupières de Judy. « Et également à l'égoïsme politique de Lionheart, dans une moindre mesure… Je suppose ? »

La réflexion eut au moins le mérite de faire doucement rire la lapine, qui par ce geste euphorique, laissa à nouveau échapper quelques larmes.

« Sans elle, je n'y serais pas arrivée, tu sais ? »

« Tu en es absolument certaine ? » questionna Nick en redressant un sourcil circonspect.

Visiblement, la question prit Judy au dépourvu, puisqu'elle tourna un visage intrigué vers le renard.

« Après tout, tu es Judy Hopps. » déclara-t-il d'une voix plus mordante. « La lapine au tempérament de feu, qui ne recule jamais face à l'adversité. Tu as eu un moment de faiblesse, c'est vrai, et au final c'est ta grand-mère qui a eu le bon sens de faire ce qu'il fallait… Mais même si ça n'avait pas été le cas, je suis certain que tu aurais trouvé un moyen d'aller au bout des choses, en dépit des obstacles, des embuches, et de tous les traquenards administratifs qu'on aurait pu mettre sur ton chemin. Tu aurais forcé la voie avec perte et fracas, botté quelques culs, et tu serais devenue flic, envers et contre tout ! »

« Et où est sensé te mener ce débordement de flatteries, hmm ? » questionna Judy d'une voix pleine de réserves, bien que l'effet escompté par le renard demeurât un succès, à la vue du rouge qui montait aux joues de la lapine, bien visible sous la fine épaisseur de pelage gris qui la recouvrait.

« Que mon exact ressenti. Indubitablement sincère, et incontestable. Après tout, tu étais peut être prête à renoncer… Et ça aurait été une chance pour certains, quand tu y penses. Je m'imagine les visages dépités et dégoûtés de tes camarades aspirants, lorsque tu as pulvérisé tous les records et que tu es ressortie major de ta promotion. C'est pas dû à un quelconque protocole d'intégration des mammifères, ou une banale combine politique, pour le coup… Tu ne le dois qu'à toi ! C'est toi qui as su prouver qu'ils avaient eu torts de te faire obstacle pendant toutes ces années ! »

« Alors il est certain que tu y parviendras, toi aussi. » répondit-elle sur un ton empli de confiance.

Cette réponse laissa le renard sans voix, et il ne subsista qu'une vague curiosité au fond de son regard intrigué, qui semblait implicitement poser une question des plus inquiètes. Finalement, il la formula sur un ton quelque peu hésitant : « Tu crois sincèrement que j'ai mes chances ? »

Elle acquiesça et ne tarda pas à confirmer sa pensée d'une voix douce.

« Ce sera certainement plus facile pour toi que ça ne l'a été pour moi, si ça peut te rassurer. L'académie n'est pas vraiment adaptée à l'accueil de mammifères aussi petits que moi… C'est pourquoi les épreuves étaient plus complexes à appréhender avec mon gabarit. Ils n'allaient pas adapter tout leur matériel à la morphologie de la seule lapine à avoir été assez folle pour tenter l'aventure, après tout. »

C'était un fait. Nick le considéra d'un œil critique, se figurant une Judy faisant front à tout un tas d'épreuves et d'obstacles, au même niveau que des lions, des tigres, des ours, des rhinocéros ou des éléphants. Elle était partie avec un handicap absolument énorme, dans tous les sens du terme, et elle en était pourtant ressortie gagnante, et la tête haute. Elle pouvait être fière d'elle, en effet.

« C'est assez admirable quand on y pense de manière concrète, tu sais ? » laissa entendre Nick sans chercher à dissimuler la note d'admiration qui brillait au fond de sa voix.

Judy se laissa aller à sourire doucement, sincèrement flattée, avant de glisser ses pattes dans la nuque du renard, où elle se lança dans une série de massages plus lents et appliqués. « Le secret, c'est de réussir à tirer profit de ses propres forces. Accepter qu'on ne peut pas venir à bout de certains obstacles d'une manière conventionnelle… Pas en suivant le chemin établi, en tout cas. Il y a des détours qui te permettent de triompher de l'adversité, si tu apprends à te connaître et à avoir confiance en tes capacités. C'est de cette façon que je suis parvenue à m'en sortir… Et tu y arriveras aussi, c'est certain. Parce que justement, en raison de l'existence que tu as menée jusqu'ici, tu as déjà été contraint plus d'une fois de te fier à tes seules ressources, et à tirer profit de tes capacités propres, j'en suis certaine. »

« Tu veux sans doute faire allusion à mes talents particuliers dans l'arnaque, la duplicité, la tromperie et le mensonge, peut-être ? » demanda-t-il d'une voix cynique.

« Bien sûr que non, idiot. » ricana Judy en secouant la tête. « Mais tu es un débrouillard né. Et tu as de nombreuses connaissances dans des domaines très variés. Je suis certaine que tu trouveras ton rythme et tes propres méthodes pour faire face aux difficultés, et même à des épreuves qui pourraient te sembler insurmontables. »

Elle se baissa alors sur lui, le surplombant de son ombre, pour venir glisser son museau contre le sien dans un mouvement d'une telle tendresse que Nick se figea. Alors elle l'embrassa du bout des lèvres, intensifiant ce contact intime pendant quelques secondes, désireuse de goûter progressivement à chaque variation de pression, chaque aspérité, chaque petite imperfection qui en faisait la particularité une connaissance profonde et sincère, qui n'appartiendrait qu'à elle, dont elle aurait la primeur absolue et incontestable, et ce jusqu'à la fin de ses jours. Elle en avait l'intime conviction.

« Je sais que tu y arriveras. J'ai toute confiance en toi, Nicholas Wilde. » déclara-t-elle d'une voix tendre, tout en écartant doucement ses lèvres des siennes.

Lorsqu'elle se retira, aussi délicatement qu'elle était arrivée, elle sentit le souffle chaud de la respiration de Nick s'échapper par l'interstice étroit de ses naseaux, et venir lui caresser le bord des lèvres. Alors elle agrémenta son geste d'affection par un léger coup de langue remontant du bord des babines de son renard, jusqu'à l'arrête de son museau noir, comme un ultime coup de pinceau posé sur un chef d'œuvre.

Nick ne resta pas insensible à la douce intensité de ce baiser, dans la volupté duquel il aurait souhaité pouvoir se perdre encore quelques instants. Les yeux entrouverts et perdus dans le vague, il redressa une patte pour venir caresser le pelage gris de la joue de Judy.

« Je t'aime, ma lapine… » murmura-t-il en se perdant dans la contemplation de ses yeux hypnotiques, dans lesquels il percevait un reflet de lui qu'il parvenait à apprécier, pour une raison étrange.

« Je t'aime plus que tout, mon renard… » répondit-elle sur le même ton ému.


Leur salut providentiel se présenta une quinzaine de minutes plus tard. L'ouïe surdéveloppée de Judy lui permit d'anticiper l'arrivée d'un véhicule en provenance de l'amont de la route, près d'une minute avant qu'il n'apparaisse à leur vue, au sommet de la butée. Fort heureusement, il s'agissait d'un convoyeur commercial, un blaireau en salopette qui accepta de bon gré de marquer l'arrêt à leur demande.

S'il se ria quelque peu de leur infortune, il s'agissait néanmoins d'un bon bougre qui leur apporta une aide précieuse. Il disposait de réserves d'essence en jerricanes pour se prémunir des petits incidents du même genre que celui qui avait malencontreusement frappé le jeune couple, et se montra généreux en leur offrant de faire directement le plein à partir de ses réserves. Nick proposa au routier de lui rembourser les frais de consommation estimés, mais le blaireau refusa, prétextant qu'il ferait passer cela sur les coûts de transport de l'entreprise qui l'employait. Pour une fois, ça n'avait qu'à être aux gros pontes de mettre la patte à la poche. Le renard ne s'offusqua pas de cette arnaque bien sentie, et se contenta de remercier son bienfaiteur pour sa générosité.

Quitte à pousser un peu leur chance, Judy lui présenta la carte de la région et discuta plusieurs minutes avec lui pour avoir son avis sur l'itinéraire qu'ils avaient l'intention de suivre. Si celui-ci les mènerait certainement à bon port, le blaireau leur conseilla quelques alternatives qui leur ferait gagner du temps, et leur précisa le point exact où la nationale redevenait praticable, ce qui leur éviterait de sillonner trop longtemps sur les routes secondaires.

Il les quitta au son de leurs remerciements, et ce fut le cœur plus léger que le renard et la lapine s'en retournèrent en direction de la moto, dont le réservoir à nouveau plein serait suffisant pour les mener jusqu'à Bunnyburrow. Au final, ils ne devraient arriver qu'une heure et demie en retard, par rapport à leurs estimations premières. Cela leur conféra une certaine forme de soulagement.

Nick enfourna la moto, et au moment où Judy s'apprêtait à grimper à l'arrière, il la saisit subrepticement sous les aisselles. La lapine eut à peine le temps de manifester sa surprise par un petit cri aigue qu'elle se retrouvait installée à l'avant, les cuisses écartées autour du carénage, sa queue en panache bien callée entre les jambes de Nick, qui la surplombait à présent, un sourire énigmatique aux lèvres.

« Je peux savoir ce que tu t'imagines faire, Nick ? » questionna Judy d'un ton méfiant.

« Tu m'as reproché beaucoup de choses concernant cette moto, toute à l'heure. Comme quoi je ne te laisserai pas la piloter parce que je tiens plus à elle qu'à toute autre chose… J'ai bien compris l'allusion, Carotte. Tu n'as pas besoin de le nier : tu es jalouse de la relation privilégiée que j'entretiens avec ma Foxmaster, et c'est légitime. Personne ne voudrait avoir à partager un renard tel que moi, et surtout pas avec une déesse mécanique aux lignes si pures et élancées. »

« Très poétique, Nick… » commenta Judy d'une voix faussement admirative. « Quel dommage que tu fasses un usage aussi déplorable d'un si charmant phrasé. Laisse-moi descendre et prendre place à l'arrière, maintenant. »

Elle essaya de se dégager, mais le renard la maintint en place, percevant sans mal le trouble qui la gagnait et les légers tremblements qui parcouraient son corps, tandis qu'elle comprenait à demi-mot ce que le renard avait en tête… Et visiblement, cette idée la terrifiait. Purement et simplement. Judy n'avait pas exagéré quand elle avait déclaré avoir peur des motos… Elle luttait farouchement pour se défaire de l'emprise de Nick, à présent, et il grimaça en sentant les petits coups de griffes involontaires qu'elle infligea à ses avant-bras en essayant de se dégager toujours plus nerveusement.

« Arrête ça, Nick ! Je veux descendre et ça ne me fait pas rire du tout ! » s'écria-t-elle sur un ton sincèrement paniqué.

L'espace d'une seconde, elle faillit le faire céder, car il avait vraiment l'impression de lui infliger une certaine forme de torture involontaire, mais il secoua la tête et essaya de la calmer.

« Allons bon, Carotte ! Comment peux-tu en avoir peur si tu n'as jamais essayé ? »

« Mon imagination suffit à me figurer ce qu'il resterait de nos pauvres carcasses si jamais je nous envoyais dans le décor ! »

Nick poussa un petit rire à cette réflexion qu'il jugea des plus extrêmes.

« Tu ne te posais pas toutes ces questions lorsque tu t'amusais à nous faire faire du trapèze improvisé au bout d'une liane, dans le quartier de la Forêt Tropicale ! Et pourtant, on n'aurait pas été plus jolis à voir si tu t'étais loupée. »

« C'était différent ! » protesta Judy en essayant une nouvelle fois de se dégager, mais Nick lui avait coincé les bras contre le ventre et la ceinturait puissamment de ses deux pattes. « Si je ne l'avais pas fait, on aurait servi de dîner à un jaguar sauvage ! »

« Bien, si ce n'est que ça… »

Nick se pencha légèrement, et avant même qu'il ait agi, Judy se figea, comprenant immédiatement ce qu'il s'apprêtait à faire. Elle serra les dents et ferma les paupières, se promettant intérieurement de résister et de ne manifester aucune forme de plaisir, qui puisse contenter Nick dans son entreprise clairement déloyale… Mais c'était peine perdue. A peine perçut-elle les crocs du renard se refermer avec douceur contre son cou, qu'elle fut prise d'un frisson extatique. Rendue plus fébrile encore par ses chaleurs, qu'elle peinait à contrôler, elle sentit immédiatement cette chaleur étouffante grandir au creux de son estomac, se déployer et irradier dans tout son être, éveillant ses sens et exacerbant sa perception de tout stimulus extérieur. Ses pupilles se dilatèrent, les poils de son pelage se dressèrent, son rythme cardiaque s'accéléra, et bien entendu, une sourde agitation commença à pulser dans son bas-ventre. Elle ne put estimer avec précision combien de temps Nick passa à lui mordiller et à lui lécher le cou et l'épaule. En bout de course, elle se souvint seulement être parvenue à dégager l'un de ses bras (sans doute parce que le renard avait bien senti qu'elle ne s'en servirait pas pour se débattre) afin de dénuder son épaule au maximum, tirant son veston et son t-shirt contre son biceps, pour laisser d'avantage de marge de manœuvre au prédateur qui s'activait à contenter ces zones si sensibles de son anatomie. Mais quelle partie de son corps n'était pas sensible aux délicates attentions de Nick, à vrai dire ? En tout état de cause, elle avait finalement fait usage de ce bras délivré pour le glisser dans le creux de la nuque de son mâle, exerçant une certaine pression pour lui faire comprendre qu'elle ne voyait aucun inconvénient à ce qu'il se montre plus entreprenant, s'il le souhaitait.

« Alors, lieutenant Hopps… » marmonna Nick entre ses crocs, toujours resserrés autour du cou de sa lapine. « Vous n'allez pas tarder à servir de dîner à un renard sauvage… Vous prenez le guidon, ou pas ? »

Son souffle son épaule était brûlant. Judy avait les yeux révulsés et la bouche entrouverte, éructant de petits gémissements incontrôlables. Elle savait pertinemment que son corps dégageait à présent toute une gamme de phéromones particulièrement affriolants, et elle percevait sans mal les appels d'air sporadiques qui agitaient les naseaux de Nick… Celui-ci poussa un grognement guttural en prenant une inspiration profonde directement contre la peau tendue de la gorge de sa proie. Judy put alors sentir le corps entier de son renard se tendre à l'extrême, comme parcouru par un choc électrique, cette sensation perceptible jusqu'au pointes de son pelage, qui se dressèrent à leur tour, farouches. Il était clair que Nick était en perdre le peu de contrôle qu'il maintenait encore sur la situation… Son petit jeu de provocation n'allait pas tarder à se retourner contre lui s'il ne calmait pas la flamme qu'il ne cessait d'attiser et de vivifier à chacune de ses morsures, à chaque coup de langue, à chaque expiration intense.

Mais comme Judy ne cédait pas à ses doléances, et semblait plus désireuse de se perdre dans l'extase de ce qu'elle était en train de vivre que de saisir le guidon de la moto, Nick se figura comme une bonne idée le fait de glisser ses pattes sous l'ourlet du t-shirt de la lapine, afin de pouvoir faire courir ses griffes le long de son ventre doux et soyeux. A quel moment exactement s'était-il figuré que cela pourrait avoir le moindre impact sur la prise de décision de sa partenaire ? Ce n'était qu'un mensonge à demi voilé, oublié dès qu'il avait été fomenté, et auquel ses instincts déviants avaient donné un quelconque crédit pour le pousser à y céder… Non pas qu'il aurait tenté de résister à la tentation, de toute manière. La réaction de Judy ne se fit pas attendre, tandis que les gémissements langoureux qu'elle émettait redoublaient d'intensité, ce qui fut accompagné d'une nouvelle vague olfactive particulièrement claire quant aux désirs précis face auxquels son corps au supplice lui imposait de céder.

De sa deuxième patte enfin libérée, elle saisit celle de Nick au travers de son t-shirt, refermant son emprise sur elle en serrant de toutes ses forces, avant de la guider toujours plus haut… Elle n'avait plus à s'astreindre à contenter uniquement son ventre… Il y avait d'autres parties de son corps, situées un peu au-dessus, qui désiraient à leur tour être contentées.

Tandis qu'il cédait à cette doléance implicite, et refermait sa patte sur la petite poitrine de Judy, qu'il commença à palper et masser dans des mouvements langoureux et appliqués, Nick poussa néanmoins un profond soupir, et ferma longuement les yeux, tentant de dégager ses sens du nuage extatique dans lequel ils se vautraient actuellement, afin de les ramener de force à un niveau de réalité certes moins euphorisant, mais néanmoins plus cohérent. Un niveau où il avait encore une once de contrôle sur ce qu'il avait à faire… Et il était clair à présent que dans son état, Judy ne serait pas apte à renoncer à ces plaisirs d'elle-même. Il aurait donc à se sacrifier et à endosser le mauvais rôle.

« Ne crois pas que je n'apprécie pas ce vers quoi nous nous dirigeons, ma chérie… » marmonna-t-il, la voix encore engourdie et haletante. « Mais si tu ne veux pas que nous arrivions à Bunnyburrow au beau milieu de la nuit, nous devrions essayer de nous calmer, d'accord ? »

Judy écarquilla les yeux, son corps lui intimant l'ordre de protester immédiatement, de tout faire pour persuader Nick de poursuivre ce qu'il avait commencé, de saisir sa patte et de la faire glisser vers des parties de son corps plus sensibles encore, afin qu'il prenne conscience de la nature très concrète du désir qu'il y avait fait naître, et qu'il assume de devoir les satisfaire sur le champ s'il ne voulait pas qu'elle explose littéralement. Purement et simplement. Mais une part consciente de sa psyché fut ébranlée, secouée comme par un électrochoc à l'audition de l'appellation particulière que Nick venait d'employer pour s'adresser à elle. Il venait de la surnommer « ma chérie », et cette dénomination n'était pas la résultante d'un quelconque cynisme ou d'un humour détourné. Non, il l'avait appelée ainsi en toute sincérité, sans même s'en rendre compte, perdu qu'il était dans les affres de son propre désir… La lapine en fut tellement touchée que la part rationnelle de son esprit parvint à reprendre momentanément le dessus sur les sensations extatiques et les besoins impérieux que lui imposait son corps.

« Tu… Tu as raison… » parvint-elle à articuler.

Cette phrase fut comme une autorisation tacite de mettre un terme à ce petit jeu, et eut l'effet de la douche froide attendue par Nick. Il acheva de reprendre le contrôle de ses sens, et en l'espace de quelques secondes, il fut à nouveau totalement maître de lui-même. Il se redressa, retira ses pattes de sous le t-shirt de la lapine, et se racla doucement la gorge, un peu gêné d'être allé aussi loin dans ses provocations.

Judy lui envia l'espace d'un instant cette capacité à dompter si facilement ses envies et ses instincts. Pour sa part, la transition était plus longue, et surtout franchement pénible. On ne titillait pas une lapine en chaleur à ce point sans aller au bout des choses, en temps normal. Mais Judy était prête à l'accepter, pour le coup, et chassa les sentiments de rancune, d'irritation et de colère totalement incohérents qui la gagnèrent pendant quelques instants, résultantes de l'insatisfaction violente que son corps traduisait d'une façon exacerbée.

« Hum… Ça va aller, Carotte ? » s'enquit toutefois Nick, qui s'inquiétait de la voir toujours pliée en deux, le souffle court et la tête enfoncée entre ses épaules, comme si elle souffrait d'une abominable crampe (l'image n'était pas tant éloignée que ça de la réalité, si on y réfléchissait bien).

« Ou… Oui… » bredouilla-t-elle, les dents serrées et les paupières closes, tandis qu'elle luttait intérieurement contre le dernier rempart qui faisait obstacle à son regain de sérénité : le brasier fulgurant qui semblait vouloir consumer l'intégralité de son bas-ventre. « Donne-moi juste une petite minute… »

« Très bien… »

Nick se tint à ce qu'il venait de promettre, et n'interféra à aucun moment dans le processus lent et méthodique que Judy mit en application pour regagner progressivement le contrôle de son propre corps. Il perçut les effluves de ses hormones diminuer lentement, jusqu'à disparaître, ce qui fit naître en son cœur un mouvement de regret égoïste qu'il réprouva aussitôt. Il avait mis Judy dans une situation plus que complexe à gérer, en raison de ses idioties provocatrices. Il aurait dû se douter que l'asticoter de la sorte revenait à jeter le petit caillou qui déclenche une avalanche… L'effet boule de neige garanti, auquel lui-même ne pouvait résister. Etait-il vraiment normal qu'ils se fassent mutuellement un tel effet ?

Finalement, au bout d'un peu plus d'une minute d'une intense lutte intérieure, Judy parvint à regagner suffisamment d'aplomb pour se redresser, tout en poussant un soupir où demeurait toujours perceptible une importante part de frustration. Elle n'y pouvait rien, il lui fallait bien évacuer d'une manière ou d'une autre.

« Je suppose que je ne parviendrai plus à te persuader de prendre les commandes maintenant, pas vrai ? » questionna Nick d'une voix détachée.

« Si tu me le demandes en m'appelant de la même façon que toute à l'heure, je pourrais bien céder… » répondit Judy en tournant un regard attendri en direction du renard.

« Qu… ? Je t'ai appelé d'une façon particulière ? »

« Oui. » confirma la lapine en hochant la tête. « Et j'ai particulièrement apprécié, si tu veux tout savoir. Malheureusement, il semblerait que tu ne t'en souviennes pas. »

Le renard afficha une grimace de malaise. Judy leva les yeux au ciel en poussant un petit rire. Bien sûr, il avait oublié… C'était sans doute sorti tout seul, sans qu'il s'en rende réellement compte… Et cela s'était perdu dans les limbes vaporeux de l'oubli. Ce n'était pas si grave, en définitive. Elle s'en souviendrait pour eux deux.

« Bien… » déclara finalement Nick en fermant les paupières, avant de pousser un léger soupir réflexif. « Veux-tu piloter la moto, ma chérie ? »

La lapine s'immobilisa d'un coup, son expression de surprise figée sur son visage contrit. Alors il n'avait pas oublié, en fin de compte ? Il avait juste espéré pouvoir s'en tirer sans avoir à reconnaître qu'un petit surnom intime avait finalement pu lui échapper sans qu'il ne s'en aperçoive… Lui qui avait habituellement une confiance si absolue dans sa maîtrise des mots, des allusions et de la science particulière du langage et de la communication en général, ce devait être une expérience étrange, à n'en point douter.

« J'ai l'impression de me faire arnaquer, tout à coup. » lâcha finalement Judy, en tournant un visage tremblant vers le tableau de bord de la moto.

« Pas du tout, Carotte… C'est toi qui a proposé cette contrepartie, pas moi. »

« Le « Carotte » est déjà de retour, à ce que je vois. » ricana Judy d'un air gauche.

« Ne t'attends pas à m'entendre m'user la langue sur l'autre trop souvent… Je ne suis pas vraiment habitué à ces petits surnoms de couple. »

« Si tu n'aimes pas ça, ne te sens pas obligé de le faire. » répondit Judy en haussant doucement les épaules, comme pour témoigner qu'au final, ce n'était pas si important que ça (bien évidemment, ça l'était à ses yeux, mais elle n'en laisserait rien transparaître).

« Je ne déteste pas ça. » se contenta de répondre Nick, avant de brutalement changer de sujet. Visiblement, il ne souhaitait pas s'attarder d'avantage sur un propos qui le mettait, pour une raison mystérieuse, assez mal à l'aise. « Bon, en tout cas dis-toi que tu me rends un sacré coup de patte en acceptant de prendre le relai pendant quelques temps… Si tu tiens le guidon, je pourrais un peu détendre mon dos. J'ai trop forcé, je crois… Enchaîner un tel nombre de kilomètres sur une si courte période, c'est pas le meilleur moyen de faire du bien à ses lombaires. »

Judy acquiesça doucement, toujours tétanisée par la crainte… Elle se voyait plus facilement céder à cette doléance incongrue, maintenant qu'elle était formulée de cette manière. Elle pouvait sans mal comprendre que Nick puisse souhaiter se détendre un peu. Il avait besoin d'elle, et n'éprouvait aucune gêne à le lui faire savoir… Il était rassurant pour la lapine de constater que son mâle ne répondait pas à ce stéréotype ridiculement masculin d'assurance hautaine faussement affichée, qui en poussait souvent certains à refuser de reconnaître avoir des besoins et des faiblesses, comme tout un chacun.

« Tu sais comment ça fonctionne, pas vrai ? » questionna Nick. « Si tu retapais des bécanes avec ton père, j'ai pas vraiment de soucis à me faire, n'est-ce pas ? »

« Comment veux-tu que je m'y prenne ? » s'enquit Judy, toujours plus nerveuse. « J'ai les pattes trop courtes pour atteindre les pédales. Je ne peux même pas passer les vitesses. »

Et comme pour témoigner cette vérité, elle trépigna légèrement sur l'assise, tendant ses pattes au maximum, pour ne parvenir au final qu'à effleurer l'abord du mécanisme du bout de son plus long orteil.

Nick l'observa se démener ainsi pendant quelques secondes, souriant d'un air satisfait devant ces gesticulations particulièrement adorables, avant de finalement déclarer d'une voix rieuse : « Je vais me charger des pédales, contente-toi de manœuvrer le guidon. »

« On court droit à la catastrophe ! » protesta Judy d'une voix paniquée, comme si cette proposition était la chose la plus dangereusement absurde au monde. « Je vais embrayer dans le vide… Ou le relâcher trop tôt. On va faire craquer la boîte de vitesse… C'est pas faisable, Nick. »

« Allons, allons, ce n'est qu'une question de coordination. » répondit le renard d'une voix rassurante. « Je connais cette moto comme ma poche, Carotte. Chaque variante sonore de son moteur constitue une gamme particulière à mon oreille… Et je sais interpréter la moindre de ses mesures et fluctuations. Tu n'as qu'à te charger d'accélérer de freiner et d'enclencher l'embrayage quand tu estimes qu'il le faut. Je passerai les vitesses au bon moment, sois en assurée… Et je suis certain que tu ne feras pas craquer la boîte de vitesse. »

« Tu ne m'as jamais vu au volant, Nick… » argua la lapine sur un ton plaintif. « Je déteste conduire en général. Je suis une vraie furie. »

« Ça je le sais… Même en tant que passagère, tu es ingérable. » précisa le renard d'un air guilleret.

