J'ai mis du temps, beaucoup trop de temps à publier ce chapitre. Ca fait vraiment du bien de s'y remettre, et merci encore mille fois à la fantastique Mrs Sirius Black G, qui mérite vraiment plus qu'une limace comme moi pour traduire/publier ces chapitres !
Dix jours plus tard, Alec et Ellie étaient de retour dans le même café. Cette fois, il était presque complètement vide, et ils choisirent une banquette près de la fenêtre. Fred les accompagnait. La table était presque entièrement jonchée de paperasse. Ellie tenait Fred sur sa hanche et essayait de lui faire manger quelques lamelles de pomme depuis près de dix minutes. Alec avait l'ordinateur d'Ellie devant lui et son regard passait de l'écran au dossier qui recouvrait la table. C'était inutile, car il n'y voyait pas plus clair qu'elle dans les finances que Joe gérait durant le temps où ils étaient ensemble. C'était un gigantesque désordre.
Retirant ses lunettes, il les jeta sur la table. Il se pinça l'arête du nez et expira.
« C'est une catastrophe ».
« Je devrais prolonger le bail », dit Ellie, laissant tomber les tranches de pomme alors que Fred en recrachait encore une. « Je peux me le permettre six mois de plus, même avec la hausse des tarifs. En plus, Samuel est un ami de Lucy, il ne m'expulsera jamais même si j'ai du retard dans le paiement ».
« Vous allez retourner au travail ? » lui demanda-t-il en ramassant les feuilles pour les remettre en ordre. Au terme de sa suspension payée, Ellie avait trouvé quelques boulots temporaires grâce à la même agence d'intérim que Lucy, mais ce n'était que des mi-temps qui ne duraient jamais plus d'un ou deux mois. Elle comptait sur le profit qu'elle avait fait de la vente de la maison, mais les fonds n'allaient pas durer éternellement.
« Je pense que Jenkinson vous reprendrait », dit-il.
« Je ne peux pas la forcer », soupira Ellie. Elle était en train de nettoyer le désordre de Fred. « Et je ne crois pas que je pourrais le faire de toute façon. Si vous étiez toujours mon patron, peut-être que j'aurais essayé, mais je ne veux pas travailler avec quelqu'un de nouveau, ou quelqu'un qui n'est pas nouveau et qui pense que je savais –» Elle s'arrêta car elle n'avait pas besoin de lui expliquer tout cela. Il avait été présent.
« Ellie, vous êtes innocente. J'ai fait en sorte que tout le monde le sache », lui assura-t-il, refermant le dossier et croisant ses bras par-dessus.
« Ça n'a pas d'importance Alec, vous le savez. Personne ne veut jamais voir la vérité », dit-elle, berçant Fred sur son genou. Alec se pencha vers elle et attrapa un petit bout de pomme qu'elle avait oublié sur son chemisier. Il l'ajouta au reste des morceaux rejetés dans l'assiette en se demandant si Fred avait avalé quoi que ce soit.
« Je ne sais pas ce que je vais faire ». Ellie enlaça son fils et enfouit son visage dans les boucles blondes du garçon.
Alec détestait la voir si perdue. Parfois, il espérait pouvoir remonter le temps et intervenir avant que Joe ne soigne la lèvre fendue de Danny et ne commence une relation tordue qui mettrait fin à tout leur bonheur. Mais il savait que même s'il avait eu ce pouvoir, Joe aurait pu s'engager sur cette voie destructrice malgré tout.
« Miller, je suis sûr que vous vous êtes fait un tas d'amis depuis toutes ces années, et je réalise que la plupart habitent à Broadchurch. Je pense que vous seriez surprise de voir combien sont toujours prêts à vous aider ».
Ellie passa la tête par-dessus celle de son fils qui gigotait.
« C'est sûr, je suis persuadée qu'ils vont aider la flic qui dormait avec l'assassin d'un enfant de onze ans. Enfin Alec ! Vous savez comment les gens régissent envers les pédophiles, surtout ceux qui ont connu les Latimer ».
« Je vous connais, Ellie, et vous l'auriez arrêté si vous aviez pu ». Alec soutint son regard. « Je ne peux pas être le seul à le savoir ».
« Vous ne comptez pas, Alec », lui répondit Ellie, réutilisant ses mots, qui parurent beaucoup plus durs dans sa bouche.