« Et malgré ça, tu veux que je pilote ? » questionna la lapine en grimaçant.

« Et malgré ça, je veux que tu pilotes. » confirma-t-il d'un air confiant.

Judy plongea une nouvelle fois son regard apeuré dans celui du renard, essayant de jauger son degré d'assurance pour voir si elle ne pourrait pas profiter d'une faille momentanée dans l'armure de son flegme afin de prétexter un quelconque argument qui lui permettrait de reculer, et de mettre un terme à cette situation désastreuse. L'appellation ne lui semblait pas excessive, en l'état : tout ceci allait finir en désastre. Elle allait faire un faux-mouvement, ou relâcher l'embrayage trop vite, paniquer à un moment donné, et ils finiraient dans le décor, c'était certain.

De toutes les choses que Judy avait appris à faire au cours de son existence, conduire était certainement l'une de celles dont la mise en pratique la rebutait le plus. Elle n'avait eu aucun mal à se faire la patte, cependant… Dès son plus jeune âge, elle conduisait déjà les tracteurs de la ferme en compagnie de son père. Mais entre rouler en solitaire dans les cahots des champs et prendre le volant sur la route, au milieu de la circulation dense du trafic journalier, il y avait un monde. Elle avait alors tendance à perdre son calme, et à s'alarmer de toutes les erreurs, les fausses manœuvres, les irrespects divers et variés dont faisaient preuve les autres usagers. Rien ne l'exaspérait d'avantage que de devoir s'arrêter au rouge, respecter les stops, la signalisation, être focalisée sur chaque détail, sur tout ce qui l'entourait… et surtout, de se voir contrainte à être d'avantage attentive aux fautes des autres qu'aux siennes. Car pour elle, c'était une certitude : si un jour elle avait un accident, il serait totalement impossible qu'elle en soit responsable l'erreur commise viendrait forcément d'un autre. De fait, prendre le volant l'irritait par nature, et son humeur se métamorphosait dès qu'elle passait la première. D'avenante, charmante et agréable petite lapine, elle se transformait en furieuse maniaque agressive, au premier manquement au code de la route qui avait le malheur de se produire dans son champ de vision… Le souci, c'est qu'elle n'en ratait jamais aucun. Et le fait d'être en place passager ne la rendait pas plus agréable… Bien au contraire. Heureusement, Nick avait rapidement trouvé quelques contre-mesures pour calmer ses humeurs. La première d'entre elles était la conversation. Tant que l'attention de Judy se portait sur autre chose que sur la route, elle ne remarquait pas grand-chose, au final, et son tempérament ne changeait en rien. La musique fonctionnait assez bien, également, pour peu que ce qui soit diffusé lui plaise… Sinon, elle risquait de laisser glisser son attention sur le trafic, et le moulin à injures ne tarderait pas à tourner à plein régime.

Nick avait essayé de comprendre d'où lui venait cette nature agressive au volant, qui ne se manifestait nulle part ailleurs, la concernant. Mais Judy avait été incapable d'expliciter ses raisons. Elle supposait que conduire la mettait dans un état de stress et de tension tel qu'elle ne parvenait pas à l'évacuer d'une autre manière. Au final, le renard l'avait accepté comme un petit défaut mineur qui venait émailler le patchwork déjà gigantesque qui fondait sa personnalité toute à la fois unique et complexe… Et il avait fini par trouver presque charmante la façon qu'elle avait de s'énerver et de s'exaspérer toute seule, en commentant la conduite déplorable des autres conducteurs, tout en gesticulant furieusement dans son siège.

Fort heureusement, en tant que passagère à moto, Judy était aussi tranquille et calme qu'une image pieuse. Sans doute parce qu'elle n'avait pas la moindre expérience de motarde, cela ne faisait aucun doute… Ou bien en raison de la peur irrationnelle qu'elle ressentait pour ce type d'engins, et qui la poussait à focaliser son attention sur d'autres priorités plus terre-à-terre. Comme sa propre survie, par exemple. Nick n'avait qu'à se remémorer la façon dont elle l'avait serré, lors de leur première heure de route au départ de Zootopia… Il avait pensé que sa cage thoracique ne s'en remettrait pas, et demeurerait à jamais marquée par l'étreinte tétanisée des bras de Judy Hopps.

Malheureusement pour la lapine, le renard n'avait pas l'air de vouloir démordre de son idée saugrenue de pilotage partagée. Il soutint son regard aussi longtemps qu'il le fallut pour qu'elle comprenne qu'elle n'obtiendrait rien par la pratique de la supplique oculaire insistante. Peut-être que si elle jouait sur l'image de la petite lapine mignonne et fragile, elle parviendrait à le faire céder ? Elle répugnait à le faire, bien entendu, mais en désespoir de cause…

Mais Nick ne lui laissa pas même l'occasion de tenter la manœuvre, puisqu'il plaqua le casque de la lapine sur le sommet de son crâne d'un geste relativement brusque, rabattant ses oreilles n'importe comment. Judy se retrouva aveuglée par ces-dernières, et poussa un petit cri de stupeur face à ce détournement inattendu.

« Je ne te laisserai pas m'avoir avec tes yeux mouillés, Carotte. » lâcha finalement le renard d'une voix malicieuse.

Judy se renfrogna quelque peu, tout en réajustant la position de ses oreilles à l'arrière du casque. Forcément, avec cet accoutrement sur la tête, il lui serait difficile de jouer de ses charmes pour se sortir d'une situation qui apparaissait dorénavant inextricable.

Et comme pour confirmer cette douloureuse vérité, Nick acheva de piétiner ses espoirs en indiquant le contacteur d'un mouvement du museau. « Allez, enclenche le starter maintenant. »

Poussant un gémissement contrit, Judy tendit une patte tremblante en direction de la clé qui dépassait du contacteur. Elle avala à sec, et ce seul mouvement du bras sembla lui demander plus d'efforts et de courage que les six mois d'entraînement intensifs qu'elle s'était infligée à l'académie. Nick demeura patient, et la laissa prendre le temps qu'il lui faudrait pour aller au bout des choses. Il savait par expérience que le premier pas était le seul à réellement compter, et qu'une fois cette étape initiale franchie, Judy serait certainement capable de dépasser ses appréhensions. Pour lui manifester cette confiance affirmée, il ajusta son assise derrière elle, ménageant l'espace pour leur attribuer à chacun un maximum de confort, et déposa ses pattes sur ses flancs, faisant légèrement pression en les agrippant.

Il la laissait prendre les commandes. C'était à elle de diriger, maintenant. Dans l'absolu, c'était là où il voulait en venir. Il ne cherchait pas à la provoquer, ni même à la mettre mal à l'aise, et encore moins à la confronter à l'une des rares choses qui semblait l'effrayer pour le seul plaisir de la voir se débattre dans ses craintes irraisonnées. Non. Judy avait été très claire la veille au soir, lorsqu'elle avait fait état de ce qu'elle espérait pour eux, de l'image qu'elle se faisait de leur relation. Pour Nick, il n'était plus temps de raisonner et de tourner la question dix mille fois dans son esprit… Il devait lâcher prise, et accepter ce que Judy représentait pour lui, et ce qu'il représentait pour elle. Ce couple qu'ils formaient était une nouvelle forme de certitude dans le chaos de son existence chamboulée… Pour la première fois depuis longtemps, il devait accepter qu'une autre personne que lui-même soit en charge de ce qu'il pouvait advenir de lui. Il devait s'en remettre à elle, avec elle… Il devait s'en remettre à eux.

Le vrombissement du moteur mis en route lui sembla une musique particulièrement harmonieuse, tandis que ses pensées sereines se dispersaient au-delà de son esprit conscient, sa concentration se focalisant à nouveau sur des pensées plus terre-à-terre. Tout lui semblait briller d'un éclat étrangement neuf, et ses sens aiguisés se montraient alertes, comme pour souligner la perfection de ces instants qu'il vivait. L'éclat fugace du soleil, filtrant au travers de l'écran verdoyant du feuillage des arbres, caressant chaleureusement son pelage le contact étroit et improvisé qui le rapprochait de sa lapine, campée entre ses cuisses, ses propres pattes posées sur ses flancs le rythme emballé de la respiration de Judy, soumise à un stress extrême, qui pulsait sous ses paumes, et semblait répondre en écho à son propre rythme cardiaque, pour sa part lent et mesuré l'odeur flottante, légèrement vacillante, des ultimes phéromones de la lapine, se dispersant dans l'atmosphère, flattant ses naseaux avec la douceur suave et réconfortante d'une invitation sans cesse renouvelée et dans sa bouche, cet arrière-goût léger… Le goût d'une autre, qu'il avait eu entre ses mâchoires l'espace de quelques instants, qui s'en était totalement remise à lui, euphorique mais consciente, insensible à toute forme de crainte, perclus de ce seul sentiment qui semblait le gagner à présent, le transcender, faire vibrer chaque fibre de son être : la confiance. Totale, absolue, indiscutable.

Nick ne put s'empêcher de sourire face à sa propre fortune, faisant le constat impérial qui s'imposait à son esprit.

Jamais il n'avait été aussi heureux.

« Tu es prête, Carotte ? » demanda-t-il finalement d'une voix calme et sereine.

Judy se contenta d'opiner du chef, un tremblement nerveux accompagnant son mouvement d'acquiescement. Elle n'avait certainement pas conscience de ce qui venait de traverser l'esprit de Nick… Un instant fugace, comme une révélation consciente d'un état de fait qui durait depuis longtemps déjà, au-delà de sa crainte, de ses doutes, et de tout ce qui lui semblait parfois étrange ou incompréhensible. Il y avait cette ligne. Il y avait cette route. Et il n'était plus seule à l'arpenter. Il ne pouvait plus se perdre.

Non, Judy n'en avait pas conscience. Il était clair que pour elle, ce constat avait été établi depuis longtemps. Tacitement accepté, naturel. Il l'envia un peu de ce que les choses furent pour elle si évidente, et cette inflexion ne fit que renforcer le sentiment d'affection qu'elle lui inspirait. Quel dommage qu'ils fussent dans cette position, leurs casques rabattus sur leurs museaux. Il aurait aimé l'embrasser.

Sans dire un mot de plus, il releva la béquille qui maintenait la moto vrombissante à l'arrêt, et accompagna les trois premiers mètres en ballotage d'un maintien plus que relatif de ses propres pattes sur le macadam. Puis il redressa les jambes, et les calla sur les pédales, tandis que Judy accélérait, laissant la moto regagner le fil relativement plane de la route qui s'ouvrait devant eux.

Les premières minutes furent pleines de maladresses. La moto tangua, broubrouta, l'embrayage coinça une ou deux fois, Judy hésita à pousser le moteur, eut parfois du mal à maintenir sa stabilité… Sa frayeur rendait les choses plus complexes. Mais sans nul doute, l'absence de réaction de Nick face à ces quelques déviances passagères lui fit gagner progressivement en confiance, tandis qu'elle se cantonnait finalement avec plaisir aux tâches qui étaient les siennes, et qu'elle laissait au renard la responsabilité de celles qui lui incombaient. Et comme ce-dernier le lui avait annoncé, ils finirent par trouver, assez rapidement d'ailleurs, un parfait équilibre dans cette conduite saugrenue et partagée de la Foxmaster, chacun se focalisant sur ce qu'il avait à gérer, tout en laissant à l'autre le soin et le loisir sa propre partie. Comme une machinerie bien huilée, leurs efforts combinés furent payants, et tout se passa parfaitement bien pendant la centaine de kilomètres qu'ils parcoururent de cette façon singulière, au final plutôt éreintante, mais grisante dans la promiscuité presque intime qu'elle engageait.

Au-delà de son angoisse première, et du léger sentiment d'appréhension qui ne la quitta pas une seule fois, même après qu'elle ait acquis la certitude d'avoir la moto bien en patte, Judy ne regretta pas d'avoir cédé aux doléances de Nick, vis-à-vis de cette proposition somme toute singulière de lui laisser piloter la Foxmaster.

Son sourire extatique parlait pour elle lorsqu'ils marquèrent finalement l'arrêt afin de bénéficier d'une petite pause bienvenue, juste après avoir passé la frontière de l'Etat montagneux de Diggerock, laissant derrière eux les étendues forestières dont ils s'étaient finalement dépêtrés.

Judy Hopps n'oublierait jamais une telle expérience, c'était certain.


Ce fut finalement Nick qui reprit les commandes pour la traversée des routes sinueuses des montagnes du Domaine de Roc. C'était plus prudent, étant donné la nature du terrain. La sécurité devait prévaloir sur la distraction, et si Judy s'était montrée toute euphorique de sa première expérience de conduite partagée, Nick savait très bien qu'il ne parviendrait pas à la convaincre de la pratiquer sur des routes de montagne. En toute honnêteté, lui-même n'aurait pas souhaité s'y risquer. La question ne se poserait donc pas.

Ils n'avaient plus qu'à longer la frontière naturelle de l'Etat, qui suivait l'écoulement de la rivière Watersnout pendant environ cent cinquante kilomètres, pour finalement atteindre la frontière Nord de l'Etat des Trois-Communes. Bunnyburrow ne serait plus qu'à une heure et demie de route environ, une fois qu'ils seraient arrivés là-bas.

La nature sinueuse des routes montagneuses permirent à Nick de lutter efficacement contre la lassitude qui le gagnait à pratiquer un trajet aussi long sur une seule journée. Il avait pu relaxer son dos en laissant Judy prendre les commandes, mais à présent, avec ces vires incessantes, ces montées en lacets et ces descentes saccadées, il était contraint de jouer des épaules et des hanches pour faire suivre à la moto un tracé aussi houleux… S'adjoignant à la fatigue accumulée des derniers jours, l'expérience ne tarda pas à devenir déplaisante. Néanmoins, le renard s'obstina à ne pas marquer l'arrêt… Quand quelque chose faisait mal, mieux valait essayer de s'en débarrasser au plus vite, histoire de ne plus avoir à y songer.

Aussi, si Judy eut le loisir de s'émerveiller du paysage semi-aride de la réserve naturelle de Pride-Peak, avec ses hautes falaises calcaires creusées en canyons par l'érosion dû à l'écoulement millénaire de la Watersnout, Nick serra les dents, et focalisa son attention sur la route, se bornant à ne pas se concentrer sur le compteur kilométrique, qui semblait le narguer chaque fois qu'il posait son regard dessus, en lui rappelant à quel point il était encore loin d'avoir fini d'en baver.

Tandis que le soleil se faisait plus rasant, signe manifeste que la fin d'après-midi se concrétisait, et leur confirmait qu'ils termineraient le trajet sous un ciel nocturne, ils atteignirent finalement le sommet du plateau de Bunnyview, qui marquait l'ultime point surélevé avant la longue descente vers les vastes plaines agricoles qui composait le territoire de l'Etat des Trois Communes.

Judy connaissait cet endroit, pour s'y être déjà rendue avec sa famille. C'était un point de panorama touristique assez célèbre dans la région… Pour une raison tout à fait singulière, d'ailleurs. Elle lui tapota à plusieurs reprises sur le flanc, code établi entre eux pour qu'elle puisse lui faire comprendre qu'elle désirait qu'il marque l'arrêt.

« Besoin de faire pipi, Carotte ? » questionna Nick d'une voix moqueuse en retirant son casque.

Judy ne manqua pas de remarquer la grimace d'inconfort qui tordit le visage du renard lorsqu'il se redressa. Chaque muscle de son dos lui semblait être perclus de crampse, à un point tel qu'il aurait été incapable de désigner concrètement quel point lui faisait réellement mal…

« Mon pauvre cœur… » bredouilla la lapine, confuse, avant de glisser une patte réconfortante le long du museau de son renard. « Je crois que tu auras bien mérité ce massage appliqué que je t'ai promis depuis si longtemps. »

« En toute honnêteté, je l'accueillerai comme une récompense salvatrice. » admit Nick en s'étirant du mieux qu'il pouvait, ce qui fit naître un petit gémissement canin au fond de sa gorge.

Judy détourna les yeux… Elle n'aurait pas voulu que le renard saisisse le sourire involontaire qui l'avait gagné à l'audition de ce son particulièrement adorable.

« Bon, si tu as la petite commission à faire, tu ne devrais pas avoir de mal à trouver une pierre derrière laquelle te dissimuler. » reprit finalement Nick d'une voix pleine de pragmatisme, en désignant le décor montagneux qui les entourait.

« Non, c'est bon. » le corrigea Judy. « Je pense pouvoir contenir ma vessie pour le restant du voyage. »

« Alors pourquoi s'est-on arrêté ? »

« Premièrement, parce qu'il apparaît plutôt clair que tu as besoin d'une pause. » commença Judy en lui lançant un regard équivoque, auquel il répondit en levant les yeux au ciel. « Et deuxièmement, parce qu'il y a un truc marrant dans le coin que je voudrais te faire voir. »

« Oh ! On s'est donc arrêtés pour faire un brin de tourisme, c'est ça ? » ironisa le renard en poussant un nouveau ricanement moqueur, tout en mettant la béquille de la moto en place, et d'en descendre à son tour.

La manœuvre éveilla de nouvelles sensations endolories, cette fois-ci dans ses cuisses, meurtries dès le matin par sa stupide (et au final déplorable) démonstration au footing. Le renard fut contraint de s'appuyer sur ses genoux pour ne pas s'effondrer, tout en poussant un nouveau gémissement plaintif incontrôlable… Cette fois-ci, Judy n'eut pas envie d'en rire, et alla immédiatement à sa rencontre, tentant de le soutenir du mieux possible, une expression inquiète se dessinant sur ses traits.

« Olalala… Tu es sûr que ça va aller, Nick ? »

« Oui… Oui, ne t'en fais pas, Carotte. » la rassura Nick en se redressant du mieux qu'il pouvait, tout en ménageant une expression grimaçante qu'il espérait rassurante (l'effet fut des plus mitigés). « C'est une bonne chose qu'on fasse cette pause, au final. Je crois que j'ai besoin de me dégourdir les pattes. »

Judy acquiesça, certaine qu'en effet, délier un peu tous ces petits muscles ferait certainement le plus grand bien au pauvre renard… Le plus dur serait à vivre le lendemain au réveil. Il vaudrait mieux qu'elle veille à lui appliquer cette crème décontracturante dès leur arrivée à Bunnyburrow, sinon quoi il risquait de souffrir de sérieuses courbatures. Le genre qu'elle connaissait bien elle-même, pour les avoir expérimenté plus d'une fois en poussant son propre corps au-delà de ses limites, au point de s'en retrouvée pratiquement incapable de bouger, une fois le contrecoup payé. Elle avait appris à les surmonter, puis à les éviter… Il y avait de bonnes méthodes. Si Nick le souhaitait, elle pourrait les lui enseigner.

En attendant, elle espérait pouvoir lui changer un peu les idées en lui montrant l'une des particularités amusantes qui émaillait le plateau de Bunnyview, et en faisait un lieu de tourisme assez renommé, dans la région. Ils marchèrent pendant environ dix minutes, suivant un petit sentier pédestre, travaillé par des décennies de piétinements divers et variés, et qui débouchait sur un charmant belvédère en bois taillé surplombant une falaise en à-pic donnant sur près de cent cinquante mètres de vide. Pas vraiment recommandé pour des mammifères soumis au vertige…

On saisissait assez bien à la décoration de la rambarde de bois la proximité affirmée des Trois Communes, les ouvertures taillées dans le garde-corps ayant des formes de carottes.

« C'est une sorte de fétichisme, ou bien… ? » questionna Nick en redressant un sourcil.

La réflexion éveilla un petit rire à l'attention de Judy, qui y répondit par un haussement d'épaule. « Tu n'as qu'à te dire que c'est une marque culturelle. »

« Oh, je vois. Votre… culture… de la culture ? »

« Nous ne sommes pas tous planteurs de carottes, Nick. » répondit-elle en levant les yeux au ciel, refusant de donner le moindre crédit à un jeu de mot si piètre qu'elle préféra l'ignorer.

« C'est une évidence. » acquiesça le renard d'un air entendu, avant d'indiquer les rambardes taillées d'un mouvement leste de la patte. « Vous êtes également des tailleurs de carottes, visiblement. »

« Ha-Ha ! » ricana Judy d'un ton forcé, tout en croisant les bras sur sa petite poitrine. « Sors en quelques-unes comme celle-ci auprès de ma famille, et je peux t'assurer que tu ne survivras pas bien longtemps. »

« Je n'aurais pas droit à ton secours, alors ? Tu laisseras une myriade de tes semblables disposer à leur guise de mon pauvre corps meurtri ? »

La lapine pouffa avant de se rapprocher de lui pour passer ses bras autour de son cou, se laissant gagner par un sourire empli d'une affection sincère. Elle ne parvenait jamais à dissimuler très longtemps l'amour manifeste qu'elle éprouvait pour son renard, même quand elle tentait de s'y forcer.

« Ils ne seraient pas en mesure de te faire grand mal, je pense… » répondit-elle sur un ton faussement sérieux, avant de glisser tendrement sa patte contre son corps. « Mais tu sais très bien qu'il n'y a que moi qui suis en droit de « disposer » de toi, comme tu dis. »

« Revoilà Judy la possessive. »

« Blague à part… Je connais mes sœurs. » déclara finalement Judy en détournant le regard, l'air un peu gêné, mais également irrité. « Elles seront intriguées par toi, pour le moins… Le simple fait que je ramène un petit-ami à la maison devrait déjà éveiller leur intérêt. »

« Elles ont l'air d'avoir une haute opinion de toi. » déclara Nick avec un cynisme marqué, mais néanmoins contenu. Il ne voulait pas se montrer blessant par mégarde sur un terrain où au final il connaissait assez mal Judy : celui de ses rapports à sa fratrie.

« C'est mitigé, on va dire. » répondit Judy en toute honnêteté. « Disons que d'un point de vue purement… Relationnel… Je suis une sorte d'exception au sein de la famille Hopps. »

« Parce que tu es en couple avec un renard. » lança Nick en espérant l'aider à avancer dans ses explications.

« Non. » contra-t-elle en secouant la tête. « Encore que ça n'a pas dû manquer d'en surprendre certains… Mais on s'en fiche, de ça. Plutôt dans le sens où selon l'opinion générale, à mon âge je devrais déjà être mariée depuis longtemps, et avoir quelques portées à mon actif… »

Nick jaugea cette réflexion d'un œil critique, avant de laisser s'écouler quelques secondes d'un silence pesant. Finalement, il poussa un soupir et secoua la tête, comme pour rejeter l'aspect saugrenu de cette idée.

« Pourquoi ? Vous avez des quotas officiels à remplir ? C'est par rapport à un système d'allocations ? Ou bien c'est le concours des utérus en folie ? Vous essayez de monter vos propres délégations sportives, remplaçants compris, c'est ça ? »

Judy ne put réprimer un léger rire face à ces idioties lancées à la chaîne dans le but de la détendre un peu. Nick avait bien compris le malaise qu'elle éprouvait à faire face à ses sœurs, déjà établies dans leur vie familiale (encore qu'ils ne risquaient pas trop de les croiser, étant donné qu'elles œuvraient dans leurs propres terriers, désormais), ou de celles qui, plus jeunes, n'aspiraient qu'à suivre leur modèle, mais qui toutes répondaient à un critère social qui semblait être une norme dans les sociétés lagomorphes traditionnalistes.

« Tu ne devrais pas prendre cela trop à cœur, Carotte. » tenta finalement de la rassurer Nick. « Tu es une lapine épanouie, merveilleuse, qui sait ce qu'elle veut et qui suit ses propres objectifs envers et contre tout. Le fait qu'on se rende à Bunnyburrow ne te force pas à te réadapter à la vie campagnarde… Enfin, je pense pas avoir besoin de te dire ça. Tu n'en serais jamais sortie, si tu n'avais pas eu cette réalité en tête. »

« Non, tu as raison… Mais ça me met toujours un peu mal à l'aise, quand j'y pense. » Elle laissa passer un petit instant réflexif, avant de finalement secouer la tête, désireuse de laisser ces préoccupations derrière elle pour en revenir à l'essentiel. « Enfin bref, là où je voulais en venir, c'est que tu vas apparaître aux yeux de certaines comme le mâle qui a su ramener Judy Hopps à la raison… Ou d'autres idioties du genre. Nul doute que tes spécificités… risquent de les intéresser. Ne te laisse pas entraîner dans leurs agissements stupides, d'accord ? Avec le poids du nombre, ça peut parfois dégénérer. »

« C'est pas très rassurant comme mise en garde, Carotte… » grimaça Nick en lui lançant un regard des plus intrigués, où se lisait une pointe d'angoisse difficilement contenue. « A la façon dont tu m'en parles, on dirait que je vais me retrouver ligoté nu sur une table, à me faire ausculter sous tous les angles par une bande de lapines folles furieuses. »

« Tu forces un peu le trait. » répondit Judy en poussant un léger rire. « Les choses n'iront pas jusque-là. »

Si la réflexion devait se montrer lénifiante, Nick n'en tira qu'un réconfort des plus restreint.

« C'est supposé me rassurer, ça ? » demanda-t-il d'une voix plaintive.

« Disons qu'il est indéniable que tu es plutôt… charmant. » renchérit Judy d'une voix langoureuse, tout en tournant vers lui un regard équivoque qui le laissa pantois.

« Oh, c'est donc bien une question de possessivité, alors ? » demanda Nick d'une voix goguenarde, tout en affichant un sourire narquois. « Tu ne devrais pas t'en faire, Carotte. Je ne suis le renard que d'une seule lapine. Et elle se trouve en face de moi. »

Judy resta interdite l'espace d'un instant, touchée par la sincérité des propos de Nick, au-delà de la touche d'humour qui les émaillait. Elle ne put restreindre le sourire attendri qui la gagna, et se serra un peu plus contre son renard, heureuse de sentir les pattes de ce-dernier se resserrer un peu plus fort dans le creux de son dos.

Comme elle restait silencieuse, perdue dans l'euphorie de cet instant qu'elle aurait voulu ne jamais voir s'achever, Nick crut qu'elle avait besoin d'être rassurée plus sérieusement par rapport à tout ça, et se racla la gorge avant d'enchaîner d'un air piteux :

« Bon, je te promets de bien me tenir… D'accord ? »

Judy sembla légèrement prise au dépourvu par cette déclaration un brin saugrenue, et redressa les yeux vers Nick, tentant de jauger son degré de sérieux. En voyant qu'il était sincèrement préoccupé, elle craignit d'avoir fait monter son appréhension d'un crin avec toutes ces suggestions excentriques… Après tout, Nick n'avait pas caché sa nervosité à l'idée de rencontrer la famille Hopps. Elle en avait peut-être un peu trop fait, pour le coup… Fichue élans d'émotivité. Et fichues chaleurs, surtout, qui la contraignaient instinctivement à vouloir dresser une sorte de périmètre de sécurité autour de son mâle. Elle savait pertinemment qu'elle risquait d'être agressive à l'encontre de ses sœurs, si elles s'approchaient trop près de Nick… Et c'était pour se prémunir de ce type de réactions qu'elle avait demandé au renard de se montrer prudent… Mais ce-dernier ne pouvait le comprendre ainsi. Il ne savait pas ce que c'était d'être à ce point tiraillé par ses impulsions hormonales. Elle ne voulait pas l'accabler plus que de raisons par rapport à ces soucis purement féminins, et préféra couper court à la discussion. Après tout, elle était certaine d'être en mesure de contenir elle-même ses ardeurs intempestives. Il le faudrait bien…

« Ne prends pas ça trop au sérieux. Tout se passera bien, pour toi comme pour moi. » conclut finalement la lapine avant de déposer un petit baiser sur les lèvres de son renard. « Je présente à ma famille le mâle que mon cœur a choisi. C'est normal que je me sente un peu nerveuse. »

Pour le coup, Nick ne trouva rien à répondre. Il ne comprenait que trop bien ce que la lapine pouvait ressentir. C'était une appréhension naturelle. Après tout, elle avait été jugée toute sa vie comme l'excentrique de la famille, qui refusait de répondre aux codes et aux normes attendues d'une femelle de sa condition. Même si cela s'était fait sans velléité apparente, cela demeurait un constat auquel elle n'avait pu échapper. Et à présent, elle s'en revenait en ayant finalement trouvé un mammifère avec qui elle souhaitait partager sa vie… En effet, cela risquait d'éveiller l'attention et la curiosité de certains, pour sûr. Mais si la vision que se faisait Nick de la famille Hopps venait à se confirmer, Judy s'inquiétait certainement pour rien : tous seraient simplement heureux pour elle, quoiqu'il advienne.

« Et maintenant… » reprit finalement Judy en saisissant les pattes de Nick entre les siennes pour l'attirer vers la rambarde de sécurité du belvédère. « Laisse-moi t'introduire à l'élément touristique du secteur : le Rabbit Rock ! »

Le soleil rasait les montagnes, découpant des masses ombrageuses aux lignes acérées. Cela rendait la perception de l'environnement plus complexe de prime abord, en raison de l'aspect légèrement aveuglant de l'éclairage naturel. Mais une fois son regard acclimaté aux éclats orangés de cette fin d'après-midi, le spectacle étonnant qui s'offrit aux yeux de renard lui apparut tout à la fois exceptionnel, intriguant, et particulièrement amusant. Du moins lorsqu'enfin il perçut ce que la lapine voulait lui faire voir. Se dressant au milieu des pitons rocheux qui émaillaient les rainures dentelées des falaises, se trouvait un promontoire rocailleux à la forme incongrue, raviné par les aléas de la nature, l'érosion des eaux, et le cisaillement du vent… Au fur et à mesure de ces multiples siècles d'un burinage naturel, ce rocher, formé d'un seul et unique bloc, avait pris la forme d'une tête de lapin, vue de profil. Il était impossible de se substituer à cette vision saisissante, une fois qu'on s'était figuré l'incongruité de la chose. La silhouette rocheuse paraissait tellement parfaite qu'on aurait pu la croire taillée par la patte d'un mammifère plaisantin… Mais on constatait bien, en concentrant son regard sur les aspérités, le galbe lisse, et les marquages géologiques, que c'était bien là la résultante d'un aléa purement naturel. Des plus amusants, d'ailleurs, puisque situé à quelques kilomètres seulement de la frontière des Trois Communes, région majoritairement peuplée par des lagomorphes.

Nick ne put réprimer un petit ricanement face à ce drôle de spectacle, et écarta légèrement Judy de lui, avant de faire quelques pas en arrière.

« Qu'est-ce que tu fais ? » s'étonna la lapine, un sourire intrigué aux lèvres.

« Attends une minute. Ne bouge surtout pas. »

Le renard sortit alors son portable et ajusta le cadre. Judy comprit immédiatement ce qu'il avait en tête, et se contenta de rester immobile, retenant à grand mal le fou rire qui la gagnait. Le flash de l'appareil se déclencha, et l'expression de contentement affichée par Nick à la vue du résultat fit deviner sans mal à la lapine qu'il avait réussi à obtenir ce qu'il espérait. De fait, elle le rejoignit, s'accrochant à son avant-bras pour contempler le résultat de sa prise photographique.

Judy apparaissait en plein centre, les contours de son visage s'alignant avec ceux du promontoire rocheux, qui avait presque la même forme que sa propre tête. Les oreilles n'étaient absolument pas en adéquation avec les pitons rocailleux qui les symbolisaient de l'autre côté de la ravine, mais cela importait peu… La photo était réussie, charmante, et représenterait un beau souvenir à conserver.

« Allez, on en prend une à deux, maintenant. » ordonna Judy en tirant Nick vers la rambarde du belvédère. « Je veux t'avoir avec moi sur le plus de photos possible ! »

Le renard acquiesça de bon cœur et ils s'adossèrent à au garde-corps, Judy callant sa tête dans le creux du cou de son petit-ami. Ils affichèrent un sourire de contentement des plus sincères, et Nick immortalisa l'instant, figeant dans le temps ce moment qu'ils venaient de partager ensemble, au-devant de ce splendide et vertigineux panorama montagnard, caressé par les rayons d'un soleil déclinant.

Judy jaugea la photo d'un œil critique, avant d'hocher la tête, visiblement satisfaite.

« On devrait en prendre plus souvent. » déclara-t-elle en redressant sa mine réjouie vers Nick.

« Assurément. »

« On a traversé plein de lieux magnifiques, aujourd'hui… C'était une bonne idée de prendre cet itinéraire par les routes secondaires. »

Nick haussa les épaules, avant de répondre d'une voix un peu moins enjouée : « Pas vraiment, si on considère la chose d'un point de vue purement temporel… »

« Laisse un peu ton pragmatisme de côté, pour une fois. » rétorqua la lapine en serrant le bras du renard entre ses pattes. « J'ai adoré ça… Mon seul regret c'est de ne pas avoir pu en profiter plus longtemps. »

« J'ignorais que tu étais du genre à avoir un goût pour les road-trips. »

« J'aime découvrir de nouvelles choses… Partir à l'aventure, voir du pays. » explicita Judy en affichant un sourire extatique à l'idée d'aller à la rencontre de toutes ces terres qui l'entouraient, et qu'elle n'avait jamais foulé de ses pattes. « Et tout n'a pas toujours besoin d'être programmé ou anticipé. C'est mieux d'aller droit devant soi, et de tomber par hasard sur des choses merveilleuses et inattendues. »

Elle poussa un petit rire rêveur, avant de tourner son visage vers l'horizon, essayant de se figurer mentalement les milliers de kilomètres de terre qui s'étendaient au loin, et formaient la plaque continentale gigantesque sur laquelle ils se trouvaient.

« Tu aurais dû me voir, quand je suis arrivée à Zootopie. » poursuivit-elle, toujours aussi émue. « Le train a traversé la plupart des grands biodômes de la cité, et j'avais l'impression que mon cœur allait exploser, tant il battait fort… J'ai rarement été aussi heureuse et excitée de ma vie. J'avais l'impression de vivre un rêve éveillé. »

« C'est vrai que Zootopie est une ville étonnante et magnifique. » confirma Nick en hochant la tête. « J'y vis depuis toujours, et pourtant elle parvient encore à me surprendre, parfois… Quand j'ai besoin de réfléchir, ou de faire le point, il m'arrive d'errer par les rues de tous ces quartiers… De m'imprégner de leur environnement particulier. J'essaie de comprendre les éléments qui les composent, à quoi ils servent, ce qu'ils peuvent vouloir signifier. C'est de cette façon que j'ai appris à connaître aussi bien cette ville… Mais je pense que Zootopie est trop vaste pour être réellement appréhendée à cent pour cent, et comme la ville change, grandit et se transforme en permanence, elle ne cessera jamais de nous étonner. »

Judy savait parfaitement que Nick était dans le vrai. En tant que ville cosmopolite destinée à accueillir tous les types de mammifères dans un mode de vie harmonieux et égalitaire, elle reprenait à elle seule les multiples spécificités et fonctionnalités du monde animal, dans tout ce qu'il avait de varié et d'original de par le monde entier. Créer un microcosme aussi dense, où chaque espèce serait à même de vivre dans le confort de son habitat naturel, avait dû représenter un casse-tête des plus insurmontables… Mais pourtant, c'était un fait. Cité unique en son genre de par le monde entier, Zootopie symbolisait ce vers quoi le règne animal devait tendre. La parcourir, c'était traverser l'immense variété environnementale et naturelle qui composait la Terre elle-même. Pour autant, Zootopie ne pouvait se substituer à la réalité, et comme toute cité utopiste, elle ne faisait que symboliser un idéal, qu'elle cherchait à atteindre irrémédiablement, sans jamais parvenir à l'atteindre… C'était cette quête constante et inachevable, à laquelle participait chaque habitant peuplant ses boulevards, ses avenues, ses rues et ses ruelles, qui faisait la beauté merveilleuse et éclectique de cette splendide mégalopole. Nick et Judy n'étaient pas en reste, et ils avaient bien l'intention de participer activement à la marche de ce petit monde.

« Et le reste du continent ? » questionna finalement Judy en s'accoudant à la rambarde du belvédère, le regard à nouveau perdu vers l'horizon. « Tu en as vu beaucoup ? »

Nick grimaça piteusement, avant de secouer la tête. « Très peu… En dehors d'Atlantea, et de quelques bourgades de la périphérie de Zootopie, dans lesquelles je me suis rendu pour quelques coups, je ne suis jamais allé nulle part. »

« Tiens donc ? » répondit Judy en reportant son attention sur lui. « Du coup, la route qu'on a parcouru aujourd'hui, c'était la première fois que tu l'empruntais ? »

Le renard opina du chef, avant d'enchaîner. « Mais on s'en est plutôt bien sortis, pas vrai ? Je veux dire… On va finir par arriver à bon port. En définitive, c'est tout ce qui compte. »

« Dans un voyage, ce n'est pas seulement arriver à destination qui compte. C'est tout le plaisir du trajet. »

« Je ne suis pas certain que tous les déboires qu'on a traversé aujourd'hui répondent favorablement à ta philosophie de comptoir, Carotte. Pas plus que mon dos, d'ailleurs. »

Et comme pour illustrer son propos, il s'étira une nouvelle fois en poussant un petit gémissement endolori.

« C'est certain, puisqu'on a voulu parcourir un maximum de distance en un minimum de temps…Mais en dépit des quelques mésaventures qui nous sont arrivées, je suis vraiment très heureuse qu'on ait choisi de faire ça de cette façon. »

« Mouai… Je ne serai pas fâché d'être arrivé, cela dit. » répondit Nick sur un ton plus détaché.

Comme Judy demeurait silencieuse, à nouveau happée par la contemplation des hautes falaises calcaires, qui s'assombrissaient un peu plus à chaque seconde, tandis que le soleil déclinait et que le crépuscule s'imposait toujours d'avantage, Nick la rejoignit d'un pas lent, se postant derrière elle avant de passer ses bras autour de sa taille. Immédiatement, Judy frémit à ce contact, et redressa la tête afin de pouvoir la glisser sous le museau de son mâle, auquel elle se frotta avec douceur.

« Je suppose qu'on pourra remettre ça, un jour… » déclara finalement le renard d'une voix détaché.

« Qu'est-ce que tu entends par là ? »

« Eh bien… Le fait de partir, comme ça, de par les routes… Se faire un petit voyage non préparé, tous les deux. » Il hésita quelques secondes, l'air soudain plus incertain, avant d'ajouter : « Enfin, si tu en as envie, bien entendu ! »

En réponse à la proposition, Judy intensifia la pression de son étreinte, la rendant soudainement plus langoureuse. Elle poussa un profond soupir de contentement, avant de glisser sa patte contre celle de Nick pour joindre ses doigts aux siens. « Rien ne me ferait plus plaisir, mon cœur… »

« Oh, c'est parfait ! » acquiesça le renard, l'air soudain plus détendu. « J'ai remarqué ton intérêt pour les fiertés touristiques locales. L'histoire de la grosse tête de lapin en cailloux, tout ça… J'ai entendu dire qu'il y avait des choses passionnantes à découvrir dans certains trous paumés, du genre Consanguins-La-Cambrousse. Ils ont la plus grosse pelote de laine au monde, je crois. Un truc à voir absolument. »

« Ah oui ? » rétorqua Judy sur le même ton cynique et moqueur qu'il venait d'employer. « Ça doit rendre les félins complètement dingues, un truc pareil. »

« Je crois qu'il leur ont interdit l'accès, après quelques accidents mortels. »

Ils pouffèrent de rire face à leur propre bêtise, puis Judy se tourna finalement, afin de pouvoir faire face à son renard. Elle le laissa la saisir par la taille, tandis qu'elle passait ses pattes autour de son cou.

« Blague à part, ce serait vraiment chouette, Nick. » lâcha-t-elle finalement en plongeant son regard dans le sien, comme pour lui faire comprendre la sincérité de ses propos.

« Eh bien, dans ce cas disons que c'est acquis. » répondit le renard en hochant la tête. « Les congés, ça doit bien exister, même dans la police. »

« Si on a la chance de pouvoir les poser au même moment un jour, oui… »

« Je trouverai bien un moyen de faire pression sur Bogo. » rétorqua Nick en lui offrant un sourire machiavélique. « Le filer pendant l'un de ses rendez-vous galant avec Gazelle, prendre quelques photos, le menacer de les afficher en salle de pause… Tu vois le genre. »

« Oh, je constate que tu tiens vraiment à lui faire bonne impression. »

« Même en bleu, Nick Wilde restera toujours Nick Wilde. » déclara le renard d'un ton charmeur.

« Et c'est tant mieux. » répondit Judy en se dressant sur la pointe des pattes afin de pouvoir déposer un nouveau baiser sur ses lèvres.


La nuit était tombée depuis un petit moment lorsqu'enfin ils arrivèrent en périphérie de Bunnyburrow. Ils avaient traversé le territoire des Trois-Communes à la seule lumière des phares de la Foxmaster, et sous l'éclat blafard des rares lampadaires qui émaillaient les bordures de routes. De fait, Nick n'eut pas vraiment le loisir de jauger l'environnement campagnard des douces collines et des vastes terres cultivables qui s'étendaient sur des centaines de kilomètres à la ronde, uniquement émaillés, çà et là, de quelques villages plus ou moins denses.

Bunnyburrow était l'une des rares localités de l'Etat à pouvoir se targuer du titre de « ville » en bonne et due forme, même si cela demeurait un terme qui aurait pu sembler quelque peu hyperbolique aux yeux d'un citadin en provenance d'une mégalopole comme Zootopie. En dehors du centre-ville, tout illuminé qu'il était par les éclairages publics, et qu'ils n'aperçurent que de loin, depuis le sommet de l'une des butées au creux desquelles la ville avait été bâtie, la majorité des habitations qui émaillaient Bunnyburrow se voyaient éparpillées sur un vaste territoire, chacune d'entre elles constituant un terrier, au milieu de ses propres cultures. La ville n'avait pas usurpé sa réputation de générateur agricole… De ce que pouvait en distinguer Nick, en dépit de l'environnement nocturne, les pâturages s'étendaient à perte de vue, et les étranges dômes que formaient les terriers de lapins, ombres ovales se découpant dans le voile de la nuit, semblaient innombrables.

Il se questionnait encore sur ce à quoi pouvaient bien ressembler ces habitations incongrues, lorsque Judy lui fit signe de prendre une route secondaire sur la droite, qui s'enfonçait au milieu de vastes champs noyés dans la noirceur de la nuit. Ils contournèrent un petit vallon tapissé de ce qui ressemblait vaguement à des vignes, et débouchèrent finalement sur une route plane, qui filait droit vers un unique terrier de lapins, se dressant fièrement au milieu de la plaine, sorte d'épicentre en forme de monticule arrondi. Quelques lumières étaient perceptibles au travers des fenêtres qui perçaient la structure… Au fur et à mesure qu'ils se rapprochaient, Nick se demanda comment il était possible de loger près de trois cent mammifères dans un bâtiment d'une taille qui lui semblait à première vue très raisonnable.

La frontière du territoire Hopps se voyait signalée par une charmante clôture de bois peinte en blanc, que la route traversait en passant sous une belle arche, constituée de planches taillées, limées et travaillées, sur laquelle avait été peinte la dénomination officielle des locaux : « Famille Hopps ». Nick ne manqua pas de remarquer les multiples empreintes de pattes qui s'étalaient tout du long des deux pylônes de soutènement, chacune d'entre elle devant appartenir à l'un des enfants Hopps… Une tradition familliale, sans doute, que le renard jaugea d'un œil attendri.

Ils passèrent devant plusieurs granges, ateliers de fonction et zones de stockage, avant de finalement ralentir pour s'arrêter devant le corps de ferme principal, à l'orée des auvents sous lesquels étaient soigneusement stationnés les différents véhicules de l'exploitation : cinq tracteurs de différentes tailles, équipés d'accessoires divers, trois camions de transport de marchandises (dont celui que Judy avait emprunté pour se rendre à Zootopie quelques semaines plus tôt), et quelques voitures, qui appartenaient certainement aux différents membres de la famille disposant du permis de conduire. Nick entrevit la grande porte coulissante qui ouvrait sur le garage à proprement parler, et qui devait lui aussi contenir sa part de véhicules, sans doute des charrues ou d'autres engins d'exploitation agricole… Mais peut-être également la collection de motos retapées par Stu, sur laquelle il tardait au renard de poser les yeux.

La première incongruité que remarqua Nick, avant même de faire plus attention à l'architecture globale du terrier, était la position des fenêtres derrière lesquelles jaillissait une douce lumière. Elles étaient étonnamment basses, rasant presque le niveau du sol… Comme si la lumière provenait d'une cave, et non pas d'une pièce de vie. Pourtant, il apparaissait clair que c'était là la zone d'activité principale. Le renard ne s'en formalisa pas de prime abord, et retira son casque afin de mieux pouvoir observer la maison dans laquelle Judy avait grandi… Et écarquilla les yeux en constatant qu'il ne s'agissait pas d'une maison du tout.

Face à lui se dressait en réalité un petite colline naturelle, recouverte d'une herbe verte et fraîche, en front de laquelle une structure en bois avait été arrangée pour créer une sorte de façade purement factice, donnant un air de bonhomie chaleureuse à ce qui aurait pu ressembler à une bâtisse, mais n'en était au final pas vraiment une. Une haute porte centrale se dressait en front, surplombé par deux rangées de petites fenêtres, qui devaient ouvrir sur des étages… Mais comme on se rapprochait déjà du sommet de la colline sous laquelle la demeure avait été bâtie (ou plutôt creusée), ces étages devaient être étroits et minuscules… Sans doute des greniers, en vérité. Certainement pas des chambres… Où les Hopps logeaient-ils leur famille, en définitive ? Le regard de Nick glissa alors vers les fenêtres étrangement basses qu'il avait remarqué de prime abord, et ce fut le déclic.

« Carotte… La maison de tes parents… Elle est sous le sol, c'est ça ? »

Judy, qui venait juste de descendre de la moto et avait retiré son casque, secoua ses oreilles pour leur permettre de se redresser au-dessus de sa tête. Curieuse, elle tourna un regard surpris vers Nick, et poussa un léger rire.

« Pourquoi tu crois qu'on appelle ça un terrier, mon cœur ? »

Il y eut bien dix mille réflexions, remarques et questions qui déferlèrent dans l'esprit du renard, en réaction à cette réponse, mais la seule chose qui s'imposa à lui, alors qu'enfin il comprenait le mode de vie traditionnaliste si particulier des lapins, fut un profond silence. Il suivit Judy en direction de la porte d'entrée, aussi muet qu'une tombe, l'expression figée dans cet état d'hébétude qui lui donnait un air particulièrement crétin.

Alors qu'ils montaient les quelques marches qui les séparaient du porche en bois, la lapine sembla s'inquiéter de son mutisme, et tourna vers lui un regard concerné.

« Tout va bien, Nick ? »

« Je… Je suppose qu'il est trop tard pour faire machine arrière, pas vrai ? » bredouilla le renard d'une voix sèche et râpeuse.

Nick était-il en proie à une panique de dernière minute à l'idée de rencontrer sa famille ? Judy plissa les paupières, intriguée, et posa une patte réconfortante sur son épaule dans l'espoir de l'aider à se détendre.

« Hey, tout va bien se passer, ne t'en fais pas. »

Le renard acquiesça d'un air nerveux, avant d'avaler à sec. Il s'était imaginé tout un tas de choses sur la manière dont cette rencontre pourrait se dérouler… Et il avait anticipé tous les scénarios possibles, se préparant de la meilleure des manières à chaque variante qui s'imposerait à lui. Mais se trouver ainsi déstabilisé dès son arrivée par une chose aussi simple que l'agencement des lieux remettait toutes ses stratégies en perspective : en définitive, il ne maîtrisait absolument rien de la situation, et n'importe quoi pouvait à présent se produire, sans qu'il ait pu avoir la présence d'esprit de se le figurer en amont. Face au grand vide de l'inconnu et de l'incertitude, Nick se trouva à nouveau confronté à une angoisse toute naturelle.

Judy glissa sa patte dans la sienne, et resserra ses doigts autour des siens. Au moins, il pouvait se rattacher à ce lien qui l'unissait à elle, et à la confiance qu'elle avait en lui… Cela se passerait bien, pour peu qu'il se montre sincère vis-à-vis de cette vérité. Au final, c'était la seule chose qui importait vraiment.

Il se laissa donc entraîner sans mot dire jusque sur le seuil de la porte d'entrée, et Judy ne lui laissa même pas l'opportunité de reprendre ses esprits, puisqu'elle toqua à quatre reprises, avant de pousser le battant sans même y avoir été invitée. Après tout, elle avait vécu ici pendant vingt-quatre ans. Cela resterait à jamais sa maison, même si elle n'y habitait plus réellement, désormais. De fait, il n'y avait rien d'étonnant à ce qu'elle fasse comme chez elle.

« Coucou ! » lâcha-t-elle d'un ton guilleret en se glissant à l'intérieur, tirant le renard derrière elle.

Ils débouchèrent sur un petit hall circulaire, au bout duquel se dressait un minuscule escalier en colimaçon des plus étroits, dans lequel Nick aurait eu grand mal à se faufiler, et qui serpentait vers les étages situés entre cette zone d'accueil et le sommet terreux de la colline. Cependant, le hall s'ouvrait sur chacun de ses côtés vers deux espaces bien plus vastes, sur lesquels on débouchait en descendant une succession de cinq longues marches. Ces grandes zones de vie se trouvaient de fait déjà sous le niveau du sol, éclairées par de chaleureux plafonniers. Les fenêtres qui les bardaient étaient bien celles que Nick avait repéré dès son arrivée, en les prenant à tort pour des ouvertures donnant sur une éventuelle cave. Il avait été bien loin du compte, en définitive.

L'espace de gauche donnait sur ce qui ressemblait à un salon-séjour, où régnait une certaine forme d'activité. Nick laissa son regard glisser le long des lambris murales, des diverses commodes et armoires en bois de noyer, qui occupaient les murs lorsque ceux-ci n'étaient pas bardés d'étagères croulant sous tout un tas de livres et autres bibelots divers. Le centre de la pièce était rempli par un ensemble d'assises confortables : un immense canapé en tissu, recouvert d'oreillers qui semblaient particulièrement moelleux ; quelques fauteuils relativement larges ; une multitude de poufs et de coussins éparpillés à même le sol, sur des tapis de laine superposés les uns sur les autres, usés par le temps, mais d'un entretien impeccable ; le tout faisant face à une grande télévision qui, si elle n'était plus toute jeune, devait très certainement faire son office en raison de ses dimensions plus que convenable. Nick ne manqua pas de remarquer la présence de nombreux lapins de tous âges installés dans ces diverses assises, occupant canapé, fauteuils, poufs, certains même allongés directement au sol, et qui tous suivaient, particulièrement attentifs, une série télévisée visiblement trépidante.

Alors que Judy allait s'approcher d'eux pour les saluer, leur faisant ainsi remarquer leur présence, jusqu'alors passée inaperçue, un petit hoquet de surprise attira son attention, ainsi que celle de Nick, vers l'autre côté.

Ils portèrent les yeux sur un jeune lapereau d'une dizaine d'années, qui s'en revenait depuis l'espace opposé au coin salon, un grand verre de lait entre les pattes. Ses yeux écarquillés étaient fixés sur Nick, qu'il contemplait d'un air tout à la fois fasciné et terrifié.

« Heu… Bonjour. » déclara le renard d'une voix gênée tout en agitant les doigts de sa patte droite.

Le jeune lapin resta interdit pendant une demi-seconde, avant de finalement tourner la tête en direction de la pièce d'où il était venu (très certainement l'espace cuisine ou salle à manger), sans toutefois quitter Nick des yeux ne serait-ce qu'une seule seconde.