« Bien sûr », concéda-t-il, hochant la tête. Il tendit le bras vers ses lunettes, mais Fred propulsa ses mains potelées sur l'objet. Le petit rit et les prit sur la table.
« Frederick Alexander ! » le gronda Ellie, et Alec haussa les sourcils.
Apeuré, Frederick Alexander esquiva sa mère et se glissa sous la table avec les lunettes d'Alec. Ellie grogna et se prépara à ramper sous la table, mais Alec l'arrêta.
« Laissez Miller, je l'ai ». Il se dirigea au bout de la banquette, attrapa une chaise à la table la plus proche, et étendit ses jambes en une barrière improvisée. Ellie fit la même chose, même si ses jambes n'étaient pas assez longues. Alec était tout à fait conscient de sa jambe touchant la sienne, et il était reconnaissant qu'Ellie soit occupée à vérifier que Fred soit en sécurité et satisfait par son nouveau refuge.
« Il va les casser », l'avertit-elle, embarrassée. Il secoua la main.
« J'en ai une autre paire à l'hôtel, mais j'ai bien peur de ne plus vous être d'une grande utilité à présent », admit-il timidement en poussant le dossier vers elle. Ellie sourit.
« Vous l'avez fait exprès », l'accusa-t-elle.
« Je n'ai rien fait du tout ! » protesta-t-il. « C'était votre fils Frederick Alexander ».
Ellie rougit et tapota le dossier.
« Je voulais l'appeler Alex, j'ai toujours aimé ce nom », confessa-t-elle, se mordant la lèvre.
« Oui, j'avais cru le remarquer », se mit à rire Alec en se grattant l'arrière du cou.
Fred rugit sous la table, prétendant être un lion dans sa tanière. Alec attrapa l'une des tranches de pomme et tendit la main sous la table. Fred la lui prit avec un grognement féroce et Ellie se mit à rire. Ils nourrirent Fred à la main jusqu'à ce que la moitié de l'assiette soit vidée et que le petit lionceau soit à nouveau distrait. La patience de Fred n'allait pas durer, et Ellie allait devoir chercher Tom à l'école. Mais une part de lui aurait voulu qu'ils restent dans ce café ensoleillé pour le reste de l'après-midi. Il jeta un regard à Ellie, qui avait la tête penchée sur les papiers et les sourcils abaissés. Ce moment ne pouvait pas durer.
« Miller, vous n'avez pas dit que – hum – George était comptable ? »
« Geoffrey », le corrigea-t-elle, fronçant les sourcils sur le dossier. « Je ne vous comprends pas. Vous vous rappelez qu'il est comptable, et même après vous avoir répété son nom encore et encore ça continue de vous échapper ».
Alec se pencha sur la table pour refermer le dossier. Elle lui jeta un regard furieux et croisa les bras sur sa poitrine.
« Ne vous inquiétez pas, je n'étais pas en train de le lire ».
« Miller, c'est un comptable ! » Il prit le dossier et le secoua devant elle.
« Je sais ! » Elle leva les yeux au ciel. « Mon dieu, c'est quoi votre problème avec lui ? »
« Je n'ai pas de problème avec lui », dit-il avec sarcasme.
« Bien sûr que non ». Ellie se déplaça de sorte que son genou soit pressé contre celui d'Alec. « J'oubliais que vous avez opéré un virage à 180 degrés et que vous êtes soudainement devenu membre du fan club de Geoffrey. Avec quoi Lucy a-t-elle bien pu vous menacer ? » demanda-t-elle, ses yeux scrutant le moindre mouvement de son visage.
Alec tint le dossier entre eux comme un mur, mais il n'était fait que de papier. Le papier pouvait brûler.
« Elle ne m'a pas menacé avec quoi que ce soit », dit-il lentement.
« Ne me mentez pas, Alec ». Ellie arracha les papiers de ses mains et les mit de côté. Elle s'assit plus en avant, sa cuisse chaude contre la sienne. « Dites-moi la vérité ».
Lucy ne l'avait pas menacé avec autre chose que la vérité justement. Cette vérité froide et dure était la seule chose qui le terrifiait plus que les yeux bruns d'Ellie. Cela et peut-être –
« Ellie ? »
Alec regarda par-dessus son épaule et Ellie jura entre ses dents. Un très familier et très indésirable visage s'était inexplicablement matérialisé dans le café.
« Salut, Geoffrey », l'accueillit gaiement Ellie, le sourire figé.
Alec n'avait pas remarqué le temps qui s'était écoulé, mais avec l'heure du déjeuner approchant, le café s'était lentement rempli, prouvant qu'il s'agissait là d'un endroit réputé de vente à emporter pour la plupart des bureaux alentours. Geoffrey, ils le découvrirent plus tard, était un client fréquent du midi.
« Je pensais bien que c'était toi ». Geoffrey sourit largement et tira la chaise au bout de la table. Fred sortit soudainement, après s'être faufilé à travers l'enchevêtrement des jambes d'Alec et d'Ellie, profitant de leur distraction. Elle se leva et il tendit les bras vers lui, mais Geoffrey l'attrapa en premier.
« Ce petit monstre doit être Fred », plaisanta-t-il en s'accroupissant devant l'enfant. Ignorant les excuses d'Ellie, Geoffrey attrapa ce qu'il restait des lunettes d'Alec sur le visage de Fred et il rit. L'un des verres était fendu et l'autre avait disparu, et même si elles avaient l'air en meilleur état que ce à
quoi Alec s'attendait après être passé entre les mains d'un tout petit, elles étaient irréparables. « Ce sont les tiennes, Freddie ? » demanda Geoffrey au garçon, perplexe.
« Ce sont les miennes », intervint Alec, et Geoffrey sembla le remarquer pour la première fois depuis qu'il était rentré dans le pub.
Ellie attrapa Fred et fusilla Alec d'une menace silencieuse qu'il ignora. Les deux hommes se levèrent pour se faire face. A chaque fois qu'Alec s'était remémoré le type qu'il avait brièvement vu un mois plutôt, il avait toujours imaginé quelqu'un de quasiment identique à Joe Miller. Mais en observant à présent Geoffrey dans un nouvel environnement et en costume, il était clair que même si les deux hommes partageaient quelques attributs physiques, Geoffrey était différent.
« Vous devez être Alec ». Geoffrey leva le bras et lui tendit ses lunettes brisées.
« Nous nous sommes déjà rencontrés », lui rappela Alec, mais il ne pouvait ignorer le fait qu'ils n'étaient plus les mêmes personnes qu'un mois auparavant. Ellie disait qu'ils étaient partis du mauvais pied. Prenant ses lunettes, il se demanda si une nouvelle perspective pouvait changer son opinion sur Geoffrey.
« J'espère que je ne vous interromps pas », dit Geoffrey, regardant tour à tour Alec et Ellie.
« Non », lui assura Alec. « J'allais justement partir ».
« Alec », commença Ellie, mais Geoffrey gaffa : « Ne faites pas attention à moi, j'ai tout l'après-midi, et vous devriez au moins finir votre thé ». Alec avait totalement oublié le thé, mais Geoffrey avait raison, il aurait été idiot de partir sans en avoir bu une seule gorgée ou de laisser l'addition à Ellie. Il prit son portefeuille et Ellie leur ordonna à tous les deux de s'asseoir.
Alec aurait pu lui donner l'argent et partir, mais la même curiosité qui l'avait poussé à se présenter à Geoffrey et la possibilité déplaisante que Lucy puisse avoir raison à son sujet l'incitèrent à rester un peu plus longtemps. Durant le temps qu'il lui fallut pour finir son thé, il en apprit beaucoup sur le prétendant d'Ellie et la nature de leur relation. La présence d'Alec troublait clairement Geoffrey, mais il semblait à l'aise avec Fred bien qu'il n'ait jamais été marié ni eu d'enfant. Apparemment, Geoffrey avait élevé ses frères et sœurs et il ajouta en plaisantant qu'il continuait à les élever, même si la plus jeune avait plus de vingt ans. Maintenant qu'ils étaient plus âgés et que lui-même n'avait plus besoin de voyager pour le travail, il était prêt à prendre soin de quelqu'un d'autre, quelqu'un comme Ellie et ses fils. La façade souriante d'Ellie ne vacilla pas, mais Alec nota que Geoffrey lui avait arraché au moins deux véritables rires durant ce court laps de temps. Elle était toujours attirée par lui et ils partageaient effectivement un certain nombre de centres d'intérêts. Quand Alec finit par s'excuser en posant quelques billets sur l'addition, il comprenait déjà beaucoup mieux ce que Lucy pouvait voir en Geoffrey et plus important encore, ce qu'Ellie pouvait voir en lui.