« Maman… » appela-t-il sur un ton quelque peu angoissée. « Y a un renard dans l'entrée ! »

En réponse à cette interpellation, une multitude de réactions se produisirent d'un seul coup. C'était comme si cet élément déclencheur venait soudainement de ramener un regain de vitalité entre les murs de la demeure familiale. Tout se précipita, et Nick eut du mal à percevoir la succession d'évènements qui se déroulèrent et dont il avait l'impression d'être l'épicentre malencontreux.

D'une part, Judy se pencha en direction de son petit-frère, qui apparemment s'appelait Quentin, et tenta de le mettre à l'aise en lui expliquant qui était Nick. Mais le renard ne put réellement saisir la nature de ses propos puisqu'un grand tumulte se fit entendre dans son dos. L'appel de Quentin avait attiré l'attention de tous les lapins présents devant la télévision, et ces-derniers arrivaient à présent au pas de course en direction de l'entrée, certains criant le nom de leur grande sœur avec emphase, d'autres soutenant l'émoi de leur petit frère en faisant le constat atterré de la présence d'un renard au sein de leur demeure. La voix familière de Stu jaillit depuis une coursive latérale, tandis que Nick se retrouvait littéralement noyé au milieu d'une trentaine de lapins, qui tous discutaient, parlementaient, questionnaient et arguaient en tous sens, générant un marasme sonore sans queue ni tête.

« Un renard ? » questionna Stu, dont la voix se faisait plus proche à mesure qu'il se rapprochait. « Oh, ça doit être le renard de Judy ! »

« Il s'appelle Nick ! » corrigea immédiatement la lapine sur un ton excédé tout en levant les yeux au ciel, tandis que la voix claire et chantante de Bonnie se faisait entendre à son tour.

« Oh, le ciel soit loué ! Ils sont enfin arrivés… »

Les parents firent finalement leur apparition, débouchant en pleine lumière depuis l'espace par lequel Quentin avait lui-même fait son entrée quelques instants auparavant. Judy se précipita vers eux pour les serrer dans ses bras, avant de les embrasser avec joie.

« Je suis tellement heureuse de vous revoir ! »

« Nous aussi, ma chérie. » répondit tendrement Bonnie, avant de la laisser s'écarter, et d'immédiatement tourner son attention vers le pauvre Nick, qui se tenait raide comme un piquet, les bras le long du corps et l'air interdit, sous la houlette spéculative de la multitude de lapins qui l'observaient sous toutes les coutures et l'inondaient de questions auxquels il était incapable de répondre de par l'état de stress qui semblait le caractériser.

« Allons, allons, les enfants ! Laissez donc un peu d'air à ce pauvre Nick ! » ordonna la mère de famille en agitant les bras en direction de sa progéniture, qui immédiatement lui obéit et s'éloigna de quelques pas, créant un périmètre de vide autour du renard, qui se sentit presque plus mal, pour le coup.

Néanmoins, il parvint à regagner ses moyens, et à former un sourire maladroit sur son visage, qu'il tourna vers Bonnie. « Content de vous revoir, Bonnie. Et vous aussi, Stu. »

« Hmm… » maugréa le patriarche, qui tenait toujours sa fille entre ses bras.

« Roh ! Tu ne vas pas commencer à jouer les ronchons, Stu ! » contesta Bonnie en lançant un regard foudroyant à son époux. « Tu me disais encore cet après-midi que tu avais hâte de les voir tous les deux. Ils sont là, maintenant, alors profites-en ! »

« Ce n'est pas ça… » répondit-il en secouant la tête.

Il fit un petit mouvement de la tête en direction de Judy, et Bonnie fronça les sourcils, cherchant à comprendre où il voulait en venir. Cette pantomime silencieuse se poursuivit, avec un léger geste de l'index de Stu en direction de son museau, qu'il agita subrepticement vers sa fille, avant de reporter un regard atterré vers sa femme.

Bonnie secoua la tête, et fit quelques pas en direction de Judy, avant de la renifler à son tour… Elle écarta alors son visage, et la lapine n'eut pas besoin d'observer l'expression stupéfaite de sa mère pour se sentir soudain terriblement gênée.

« Oh non… » bredouilla Bonnie d'une voix plaintive, avant de plaquer une patte contre son front. « On venait tout juste d'en sortir… »

« Désolée, maman… » marmonna Judy en détournant le regard, comprenant sans mal que l'odeur de ses chaleurs n'était pas passée inaperçue, en dépit de la couche d'atténuateur olfactif dont elle s'était lourdement vaporisée quelques heures plus tôt.

Bonnie secoua finalement la tête, rejetant au loin le problème. « Ce n'est rien ma chérie. Pour une fois, tu ne les subis pas par synchronisation… Et c'est plutôt une bonne chose, n'est-ce-pas ? »

« Pas à mon sens. » rétorqua immédiatement Stu en croisant les bras sur son torse et en tournant un regard sombre vers Nick, qui, resté à l'écart, ne comprenait pas vraiment ce qui était en train de se passer. « Tu sais ce que ça veut dire, pas vrai Bonnie ? »

En dépit du regard foudroyant que la mère de famille lui lança et qui le mettait en garde de ne pas aller dans cette direction, le patriarche s'en moqua éperdument, et fonça dedans tête la première.

« Judy… Tu n'as tout de même pas… ? » Il laissa mourir ses mots dans sa gorge, avant de faire un signe consterné de la patte vers Nick. « Et avec lui ?! »

La lapine fronça les sourcils, générant une imitation particulièrement saisissante de l'expression que sa propre mère affichait au même instant. En dépit de la gêne intense qu'elle ressentait actuellement, c'était avant tout la colère qui dictait son raisonnement.

« Je ne suis pas certaine de saisir en quoi cela te regarde… » marmonna-t-elle sur le ton d'une fureur contenue.

« Ça me semble évident, non ? Je suis ton père ! Il est normal que je me fasse du souci vis-à-vis de ça… »

« Non papa, ce n'est pas normal. Et pour être honnête, je ne veux pas que tu te fasses de soucis. Je ne veux même pas que tu te l'imagines. Je ne veux pas même que tu y penses, d'accord ? Ce que je partage avec Nick ne concerne que nous deux, c'est notre vie privée. »

« Ne le prends pas mal, tout ce que je voulais dire c'est qu… »

Judy cessa de l'écouter à ce moment-là, son attention auditive attirée en direction de Nick, tandis que son instinct la mettait soudainement en garde contre une menace qui lui sembla étrangement (et iraisonnablement) très concrète.

Face au renard se tenait une jeune lapine d'une vingtaine d'années, souriante et avenante, au doux pelage brun, revêtue d'un petit débardeur jaune et d'un short en jeans, et qui aux yeux de Judy se rapprochait un peu trop de son mâle.

« Hep, hep, hep ! » intervint-elle immédiatement, se précipitant pour faire rempart de son corps entre Nick et la nouvelle venue.

Cette-dernière lui lança un regard intrigué, avant de secouer la tête en souriant. « Salut, Judy ! Comment tu vas ? »

Les oreilles plaquées dans son dos, le souffle court et le visage grimaçant, Judy essaya de ménager son plus beau sourire (et obtint un échec critique) avant de répondre : « Salut, Marion ! Tu fais la connaissance de Nick, c'est ça ? »

« Eh bien, c'est ce que j'essayais de faire avant que tu… n'interviennes de la sorte ! Mais très heureuse de te voir, cela dit. »

« Le plaisir est pour moi, sœurette. » grimaça Judy en fronçant les sourcils malgré elle.

Nick ne fut pas insensible à l'odeur particulière que se mit à dégager sa femelle, pas moins qu'à l'étrange chaleur qui émanait d'elle. Imperceptiblement, le renard se sentit soudain plus détendu, presque comme si cette gamme olfactive le mettait à l'abri de l'environnement qui l'entourait. Il avait le sentiment que Judy cherchait à former une bulle de phéromones dans laquelle elle tentait de les isoler tous les deux… Et cela semblait assez efficace, étant donné le mouvement de recul opéré par les lapins qui se trouvaient les plus proches, dont Marion. Cette dernière agita sporadiquement son museau avant de froncer les narines et de secouer la tête.

« Calme toi, Judy… » répliqua Marion d'une voix provocatrice. « Je vais pas te le prendre, ton renard. »

« Non, ça je te le confirme. » lâcha Judy sur un ton nettement plus agressif.

Bonnie intervint à ce moment-là, au grand soulagement de Nick, qui se sentait de plus en plus mal-à-l'aise.

« Allons, allons, on se calme ! » déclara-t-elle avec sérénité. « Marion, laisse le temps à Judy d'arriver… Cela fait un petit moment qu'elle n'était plus à la maison, et tu sais qu'il nous faut toujours un temps d'adaptation pour nous habituer à nouveau aux lois de la vie communautaire. »

La jeune lapine acquiesça, avant de détourner le regard et de reculer de quelques pas. En la voyant si dépitée, Judy se sentit horrifiée de la démonstration protectionniste particulièrement violente qu'elle venait de déployer sans même s'en rendre compte. Elle se redressa, l'air dépité, les oreilles toujours plaquées dans le dos.

« Oh, excuse-moi Marion… Je ne sais pas ce qui m'a pris. »

« Ce n'est rien, Judy. » répondit l'autre lapine en secouant la tête. « Ça ira mieux demain, crois-en mon expérience. »

Elle leur adressa un dernier signe de patte, et quitta finalement l'entrée, contournant le mur du salon avant de disparaître de leur champ de vision. Des murmures intrigués parcouraient l'assemblée de lapins réunis dans le hall, tandis que Judy tournait un visage mortifié en direction de Nick, qui lui lança un regard équivoque.

« Et dire que je pensais que le plus dur serait pour moi… » déclara-t-il avec une pointe d'ironie.

« N'en rajoute pas, je t'en prie… »

Bonnie émit un petit rire avant de se placer derrière eux pour poser une patte sur chacune de leurs épaules, et de les pousser en direction de l'espace salle à manger.

« Allez, haut les cœurs, vous deux ! Vous allez venir manger un petit morceau, ça vous fera du bien et ça vous calmera les nerfs. »

Elle ne leur laissa pas vraiment le choix, et ni l'un ni l'autre ne se sentit l'énergie ou la volonté de protester. Au-delà de l'épuisement physique et émotionnel qu'ils ressentaient en cet instant, et du chamboulement imprévu que représentait leur arrivée au terrier Hopps, il demeurait une constante à laquelle leurs organismes respectifs ne pouvaient se substituer : ils mourraient littéralement de faim.

Comme ils se laissaient guider en direction de la salle à manger, et que Stu leur emboîtait le pas, Bonnie ne manqua pas de remarquer que la cohorte de lapins commençait également à les suivre. Elle tourna vers ses enfants un regard désapprobateur, avant de secouer la tête.

« Vous aurez le temps de discuter avec votre sœur et de faire la connaissance de Nick demain. Il vaut mieux les laisser se détendre un peu pour l'instant. Allez plutôt regarder la télé, ou bien vous coucher… Et gare à vous si vous ne vous brossez pas les dents ! Vous savez que je le saurais ! »

Il n'y eut guère que quelques marmonages contestataires et de vagues signes de protestation, mais la foule de lapins se dispersa finalement dans la direction opposée, la plupart d'entre eux regagnant leurs places initiales sur les couchettes du salon pour poursuivre le visionnage de leur programme télévisé.

« C'est une chance que vous soyez arrivés plus tard que prévu, au final. » expliqua Bonnie d'une voix rieuse en continuant à les guider. « La plupart d'entre eux sont dans leurs chambres ou dorment déjà à l'heure qu'il est… S'ils avaient tous été présents à votre arrivée, ce pauvre Nick ne s'en serait jamais remis. »

« Oh, vous ne devriez pas vous en faire autant pour moi, Bonnie. » répondit Nick en secouant la tête. « Je suis certain que je serai capable de gérer ce type de situation de crise… »

« Ne vous figurez pas les choses sur la seule expérience que vous venez de vivre. » rétorqua immédiatement Stu en lui lançant un regard en coin, qui n'avait rien de malveillant, et qui paraissait au contraire plutôt concerné. « Cette poignée-là est assez calme, raison pour laquelle on les a autorisé à regarder la télé un peu plus tard, ce soir. Mais les autres… Disons qu'ils sont majoritairement plus jeunes, et un peu plus enjoués, du coup… Mais c'est surtout qu'avec le poids du nombre, ils ont tendance à perdre leur inhibition. »

Judy donna un petit coup de coude à son père, avant de pousser un léger rire. « Arrête d'en rajouter, papa… Tu vas le terroriser. »

« Je préfère le mettre en garde, c'est tout… Je me souviens très bien la façon dont ça s'est passé la première fois qu'on a invité Gideon à la maison, afin de discuter de notre partenariat. Le pauvre est reparti avec la moitié de sa queue en moins. »

« Oui, enfin il faut dire qu'il a tout fait pour courir droit à la catastrophe. » le corrigea Bonnie en secouant la tête et en partant d'un rire clair à l'évocation de l'anecdote. « Quelle idée aussi de venir avec une boîte pleine de cookies pistaches-carottes pour les enfants… »

Judy ne manqua pas de remarquer la crispation de Nick et le mouvement inconscient opéré par sa queue, qui vint se glisser entre ses jambes, comme pour préserver sa propre intégrité.

Ils contournèrent un large espace garni de chariots en inox, sortes d'étagères sur roues qui servaient certainement pour desservir les tables… Celles-ci firent d'ailleurs leur apparition dans le champ de vision de Nick dès qu'ils contournèrent le mur latéral. Cette partie de la pièce, immense et toute en longueur, s'enfonçait plus bas sous terre, car on y accédait par une nouvelle série de longues marches. Le plafond perdait alors sa régularité rectiligne pour prendre les aspérités vermoulues d'un souterrain creusé à la patte. D'une hauteur raisonnable, il avait l'aspect arrondi et chaleureux d'une alcôve. Au centre, un immense orifice de près de trois mètres d'envergure avait été creusé, remontant jusqu'à la surface, sans doute au sommet de la colline, pour créer un puits lumineux, qui devait diffuser une importante quantité de lumière naturelle au fil de la journée.

La salle à manger ressemblait d'avantage à un réfectoire qu'à autre chose. Toute en profondeur, elle était meublée de six longues tables en bois. Une trentaine de lapins adultes auraient pu tranquillement prendre place autour de chacune d'elles tout en pouvant jouir d'un espace confortable pour dîner. Mais à la vue du nombre de chaises et de tabourets rangées en-dessous, il apparaissait clair que ce quota était certainement dépassé, et qu'on devait plutôt manger à l'étroit, chez les Hopps. Chaque table était accolée au mur latéral et à cet endroit précis s'ouvraient des passe-plats qui donnaient directement sur la cuisine, située de l'autre côté. Le renard s'imagina sans mal la façon dont se déroulait le service, de fait… Les lapins afférés à la préparation du repas et au service faisaient passer les assiettes par ces ouvertures, et on se les distribuait tout au long des tables, afin que chacun puisse manger quasiment en même temps. L'organisation et la rigueur se ressentait jusque dans l'agencement du mobilier, qui répondait à une forme de logique implacable. Mais ce qui surpris d'avantage Nick que tout le reste demeurait l'indéniable propreté des lieux. Tout semblait briqué de neuf, et il n'y avait guère qu'un peu de poussière par-ci, par-là, permettant d'attester qu'il ne s'agissait pas du domicile officiel d'une quelconque fée du logis.

« On va vous servir dans la cuisine, ce sera plus convivial. » déclara Bonnie, en leur faisant contourner la série de tables jusqu'à atteindre une large ouverture ovale qui permettait de passer de l'autre côté du mur de soutènement principal.

En pénétrant dans l'immense cuisine du terrier, Nick crut défaillir. Il eut d'abord l'impression de franchir les portes d'un établissement professionnel, tant les éléments mis à disposition étaient multiples, impressionnants, et de dimensions industrielles. Mais rapidement, il remarqua que ces équipements destinés à une production de masse côtoyaient un mobilier des plus rustiques, prenant la forme de vaisseliers en merisier, de placards en bois massif, et de crédences aux carreaux défraichis, illustrant des scènes de la vie de campagne. Aux abords du mur principal se tenait des buffets sous lesquels étaient rangés tous les ustensiles nécessaires aux finitions des préparations. Chaque établi était muni de son propre équipement complet, et une longue table en bois sombre occupait l'espace central, recouverte d'une toile cirée abimée par de multiples traces, sans doute consécutives de quelques ratés au moment de découpes au couteau.

Sur le mur du fond était fixé un immense tableau noir sur lequel avait été dressée une liste exhaustive répertoriant les différents jours de la semaine, et les quatre repas de la journée (petit-déjeuner, déjeuner, goûter, dîner), avec dans chaque case une série de noms différents… Visiblement, c'était le planning des corvées de cuisine de la semaine, et il n'y avait pas un jour où un nom différent n'apparaissait pas à l'une ou l'autre de ces tâches. Tout le monde mettait la patte à la pâte, ici. L'œil de Nick fut attiré par la case prévue pour le Vendredi de cette semaine, au déjeuner, où il fut surpris de voir le prénom de Suzie auprès de cinq autres désignés d'office.

« Quoi ? La petite Suzie prépare les repas ? » s'interrogea-t-il d'un air stupéfait.

« Elle fait ce qu'elle peut. » acquiesça Bonnie. « Mais surtout, ça lui permet d'apprendre auprès des autres. »

« Et comment vous faites quand certains d'entre eux sont à l'école, ou s'ils sont de sortie ? » questionna Nick, soudain passionné par l'organisation rigoureuse du terrier.

« On avise toujours en amont. » expliqua Stu en se frottant la tête. « En début d'année scolaire, on fait le point sur les emplois du temps, par rapport aux différents rythmes de chacun… Ceux qui vont à la maternelle, à l'école, au collège, au lycée, voire même ceux qui travaillent déjà, que ce soit ici, à la ferme, ou au-dehors… Et on érige un planning annuel des tâches et des corvées, en essayant d'équilibrer au maximum, pour que personne n'ait à en faire d'avantage que les autres. On place toujours les plus jeunes avec des plus expérimentés, afin qu'ils puissent apprendre en toute sécurité. Et ainsi, chacun fait sa part, tout en ayant le plus de temps libre possible. »

« Ça nous demande quelques jours de travail administratif pour tout organiser, c'est certain. » commenta Bonnie. « Mais ça en vaut la peine. C'est un système que nous avons bien rôdé au fil des années, et les enfants ne s'en plaignent pas… Enfin pas trop, du moins. »

Elle avait visiblement proféré cette dernière remarque légèrement cynique à l'attention de Judy. Faisant écho à cette information, Nick lança un regard en coin à la lapine, qui se contenta d'hausser les épaules avant de pousser un petit rire.

« Hey, j'ai jamais dit que j'étais tous les jours facile à vivre, hein ! »

« Oh, tu n'étais de loin pas la pire. » la corrigea Bonnie en souriant avec douceur. « Parfois difficile à mettre à la tâche, mais une fois que tu y étais, tu t'y adonnais sans rechigner. Il y a en a eu d'autres qui ont joué les fortes-têtes. »

« Les tâches ménagères sont l'une des premières sources de tensions, par ici… » confirma Stu. « Le partage des affaires suit juste derrière. »

« Et là, en revanche, Judy a parfois été très difficile à vivre… » ajouta Bonnie en grimaçant légèrement. « Surtout pour ses sœurs. »

« Ah vraiment ? » questionna le renard d'un air fourbe. « La lapine n'est pas prêteuse ? »

« Ça n'a rien à voir. » contesta Judy en croisant les bras sur sa poitrine et en affichant une mine boudeuse. « Je n'aime pas qu'on fouille dans mes affaires, c'est tout. »

« Tu veux qu'on reparle d'un certain coffret que tu as déniché dans ma chambre, à Atlantea ? »

« Avec ton accord. » le corrigea immédiatement Judy en redressant l'index.

« J'avoue… »

Bonnie et Stu échangèrent un petit regard entendu, visiblement soulagés de voir le jeune couple se détendre un peu… Les enchaînements malencontreux s'étant succédés dans le hall d'entrée semblaient à présent bien lointains.

« A ce propos, tout s'est bien passé à Atlantea ? » questionna Bonnie avec emphase. « Tu as pu rencontrer la famille de Nick, n'est-ce-pas ? »

Judy acquiesça, débutant le récit de leur séjour à Atlantea tandis que sa mère s'attelait aux fourneaux, leur réchauffant rapidement quelques restes du repas du soir, tout en y ajoutant de nouveaux ingrédients d'agrément, afin de rendre le tout plus copieux. La lapine fit une description plus qu'élogieuse de la ville océanique à ses parents, et ne fut pas avare en compliments quand elle leur parla des membres de la famille de son renard. Elle s'attarda notamment sur le jeune James, qu'elle avait trouvé touchant, adorable, à un point tel qu'elle aurait aimé pouvoir l'emmener avec elle.

« Ça, Carotte, ça s'appelle du kitnapping. » commenta Nick d'un ton cynique.

« Je n'y peux rien, il est tellement mignon… »

« Oh, je vois ! Donc tu peux librement faire usage du mot en « M » à l'égard d'une autre espèce que la tienne, c'est ça ? »

La lapine se contenta de lever les yeux au ciel, tandis que Bonnie déposait devant eux deux pleines assiettes d'une potée campagnarde, au fumet des plus appétissants.

Tandis qu'ils mangeaient le plat, que Nick jugea absolument délicieux et surtout parfaitement assaisonné, faisant chacun preuve d'un appétit non feint, Bonnie et Stu se servirent un café, et les discussions s'orientèrent sur les différents déboires qu'avaient rencontré le renard et la lapine lors de leur trajet du jour.

Nick sauçait son assiette à l'aide d'une grande tranche de pain frais lorsque Bonnie secoua la tête, alarmée par l'état de son dos, dont Judy venait de faire une description un peu trop dramatisante.

« Mon pauvre ami, vous devez être exténué… Et nous qui vous retenons avec nos blablatages sans fin. »

« Je suis rarement fatigué après une journée de route. » la rassura Nick en enfournant un dernier bout de pain dans sa bouche. « Garder mon attention focalisée sur la route a tendance à aiguiser mes sens… J'ai toujours du mal à m'endormir, après ça. »

« Parle pour toi. » le corrigea Judy, qui avait fini sa propre assiette depuis longtemps. « Moi je suis littéralement vannée… »

« Vous devriez aller vous coucher, dans ce cas… » proposa Bonnie d'un ton conciliant. « On aura largement l'occasion de discuter, demain matin. Et vous serez plus frais et dispos. »

Stu acquiesça, avant de commencer à débarrasser les assiettes. Il se figea dans son mouvement avant de plonger son regard dans celui de sa fille.

« Maintenant que j'y pense… Tu vas dormir dans ta chambre, Judy… Mais où va-t-on mettre Nick ? »

La lapine lança un regard blasé à son père, avant de pousser un profond soupir.

« Arrête ton char, papa. Nick va dormir avec moi, et tu le sais très bien. »

« Ne dis pas de sottises, il n'y aura pas la place. » rétorqua Stu en secouant la tête.

« Pas s'ils maintiennent entre eux la distance de sécurité de trois mètres que tu te figures qu'ils vont respecter. » protesta Bonnie d'une voix accablée. « Mais s'ils dorment l'un à côté de l'autre comme n'importe quel couple normal… » L'inflexion particulière qu'elle donna à sa voix pour prononcer ce dernier mot fit grimacer le patriarche, mais elle ignora totalement sa réaction et poursuivit : « … Ils auront largement assez de place, ne t'en fais pas. »

Un lourd silence tomba autour de la table, que Judy s'empressa finalement de rompre en se raclant la gorge. « Hum, bien… On pourra reprendre cette conversation passionnante demain matin, si vous y tenez particulièrement… Mais pour notre part, je pense qu'on va prendre une bonne douche, et aller nous coucher. »

Sur ces entrefaites, ils se souhaitèrent tous bonne nuit, et se quittèrent, Judy entraînant Nick par la patte en direction des chambres. Ils passèrent par le grand salon-séjour, maintenant déserté de toute présence. Il était près de minuit, et l'ensemble du terrier respirait au rythme reposant du sommeil qui avait gagné la plupart de ses occupants. Presque comme si la fin de la conversation avait fait tomber un marteau sur sa conscience, Nick commença à ressentir le contrecoup de la journée éreintante qu'ils venaient de vivre, et la fatigue s'invita finalement, se manifestant sous la forme d'une série de bâillements incontrôlables.

Au bout du salon-séjour s'ouvrait une étrange et étroite cage d'escaliers, qui descendait dans les profondeurs de la terre. Nick fut obligé de se pencher vers l'avant afin de ne pas se cogner la tête contre les aspérités du plafond, creusé directement dans le sol, et qui avait été traité à l'aide d'une sorte de vernis chimique destiné à le rendre hermétique. Cette série de marches n'était pas des plus régulière, et opérait un coude violent avant de descendre encore un peu plus en profondeur, jusqu'à donner sur un premier pallier en forme d'alcôve qui ouvrait sur un long corridor aux murs d'un rouge carmin, bardé, de son côté gauche de hautes portes en bois. Cette coursive suivait une ligne courbée, qui déviait lentement vers la droite. Du côté droit justement, le mur en terre creusée laissait place à une très longue ouverture sécurisée par une balustrade, qui semblait servir de garde-corps séparant le couloir d'un espace plus ouvert et plus large, dont Nick ne parvenait cependant pas à deviner ni l'aspect, ni les dimensions, de là où il se tenait. Et cela, en partie à cause du manque de luminosité, réglée sur le strict minimum aux heures tardives de la nuit… Seuls quelques éclairages muraux diffusaient une lueur chaleureuse, mais au demeurant très faible, environ tous les cinq mètres.

« Ce sont les chambres ? » demanda Nick d'une voix fatiguée.