Geoffrey s'éclipsa pour utiliser les toilettes, probablement pour leur donner un peu d'intimité, mais Alec et Ellie furent inconfortablement silencieux en son absence. Alec aurait souhaité ressentir un peu de cette jalousie dévorante qui l'avait rongée presque à chaque fois qu'il avait rencontré la conquête d'Ellie, ou qu'il en avait entendu parler. Au lieu de quoi il souffrait du même engourdissement inquiétant qui infiltrait chacune de ses cellules comme lorsqu'il avait appris la liaison de sa femme, juste avant l'effondrement de l'affaire Sandbrook et de son ancienne vie. Peut-être pas aujourd'hui, ni la semaine prochaine, le mois prochain ou de sitôt, mais Alec finirait par perdre Ellie, comme il avait perdu sa fille, et il ne pouvait pas faire grand-chose pour éviter que cela n'arrive.
Il ramassa en hâte son manteau et fit tomber les papiers de la table alors qu'il s'extirpait de la banquette. Il s'agenouilla pour le récupérer et Ellie glissa de sa place pour le rejoindre au sol. Leurs mains s'effleurèrent alors qu'ils s'exécutaient silencieusement pour tout remettre en ordre.
« Je suis désolée pour vos lunettes », s'excusa-t-elle doucement. Leurs têtes s'étaient rapprochées. « Je vous paierai une autre paire ».
« Vous n'avez pas à faire ça », l'éconduit Alec en rassemblant le dossier dans une seule main. Par automatisme, il passa sa main libre sous le coude d'Ellie pour l'aider à se relever.
« Ca me tient à cœur », insista-t-elle alors qu'ils se remettaient debout. Alec relâcha son coude et la contourna pour stopper Fred avant qu'il ne mette ses mains dans le déjeuner de Geoffrey. Il referma le couvercle de la boîte à emporter et garda la main dessus, au grand désarroi de l'enfant.
« Je n'arrive pas à croire que cet âge me manque », dit Alec, souriant doucement à la fanfare dramatique de Fred. « Keira était terrible à deux ans. Je pense que j'ai passé plus de temps à dormir sur mon bureau que dans mon propre lit ».
Ellie sourit.
« Tom était démoniaque, mais on s'en est quand même sorti ». Son sourire s'effaça parce qu'il n'y avait cette fois personne d'autre pour l'aider. Pas encore. Geoffrey allait revenir d'une seconde à l'autre, mais Alec avait besoin de lui dire quelque chose.
« Vous pouvez le faire, Ellie, vous l'avez fait pendant les huit derniers mois », lui rappela-t-il, hochant la tête vers l'enfant qui regardait avidement la boîte et qui paraissait à deux doigts de se jeter sur la table et de la voler tout comme les lunettes. Ce n'était probablement pas le meilleur exemple.
« Je sais que je le peux, mais parfois je veux juste que quelqu'un soit là pour eux et pour moi », admit-elle à voix basse comme humiliée de devoir exprimer quelque chose de si humain à voix haute.
« Vous êtes l'une des femmes les plus indépendantes, fortes et compatissantes que j'aie jamais rencontré. Si quelqu'un peut le faire seule, Ellie, c'est vous », lui dit-il, voulant qu'elle comprenne. « Mais vous n'avez pas à être isolée. Vous avez Lucy –»
« Ce n'est pas la même chose », l'interrompit Ellie en soupirant. « Et si je décide de déménager… » Alec leva la main pour serrer son épaule et la rapprocher un peu plus de lui, essayant de faire passer à travers ce geste tout ce qu'il ne pouvait pas lui dire.
« Vous allez rencontrer quelqu'un, ou peut-être que c'est déjà le cas », lui suggéra-t-il en cherchant une réaction sur son visage, mais Ellie ne réagit pas. « Peut-être qu'il s'agit simplement de réapprendre à laisser entrer les gens ».
« Je ne serai plus jamais capable de faire confiance à quelqu'un », soutint-elle, et elle plongea son regard droit dans ses yeux. C'était un argument valable, mais d'une idiotie totale, car Alec savait qu'elle avait confiance en lui. Fred se précipita finalement sur la boîte de nourriture et Alec attrapa l'enfant de la table pour le faire glisser dans ses bras. Ellie cligna à peine des yeux et vérifia que le contenu de la boîte ne s'était pas dispersé, confirmant le fait qu'ils avaient parcouru un long chemin depuis la nuit où elle l'avait presque assassiné dans la chambre de Fred. Elle avait à présent entièrement confiance en lui concernant ses enfants. C'était terrifiant, toute cette foi qu'elle plaçait en lui, sans même s'en rendre compte. Alec commençait à comprendre pourquoi Lucy s'alarmait tant.
« Je pourrais vous le prendre pour un petit moment », lui proposa-t-il avant de pouvoir s'en empêcher. L'enfant était chaud contre sa poitrine, et cela allégeait presque la douleur qu'il y ressentait. « Ça vous donnerait un peu de temps avec Greg ». Ellie ne prit même pas la peine de le corriger, elle fronçait à nouveau les sourcils. Alec attrapa le dossier sur la banquette et le posa sur la table.
« Faites-lui voir ça », lui conseilla-t-il alors que Geoffrey les rejoignait tout en terminant un appel.
« Ne partez pas trop loin », rappela Ellie derrière lui. Alec sortit avec Fred et les laissa seuls tous les deux.
Une fois dehors, il se retourna. Ellie avait ouvert le dossier sur la table. Geoffrey riait en secouant la tête devant un détail, mais Ellie avait ce sourire sur son visage, celui qu'Alec avait presque oublié.
« Maman ! » lui signala Fred, attirant son attention ailleurs que sur le couple.
« Tu as la meilleure Maman du monde, tu le sais ça ? » Alec pinça le nez de l'enfant et le garçon gloussa. Il sourit car Fred savait tout cela, et un jour, bientôt et souvent il l'espérait, le garçon le lui dirait.
« Capitaine Hardy ? »
Alec se réveilla, surpris, et renversa le paquet de chips que Fred avait laissé sur ses genoux. La fille devant lui devint floue et il pressa fermement les paupières. Pendant une demi-seconde il crut qu'il s'agissait de sa fille. La douleur aiguë dans sa poitrine le brisa presque. Inspirant lentement et profondément, il ouvrit à nouveau les yeux et trouva un fantôme différent mais bien présent qui le fixait.
« Chloé Latimer ? » dit-il d'une voix rauque. L'adolescente acquiesça. Alec prit les cachets dans son manteau et en avala deux. Il allait définitivement en avoir besoin pour la conversation qui suivrait.
« Fred ? » demanda-t-il, paniqué.
« Je pensais bien que c'était lui », reconnut Chloé, en inclinant à ses pieds. « Il est en train de dormir sous le banc ».
Alec vérifia pour en être certain, et le soudain vertige qui le prit fut prêt de l'envoyer tête la première dans l'herbe. Au moins, Fred allait bien. Il posa ses avant-bras sur ses cuisses et ferma à nouveau les yeux.
« Vous allez bien ? » demanda Chloé, la voix tintée d'anxiété. Il acquiesça, ne se sentant pas en mesure de parler. Elle s'assit sur le banc à côté de lui et il sentit sa main flotter au-dessus de son épaule. Après une minute, il fut capable de s'asseoir correctement et d'ouvrir les yeux.
« Je ne pensais pas que les rumeurs étaient vraies », commenta-t-elle, les yeux écarquillés.
« Lesquelles ? » demanda Alec malgré lui. Chloé se figea. Alec sut qu'il avait fait une erreur en lui posant cette question, mais il était trop tard pour la ravaler.
« Est-ce que vous êtes réellement mourant ? » lui demanda Chloé, la curiosité et la pitié livrant bataille quelque part sous tout son maquillage. Alec savait exactement qui était responsable de cette rumeur, mais deux cachets n'allaient pas être suffisants pour en discuter.
« Et la seconde ? »
Chloé baissa la tête et tripota les nombreux bracelets qu'elle portait au poignet. Alec se rappela vaguement avoir payé pour des bijoux similaires que son ex-femme lui avait conseillé d'offrir à Keira pour ses seize ans. Elle lui avait envoyé un lien vers l'article pour qu'il n'ait plus qu'à enregistrer sa carte bancaire et préciser l'adresse de livraison. Vicky avait assuré qu'elle les avait adorés. Peut-être les portait-elle elle aussi en ce moment.
« Beaucoup de gens pensent que vous et… euh… Ellie êtes ensemble et l'êtes depuis que vous l'avez arrêté », dit finalement Chloé. Alec n'aimait la façon dont elle avait trébuché sur le nom d'Ellie, semblant avoir l'habitude de l'appeler autrement. Il ne
ville. «pouvait qu'imaginer les choses qui se disaient à son sujet.