« Oui, mais ce n'est pas notre étage. » répondit Judy en le tirant par la patte. « Allez, viens. »

Et ils descendirent ainsi deux paliers supplémentaires, avant de finalement s'engager dans un corridor relativement similaire au premier, à ceci près qu'il était peint dans une teinte verte olive. Nick n'était pas certain d'estimer concrètement à quel niveau de profondeur ils se trouvaient, mais il demeurait persuadé, à la vue de l'aspect raviné des couloirs, des alcôves, et de cette cage d'escalier bancale, que toutes ces galeries aménagées avaient été directement creusées par les habitants mêmes du terrier… Initiées il y avait de cela bien longtemps par Bonnie et Stu, et développées au fil des ans par leurs propres enfants. Une demeure en constante évolution, qui changeait et se modelait au gré des envies et des humeurs de ceux qui la peuplaient.

Ils avancèrent le long de la coursive principale, assez similaire dans son agencement à celle qui se situait deux étages plus haut. Une fois arrivé à hauteur de cette curieuse balustrade qui sécurisait le côté gauche, Nick ne manqua pas d'assouvir sa curiosité pour découvrir ce qui se trouvait au-delà.

La mâchoire inférieure du renard retomba mollement tandis que s'étendait sous ses yeux écarquillés et émerveillés le cœur du terrier Hopps. Le couloir de promenade latéral sur lequel Judy et lui se situaient suivait le contour circulaire d'une immense zone ouverte, dont il estima la hauteur totale à près d'une trentaine de mètres. Plusieurs autres corridors, similaires à celui sur lequel ils se tenaient, structuraient les différentes strates de profondeur, créant des étages qui tous s'ouvraient sur cet immense espace central. Des escaliers en colimaçons vermoulus, qui paraissaient instables dans leur structure improvisée, reliaient les différents tronçons en plusieurs points de leurs parcours, permettant une circulation fluide des nombreux habitants de cette demeure troglodyte. Ils offraient des dessertes à tous les niveaux, et achevaient leur course dans les profondeurs de l'espace central, sur lequel Nick laissa courir son regard, un sourire ravi se dessinant sur son museau. Tout en bas se trouvait une vaste zone de vie, dans laquelle une centaine de mammifères de taille moyenne auraient pu se tenir sans se sentir à l'étroit. Cette surface était décomposée en de multiples box, de tailles diverses, séparées entre eux par des palissades de bois peintes et décorées par les habitants des lieux, et qui présentaient de fait des formes et des teintes aussi surprenantes que variées. A l'intérieur des petits espaces ainsi crées avaient été aménagées des petites zones de repos ou d'activités. En tel lieu on trouvait une table circulaire autour de laquelle avait été disposés des coussins et des poufs rembourrés, qui semblaient des plus confortables, cet aménagements devant servir pour les devoirs, les jeux de société, ou simplement pour se retrouver en petits groupes afin d'échanger plus calmement; un tel autre semblait plutôt destiné aux jeunes lapereaux, car on y trouvait des jouets infantiles, mais également des petits toboggans ou des mini-balançoires; celui-ci proposait un second espace télévisuel, plus grand que celui du salon-séjour (dont la facticité était à présent manifeste aux yeux du renard), et se voyait d'ailleurs occupé à cette heure par une petite bande de lapins adolescents, visiblement occupés à regarder un film d'horreur; celui-là ressemblait à une zone de lecture, ses parois boisées étant envahies d'étagères croulantes de livres, ainsi que de couchettes matelassées sur lesquelles il semblait agréable de se détendre. A l'une des extrémités de la salle se trouvait un box un peu plus vaste, qui avait des allures étrange de salon de thé cosy. Plusieurs tables circulaires y étaient installés, toutes garnies de charmantes nappes et de centres de tables fleuris, et le fond se voyait occupé par une sorte de comptoir derrière lequel se dressait une immense desserte où étaient disposées diverses machines à café, des bouilloires pour le thé et les tisanes, mais également des jarres (judicieusement placées hors de portée des plus jeunes lapereaux) remplies de biscuits en tous genres, visiblement faits maison. Le sol de ce gigantesque espace central était composé d'un parquet en bois rustique, mais celui-ci était presque intégralement recouvert d'un amoncèlement de tapis divers, dont les teintes, les coloris et les motifs bariolés composaient un patchwork multicolores étrangement harmonieux.

Partout où Nick posait son regard, il se trouvait confronté à un nouvel élément incongru et enchanteur… L'atmosphère des lieux était reposante. En dépit de son aspect très fouillis et relativement chaotique, cette grande zone de vie compensait l'entassement de ses activités et de son ameublement par le gigantesque espace ouvert qui se dressait au-dessus d'elle, et s'achevait en son sommet par un plafonnier creusé au cœur de la colline, dans les profondeurs de la terre, et qui avait été renforcé au fur et à mesure des années par une impressionnante charpente en bois massif, recouverte d'une très jolie couleur pastel. Plusieurs puits semblaient creusés dans cette chape, et remontaient très certainement jusqu'à la surface afin de permettre à la lumière du soleil de tomber en cascade dans la grande salle par ces différents points d'accès. Aux heures les plus lumineuses de l'après-midi, il devait régner une atmosphère de quiétude et une ambiance des plus chaleureuses au cœur du terrier.

« Tu en profiteras mieux demain en pleine journée, tu sais. » commenta Judy, qui apprécia l'expression extatique de Nick d'une voix rieuse.

« Pourquoi tu ne m'as jamais décrit cet endroit ? » demanda Nick d'une petite voix émerveillée, tout en se tournant vers elle. « Jamais je n'aurais pu m'imaginer une chose pareille. »

« Et encore, notre terrier est minuscule et des plus modestes comparé aux installations des familles les plus aisées de Bunnyburrow… Mais nous l'avons bâti en famille, à la seule force de nos petites pattes. C'est sans doute pour ça qu'il y fait si bon vivre. »

Le renard laissa glisser un regard médusé en direction des petites pattes duveteuses de sa lapine, et releva un sourcil interrogateur avant de lancer un nouveau coup d'œil en direction de la gigantesque zone de vie qui s'ouvrait de l'autre côté de la rambarde.

« Tu as creusé ça ? » demanda-t-il d'un air incrédule.

« J'ai fait ma part. » confirma Judy. « Comme chaque membre de ma famille. »

Et comme Nick restait abasourdi, et semblait avoir du mal à y croire, Judy se rapprocha de lui et prit sa patte entre les siennes. Visiblement, il avait besoin d'être éclairé sur le mode de vie particulier des familles lagomorphes traditionnelles.

« Au fur et à mesure que la famille s'agrandit, on fait de la place pour les nouveaux venus. » expliqua-t-elle d'une voix douce, avant d'attirer Nick vers la rambarde pour lui permettre à nouveau de contempler l'épicentre du terrier Hopps. « Nous autres lapins, on a tendance à se multiplier plus que de raison… Et pour les grandes familles comme la mienne, difficile d'imaginer s'étendre à la surface. Du coup, on creuse nos terriers. Et plus la famille est grande, plus on creuse profond. Bien entendu, il faut être prudent, et les parents veillent à ce que les choses n'aillent pas trop loin. Mais nous autres lapins avons acquis un certain savoir-faire dans ce domaine bien particulier, qu'on se transmet de générations en générations. Nos terres cultivables ne sont pas que des sources de revenus, à nos yeux… Elles sont également nos foyers. Nous vivons sous nos champs. »

Nick secoua la tête, encore incrédule. Même avec ces explications délivrées avec un pragmatisme des plus sensés, le spectacle qui s'étendait sous ses yeux tenait du surnaturel. Il ne pouvait détacher ce sourire stupide et enjoué de son museau. Il avait l'impression d'être redevenu un gamin se réveillant le matin de Noël et découvrant, émerveillé, une montagne de cadeaux sous le sapin… Il ne ressentait qu'une envie : parcourir ces chemins de promenades en contrebats, visiter ces petits box animés par l'activité heureuse et dolente du quotidien, se perdre dans la myriade de coursives étroites, de tunnels et d'escaliers qui créaient un réseau labyrinthique autour de cet épicentre familial. Jamais il ne s'était senti aussi dépaysé de toute sa vie.

« C'est… C'est complètement fou… » bredouilla-t-il. « Et magnifique… Et dingue… Et merveilleux… Et incroyable. »

« Voilà une série d'adjectifs assez hétéroclites, monsieur Wilde. » commenta la lapine d'une voix rieuse.

Nick se retourna alors vers elle, ses pattes toujours entre les siennes, l'observant d'un air tout à la fois sérieux et incrédule.

« Pourquoi as-tu voulu partir d'ici ? »

Face à cette question posée sur un ton à ce point dubitatif qu'il demeurait impossible de s'imaginer une seule seconde qu'elle n'ait pas été des plus sincères, Judy ne put réprimer un éclat de rire incontrôlable.

« Tous les lapins doivent quitter le terrier un jour, Nick. Soit pour creuser le leur, soit pour trouver leur propre chemin… Le mien m'a juste mené un peu plus loin que la plupart de mes semblables, mais dans l'absolu, je ne regrette rien. »

Cette réponse sembla convenir au renard, qui resta silencieux, et observa tranquillement le mouvement opéré par sa lapine, qui s'éloigna de lui de quelques pas pour venir s'accouder à la balustrade, afin de contempler le foyer de son enfance d'un regard rompu par l'habitude… Il ne se substituait pas d'une lueur d'attachement sincère, en dépit de tout.

« Tu sais, au final, ce sera toujours chez moi, ici… »

Nick resta muet, se focalisant une nouvelle fois sur Judy, qui se perdait à présent dans la contemplation de cette demeure dans laquelle elle avait vécu quasiment toute sa vie, et qu'elle n'avait au final quitté que depuis très peu de temps. Il la trouva belle, sereine, et étrangement adulte. Serait-il en mesure de lui offrir un jour un foyer aussi beau, confortable et chaleureux ? La question s'était imposée d'elle-même, et s'il la trouva tout à la fois stupide et précipitée sur l'instant, elle ne voulut pas le quitter, et continua à le travailler pendant un petit moment. Au moins jusqu'à ce que Judy reporte son attention sur lui, et s'étonne de le voir perdu dans ses pensées. Combien de temps s'était-il écoulé ? Il n'en avait pas la moindre idée… Mais il se sentait légèrement morose et fatigué.

La lapine le rejoignit et l'attrapa par la patte, avant de l'attirer vers le fond de l'arcade, tout en jetant un petit regard par-dessus son épaule, comme si le fait d'avoir Nick sous les yeux la rassurait d'une certaine manière.

« A cette heure-ci, on devrait pouvoir se laver en toute tranquillité. » déclara la lapine à voix basse, visiblement ravie. « Les douches sont par ici. »

Ils suivirent une étroite conduite secondaire, qui bifurquait sur la droite du corridor principal, au moment où celui-ci opérait sa rotation la plus serrée, et arrivèrent dans une sorte de réduit qui faisait office de vestiaire, où étaient disposées de petites étagères contenant des serviettes propres généreusement mises à disposition, ainsi qu'une collection impressionnante de gels douches, de savons, de shampoings et de démêlants, aux fragrances aussi diverses que variées. De l'autre côté, occupant la totalité de l'espace mural, se tenaient trois séchoirs industriels de taille moyenne. La petite salle ouvrait sur un espace intégralement carrelé de blanc et de bleu, séparé en deux parties distinctes par un petit muret central. La partie de gauche était visiblement réservée aux femelles, et celle de droite aux mâles. En dehors de cette séparation d'usage, il s'agissait clairement de douches collectives, sans la moindre possibilité d'intimité. Pas de portes, pas de cabines, ni même de parois derrière lesquelles se dissimuler.

« C'est plutôt… Ouvert, comme espace. » commenta Nick d'une voix amère.

« Culturellement, il est de notoriété publique que les lapins n'ont pas vraiment la notion d'intimité au sein du cercle familial… » expliqua Judy sur un ton quelque peu confus.

« En somme, tu ne devrais pas te sentir gênée de te promener nue devant tes frères et sœur, c'est bien ça ? » questionna le renard d'un air incertain.

« C'est… C'est exact, oui. »

Nick lui lança un regard dubitatif, et elle perçut sans mal la pointe incontrôlable de gêne qui le gagnait à cette idée. Aussi, s'empressa-t-elle d'atténuer ses propos.

« Néanmoins, me concernant… Ça a toujours été compliqué. »

« C'est-à-dire ? »

« C'est-à-dire que je ne partageais pas cette… vision traditionnaliste de la chose ? » tenta-t-elle d'une voix hésitante.

« Oh. » répondit sobrement Nick en insistant du regard, désireux de l'entendre développer ses raisons.

« Hum… Je faisais toujours en sorte de me laver quand tous les autres étaient endormis… A une époque, je mettais même mon réveil très tôt, genre vers trois heures du matin… Pour aller me doucher. Et je me recouchais ensuite. »

« Je trouve ça plutôt normal, en un sens, même s'il est regrettable que tu en aies été réduite à employer des manœuvres aussi extrêmes… » commenta Nick d'un œil critique, avant de pousser un soupir contrit. « Mais c'est mon point de vue extérieur. Ne va pas croire que je juge votre façon de vivre… »

« Il n'y a pas de mal… Pour les lapins, cette proximité est naturelle. On vit ensemble, on mange ensemble, on se lave ensemble. C'est même un plaisir, en temps normal. Quand j'étais petite, j'adorais ça. Mes sœurs me frottaient le dos, on s'amusait à s'asperger… Je trouvais ça drôle. Et à partir d'un certain âge… J'ai fini par trouver ça moins amusant… Et même un peu malsain. »

Le renard haussa les épaules, ne comprenant pas trop ce qui poussait Judy à se justifier ainsi auprès de lui d'une conduite qui lui semblait, pour sa part, totalement normale. Différence culturelle, à n'en point douter. Il serait certainement confronté à d'autres surprises du même acabit, au cours de ce séjour à Bunnyburrow.

« On a tous besoin de ce minimum d'intimité, surtout quand on commence à grandir. »

« Ouai, et ça m'a valu le surnom de Jude-la-prude pendant un bon moment… » marmonna-t-elle en détournant le regard.

Nick ne put réprimer un ricanement incontrôlable à l'audition de ce surnom aussi ridicule qu'adorable, mais visiblement Judy n'avait pas totalement digéré ce « traumatisme » de jeunesse, puisqu'elle lui décocha un regard assassin qui le contraignit à mettre un terme à son euphorie sur l'instant.

Comme elle restait figée dans son humeur maussade, Nick la rejoignit, et passa ses bras autour de sa frêle silhouette, l'amenant à se blottir contre lui, avant de glisser une patte réconfortante le long de ses oreilles, qu'elle avait plaquées dans son dos.

« Tu ne vas pas me faire croire que de telles broutilles te travaillent encore, pas vrai ? »

« Non, bien entendu… » répondit Judy en poussant un léger soupir et en s'abandonnant au confort des bras de son renard. « Mais ça attaque toujours mon humeur, quand j'y repense… Même si ce n'est qu'un tout petit peu. Et puis là, je suis fatiguée, et en chaleur… Ça me rend plus irritable. »

« J'ai remarqué ça… » déclara le renard en resserrant son étreinte sur elle. « C'était quoi ce petit numéro avec ta frangine, d'ailleurs ? »

« Désolée pour ça. » bredouilla la lapine, parcourue d'un frisson à la seule évocation de cet évènement malheureux. « C'était plus fort que moi… »

« Tes parents doivent sans doute avoir raison sur ce point, alors. Judy n'aime pas partager ses affaires… »

La réflexion humoristique ne fut pas prise à la rigolade par la lapine, qui s'écarta d'un coup de Nick en lui lançant un regard furieux, avant de croiser les bras sur sa poitrine.

« Si tu tiens tant que ça à te comparer à un vulgaire sac-à-dos, un ordinateur portable ou une boîte à crayons, ne t'en prive pas. Mais je pensais que tu avais une plus haute estime de toi ! »

« Hey, doucement Carotte ! » répliqua Nick en écartant les bras, ne comprenant pas trop la virulence de sa réaction. « Ce n'était qu'un trait d'humour. »

« Ça ne me fait pas rire, Nick. » contesta la lapine en secouant la tête. « Je prends peut-être ça trop au sérieux… Mais tu es très important pour moi, d'accord ? J'ai peut-être agi sur le coup d'une impulsivité hormonale irraisonnée, ou je ne sais quoi… Ou peut-être pas. Mais le fait est que je t'aime… Que je t'aime plus que tout… Et que je ferai toujours tout ce qu'il faudra pour chercher à te préserver. »

Son émotivité était sans doute exacerbée par ses chaleurs, et par l'impact que les hormones résiduelles des autres femelles en présence dans le terrier ne manquaient pas d'avoir sur sa propre perception de ses instincts ou de ses besoins, mais Nick savait pertinemment qu'au-delà de tout désordre banalement chimique, Judy était sincère. Et cela le toucha énormément.

« Allez, viens-là, Jude-la-pas-si-prude. » lâcha finalement le renard en tendant ses pattes vers elle.

Elle poussa un petit rire, avant de céder à sa doléance, et de rejoindre une nouvelle fois le réconfort de ses bras. Il déposa un petit baiser sur le sommet de son crâne et profita un court instant de la douce impression qui le gagnait à chaque fois qu'elle pressait son corps contre le sien.

« Tu sais quoi ? » lâcha-t-il finalement d'une voix affectée. « Je le dis avec tout le sérieux du monde, mais je ne me suis jamais senti aussi protégé qu'au moment de ton intervention, toute à l'heure. »

« Vraiment ? » demanda-t-elle d'une voix surprise.

« Carrément. » confirma-t-il en hochant la tête. « Je me suis dit… Celui ou celle qui voudra chercher des noises à ma lapine à ce moment précis risque de regretter d'être né. »

« Tu sais bien qu'il ne faut jamais me chercher des noises en général. » répliqua Judy sur une note de fierté.

« Oui, mais il faudra quand même que tu prennes un peu sur toi demain, sinon tu risques de refaire le portrait à la plupart de tes frangines… C'est à craindre. »

La lapine se contenta d'hocher la tête sans rien répondre. Elle savait que Nick avait parfaitement raison, mais elle avait encore du mal à s'imaginer la façon dont elle allait bien pouvoir se contrôler, ne s'étant finalement jamais retrouvée dans une telle situation. Elle s'était doutée que cela serait difficile, mais jamais elle n'aurait pu anticiper la violence de ses propres réactions instinctives… Au moment de l' « incident » avec Marion, elle avait concrètement ressenti une menace presque physique à l'encontre de son mâle, et à fortiori d'elle-même. Cet instinct protecteur exacerbé par ses chaleurs découlait tout naturellement d'un désir purement physique, qui avait besoin d'être assouvi régulièrement, au risque de dégénérer en des travers de ce genre, principalement dus à une forme de frustration toute particulière.

Judy poussa un soupir. A cette seule pensée, elle sentait ses pulsions affluer. Elle prit une profonde inspiration, et s'éloigna d'un pas. Etre au contact de Nick à ce moment précis était certainement une chose qu'il lui fallait éviter à tout prix. Jamais elle n'avait été en chaleur alors qu'elle était en couple, et si jusqu'à présent elle avait trouvé la chose plus plaisante à vivre que particulièrement ardue, elle en découvrait présentement les aspects les plus déplaisants. Elle avait la sensation que le terrier de ses parents, la demeure de son enfance, le lieu dans lequel elle avait vécu quasiment toute sa vie, était devenu une sorte de territoire hostile où elle avait du mal à préserver son intégrité. Elle n'avait qu'un seul désir, c'était de s'éloigner au plus vite, regagner leur appartement à Zootopie, et en faire son propre terrier. Celui qu'elle partagerait avec son mâle… et personne d'autre. En dehors de leurs petits, bien entendu.

Elle écarquilla les yeux à cette pensée, horrifiée du cheminement incongru que semblait vouloir suivre son esprit, et secoua la tête, constatant que son propre corps bouillonnait à présent d'un désir incontrôlable, et que son bas-ventre la torturait comme jamais. Affligée d'en être réduite à un tel état alors que rien n'était venu directement la stimuler, en dehors de ses propres instincts de préservation, et de la perception faussée de son environnement qui en découlait, elle tourna un regard dépité vers Nick… Pour s'extirper de ce marasme biochimique, elle ne voyait qu'une seule et unique solution… Et si elle n'y cédait pas, ce séjour à Bunnyburrow risquait de tourner au cauchemar invivable pour elle.

« Nick… » bredouilla-t-elle, ne parvenant même pas à relever la tête vers lui, honteuse de la doléance qu'elle allait lui soumettre. « J'ai besoin que… »

Elle soupesa ce terme. Il n'était pas totalement faux, au demeurant… Mais il aurait été injuste de présenter les choses sous cet angle. Aussi, s'obligea-t-elle à se corriger.

« J'ai envie que tu me fasses l'amour. Maintenant. »

Si Nick avait prétendu être surpris de ces paroles, cela n'aurait été qu'un demi-mensonge. Il avait perçu depuis plusieurs minutes les variantes olfactives dégagées par sa lapine… Des stimulis hormonaux qu'il connaissait plus que bien à présent, pour y avoir été confronté un certain nombre de fois depuis le début de leur relation (et même auparavant). Son odorat aiguisé lui avait permis de mesurer leur degré d'intensité, et ceux qu'elle s'était mise à émettre au cours des derniers instants étaient d'une nature particulière, qu'il n'avait sentie sur elle qu'au cours de leurs ébats les plus intimes… Et jamais en dehors.

Il aurait été facile pour lui d'essayer de se dépêtrer de la situation par un trait d'humour, ou en essayant de la raisonner. Après tout, elle lui avait répété un nombre incalculable de fois qu'il leur serait impossible d'avoir le moindre rapport sexuel une fois qu'ils seraient arrivés au terrier Hopps. Et voilà qu'elle le pressait de céder à ses envies alors qu'ils y avaient passé moins de deux heures. Plutôt ironique. Mais comme dit, Nick n'avait pas vraiment à cœur de souligner l'incohérence comique de cette situation… Ses propres instincts s'étaient mis en branle, et ce depuis un petit moment déjà.

Il avait perçu le trouble qui animait sa femelle, depuis leur arrivée. Sa distraction, sa nervosité, la tension particulière qui la gagnait par à-coups, le tout s'exprimant par des variantes odorantes qui n'avaient plus de secrets pour lui. Il avait senti Judy fébrile, affaiblie, perdue et déconcertée. Cela le chagrinait un peu que cette visite pour laquelle elle s'était tant réjouie se soit transformée en un tel calvaire pour elle, et cela en un laps de temps si court… Mais il apparaissait clair que c'était un fait nouveau avec lequel elle devait apprendre à composer… Qu'elle devait apprendre à surmonter.

Il lui en coûtait horriblement de prononcer les paroles qui allaient suivre, mais il s'y contraignit parce qu'il savait que c'était certainement ce qu'il y avait de mieux pour elle...

« Crois-moi, Judy… Je ne demanderais rien de mieux que de te t'arracher tes vêtements, ici et maintenant, te traîner sous les douches et te faire tout ce que tu souhaiterais que je te fasse sous la chaleur des jets d'eau… »

« Alors fais-le ! » s'exclama-t-elle en se précipitant sur lui, ses pattes agrippant la tirette de son gilet, et la défaisant d'un geste tremblant et avide, avant de glisser vers la braguette de son pantalon, sur laquelle elle commença à s'acharner avec impatience, avant que finalement Nick ne parvienne à lui agripper les poignets, et ne la contraigne à se calmer.

Le souffle court, les yeux embués de désir, elle le contemplait d'un air empli d'incompréhension, une frustration clairement perceptible brûlant au fond de son regard.

« Non, Carotte… »

« Qu… Quoi ? » bredouilla-t-elle, sincèrement choquée.

Il plaqua une patte dans le creux de sa nuque et l'attira à lui, la serrant du mieux qu'il pouvait entre ses bras… Bon sang, son cœur battait tellement fort. Il eut envie de se maudire à l'idée de lui infliger une telle épreuve…

« Ma chérie… » commença-t-il. « Pour l'instant, on vit vraiment quelque chose d'incroyable, parce qu'on a la chance d'être tout le temps ensemble. Et c'est merveilleux… Et si la chance est avec nous, bientôt ce sera peut-être notre quotidien… »

« Nick, je ne veux pas parler… » protesta Judy d'une voix coléreuse en essayant de se dégager de son étreinte tout en s'acharnant sur son gilet, qu'elle tentait de lui retirer par tous les moyens. « Je te veux toi. Tout de suite… Tu vas me prendre, oui ou non ? »

« Je t'ai déjà répondu, Carotte. Et j'ai dit non. »

Cette réponse tomba sur elle comme un couperet. Le ton impérieux qu'il venait d'employer acheva de faire comprendre à Judy que, cette fois-ci, il lui faudrait gérer cette crise… Et sans doute la gérer seule.

« Pourquoi… Pourquoi tu ne veux pas de moi ? » marmonna-t-elle, affolée, ses hormones déchainées l'empêchant de raisonner d'une façon cohérente. Elle était au bord des larmes, et elle avait l'impression de ne plus être capable de respirer.