« Ce n'est pas vrai », lui répondit Alec en toute honnêteté. Bien que durant les dernières semaines, Dieu savait qu'une voix atrocement persistante dans sa tête souhaitait que ce le soit. Il pensait avoir fait du bon travail en la faisant taire.
« Ca n'en est pas si loin », se défendit Chloé, tentant d'excuser également le reste des individus vicieux et à l'esprit étriqué qui peuplaient cette stupideville. Vous êtes souvent dans les parages et toujours avec elle ».
« Ah oui ? Eh bien, peut-être que si tous ses amis et voisins ne lui avaient pas tourné le dos et ne l'avaient pas abandonnée, alors qu'elle s'est tué à la tâche pour les protéger de ce putain de meurtrier qui a détruit la vie de Danny et la sienne, je n'aurais pas à être là », cracha-t-il. Il commençait à perdre son calme, et les médicaments n'avaient pas encore eu le temps d'agir. Son cœur tambourinait dans sa poitrine. Il s'effondra à nouveau. Ce devait être cela, plus qu'autre chose, qui lui épargna la furie de Chloé. L'adolescente était visiblement sous le choc et ses symptômes la rendaient nerveuse.
« Je suis désolé, je n'aurais pas dû », haleta-t-il, tremblant. Il passa une main sur son front et se força à retrouver son calme pour qu'ils puissent s'expliquer. Pas pour lui, mais pour Ellie et Danny. « Ellie et moi avons tous les deux travaillé sur cette affaire. Je sais que tu penses qu'elle savait, mais elle était avec moi à chaque moment de l'enquête. Elle se souciait de Danny, de tes parents et de toi plus que quiconque, et elle aurait mis fin à tout cela si elle avait pu. Tu dois le comprendre ». Il se tourna et la regarda droit dans les yeux.
« Je comprends », admit Chloé, jouant à nouveau avec ses bracelets. « Mais c'est difficile. Je veux… j'ai besoin de blâmer quelqu'un, et elle dormait juste à côté de lui durant tout ce temps, elle a sûrement dû voir quelque chose … ». Elle s'arrêta net comme si elle prenait seulement conscience de qui était son interlocuteur. Se tortillant, elle arrangea encore une fois ses bracelets, ses oreilles rougissant alors qu'il continuait à la fixer. Bon sang, ce n'était qu'une jeune fille. Elle était descendue en enfer et en était remontée, mais ce n'était juste qu'une enfant.
« Tu sais, j'avais – j'ai une fille de ton âge », l'informa-t-il, descellant Fred à travers les planches du banc en bois.
« C'est vrai ? » Alec acquiesça et éclata presque de rire face à l'incrédulité et l'horreur dans la voix de Chloé. Il était habitué à ce genre de réactions, même les Miller avaient été choqués quand il leur avait dit être père. Et il n'était pas étonnant que leur fils soit en train de dormir sous un banc sous sa responsabilité.
« Si quoi que ce soit lui arrivait et que je pensais qu'un de mes amis ait pu être impliqué d'une quelconque façon, même indirectement, dans sa mort… » Il secoua la tête. « Je ne crois pas que je serais capable de le lui pardonner », avoua-t-il.
« Alors pourquoi attendez-vous de moi que je le fasse ? » demanda Chloé.
« Je ne l'attends pas », dit Alec, s'adossant au siège et regardant l'adolescente à côté de lui. Il était difficile de croire que sa fille avait quasiment le même âge. Il espérait qu'en quittant le foyer, sa fille n'ait pas eu à porter un tel poids sur ses frêles épaules. « Je n'attends rien de toi. Mais Ellie continue de se soucier de toi et de tes parents. Elle ne se pardonnera jamais de ne rien avoir remarqué et de ne pas avoir été capable de l'arrêter avant que ça n'arrive. Elle est innocente. Joe Miller est le seul coupable. Tu n'as pas à me croire, mais c'est la seule vérité ».
« Je ne sais pas si j'en suis capable ». Chloé renifla et essuya son nez.
« Je sais, mais j'espère qu'un jour tu essaieras ».
Le soleil traversa les nuages et Alec se frotta les yeux. Fred émergea de sous le banc avec de l'herbe dans les cheveux et de la boue sur les vêtements. Ellie allait le tuer. Fred tira la jambe d'Alec, écrasant de la terre sur son pantalon, ce qui fit rire Chloé. Surpris, Fred essaya de se cacher sous le banc, mais Alec l'attrapa et commença à nettoyer le plus gros de la saleté et de l'herbe étalées aux quatre coins de l'enfant.