« Qu'est-ce que tu feras quand je serai à l'académie ? » lança Nick avec froideur, s'en voulant horriblement de se montrer aussi cruel. Mais il essayait de se rappeler à chaque argument qu'il le faisait pour le bien de celle qu'il aimait. « Qu'est-ce que tu feras quand on sera équipiers ? Quand on sera en service ? »

« Ce sont des problèmes qui se poseront plus tard ! » contesta Judy d'une voix pleine de colère et de désir. « Je ne veux pas y réfléchir maintenant ! Nick, j'ai besoin de toi… »

« Judy, il faut que tu te raisonnes. Tu te rends compte dans quel état ces chaleurs sont en train de te mettre ? Tu étais prête à sauter à la gorge de ta sœur, toute à l'heure… Et même si j'ai trouvé ça stupidement romantique, ce n'est pas une chose qui devrait se produire… »

« Je me suis déjà excusée pour ça. » répliqua la lapine en secouant la tête, et en essayant à nouveau de dégager ses pattes, que Nick maintenait fermement entre les siennes. « Je t'ai dit que ça ne se reproduirait plus. »

« Mais tu es pourtant prête à me sauter dessus, dans la maison de tes parents, alors qu'un membre de ta famille peut débarquer d'un instant à l'autre et nous surprendre dans nos activités les plus intimes ! Alors que tu me disais il y a quelques minutes qu'étant jeune, tu ne voulais pas même prendre de douches avec tes sœurs ! Tu vois que tu n'es pas raisonnable… »

« Qu'est-ce que tu essaies de me dire, en définitive ? » s'enquit Judy, qui s'était mise à pleurer… La douleur de ses pulsions hormonales était trop forte pour qu'elle puisse se contenir. « Que je ne suis qu'une obsédée, c'est ça ? »

« On va ajouter « irrationnelle » à « déraisonnable », maintenant. » contra le renard en secouant la tête. « Ce n'est absolument pas ce que je veux dire… Je suis certainement plus obsédé que toi, d'ailleurs. »

« Ce n'est pas l'impression que tu me donnes en cet instant. »

Le renard plaqua son pouce et son index dans la commissure de ses yeux, se demandant comment il allait bien pouvoir se dépatouiller de cette situation sans finir par céder aux avances de plus en plus concrètes de Judy… Ses agissements corporels étaient déjà suffisamment complexes à appréhender, mais ce n'était rien comparé aux assauts olfactifs dont elle le bombardait sans retenue. Il conseillait à sa femelle la tempérance et la retenue, mais pour l'instant, le renard demeurait celui qui fournissait les efforts les plus intenses pour ne pas craquer.

« C'est comme la théorie du sparadrap… » lâcha-t-il finalement, comme si cette idée représentait la solution à tout. « Tu l'arraches d'un coup, si tu ne veux pas que ça dure. Tu sais ce qu'on dit, pas vrai ? Le secret, c'est tout simplement d'ignorer que ça fait mal. »

« Tu es pourtant bien douillet toi-même, pour ce que j'en sais ! » contra une nouvelle fois la lapine, que cet argumentaire imagé ne semblait pas réellement persuader.

« Il y a différents types de blessures, Carotte… Différents types de souffrances… »

Au ton lourd qu'il avait employé, Judy comprit qu'il ne cherchait pas simplement à minimiser son ressenti en le mettant au même niveau qu'une banale coupure au doigt. Il cherchait à être sincèrement empathique, et pour le coup, elle ne trouva rien à redire. Nick resta silencieux un petit moment, tandis qu'elle baissait la tête, un peu honteuse, sans parvenir toutefois à se substituer à ces intenses et envahissantes pulsions qui la gagnaient. Elle serra les poings, ainsi que les dents, dans l'espoir de pouvoir comprimer son désir au plus profond d'elle-même, mais elle avait l'impression de lutter contre un incendie de forêt à l'aide d'un verre d'eau.

Nick dû saisir son trouble, et estimer qu'elle pouvait avoir mal pris sa dernière réflexion, car il la nuança d'une voix calme, qui dissimulait assez bien sa propre frustration actuelle.

« Non pas que je prétende que ce que tu ressens en ce moment est bénin, loin de moi cette idée… C'est seulement que tout ceci est nouveau pour toi. Ce sont des sentiments et des sensations que tu n'avais jamais eu à appréhender auparavant. » Il laissa sa phrase en suspens, avant de pousser un léger ricanement et d'enchaîner : « Et crois-moi, je suis plus que fier d'être en mesure de les susciter chez toi. »

« A défaut de les satisfaire… » maugréa la lapine, qui s'en voulut un peu de lui en faire une nouvelle fois le reproche.

« C'est vrai. Mais essaie de voir les choses d'un point de vue moins… sensible, on va dire. Tu sais que j'ai raison. Tu sais que ce n'est pas raisonnable… Ce n'est pas la première fois que tu es en chaleur, c'est vrai. Mais c'est la première fois que ça te fait endurer ça. Et c'est parce que je suis là. Et parce que, pour une raison qui m'échappe un peu, tu te sens menacée… »

« Nick, je ne veux pas que tu penses qu… » se précipita Judy, craignant que son petit-ami ne se fasse de fausses idées quant à la nature de son comportement protectionniste. Elle ne voulait surtout pas qu'il s'imagine qu'elle puisse douter de lui, d'une manière ou d'une autre.

« Je ne pense rien, Carotte. » s'empressa de la rassurer le renard. « Pour ma part, je ne peux que m'imaginer ce que tu es en train de vivre… En train de subir. Et je trouve déjà ça terrible, en sachant pertinemment que je suis très loin du compte… »

S'il le savait, alors pourquoi chercher à lui résister ? Une part d'elle-même, rationnelle en dépit de tout, mais presque inaudible dans le marasme de sa passion frénétique, avait très bien compris où Nick voulait en venir… Cependant, ce n'était pas assez. Ce n'était pas justifié. Pas à ses yeux. Pas maintenant. Elle essaya de libérer une nouvelle fois ses poignets de l'emprise du renard, mais celui-ci demeura inflexible… Pourtant, elle ressentait les légers soubresauts de son corps, et l'odeur suave de son musc, que son état d'excitation actuel générait bien malgré lui. Tous les signes olfactifs et physiologiques de son désir grandissant étaient perceptibles à l'ensemble des sens exacerbés et en émoi de sa femelle… Elle percevait ce qu'il voulait… Et il désirait la même chose qu'elle. Impossible de le lui cacher, surtout dans l'état où elle se trouvait. Alors pourquoi s'interdisait-il à elle de la sorte ? A défaut de pouvoir l'atteindre de ses pattes, elle se laissa lourdement retomber contre lui, arquant son bassin pour venir le caller contre sa zone pelvienne, et glissa son visage dans le creux de son cou, s'y frottant avec empressement, le souffle court.

« Hmm… Je t'en prie, Nick… »

« Non, écoute… » bredouilla le renard d'une voix tremblante. « Ce n'est pas pour te torturer, mais on sait très bien que ça arrivera encore. Et certainement plus d'une fois dans des situations de ce genre, où on ne pourra pas, pour tout un tas de raisons, se permettre de satisfaire systématiquement nos petites lubies. »

Elle savait qu'il avait raison. Au fond d'elle-même, la petite voix de la raison se montra tout à coup plus audible… Sans doute avait-elle mis la patte sur un haut-parleur, ou quelque chose du genre. Nick avait touché la corde sensible, et l'avait mise devant le fait accompli… Il faudrait bien s'y résoudre. Elle plaqua son visage contre le pelage de son mâle, et inspira un grand coup, espérant trouver la force de résister en travaillant sur le rythme de sa respiration.

« L'apprentissage à la dure, Carotte… » rajouta Nick d'une voix un peu plus cynique, presque comme si la remarque s'adressait d'avantage à lui qu'à elle.

« On ne peut pas remettre la leçon à demain ? » tenta-t-elle une nouvelle fois. « Je suis trop fatiguée pour chercher à résister… Et crois-le ou pas, mais ce n'est pas qu'une pulsion hormonale… J'ai vraiment… Vraiment… Vraiment envie de toi, maintenant. »

« Et moi donc… » murmura le renard sur un ton presque imperceptible, mais qui n'échappa à l'ouïe extrêmement sensible de Judy.

Elle eut néanmoins la présence d'esprit de ne pas prendre cette réponse pour une invitation, ce qui ne l'empêcha pas de tenter une nouvelle fois sa chance.

« On peut faire ça discrètement, tu sais ? Etre attentifs aux bruits, si jamais quelqu'un vient… Tu sais que mon audition est parfaite… On ne prend pas vraiment le risque d'être surpris. »

Etait-elle réellement en train d'argumenter auprès de son mâle dans l'espoir de le pousser à coucher avec elle ? Cette réflexion la laissa pantoise, affligée et honteuse. Elle regretta ses propos à la seconde même où ils lui échappèrent, mais il était déjà trop tard…

« Non, Judy. » répondit sobrement Nick. « Au-delà du fait que je trouverais ça grotesque de le faire « en catimini »… Bon sang, on n'est plus des adolescents ! On ne devrait pas avoir à se cacher pour faire ça. Et en définitive, si on ne peut pas… On ne peut pas. Et surtout… Je pense qu'il faut vraiment que tu parviennes à faire cet effort sur toi. Que tu y parviennes maintenant. »

C'était un fait… Elle avait déjà poussé les choses trop loin, et elle se sentait complètement ridicule. Au final, si elle devait être parfaitement honnête avec elle-même, tout ceci n'était-il pas consécutif d'un besoin impérial de proclamer Nick sien, dans tous les sens du terme ? Et cette envie n'avait rien de rationnelle… Elle savait très bien que son renard n'était qu'à elle, elle n'aurait pas dû ressentir le besoin d'aller aussi loin pour se le prouver. Ses chaleurs lui l'avait à ce point affecté, au milieu d'un marasme d'émotions contradictoires, que tout s'était délité en un nuage de sensations vaporeuses et hypnotiques qui lui avait tourné la tête… Et la seule chose à laquelle elle avait pu se rattacher, c'était Nick. Lui, qui était toujours présent pour elle, envers et contre tout.

Elle se concentra sur ce qu'elle ressentait, essayant d'identifier les sources physiologiques de son mal-être… Mais celui-ci était tout à la fois si diffus et confus qu'elle avait l'impression qu'elle ne parviendrait jamais à l'apaiser. Elle avait ouvert trop fort les vannes, et même en faisant preuve de bon sens, il n'y avait malheureusement plus aucun autre moyen de les stopper que d'aller au bout des choses, ou bien de devenir complètement folle… Restait également la possibilité de se satisfaire elle-même, mais cette idée lui était insupportable. Même au cœur de la tourmente, elle aurait eu l'impression de bafouer Nick en agissant de la sorte.

Le renard saisissait sans mal son trouble, qui se manifestait très clairement par de légers soubresauts convulsifs incontrôlables, une respiration erratique, de petits mouvements involontaires et inopinés du bassin, un tapotement impatient de ses pattes antérieures, la chaleur étouffante qu'elle dégageait, et bien entendu, les odeurs absolument délicieuses qu'elle déployait bien malgré elle, dans le but de pousser son mâle à céder à ses avances… Chose qu'il était à deux doigts de faire, par ailleurs, en dépit de tout ce qu'il avait pu dire, mais que son pragmatisme et son recul à toute épreuve parvenaient encore à empêcher.

Ils restèrent ainsi, dans cette position inconfortable et malaisée pendant plus d'une minute, espérant chacun que Judy serait à même de contrôler ses pulsions, et de faire taire ses ardeurs, mais l'un comme l'autre savaient pertinemment que ça ne fonctionnerait pas comme ça… Que ce genre de choses découlant de l'instinct ne pouvait parfois tout simplement pas être raisonné. Pas à un tel degré d'intensité, en tout cas. C'était une réalité avec laquelle tous les mammifères au monde devaient composer.

Finalement, Nick poussa un soupir, et glissa sa patte sous le menton de Judy, afin de l'obliger à redresser son visage vers lui pour pouvoir plonger son regard dans le sien. La lapine était au bord de l'effondrement. Ses yeux vitreux étaient baignés de larmes, et il pouvait clairement y lire la souffrance terrible qu'elle ressentait, ainsi que les efforts titanesques qu'elle déployait actuellement pour se contenir.

Honteuse de sa condition, elle essaya de détourner le regard, mais Nick l'obligea à reporter son attention sur lui.

« Regarde-moi, Carotte… »

Elle accéda à sa requête, mais à contrecœur. Nick eut une pensée profonde concernant tout ceci… Il avait sa part de responsabilité dans cette affaire, et il était injuste d'imposer à Judy de ménager à elle seule tous les efforts pour les tirer de ce mauvais pas.

« On est ensemble sur ce coup-là… » déclara-t-il finalement en lui offrant un sourire détendu. « On sera toujours ensemble, dans chacun de nos coups, d'ailleurs. Alors il est hors de question que je te laisse traverser ça toute seule. »

Et alors qu'elle s'apprêtait à lui demander ce qu'il pensait pouvoir faire, il se redressa d'un coup, l'obligeant à suivre son mouvement et à se remettre sur ses pattes. Sous l'effet brutal ce changement de position, elle crût défaillir, et une nouvelle vague de chaleur étouffante la submergea, accompagnée de sa décharge odorante. Nick tenta de faire semblant de rien, mais ses yeux révulsés par l'extase d'un contentement olfactif plus que perceptible, ne manquèrent pas de le trahir. En dépit de tout, il resta maître de lui-même… Ce dont Judy aurait pu douter, étant donné ce qu'il commença à faire.

D'une patte lente aux mouvements mesurés, Nick releva le t-shirt que portait Judy en vue de le lui retirer. Elle resta un instant abasourdie, et au même où il mettait sa poitrine à nue, elle plaqua ses pattes tremblantes contre les siennes, stoppant son mouvement tout en lui lançant un regard angoissé.

« Qu… Qu'est-ce-que tu fais ? Tu crois vraiment que c'est ce genre de choses qui va m'aider à me calmer ? »

D'un petit geste, Nick se défit sans mal de l'opposition qu'opérait Judy à l'encontre de son mouvement… Sans doute parce qu'elle ne cherchait pas réellement à lui résister, en fin de compte. Elle le laissa d'ailleurs lui retirer son t-shirt sans protester d'avantage, se contentant de le regarder d'un air étrange, mélange incohérent de doutes et d'espoirs.

Alors qu'il se baissait pour déboutonner le pantalon de sa lapine, Nick redressa la tête vers elle, saisissant l'air langoureux avec lequel elle jaugeait sa conduite. Une nouvelle fois, elle essaya d'interrompre sa manœuvre d'un mouvement de la patte, mais sans réelle conviction.

« Tu as confiance en moi, pas vrai ? » demanda Nick.

« Bien sûr, mais je ne vois pas où ça nous mène… »

« Alors laisse-toi faire, c'est tout ce que je te demande. » se contenta-t-il de répondre en se dégageant une nouvelle fois.

Judy ne se sentait pas la force, et encore moins l'envie, d'essayer de lui tenir tête. Son comportement lui semblait en incohérence totale avec le discours qu'il avait tenu précédemment, mais elle s'obligea à garder la tête froide, alors même que Nick la délestait de son jeans, et le repliait tranquillement afin de le déposer au-dessus de l'un des petits casiers à serviettes. Cependant, lorsqu'elle sentit les doigts du renard remonter le long de la courbe de ses fesses, et se glisser dans l'interstice de sa culotte, elle se mordit la lèvre inférieure, et ne put se résoudre à chasser les idées impérieuses (et victorieuses, il fallait bien l'admettre) qui se mirent à envahir son esprit fébrile… Son mâle avait visiblement cédé à ses avances, en dépit de tout… Et elle n'allait pas s'en plaindre.

Alors qu'il faisait glisser l'ultime rempart à sa nudité le long de ses jambes, et l'en délestait finalement sans ménagement, elle passa ses pattes dans son cou, avant de les glisser sous son gilet, désireuse de le défaire à son tour de ses vêtements. Mais il se redressa, se mettant momentanément hors de portée, et prit gentiment les pattes de la lapine entre les siennes.

« Je vais me charger de ça. » déclara-t-il d'une voix rassurante. « Essaie de te détendre. »

« Facile à dire… » murmura-t-elle sur un ton tendancieux en l'observant se dévêtir d'un œil avide.

Le renard ne la fit pas attendre longtemps, et alors qu'il se débarrassait de son caleçon, il lui lança un regard équivoque et légèrement nerveux.

« Hum… Tu tendras tout de même l'oreille, d'accord ? J'ai pas envie qu'un membre de ta famille fasse une syncope parce qu'il est tombé sur un renard cul-nu au moment d'aller faire pipi. »

« Je garderai les deux oreilles grandes ouvertes… » susurra Judy en laissant courir son regard sur le corps de son renard, avant de se rapprocher de lui d'un air satisfait. « Mais tout le reste ne sera focalisé que sur toi… »

Nick fit un pas en arrière, plus par réflexe qu'autre chose, et cette attitude défensive ne sembla pas vraiment plaire à la lapine, qui lui lança un regard perplexe… Qu'attendait-il d'elle exactement ? Il n'espérait tout de même pas se défaire de ses obligations maintenant qu'il avait poussé les choses aussi loin ? Au moment même où ses pulsions commençaient à s'apaiser, puisqu'elle leur promettait que, finalement, elles allaient bientôt être contentées. Non, cela aurait été trop cruel.

Aussi, lorsque Nick revint vers elle, prenant sa patte au creux de la sienne, elle se sentit légèrement soulagée, bien que cette attitude des plus sages demeurât suspecte à ses yeux. En l'état actuel, elle ne souhaitait pas qu'il la ménage, pas plus qu'elle ne voulait le voir prendre des gants. Il aurait pu bondir sur elle, la plaquer au sol et la ravager à la manière sauvage, sans autre forme de procès, qu'elle n'en aurait été que plus heureuse.

Mais au bout du compte, il la mena tranquillement dans les douches, après s'être emparé de deux serviettes et avoir sélectionné un gel douche aux arômes floraux.

« Nick… Qu'est-ce que tu fabr… »

« Pchut, Carotte. » l'interrompit Nick de ce même air entendu. « Tu me laisses gérer, c'est tout. La seule chose que tu as à faire, c'est de te détendre. »

Il actionna le jet d'eau, qui tomba par-dessus eux en une cascade chaude et salvatrice. Se trouvant déjà au comble de l'asphyxie en raison de l'effet suffocant de ses chaleurs, Judy trouva le contact du liquide désagréable de prime abord, mais elle se concentra sur l'expression détendue de Nick, qui semblait trouver un réconfort particulier à son contact, et essaya de faire le vide, l'imitant dans son attitude décontractée.

Il ne fallut pas plus de quelques secondes pour qu'elle commence à ressentir un bien-être réel. L'eau ruisselant de manière continue le long de son corps apaisait les tremblements sporadiques qui la chamboulaient, et la chaleur intense qui l'enveloppait de l'extérieur rendait moins perceptible celle qui agitait nerveusement son bas ventre.

Alors Nick posa ses pattes sur ses épaules, avec une douceur telle qu'elle crut d'abord ressentir le seul effleurement d'une caresse, et il se mit à les masser avec tendresse, du bout des doigts, palpant son pelage et pinçant délicatement sa peau. Si elle fut d'abord gagnée par un frisson d'extase, l'effet conjugué de l'eau et de la rigueur langoureuse et appliquée de ces gratifications eut rapidement un effet apaisant sur son corps, qu'elle sentit se détendre de plus en plus. Le renard s'arrêta un petit instant pour déposer un peu de gel douche au creux de ses pattes, puis recommença ses manœuvres délicates. L'odeur florale du shampoing ne tarda pas à faire de la concurrence aux fragrances hormonales qu'elle dégageait, et bien vite, elle ne perçut plus le parfum du musc de Nick, ce qui contribua à calmer sa propre fièvre olfactive. Les pattes du renard s'appliquaient divinement à gratifier le corps de la lapine, avec une douceur exquise, et sans la moindre trace de lubricité. Même lorsqu'il massa brièvement la courbe de ses seins, le galbe de ses hanches, le sommet de sa croupe ou l'intérieur de ses cuisses, il le fit toujours avec ce calme affirmé, cette retenue sincère et détachée, qui laissait penser à Judy que dans cette manœuvre, il ne se consacrait qu'à son seul bien-être, que seule sa sérénité lui importait. Elle se sentit terriblement valorisée par ces attentions, et ne chercha pas une seule fois à tirer profit de la situation pour assouvir un quelconque désir. Elle n'en ressentait plus le besoin… A défaut de ne plus en ressentir l'envie. Mais c'était le déclic nécessaire, amplement suffisant, pour lui permettre d'enfin reprendre le dessus sur ses propres pulsions. La sérénité qu'il lui avait permis de reconquérir, à l'aide d'une gestuelle aussi simple, avait été suffisante pour l'aider à regagner le contrôle d'elle-même. Il lui fallut plusieurs minutes de calme et de concentration pour faire taire de manière définitive les affres langoureux de ses besoins instinctifs, et la manœuvre ne fut pas aisée… Mais à aucun moment Nick ne cessa l'application de son aide, à la fois si simple et si évidente… Au final, il n'avait fait que la laver. Mais son geste allait bien au-delà de ça.

Quand enfin Judy se fut assurée que l'âtre brûlant de son désir était enfin calmé, elle se retourna vers son renard, qui la contemplait d'un air intrigué. Il semblait se demander si ce qu'il venait de faire avait pu aider, comme il l'avait espéré.

Judy se baissa à son tour pour se saisir de la bouteille de gel douche, et verser un peu de son contenu entre ses pattes. Sans prononcer le moindre mot, elle se redressa, et passa ses bras dans le creux du cou de Nick, qui inclina la tête sur le côté, la contemplant d'un air interrogateur.

La lapine se contenta de sourire, avant de commencer à masser le pelage roux de son renard, essayant de s'appliquer avec la même rigueur délicate qu'il avait su déployer à son égard. En la sentant si modérée dans ses manœuvres, sans enfièvrement, sans empressement, sans manifestation de besoin irrépressible, Nick se détendit rapidement. Elle lui fit profiter le plus possible d'un massage appliqué et bienvenu qui, s'il était certes moins adroit que ce qu'il était lui-même en mesure de réaliser, ne s'en trouvait pas moins prodigué avec douceur et affection. Elle prit son temps, insistant particulièrement sur les muscles endoloris de son dos et de ses lombaires, qui avaient été malmenés par les nombreuses heures de route. Puis, finalement, alors qu'ils se trouvaient sous la chaleur revigorante du jet d'eau depuis près d'un quart d'heure déjà, ils s'enlacèrent avec amour, et laissèrent l'eau les rincer en profondeur, les purgeant des dernières traces de ce désir insurmontable auxquels ils avaient été confrontés, mais qu'ils avaient fini par surpasser, ensemble.


« Non mais c'est une plaisanterie ou quoi, Carotte ? »

« Chuuut ! Moins fort ! Tu vas réveiller les autres ! »

Nick et Judy avaient revêtus leurs tenues de nuit. Un caleçon long à motifs pawaïens et un débardeur blanc pour Nick, une jolie petite nuisette violette pour Judy. Leurs vêtements sous les bras, ils avaient quitté les douches après avoir pris le temps de se sécher, rompus par l'émotion autant que par la fatigue, puis la lapine les avait guidé jusqu'à la haute porte de bois qui marquait l'entrée de sa chambre… Ou plutôt de l'ensemble de « chambres », si le terme se voyait toujours d'usage concernant la spécificité desdites pièces.

Si Nick s'était jusqu'à présent trouvé au mieux émerveillé, et au pire intrigué, par la nature originale des installations du terrier Hopps, la question du couchage allait poser un problème réel, étant donné que, si le renard ne se considérait pas claustrophobe, il n'appréciait pas particulièrement de se retrouver à l'étroit pour autant… Or, ce qui lui faisait face ne lui disait franchement rien qui vaille.

La chambre présentait un haut espace semi-circulaire, dont la partie avant était occupée par une série d'armoires, où les « résidents » devaient très certainement ranger leurs vêtements… Un peu à la manière de casiers, en quelques sortes, une petite parcelle de chaque meuble étant réservée à l'usage d'un lapin. La partie arrière, en revanche, était nettement plus originale… Puisqu'il s'agissait d'un haut mur en terre travaillée, traité de cet agent chimique qui en assurait la perméabilité et le rendait légèrement luisant, et percé de douze orifices circulaires, disposés en trois rangées de quatre, superposées les unes aux autres. Chaque « entrée » était séparée des autres par environ trois ou quatre mètres de pan, tout au plus. Pour accéder aux trous situés en hauteur, des échelles avaient été fixées le long de la haute paroi.

« Et lequel de ces tubes sera le nôtre, chère amie ? » questionna Nick à voix basse, sans pour autant modérer la note critique de ses propos.

« Deuxième rangée, le dormoir tout à droite. » répondit tranquillement Judy, un sourire aux lèvres. Visiblement, elle paraissait toute enjouée à l'idée de faire découvrir sa « chambre » à son renard.

Elle avança donc d'un pas guilleret, et Nick la suivit, l'air particulièrement dépité, et pas vraiment rassuré. La lapine grimpa à l'échelle avec l'aisance de l'habitude, avant de se faufiler par l'ouverture de son trou attitré, aux côtés duquel était fixée une petite plaque en étain sur laquelle était gravée « Judith ». Le renard lui emboîta le pas, tendant l'oreille en direction des autres orifices, percevant çà et là les respirations calmes et les ronflements légers de nombre de lapins endormis. Il secoua la tête en se demandant comment on pouvait trouver normal de vivre dans ces conditions… Mais se remémora de ne pas poser de jugement avant de voir ce à quoi pouvait ressembler l'intérieur…

Dans les faits, Stu n'avait pas prétexté le risque de les voir manquer de place simplement pour tenir le petit-ami vulpin de sa fille à distance de la couche de celle-ci. Après avoir eu un peu de mal à se faufiler par l'orifice qui servait d'entrée à ce que Judy appelait son « dormoir », Nick se retrouva dans un minuscule réduit où il lui était uniquement possible de se tenir accroupi. Même Judy n'aurait pas pu se redresser entièrement là-dedans… Et d'ailleurs, le fait qu'elle s'y déplaçât tout naturellement à quatre pattes le lui confirma sans mal.

Le dormoir faisait au grand maximum trois mètres de long sur deux de large et présentait une forme en alcôve qui lui donnait une petite allure de boudoir. La majorité de l'espace était d'ailleurs occupé par la couche de la lapine… Ce n'était pas vraiment un lit à proprement parler. Plutôt un futon recouvert d'une quantité impressionnante d'édredons et de couettes, dans lesquelles elle s'emmitouflait certainement, pour dormir en boule au milieu d'un cocon des plus confortables. La lapine avait creusé une petite tranchée au-dessus de son lit afin de ménager un espace où disposer une quantité impressionnante de peluches absolument adorables. De l'autre côté, occupant quasiment tout le mur latéral, se trouvait un petit meuble de rangement, au-dessus duquel avait été fixé une étagère remplie de livres, dont la plupart étaient des manuels de préparation à l'académie de police. Il s'y trouvait également des ouvrages sur l'horticulture, ainsi qu'un certain nombre de romans de fiction, notamment des polars et des thrillers.