« Tu te rappelles de moi Fred ? » demanda Chloé, tendant ses mains vers l'enfant. Alec ne savait pas si Fred s'en souvenait ou non, mais fit toute de même un pas mal assuré vers l'adolescente, qui enlaça immédiatement l'enfant. Elle serra le garçon et Fred enroula ses petits bras potelés autour de son cou.
« Tu m'as manqué Fred », chuchota Chloé au garçon. Alec sentait que Fred était comme un petit frère pour elle. Le petit garçon était fasciné par ses boucles d'oreille brillantes, et Alec dégaina la main avant que l'enfant n'en arrache une de son oreille. Chloé en rit et parvint à le distraire avec l'un de ses bracelets.
« Maman a eu une fille », partagea Chloé avec Alec. « Elle s'appelle Elizabeth ».
« Félicite-les de ma part », dit Alec.
« Vous pouvez le dire à Ellie », l'autorisa Chloé.
« Ou tu peux le lui dire toi-même ». Alec s'éclaircit la gorge. Chloé se figea, Fred sur la hanche tenant son bracelet dans les mains. Alec regarda par-dessus la tête de la jeune fille alors qu'Ellie traversait le parking à toute vitesse. Elle les avait visiblement cherchés pendant un moment, et elle était furieuse.
« Je vous avais dit de ne pas vous éloigner ! » lui cria-t-elle. Alec se leva du banc pour la calmer, mais ce fut inutile. Elle s'arrêta net aussitôt qu'elle reconnut Chloé Latimer. Alec avança d'un pas vers elle alors que toute couleur avait quitté son visage, mais il se dirigea finalement vers Fred. Chloé était agrippée à lui. Son visage était caché mais ses épaules tremblaient.
« Je peux le prendre, vas-y, elle ne t'embêtera pas », assura-t-il à la jeune fille bouleversée. Il s'assit sur le banc pour démêler doucement Fred de l'enchevêtrement de longs cheveux et de bijoux brillants dans lequel il était pris. Il posa une main sur le dos de l'enfant mais Chloé se releva soudainement, l'emportant avec elle.
« Non », dit-elle. « Je peux – Je vais l'amener ». Son mascara coulait mais elle était déterminée. Réajustant Fred plus haut sur sa hanche, elle marcha jusqu'à l'endroit où Ellie s'était arrêtée. Alec laissa la jeune fille aller vers Ellie, les observant du banc où il se trouvait. Il était inquiet mais il voulait leur laisser un semblant d'intimité.
« Chloé », l'accueillit Ellie.
« Fred a tellement grandi », commença la jeune fille, les surprenant tous. « Il devait être deux fois plus petit la dernière fois que je l'ai vu. Je ne pense pas qu'il se rappelle de moi mais ce n'est pas grave, pas vrai Fred ? Nous sommes à nouveaux amis maintenant ». Fred gloussa alors que Chloé lui faisait une grimace.
« Il t'aime bien, il t'a toujours appréciée », commenta Ellie, souriant à son fils.
« J'ai hâte qu'Elizabeth ait son âge et qu'on puisse jouer », dit Chloé. « Oh, Maman a eu une fille au fait, Elizabeth ».
« Du nom de ta grand-mère ? » demanda Ellie, un fait qu'Alec n'avait pas su deviner. « Elle a dû être ravie ».
« Pas vraiment, en fait. Elle a essayé de convaincre Maman de l'appeler d'après un lointain parent ou un obscure Saint ou quelque chose dans ce genre », dit Chloé en levant les yeux au ciel. « Mais Maman a insisté ».
« Je suis ravie qu'elle l'ait fait, c'est un très joli prénom », approuva Ellie, souriant cette fois à Chloé. « Félicitations pour cette petite sœur, je me rappelle quand –» Elle s'arrêta et Alec tressaillit, mais Ellie continua. « Je suis vraiment heureuse pour tes parents et toi, sincèrement ».
« Merci, je leur dirai », dit Chloé avec une hésitation qui trahissait le fait qu'elle ne le leur dirait probablement pas. Alec sentit un changement d'ambiance et se prépara à intervenir avant qu'Ellie n'aille trop loin. Mais Ellie l'avait toujours dérouté, et il avait sous-estimé Chloé.