Le minuscule espace était éclairé par une lampe à lave de couleur orangée, disposée sur une petite table de chevet aux côtés d'un réveil matin, et dont le liquide épais et étrange ondulait lentement, couvrant les murs caverneux de formes ombragées mouvantes qui conféraient au dormoir une atmosphère reposante.

Achevant de remplir l'espace, une petite chaîne hi-fi se trouvait aux côtés du meuble à tiroirs, et une ultime étagère, de taille très raisonnable, remplie de babioles diverses et variées, de CDs, de poids d'entraînement, de jeux de société, de produits de beauté et de tout un tas de bricoles, remplissait le minuscule emplacement disponible du côté gauche de l'entrée.

« Bienvenue chez moi ! » déclara fièrement Judy en écartant les bras, avant de se laisser tomber au fond de la couchette molletonnée qui lui servait de lit.

« D'accord, Carotte… Maintenant je comprends comment tu as pu être ravie de vivre aux appartements du Grand Pangolin. »

La lapine redressa un sourcil dubitatif face à cette manifestation critique, avant de rétorquer : « Allons bon, on n'est pas si mal ici, tu sais ! Et c'est très confortable ! »

« Ton sens de l'humilité est vraiment touchant… Mais je crains qu'il ne confine à l'aveuglement. »

Judy secoua la tête pour rejeter cette marque d'ironie, et tapota sur le lit à ses côtés pour inviter Nick à la rejoindre. « Allez viens-là ! »

« Encore faudrait-il pouvoir… » lâcha-t-il sur un ton morose, mais néanmoins rieur, avant de se faufiler comme il le pouvait au sein du minuscule accès central, seul espace de manœuvre à sa disposition. En se tournant pour la rejoindre sur la couchette, il manqua de renverser la lampe à lave d'un mouvement malencontreux de la queue.

« Je suis sûr qu'en m'étirant, je suis capable de toucher le mur du fond de mes pattes arrières tout en ayant la tête hors du trou. » lâcha-t-il d'un air satisfait, tandis que Judy replaçait sa lampe de chevet à sa place.

« Tu as peur de manquer de place ? » s'enquit la lapine avec affectation.

« Ben, tu ne peux pas nier que c'est un peu… exigüe. Pas vrai ? »

« Je ne sais pas trop… Je dois bien avouer que c'est la première fois que je partage mon dormoir avec quelqu'un, alors… »

« Très heureux d'initier la chose, sincèrement. »

« Bon, attends… Je peux peut-être arranger ça en quelques minutes. » répondit finalement Judy, avant de s'extraire de la couche pour filer à quatre pattes en direction du trou de sortie, s'arrêtant juste à ses côtés pour se référer à un petit papier fixé à la droite de l'ouverture. Nick plissa les yeux pour essayer de deviner ce dont il pouvait bien s'agir, mais n'y comprit pas grand-chose… Cela ressemblait vaguement à un ensemble de mesures et à des crayonnés de plan.

« Je dispose encore d'un marge de quarante-cinq centimètres sur le côté droit. » déclara Judy en tournant un regard satisfait vers Nick… Puis elle se faufila dans une minuscule alcôve que le renard n'avait même pas remarquée, et qui avait été creusée juste derrière le lit, avant d'en ressortir presque immédiatement, une sorte de long rouleau bleu entre les pattes. Elle le lança en direction du renard en souriant.

« Tiens, déploie cette bâche au-dessus du lit. » ordonna-t-elle d'une voix enjouée. « Ca m'évitera d'en mettre partout sur les couvertures. »

« De mettre partout de quoi ? » questionna un Nick atterré, qui ne comprenait rien à ce qui était en train de se jouer, mais se plia néanmoins aux directives en commençant à dérouler la bâche plastifiée bleue que Judy lui avait envoyée.

« A ton avis ? » relança la lapine d'un air incrédule. « De la terre ! »

« De la terre ? Mais pourquoi ? »

« Pour te faire plus de place ! » lâcha la lapine avant de se lancer à l'encontre de la paroi adjacente, et de l'attaquer fébrilement à petits coups de pattes furieux et erratiques.

Nick laissa retomber sa mâchoire en la regardant agir, incrédule, incapable de faire le moindre commentaire. Cet état d'hébétude dura près de vingt secondes, et il n'en fallut pas plus à Judy pour pratiquer un trou d'une taille déjà très honorable, à l'intérieur duquel elle aurait facilement pu enfoncer l'intégralité de sa tête. La terre retombait derrière elle, au sol, sur les draps, dans les couettes… Cela n'avait pas l'air de la préoccuper outre-mesure. Le fait de creuser semblait lui procurer un plaisir irrépressible, et elle s'adonnait à son activité d'excavation en chantonnant gaiement.

Finalement, Nick parvint à s'extraire de sa léthargie, et se précipita vers elle, l'attrapant par les flancs afin de la tirer en arrière.

« Arrête, enfin ! Carotte ! T'es en train de tout saloper ! » lâcha-t-il d'un ton incrédule.

Judy tourna vers lui une frimousse toute poussiéreuse de terre, bardée d'un sourire extatique.

« J'ai une balayette ! Il suffira de secouer les draps ! » déclara-t-elle, comme si cette réponse solutionnait tout.

« Tu sors de la douche, enfin… Tu es bonne pour y retourner, à ce compte. » répliqua Nick d'un air atterré.

« Juste un peu de terre sous les ongles… Tu ne vas pas faire du chichi ! »

Et avant qu'il ait pu contre-argumenter, elle se lança à nouveau à l'assaut du mur dans un mouvement volontaire, tout en poussant un petit cri euphorique.

« Carotte… » essaya une nouvelle fois Nick, avant de se voir gratifié d'une motte de terre en pleine face. Il resta figé, les yeux écarquillés, tandis que les gravats retombaient en cascade le long de son museau. Il poussa finalement un soupir. « Je suppose que tu trouves ça amu… »

Plaf. Une nouvelle projection, directement dans le museau. Un peu de sable lui passa dans les naseaux, et il ne put réprimer un éternuement. Lorsqu'il reporta son attention sur Judy, celle-ci élargissait nerveusement son trou, remontant le long de la ligne murale. Elle cherchait visiblement à créer un renfoncement supplémentaire pour étendre d'avantage sa couchette, et leur faire plus de place. A ce rythme, elle en serait venue à bout en une vingtaine de minutes seulement… Le problème demeurait la quantité de terre qu'elle projetait à tout va. Nick s'attarda à observer son expression euphorique… Une lueur de plaisir évidente se lisait dans ses yeux, tandis que ses pattes s'activaient nerveusement et à un rythme effréné, creusant leur sillon dans la terre meuble; une sensation visiblement délectable… Et qui répondait plus à un besoin instinctif que véritablement pratique. Encore une fois ce soir, Judy s'était laissée submergée par ses pulsions animales… Ses chaleurs n'y étaient pas pour rien, c'était certain.

Gérer la crise dans l'ordre des priorités, songea le renard en se saisissant de la bâche, qu'il acheva d'étendre le long du lit. A défaut de mieux, au moins ne dormiraient-ils pas dans trop de terre cette nuit… Après la journée qu'ils venaient de passer, et la soirée éreintante qui avait suivie, où Judy puisait-elle donc autant d'énergie ?

Finalement, au bout d'une minute supplémentaire où rien ne semblait être en mesure de détacher la lapine de son activité enjouée, un tambourinement impatient se fit entendre, en provenance du dormoir situé juste au-dessus.

« Ça va pas ou quoi, de creuser comme ça à une heure du matin ? » beugla une voix masculine impatiente et impérieuse.

« Ferme-là, Leon ! Je fais de la place pour mon mâle ! » s'écria Judy sur un ton suraiguë et frustré, que Nick ne lui connaissait pas. Le renard écarquilla les yeux face à la valkyrie qui se tenait à présent devant lui, l'air furieux, et le visage recouvert d'un masque de terre.

« Heu… J'ai rien demandé, hein… » tenta Nick à voix basse, comme s'il cherchait à justifier les dérives étranges d'une situation sur laquelle il avait l'impression de ne plus avoir le moindre contrôle.

« Mâle ou pas, y'en a qui veulent dormir, bordel ! » vociféra le dénommé Leon tout en tambourinant avec insistance. Nick se figura qu'il tapait impatiemment de la patte contre le sol. « Si vous voulez de la place, vous n'avez qu'à aller au salon, ton renard et toi ! »

Aha. Visiblement, la plupart des membres de la fratrie de Judy étaient au courant de la nature particulière de sa relation sentimentale… Pour sûr, cela avait dû être un sujet de jaseries, au sein du terrier, ces dernières semaines.

« Il s'appelle Nick ! » brailla Judy, tout en creusant avec plus de férocité.

« 'M'en fout ! Arrête de creuser ! » renchérit Leon.

« Mmmh ? Meuuuuh… Mais qu'est-ce-qui se passe ? » demanda une toute petite voix, qui semblait provenir d'un dormoir situé de l'autre côté de la chambre. A la seule audition de cette question posée sur un ton plein d'inquiétude, Judy se figea et écarquilla les yeux, alarmée.

« T'es contente ? » s'écria Leon d'un air de reproche. « T'as réveillé Sidonie ! »

« C'est pas Sidonie, crétin ! » répliqua Judy. « C'est Timothée. Et c'est certainement toi qui l'a réveillé, à force de brailler ! »

« C'est pas moi qui creuse à une heure du mat' ! »

« Non, toi t'es celui qui gueule à une heure du mat' ! »

Nick restait interdit, avachi dans un coin du dormoir, essayant de se faire le plus petit possible. Après avoir vu Judy en crise de creusage aigüe, voilà qu'il la surprenait dans ses rapports fraternels les plus tempétueux. La vie devait être sacrément animée, au sein du terrier Hopps, si tous les lapins qui y habitaient avaient un caractère aussi explosif.

La petite voix de Timothée se fit à nouveau entendre, mais pour manifester de légers sanglots. Visiblement, la dispute entre son grand-frère et sa grande-sœur lui avait fait peur, sans doute parce qu'il ne la comprenait pas, et qu'elle l'avait tiré de son sommeil en sursaut. A en juger par le son de sa voix, ce devait être un petit lapereau de quatre ou cinq ans, à tout casser.

« Tu t'en occupes ! » déclara froidement Leon, avant que ne leur parvienne le son feutré de couvertures que l'on rabat. Visiblement, le lapin colérique s'était recouché.

« Bien sûr que je m'en occupe, imbécile ! » répliqua Judy, avant de s'épousseter les pattes et de se débarbouiller le visage d'un mouvement expert, qui la dégagea presque intégralement de toute la terre qui la recouvrait.

Elle se faufila jusqu'à Nick, qui la contemplait toujours de ce même air incrédule, et poussa un petit rire, avant de déclarer : « Désolée pour tout ça, j'ai toujours un peu de mal à me réhabituer au rythme du terrier… Je vais m'occuper de Tim'. Comme je suis la plus âgée en présence, c'est moi la chef de chambrée, donc je dois gérer ce genre de choses. »

Et avant qu'il ait pu répondre quoique ce soit, elle déposa un petit baiser sur ses lèvres, et se faufila telle une ombre hors du dormoir, le laissant seul et abasourdi, avec un petit goût humide de terre en bouche. Il découvrait subitement quelques aspects de la personnalité de Judy qu'il n'avait pas anticipé… Et qui ne firent que le conforter dans l'amour fou qu'il ressentait pour elle.


La lapine ne regagna le dormoir qu'une vingtaine de minutes plus tard. Nick avait farfouillé la chambre en quête de la balayette dont Judy lui avait parlé, et la dénicha dans la petite alcôve dont elle avait sorti le rouleau de la bâche. Il nettoya tout du mieux qu'il put, impressionné par la quantité de terre que la lapine avait réussi à détacher du mur en l'espace de quelques minutes seulement, et déversa l'ensemble sur la bâche, qu'il découpa avant de la refermer soigneusement par-dessus, et de déposer ce sac improvisé près de la sortie. Finalement, il rangea la pelle, la balayette et le rouleau dans l'alcôve d'où ils provenaient et s'installa dans les couvertures, qu'il épousseta un peu pour les défaire des quelques gravats qui s'y étaient infiltrés. Il tendit l'oreille, percevant la voix de Judy qui chantait avec douceur une berceuse, sans doute pour réconforter le petit Timothée, et l'aider à se rendormir… Fait étrange, sur cet air particulier, et avec ce timbre calme et apaisant, la lapine ne chantait pas si faux que ça. Sa voix était plutôt mélodieuse, d'ailleurs, tant et si bien que Nick commença lui-même à s'assoupir, tandis qu'il l'écoutait fredonner…

Ce fut uniquement lorsqu'elle se faufila à nouveau par l'ouverture, tout en tirant derrière elle le petit rideau qui séparait le dormoir de l'extérieur, qu'il émergea à nouveau, retrouvant une conscience pleine et entière de son environnement. Judy le rejoignit dans les couvertures, qu'elle rabattit par-dessus eux, et se lova au creux de ses bras, glissant son visage contre son torse.

« Tu en as profité pour fouiller dans mes affaires, j'espère ? » demanda-t-elle à voix basse, d'un ton taquin.

« Je t'ai volé une petite culotte. » confia Nick en l'embrassant sur le sommet du crâne, tout en lui caressant doucement le dos. « Je ne te dirais pas ce que je compte en faire. »

« Et je préfère ne pas le savoir. » rétorqua la lapine d'une voix rieuse.

« Ah ! Et j'ai trouvé ça, aussi. » lâcha le renard en sortant de sous la couette une paire de lunettes de vue, à l'armature fine et rectangulaire.

« Oh-oh. » lâcha Judy d'un ton perplexe, avant de redresser le visage vers Nick. « Méchant renard fouineur. »

« On a des choses à cacher, mademoiselle Hopps ? »

« Seulement une légère astigmatie de l'œil gauche… Ce sont des lunettes de confort, pour la lecture. Mais je ne les mets quasiment jamais, parce que ça me donne la migraine. »

« L'acuité visuelle de ma future partenaire pourrait donc être un handicap à l'efficacité de notre duo de flics, c'est bien ça ? » questionna Nick d'un air faussement suspicieux. « Je comprends mieux maintenant tes résultats discutables à Paw Crisis… »

« Tu compenseras sans mal avec le handicap que représente ton égo surdimensionné, mon cœur. » rétorqua la lapine d'une voix chantante.

« Donc on sera une vraie équipe de bras cassés, c'est ça ? »

« Il faut croire, en effet. »

Ils rirent tous les deux légèrement, attentifs à ne pas faire trop de bruit… Les échanges d'humeurs entre Judy et son frère Leon avaient donné suffisamment de couleurs à la soirée. Il serait de bon ton d'en rester là, concernant le tapage nocturne.

D'un mouvement de la patte, Nick glissa la paire de lunettes dépliée en direction du museau de Judy. Celle-ci recula la tête, avant de la secouer.

« Non, non, monsieur Wilde ! Hors de question ! »

« J'ai l'air de vouloir te laisser le choix ? »

S'ensuivit une tempétueuse (mais discrète) bagarre enjouée, où ils roulèrent gaiment dans les couettes et les édredons, se pinçant, se mordillant et se chatouillant, Judy essayant d'échapper aux manœuvres déployées par son renard dans le but de l'immobiliser afin de l'affubler de ses lunettes. Au bout de quelques minutes de ce petit jeu, le dormoir était en vrac, les couvertures et les oreillers dispersés aux quatre coins du minuscule réduit, Judy affalée au milieu de l'allée centrale, les pattes encore sur le matelas, Nick couché en travers d'elle, le souffle court et le sourire aux lèvres.

« Je n'abandonnerai pas avant d'avoir obtenu ce que je veux, tu le sais ! » fit remarquer le renard d'une voix guillerette.

« Allez, passe-moi ces lunettes… Je vais t'offrir ce petit plaisir, sinon je suis sûre que tu vas m'empêcher de dormir… Et je dois encore te masser les pattes avec cette crème, en plus. »

« J'ai encore gagné… » déclara un Nick particulièrement fier de lui, avant de se redresser pour disposer de lui-même les lunettes sur le museau de sa lapine.

Préciser qu'elle avait l'air particulièrement adorable, affublée de cet accessoire, aurait été un euphémisme complet. Nick l'observa d'un air silencieux, un sourire extatique au museau… Ce qui finit par faire rougir la lapine, qui détourna la tête en retirant les lunettes de son nez.

« Arrête de me regarder comme ça, Nick… » marmonna-t-elle d'un air gêné.

« Je ne te dis pas assez souvent à quel point tu es belle, c'est vrai. »

Judy resta interdite face au compliment, les oreilles plaquées dans le dos. Elle reporta son regard sur Nick, qui lui souriait d'un air tendre, comme pour confirmer l'honnêteté sincère des propos qu'il avait tenu. La lapine se contenta de lui rendre son sourire, l'air tout à la fois charmée et mal à l'aise, avant de se redresser vers lui pour l'embrasser avec douceur et passion. Le renard lui rendit la pareille, et ils échangèrent encore quelques embrassades pendant une trentaine de secondes, avant que Judy ne s'écarte d'elle-même d'un geste précautionneux. Elle commençait à sentir des fourmillements caractéristiques dans son bas-ventre… Il valait mieux calmer d'office le jeu.

« Remettons un peu d'ordre, et allons-nous coucher. » proposa finalement la lapine. « Je tombe de fatigue. »

Le renard acquiesça, et en l'espace d'un instant, la couchette, au demeurant anarchique, fut à nouveau disposée dans sa structure chaotique initiale. Tandis que Nick s'allongeait, la lapine farfouilla parmi les tiroirs de son petit meuble d'appoint, et en retira une petite boîte en bois, qu'elle ramena auprès du lit, avant de s'installer aux côtés de Nick. Elle souleva le couvercle, et fouilla à l'intérieur jusqu'à en extraire un petit ramequin en étain, qu'elle dévissa, mettant à jour une étrange crème de couleur jaunâtre, qui avait un fort arôme de plantes médicinales. Nick retroussa les naseaux, agressé par le parfum de la composition.

« Outch, ça sent fort. »

« C'est le camphre. Entre autres choses. » répondit Judy avec flegme, avant de faire un petit mouvement de la patte pour ordonner à Nick de s'étendre sur le ventre à ses côtés, ce qu'il fit sans rechigner.

« Je vais devoir insister un peu. » précisa la lapine d'une voix concernée. « Si je te fais trop mal, tu me le dis… D'accord ? »

Nick acquiesça, avant de ramener un oreiller sous son museau afin de s'installer plus confortablement. Sans plus attendre, Judy disposa une généreuse quantité de crème entre ses pattes et commença à frictionner les muscles des pattes antérieures de Nick avec force et entrain. Le renard grimaça… Effectivement, ce n'était pas le traitement le plus agréable qui fût. Mais bien rapidement, les agents actifs de la pommade se firent ressentir, et une chaleur intense se mit à irradier dans ses jambes, lui apportant un soulagement des plus étranges.

Comme Judy continuait à le frictionner avec application, Nick laissa courir son regard sur le contenu de la boîte dont la lapine avait extrait le remède maison qu'elle tenait de sa grand-mère. Son contenu était assez hétéroclite, mais principalement composé de photos de famille assez anciennes, de lettres dactylographiées recouvertes d'une très belle écriture, fine et appliquée… Mais l'élément le plus intriguant était le petit pendentif à fermoir qui était suspendu au rabats du couvercle, raccroché par une chaînette en argent à une broche piquée dans le rembourrage du coffret. Cela ressemblait à un héritage familial relativement précieux. D'un ciselage discret et élégant, il ressemblait à une sorte de gouttelette en cristal bleuté, cerclée de rameaux d'argent. Le clapet du fermoir était très discret, sans doute trop petit pour dissimuler une photo. Le bijou était trop fin pour être qualifié de camet, mais la fonction semblait néanmoins s'en rapprocher.

Intrigué, Nick fit un mouvement du museau en sa direction, avant de demander à Judy :

« Qu'est-ce que c'est, ce pendentif ? Vu comme tu l'entreposes avec soin, ça se voit que tu y tiens. Tu devrais le porter. Il est magnifique. »

« Oh… Heu… Ça, c'est… » bredouilla-t-elle avant de secouer la tête.

Nick lui lança un regard intrigué, tandis qu'elle poursuivait ses massages appliqués, feignant l'indifférence. Néanmoins, il la connaissait trop bien pour ne pas saisir le trouble qui se dissimulait dans son regard… L'inclination de ses paupières, le léger éclat humide dans ses yeux. Sujet sensible, songea-t-il avec gravité. Mieux valait ne pas insister. Si elle voulait en parler, elle le ferait d'elle-même.

Tandis qu'il détachait son regard du pendentif, Judy se décida finalement à poursuivre, d'une voix un peu faible.

« C'est… C'était… Un cadeau de ma grand-mère Elise… Pour mon entrée à l'académie. Elle prétendait que cela me porterait chance. »

Elle écarta ses pattes et les essuya l'une contre l'autre, avant de frotter le surplus de crème contre ses propres jambes… Cela ne lui serait d'aucun effet, mais elle en appréciait l'odeur. Comprenant que le traitement médicinal était achevé, le renard se redressa, tendant la patte vers le coffret.

« Je peux ? »

Judy acquiesça doucement. Nick n'avait pas manqué de remarquer sa nervosité manifeste à l'évocation du collier. Néanmoins, il était intrigué par le fermoir. Il ne le manipulerait pas longtemps, si cela mettait sa lapine mal à l'aise.

D'un mouvement habile de la griffe, il parvint à ouvrir le minuscule clapet. A l'intérieur du rabat, et à l'instar d'un camet, se trouvait une petite photo… Il s'agissait de Judy, enfant, un képi de police vissé sur le crâne, installé sur les genoux d'une lapine relativement âgée… Sans doute Elise. Les deux riaient gaiement, et se regardaient avec complicité.

Déposé au-dessus de la photo, à l'intérieur du minuscule compartiment, il y avait une petite graine. Comme le renard semblait intrigué, Judy lui épargna la peine de la questionner, et s'expliqua d'une voix un peu effacée.

« C'est une vieille tradition dans les familles lagomorphes. On offre une graine provenant des semailles à chaque lapin quittant le terrier… Pour qu'il la plante sur les terres de son nouveau foyer. Ainsi, il emporte un peu de sa terre natale avec lui… »

« C'est une belle tradition. » déclara Nick en refermant le clapet du collier, avant d'en apprécier une nouvelle fois la beauté. « Pourquoi avoir laissé ce bijou ici ? »

« Le fermoir de la chaînette est cassé… » bredouilla Judy en détournant le regard.

Nick resta interdit, jetant un rapide coup d'œil à la chaîne en question, constatant qu'en effet, la petite boucle de maintien était fendue. Il reporta un regard concerné en direction de sa lapine, qui baissait à présent la tête, visiblement affectée.

« J'étais tellement excitée quand elle me l'a offert… C'était le jour où j'ai appris que j'étais finalement acceptée à l'académie. Grâce à elle, comme tu le sais… Mes pattes tremblaient tellement que je n'arrivais pas à manœuvrer le fermoir, et j'ai fini par le casser. »

Elle secoua la tête, ne pouvant s'empêcher de sourire à cette anecdote, bien que son expression demeurât empreinte d'une grande tristesse. Nick vint s'installer à côté d'elle, et passa son bras autour de sa frêle silhouette. Immédiatement, Judy se laissa tomber contre lui… Et il sentit l'humidité des larmes qui lui inondaient les yeux se répandre contre son torse. Alors il la serra plus fort encore, et sentit la petite patte de sa lapine remonter dans le creux de son cou, et se raccrocher à lui dans un mouvement de détresse.

« Grand-mère Elise a dit que ce n'était pas grave… Qu'elle le ferait réparer pour mon retour lors de la permission de fin d'année… Comme l'académie était trop éloignée de Bunnyburrow, je ne pouvais pas rentrer, même lors des permissions de quinzaine… »

Nick ne savait que trop bien ce qui allait suivre… C'était dans la logique des choses. Et il n'y avait rien à faire, ni même à dire, pour y changer quoi que ce soit. Il pouvait seulement être là pour elle. Entre deux sanglots, Judy parvint néanmoins à achever son récit… Dont le contenu ne fut pas une surprise pour le renard… Ce qui ne l'empêcha pas de sentir une boule de tristesse amère gonfler au fond de sa gorge, et un picotement caractéristique lui tirailler les yeux.

« C'était la dernière fois que je la voyais en vie… Je suis revenue à Bunnyburrow deux mois plus tard, afin de pouvoir assister à son enterrement… »

C'étaient des évènements encore relativement récents, qui dataient d'il y avait moins d'un an… Pas étonnant que cela fût encore douloureux. Perdre un proche, surtout une personne à laquelle on tenait particulièrement, n'était jamais une épreuve facile… Le temps finirait par rendre l'idée acceptable, mais la peine subsisterait, latente et volatile. Toujours profonde.

« Mais tu as tout donné à l'académie, Carotte ! Tu as prouvé à tout le monde que ta grand-mère avait eu raison de croire en toi ! Elle aurait été fière… Vraiment fière ! »

« Elle me manque tellement, Nick… » s'effondra finalement Judy, incapable de retenir ses larmes plus longtemps.

Le renard lui passa une patte délicate et réconfortante dans le creux du dos, avant de remonter avec douceur vers ses oreilles, essayant de la réconforter du mieux possible…

« Je sais, ma chérie… Je sais… »

Judy pleura silencieusement encore pendant quelques minutes, avant de finalement s'endormir, au milieu de légers sanglots. Nick ramena la petite lapine contre lui, et s'allongea au milieu des édredons, rabattant l'épaisse couverture au-dessus d'eux. Puis il se lova tout autour d'elle, l'enveloppant du mieux possible de sa queue en panache, et laissa glisser une dernière fois son regard en direction du pendentif, qui pendait au bout de sa chaîne, depuis le rabats de la boîte en bois, posée à même le sol.

En fermant les yeux, Nick eut une pensée pour grand-mère Elise, une lapine fantastique, qu'il ne rencontrerait malheureusement jamais…

Mais à laquelle il se devait de rendre hommage, et de dire…

Merci.


Pourquoi fallait-il que cela arrive maintenant ?

Ça ne pouvait pas plus mal tomber. Au pire endroit. Au pire moment. Là où il aurait souhaité que tout se passe bien. Où il aurait voulu faire bonne impression.

Mais non, tout jouait contre lui.

Encore une fois.

Encore une fois revivre cette scène, mais en percevant la chaleur du corps de Judy blotti contre lui, cette douce effervescence se noyant dans l'atmosphère vaporeuse et onirique d'un souvenir qui se reconstruisait peu à peu autour de lui, les éléments jaillissant depuis les ténèbres du sommeil, l'aspirant toujours plus en arrière à mesure que le passé prenait le pas sur le présent, que les horreurs se substituaient aux instants de calme et de sérénité.

Bien vite, il ne resta nulle trace de la présence de la lapine, à laquelle il avait cherché à sa cramponner, à se rattacher, avec toute l'énergie amère du désespoir. Il ne perçut plus sa présence, ni sa chaleur, pas même son odeur. Et perdre l'odeur de Judy, c'était perdre tout sens commun, à ses yeux. En parlant d'eux, il s'obstinait à ne pas vouloir les ouvrir, mais bien entendu, comme à l'habituelle, il n'était pas maître de son corps. Pour ainsi dire, il n'était pas réellement dans son corps. Il percevait les évènements d'un point de vue interne, tout en assistant à la scène depuis l'extérieur. Il se voyait, tout en ressentant chaque infime sensation de ce que cet avatar, cette poupée de songe, pouvait avoir à lui transmettre d'angoissant ou de désagréable. Non pas que la scène lui ait été inconnue.

Il l'avait vécu.

Il y avait survécu.

De là à vouloir la revivre… Certainement pas. Mais avait-il le choix ? Pourquoi ne pouvait-il simplement pas ignorer, rejeter l'idée qu'il était en train de rêver ? Que ce qu'il voyait était réellement arrivé ? Que cela constituait une part de son passé ? Il ne pouvait rien y changer, pas plus dans la réalité que dans ses songes torturés… Alors seulement admettre que rien de tout ceci n'était réel, et le laisser se noyer dans les limbes éphémères où se perdaient habituellement les rêves.

Mais il avait cessé de croire qu'il s'agissait là de songes normaux. Ces cauchemars, ces entremêlas infâmes de vécu et d'abstrait, de concret et de surréaliste, toujours dans l'horreur et la terreur, ne pouvaient être qu'une forme de punition. Une damnation que le sort lui infligeait, s'il n'était pas lui-même la cause d'une telle affliction.

Quoiqu'il en fût, il voulait en être libéré. Il voulait s'en échapper. Il voulait être réveillé.

Pourquoi ne pouvait-il pas hurler, parler, se débattre ? Pourquoi son esprit conscient se trouvait-il rattaché à ce corps, près de treize ans plus jeune… Près de treize ans trop jeune ? Non, il devait subir ce cheminement que rien ne pouvait venir changer, modifier, impacter. Il demeurerait spectateur inerte, bien que conscient, de ce qu'il aurait voulu ne jamais avoir à subir… Mais les faits étaient là, se déroulant sous ses yeux, par ses yeux…

Encore une fois.

Il tambourinait à la porte d'un local miteux, dans une arrière-cour crasseuse. Flaque d'eau croupie sur fond de benne à ordures vomissant son contenu sur la chaussée. Mélange désagréables d'odeurs fugaces et distinctes, toutes écœurantes. Pourriture, moisissure, pisse, entre autres réjouissances. Sans doute ne l'avait-il jamais oublié, jusque dans ses moindres détails olfactifs. Il regrettait d'avoir un odorat si développé… Ce genre de traces avait tendance à le marquer.

Et marqué, il allait l'être. Ça oui.

Finalement, le bruit feutre d'un pas lent devint perceptible. Oreilles aux aguets. Fourrure hérissée. Crocs hors des babines, bien serrés. Un grognement au fond de la gorge. L'œil exorbité. On est furieux, en rage, ça bouillonne. Une colère sourde, irraisonnable. Rien de ce qui pourrait être dit ou fait ne viendrait arranger les choses. Tout ne pourrait que devenir pire. Et avec l'expérience de son recul sur son propre avenir, il aurait voulu pouvoir se dire à lui-même : Oui, Nicky, ça deviendra encore bien pire…

La porte s'ouvrit, et Vincent apparut en pleine lumière, la fourrure en vrac, l'air endormi, la gueule de bois. L'odeur de vodka ne laissait aucun doute. Mélangée à de la bière… Charmant petit-déj. Il ne s'était pas lavé depuis au moins cinq jours. Il puait le musc, le rance et la sueur. Il cligna quelques fois des yeux, cherchant à acclimater sa vision nocturne à la lueur brillante d'un soleil de fin de matinée. Combien de temps venait-il de passer dans le noir ?

Pas assez. Il devrait être entre quatre planches, cet enfoiré de traître. Cette…

« Putain de balance ! »

Nick avait hurlé avec force, se moquant éperdument que son frère ne semblât même pas capable de se rendre compte de sa présence… Et d'office, il le repoussa vers l'intérieur, violemment, des deux pattes. Vincent émit un maugrément, porta sa patte à sa tête. Une migraine atroce, certainement. Pas volée.

« T'es qu'une putain de balance ! Enfoiré ! »

Le coup de poing partit immédiatement, virulent. En pleine mâchoire. La chaleur de sa bave lui recouvrit les doigts. Un sentiment de satisfaction éphémère. Trop éphémère. Alors, il essaya de le ressentir encore un peu. Un peu plus.

Et il frappa une nouvelle fois, du gauche cette fois-ci. Moins de puissance, mais pas moins de plaisir. Il sentit qu'il avait eu moins d'impact… Et ses coups avaient eu le mérite de tirer Vincent de sa torpeur.

Celui-ci se redressa en grognant, le regard vitreux à demi-fou. Il n'y eut pas vraiment de troisième coup, car les choses dégénérèrent presque immédiatement.

C'était une chose qui l'avait toujours marqué, pendant les longues après-midi ou au cours des nuits agitées, où il se repassait les évènements en boucle, essayant de comprendre, d'estimer ce qu'il aurait pu faire pour que les choses se passent différemment… Pour qu'il puisse triompher. Mais on ne pouvait pas refaire le passé. On pouvait seulement le revivre.

Encore une fois.

Il n'y eut pas une parole, pas un mot échangé. Seulement des grognements féroces et bestiaux, une sauvagerie communicative. Qui avait commencé à griffer et à mordre le premier ? Impossible de le déterminer. Même de ce point de vue extérieur qui était à présent le sien, il ne se figurait pas bien le déroulement du pugilat bestial qui se déroulait sous ses yeux, dans les ténèbres glauques de ce corridor insalubre. Ils se roulaient l'un sur l'autre, vociférant, éructant et bavant, des couinements canins jaillissant sporadiquement, la douleur ne faisant que renforcer la hargne, la haine et la rage. Une férocité animale ancestrale s'exprimant en plein jour, en pleine époque moderne. Pas besoin de sérum… Nick l'avait toujours su. Leur sauvagerie était concrète, réelle. Immuable.

Nick le mordait au bras, secouant la tête dans le but d'arracher la chair, de la décoller des os. Les choses en étaient arrivées là, oui. Il n'y avait plus de retenue, seulement les instincts les plus primitifs. Deux rivaux arrivés à un tel degré de haine mutuelle que seule la mort de l'un pouvait permettre à l'autre de vivre encore… Deux frères qui s'étaient aimés, qui s'étaient soutenus, qui s'étaient trahis, qui s'étaient entretués… Ou presque.

La douleur avait dû rendre Vincent fou. Plus fou encore qu'il ne l'était déjà. Plus sauvage, plus profondément monstrueux. Il avait toujours été plus fort que Nick… Presque toujours. Plus massif, plus robuste, plus téméraire également. Moins obligeant…

Car Nick avait eu un soubresaut de conscience. Et ce fut là l'erreur fatale. En sentant le goût du sang de son frère dans sa gorge, une forme de retenue l'avait gagné. Une horreur consciente de la gravité de ce qui était en train de se dérouler. Une prise de conscience répugnée de son comportement, indigne d'un mammifère évolué… Civilisé… Et ce relâchement soudain, cette demi-seconde de clarté, faillit lui coûter la vie.

En un éclair, Vincent tambourina des quatre pattes, lui faisant perdre le fragile équilibre qu'il était parvenu à maintenir, le fit basculer sur le dos, s'effondra sur lui. La gorge béante. L'éclat lumineux qui caressa l'émail de ses crocs. Le filet de bave ensanglanté qui lui dégoulinait des babines. Un instant figé dans le temps, instantané d'horreur. L'image d'un monstre qui se substituerait systématiquement à toute autre représentation à chaque fois que Nicholas Wilde songerait à son frère dans les années à venir.

Puis le temps reprit son court. Féroce. Avide. Inaltérable. Avant même de saisir l'horreur de la situation, la douleur. Aigüe, ironiquement mordante. Brûlante. Tellement forte qu'il lui était incapable de la localiser, de la comprendre, de l'appréhender. Puis l'impression d'étouffer, de sentir son cœur battre si fort dans sa poitrine sous l'effet de l'adrénaline qu'il pensait qu'il allait éclater. L'horreur consciente, à demi-fracturée, qui le gagna soudainement : le fait qu'il était en train de mourir, qu'il vivait ses derniers instants. L'envie d'avoir une dernière pensée qui aurait du sens, mais ne ressentir qu'une panique incontrôlable, et ne pouvoir raisonner qu'en pulsions stridentes et terrifiées : Non, non, non, non, non, non, non, non, non… Et rien d'autre qui ne vint. Rien qui fasse plus sens que cela. Seulement la peur de mourir… Et la certitude que c'était l'instant.

Puis les choses se firent plus concrètes, comme au moyen d'un ralenti progressif, ou en jouant avec le zoom d'un appareil photo. Sa gorge était enserrée entre les mâchoires de son frère, dont les crocs avaient percé sa chair. Son sang giclait, inondant les babines de Vincent, dont le museau semblait se fendre d'un rictus tout à la fois cruel et complaisant… Et son regard qui ne reflétait plus rien qu'une animosité infinie. Une bestialité totale. Une sauvagerie éternelle.

Il voulut effacer cette vision d'horreur, ce regard qui ne témoignait plus aucune forme de conscience, cet aspect cruellement détaché de l'horreur qu'il était en train de commettre sans la moindre once de regret, sous la seule poussée d'une envie irrépressible de tuer, gratuitement et sans vergogne. Il voulut effacer ce regard. Cela lui semblait être la seule chose importante… Comme si supprimer son propre reflet agonisant de ces pupilles dilatées pouvait éventuellement mener à une certaine forme de salut.

Alors il rassembla les dernières forces qu'il pouvait ménager, et il griffa. Maladroitement, mais fort. S'il n'éborgna pas son adversaire, ce ne fut que par miracle. Néanmoins, il lui fit suffisamment mal pour l'obliger à lâcher prise. Le renard monstrueux qui avait un jour été son frère hurla à la mort et se mit à piailler, se jetant en arrière, ses deux pattes contre son œil meurtri.

Nick, quant à lui, regagna un peu d'air… Le relâchement de la pression contre sa trachée lui redonna un sursaut de vie… Mais son regard se perdait déjà dans le vague. Il se retourna sur le ventre, et essaya de ramper pitoyablement en direction de la sortie, entrebâillée, qui lui faisait face. Moins d'un mètre à parcourir, et les rayons du soleil dansant à sa vue lui semblaient une lueur de salut… Mais il ne parvint même pas à se mouvoir. Sous son corps s'étalait une impressionnante flaque de sang brûlante. Il pataugeait littéralement dedans, et ce fluide carmin s'échappait en fontaine de sa gorge déchiquetée… C'était son sang à lui. Il était en train de mourir.

Il éructa, émettant un son grinçant qui le terrifia presque plus que la douleur innommable qu'il ressentait. Il se sentait partir, glisser vers l'inconscience… Et la lumière du soleil qu'il cherchait à atteindre lui sembla devenir plus trouble, moins dense. De plus en plus noire.

Il perçut encore les sons et les odeurs, alors qu'il ne voyait plus rien. La fragrance métallique et âcre du sang emplissait tout l'espace… Rien ne se substituait à elle. Et dans son dos, il perçut un gémissement paniqué. Vincent se redressait, se précipitait vers lui, allait l'achever… Il sentit qu'on le retournait, qu'on le pressait et qu'on le secouait. Il crut entendre une voix paniquée se lamenter sur un ton traînant et geignard…

« Non… Non… Oh non, Nick… Pitié… Ne me fais pas ça. Ne me fais pas ça. Je suis désolé… »

Impossible que c'eût été la voix de Vincent.

Une bête, ça ne parle pas.

Le souvenir éclata alors en une myriade de fragments, comme s'il n'avait été qu'un reflet sur un miroir qu'on aurait pulvérisé d'un coup de marteau. Se substituant à l'image, un noir absolu. Plus de visions. Plus de sensations… Si ce n'était un flottement vague et diffus. Une impression d'errance, mais sans effort. Calme, placide… Détachée. Quelque chose d'assez similaire à l'idée que Nick Wilde se faisait de la mort.

Mais pourtant, ça n'avait pas été la fin.

Il y avait eu un soubresaut. Et un premier éclat de lumière. Vitreux. Des formes confuses qui se dessinaient dans le voile imperméable de l'inconscience. Des voix paniquées, inquiètes, impérieuses. Il crut percevoir des sons. Il crut percevoir des mots. Il crut entendre son nom. Puis la voix de son père, coléreuse, enragée… Plus terrible qu'il ne l'avait jamais perçue. Puis plus rien à nouveau. Le silence complet. L'obscurité totale… Et un nouvel éveil, douloureux celui-ci. Piquant. Vif.

Cela l'avait obligé à ouvrir les yeux. Face à lui se tenait son père, et la clarté avec laquelle il le percevait était presque surréaliste. Jonathan Wilde portait une chemise blanche aux manches retroussées, toute tâchée de sang. Tellement de sang. Entre ses pattes expertes, une aiguille et du fil de suture… Sur son visage, un air effaré, médusé, nauséeux, et paniqué…

« Ferme les yeux, Nicholas… Je me charge de tout. »

Il avait obéi. Il faut toujours obéir à son père… Surtout quand celui-ci est en train de vous sauver la vie. Qui l'avait apporté ici ? Qui lui était venu en aide ? Son père le lui avait dit à son réveil, et il avait refusé de le croire.

Vincent, son assaillant, son assassin, aurait également été son sauveur. Comment croire à une telle chose ? Comment accepter l'incohérence aberrante d'une situation aussi grotesque ? Ça n'avait pas le moindre sens…

Il aurait pu questionner le principal intéressé, mais il n'y eut plus jamais de parole courtoise, ni même très développée, entre eux… Seulement des provocations, des menaces, une colère sourde, des coups bas… Une vengeance.

Mais tout le ramenait à ce moment crucial, à cet échange primal, où l'un comme l'autre avait perdu pattes, et s'étaient sauvagement jetés dans cette lutte fraternelle furieuse et déchaînée, animale.

Sauvage.

Le souvenir ne tarderait pas à se substituer au cauchemar, comme toujours. Les relents sanguinolents qui envahissaient toujours son arrière-gorge seraient les stigmates dictant les horreurs infinis qui tapissaient les recoins obscurs de son univers onirique. Pas de message spécifique, cette nuit-là, pas de portée philosophique… Seulement une barbarie inepte et cruelle.

Un renard déchaîné, furieux, animal, inconscient de sa nature, se mouvant dans le seul but de tuer, errant dans les galeries d'un terrier à lapins, déchiquetant et morcelant les innocentes proies ayant l'imprudence et la malchance de croiser son chemin.

Une boucherie sans nom, interminable, sanglante.

Un seul désir : se réveiller. Se tirer de là. Quitter cette galerie macabre, ces successions de tueries qui se répétaient encore, et encore, et encore…

Il n'avait fauté qu'une fois. Devrait-il éternellement en payer le prix ?

La gorge déchiquetée de Judy entre ses crocs lui sembla une réponse des plus sinistres.


Judy se réveilla en sursaut, avec l'impression qu'une tempête était en train de dévaster son dormoir. Elle eut à peine le temps de prendre conscience que la tempête en question était couverte de fourrure rousse, que Nick bondissait par l'ouverture circulaire du petit réduit, retombant lourdement en contrebats. Elle perçut le couinement canin qu'il poussa… Il s'était certainement fait mal en se réceptionnant. Paniquée, elle se dépêtra des couvertures dans lesquelles elle était emmêlée, et se faufila hors du dormoir, dévalant l'échelle à toute vitesse, tandis que des autres orifices apparaissaient des têtes de lapins intriguées, qui semblaient se demander, les yeux empêtrés de sommeil, quelle était la nature de ce remue-ménage.

Nick se traînait au sol, gémissant… Sa chute l'avait visiblement tiré d'un terrible cauchemar, mais comme d'habitude, il n'en était pas encore réellement revenu, et flottait dans un état de semi-conscience.

Judy s'agenouilla à ses côtés, et prit sa tête entre ses bras, la déposant sur ses cuisses tout en se penchant sur lui pour lui murmurer des paroles rassurantes à l'oreille, tout en flattant le pelage de son cou. La lapine tremblait au moins autant que le renard. Le regard de ce-dernier s'agitait en tous sens, cherchant un point sur lequel se focaliser afin de fuir les horreurs résiduelles qu'il percevait encore des songes terrifiants qui avaient perturbé son sommeil. Une nouvelle fois.

« Qu'est-ce qu'il a ? Il est malade ? »

Judy jeta un coup d'œil au-dessus d'elle, pour voir son frère Leon, un lapin robuste au pelage marron broussailleux, observant la scène depuis l'ouverture de son dormoir, une expression méfiante au visage.

« Ce n'est rien… Il a des terreurs nocturnes. » expliqua Judy en secouant la tête et en essayant de dissimuler l'émoi qui affectait sa voix. « Je sais gérer ça, vous pouvez vous rendormir. »

Leon poussa un grognement légèrement méprisant et maugréa quelques paroles réprobatrices incompréhensibles, puis il disparut à l'intérieur de son dormoir, avant d'en tirer le rideau. Il fut imité en ce sens par la plupart des lapins réveillés par le tumulte, dont certains souhaitèrent tout de même une bonne fin de nuit à leur sœur.

Alors que Nick commençait enfin à se calmer, encore secoué de quelques soubresauts, le regard fixé dans le vide et des larmes incontrôlables s'écoulant mollement de ses yeux exorbités, la petite voix tremblante de Timothée attira l'attention de Judy.

« C'est… C'est le Grisou Champêtre ? » demanda le petit lapereau apeuré.

D'une pâle couleur crème, avec un rond noir autour de l'œil droit, il avait quitté son dormoir, situé au centre de la rangée la plus basse, et contemplait Nick d'un œil curieux, et méfiant.

« Bien sûr que non, Tim'. » répondit Judy en essayant de se montrer avenante et rieuse… Ce qui semblait peu convaincante entre deux sanglots. « Tu sais bien que le Grisou Champêtre n'existe pas… »

« Alors qui c'est ? »

« C'est Nick… C'est… » elle hésita un instant, se demandant ce que son petit frère était en mesure de comprendre, du haut de ses trois ans et demi. « C'est mon amoureux. »

Timothée sembla jauger la question avec beaucoup de sérieux, mais au final, cela ne le perturba pas plus que ça, puisqu'il se contenta d'hocher la tête en souriant et de déclarer : « D'accord. »

« Retourne te coucher, maintenant… Il est très tard, tu sais. »

Le lapereau acquiesça et s'en retourna vers son dormoir d'un pas titubant. Judy se focalisa à nouveau sur Nick, se demandant s'il percevait ce qu'elle lui disait, maintenant, ou s'il était encore pris par son état de choc. Elle se pencha par-dessus lui, et plutôt que de lui parler, elle serra sa tête contre elle, tout en enfonçant son visage dans le pelage de ses joues.

« Ça va aller, Nick » lui souffle-t-elle à l'oreille d'une voix rassurante. « Ça va aller. Je suis là. »

Un petit pas légèrement traînant attira à nouveau son attention et elle écarquilla les yeux en constatant que Timothée, loin d'être allé se recoucher, était revenu auprès d'eux. S'il avait pris Nick pour le Grisou Champêtre de prime abord, il ne semblait plus le craindre le moins du monde à présent, et lui tendait d'ailleurs une petite peluche en forme de lapin.

L'objet duveteux et innocent parvint à attirer l'attention chancelante du renard, qui lança un regard étonné et humide à l'encontre de son propriétaire.

« Tiens, Nick… Quand je fais des cauchemars, monsieur Tot-Tot est toujours là pour me protéger. Je lui ai demandé de chasser tes méchants rêves. Tu peux dormir avec lui, cette nuit. »

La gentillesse innocente de cet adorable lapereau obligea Nick à formuler une réponse cohérente, ce qui accéléra la remise en activité de son esprit conscient. Si les premiers mots qui jaillirent de sa bouche furent pâteux et inarticulés, le tout devint rapidement intelligible.

« Mais si je te prends monsieur Tot-Tot, qui veillera à ce que tu dormes bien jusqu'au matin, hmm ? »

La question sembla susciter une profonde réflexion chez Timothée, qui proféra cependant une réponse des plus pragmatiques : « Je ne dormirai plus jusqu'au matin. »

« Je doute que ce soit une bonne idée, Tim'. » intervint Judy en souriant chaleureusement à son frère. « Les petits lapins ont besoin de sommeil pour bien grandir. »

« Carotte… Je veux dire... Judy a raison, p'tit gars. » ajouta le renard en se redressant sur son séant. Ce seul geste le fit grimacer… Apparemment, il s'était réellement fait mal à la jambe en chutant du dormoir. « Tu dois garder ton monsieur Tot-Tot pour passer une bonne nuit ! »

Cette réponse sembla quelque peu décevoir le petit lapereau, qui baissa piteusement la tête pour contempler son doudou, se demandant certainement qu'elle était la meilleure conduite à tenir. Pour supplanter son trouble, Nick glissa son index sous son minuscule menton et lui fit relever la tête vers lui.

« Mais tu as été plus que courageux de me le proposer, juste pour venir en aide au vieux renard que je suis ! Et très généreux, c'est le moins qu'on puisse dire. »

Cette manifestation de gratitude sembla réjouir Timothée. Aussi, pour le conforter dans l'idée que tout allait bien, et que rien de grave ne s'était produit, Nick passa une patte autour des épaules de Judy, pour la ramener doucement vers lui.

« Et puis tu vois, j'ai mon propre ange-gardien qui veille sur moi, alors tu n'as aucun souci à te faire ! »

Sans être totalement persuadée que ce n'était pas simplement une ruse charmante en vue de calmer l'appréhension du petit, Judy n'en fut pas moins touchée, et offrit un sourire attendri à son renard… Heureuse de le voir retrouver son calme et son attitude avenante rapidement, cette fois-ci… En dépit de la violence de la crise qu'il venait de traverser.

Timothée lui-même sembla touché par la réflexion, et ne put réprimer un petit rire.

« D'accord, je vais garder monsieur Tot-Tot alors ! »

« Tu as bien raison. » acquiesça Nick.

« Et il faut que tu ailles dormir maintenant… » ajouta Judy. « Tu veux que je revienne te border ? »

Le lapereau secoua la tête pour répondre par la négative, avant de se diriger vers son dormoir en bâillant. « Non, va border Nick plutôt… Il a l'air fatigué… »

Le renard et la lapine échangèrent un regard amusé, tandis que Timothée disparaissait à l'intérieur de son petit réduit, et tirait le court rideau derrière lui.

« Tu as entendu, Carotte ? Il va falloir me border… » déclara Nick d'une voix suave.

La touche d'humour ne retira rien à l'inquiétude que ressentait Judy, et qu'elle avait seulement laissée de côté le temps de faire bonne-figure en vue de rassurer son petit-frère. Elle se tourna vers Nick et le serra contre elle avec force.

« Dis-moi que tu vas bien… »

Nick lui rendit son étreinte. Assis au sol alors qu'elle était debout, il put enfoncer son visage contre sa poitrine et profiter de l'enlacement puissant qu'elle lui prodiguait. Ce seul contact lui fit un bien fou, et il eut l'impression que les vestiges fantasmagoriques des horreurs de son sommeil étaient plus diffus et lointains.

Et surtout, sans la moindre espèce d'importance.

La seule chose qui lui importait réellement se trouvait là. Elle se trouvait entre eux.

« Eh bien, il y a des chances pour que je boîte un peu demain… Mais sinon, je vais bien. Grâce à toi. »

« Monsieur Tot-Tot n'y est pour rien, alors ? » demanda Judy d'une voix rieuse, quoiqu'encore émue.

« Il ne fait pas le point face au lieutenant Tut-Tut. »

La lapine ne put réprimer un rire sincère, et resserra un peu plus son étreinte avant de finalement relâcher son renard. Elle s'accroupit pour se mettre à son niveau, et passa une patte délicate le long de sa joue, avant de la glisser sous son museau.

« Tu t'es fait très mal en chutant ? » s'enquit-elle sur une note d'inquiétude sincère.

« J'ai fait un mauvais rêve, et je suis tombé du lit, c'est tout. » déclara sobrement Nick en haussant les épaules. « C'est juste que je n'ai pas l'habitude que mon lit soit situé à plus de deux mètres de hauteur. »

Judy n'eut pas le cœur de lui faire remarquer qu'il n'avait pas à proprement parler chuté… Mais qu'il s'était débattu comme un animal acculé, et avait fini par se précipiter par la sortie, comme s'il avait été poursuivi par une quelconque bête monstrueuse, qui en aurait eu après sa vie.

Si elle avait été au courant de la nature concrète de son rêve, elle aurait su qu'elle n'était pas tellement éloignée de la réalité…