« Merci d'avoir veillé sur Fred », dit si doucement Ellie qu'Alec ne l'entendit presque pas.
« Pas de soucis, il me manque », avoua Chloé.
« À moi aussi », admit Ellie. Alec se rendit compte qu'elles ne parlaient plus de Fred. « Pas un seul jour ne passe sans que je ne pense à Danny et j'espère pouvoir remonter le temps jusqu'à cette nuit-là, mais je n'en savais rien. Je n'ai jamais rien vu, et je me déteste pour ça. Il me manque tout le temps ».
Avec précaution, Ellie s'avança vers la jeune fille et tendit les bras vers Fred. Au lieu de cela, Chloé s'avança et se nicha dans ses bras. Ellie se ressaisit rapidement, étreignant la jeune fille, Fred blottit entre elles deux.
« Je suis tellement, tellement, tellement désolée », chuchota Ellie encore et encore jusqu'à ce que sa voix devienne un sanglot, ou peut-être était-ce celui de Chloé. Alec se leva et s'en alla, les laissant se recueillir en privé.
Lorsqu'il revint un peu plus tard les retrouver, Ellie était seule sur le banc, la tête entre les mains. Fred dandina vers elle et lui offrit quelque chose qui avait dû être un pissenlit mais qui était réduit en purée dans sa main.
« C'est pour moi ? » le dupa-t-elle en un soupir et en acceptant le cadeau. Le petit garçon acquiesça et elle le remercia en lui embrassant la joue. Riant, Fred s'extirpa de ses bras en gigotant et s'en alla explorer à nouveau les environs. Ellie fit jouer la fleur entre ses mains, les yeux perdus au loin.
« Elle m'a pardonnée », dit-elle à voix haute. « Je ne peux même pas me pardonner moi-même, mais elle l'a fait ».
Alec prit place sur le banc à côté d'elle, leurs regards posés ensemble sur Fred.
« Peut-être que c'est le moment d'essayer », suggéra-t-il doucement.
« Vous ne vous êtes jamais pardonné », lui rappela-t-elle.
« Personne ne m'a jamais pardonné », se confia-t-il en frottant la vieille cicatrice invisible qu'avait formé son alliance. Ellie marmonna quelque chose d'inaudible, puis se mit soudainement à le frapper avec le pissenlit ou qu'importe ce que Fred lui avait donné. La fleur se désagrégea rapidement, tombant en miettes jusqu'à ce qu'Ellie s'arrête et abandonne ce qu'il en restait à ses pieds, au milieu de toutes ses pétales.
« Vous avez fini ? » lui demanda-t-il en haussant un sourcil.
« Je pense que oui », souffla Ellie en frottant ses mains sur ses cuisses. « A présent je peux peut-être vous pardonner, mais si vous me laissez encore une fois seule en compagnie de Geoffrey en vous éloignant avec mon fils…»
Alec commençait à rire d'elle.
« Ce n'est pas drôle ! » cria Ellie. « J'étais inquiète pour vous deux ».
Alec décida que cet instant n'était probablement pas le meilleur moment pour lui annoncer que Fred avait fait s'écrouler toute une étagère de céréales au supermarché, quand il l'avait emmené acheter un paquet de chips. Ni qu'ils s'étaient tous les deux assoupis durant une partie de cache-cache, Fred allongé sous un banc dans l'herbe boueuse.
« Comment s'est passé votre déjeuner avec Geoffrey ? » demanda-t-il plutôt.
« Ça s'est bien passé », admit-elle. « Il a eu plus de succès que vous et moi à remettre de l'ordre dans mes finances. Il pense que tant que je trouve un travail à temps plein dans les deux mois, je serai en mesure d'acheter l'une des maisons que nous avons visitées l'autre jour ».
« Oh Seigneur, Richardson », grogna Alec, jetant sa tête entre ses mains. « Dites-moi que ce n'était pas la jaune, ou celle avec les tâches d'humidité et les souris ».
« La jaune n'était pas si mal », protesta Ellie. « Vous ne l'avez pas aimée uniquement parce que vous ne saviez pas comment flirter avec l'agent immobilier ».
« Si j'avais su que vous ne me pardonneriez jamais pour ça Richardson, je lui aurais dit que nous étions mariés », plaisanta-t-il. Ellie lui envoya un coup de coude bien placé mais ne put s'empêcher de sourire. Alec cacha le sien derrière sa paume. Fred s'approcha en se dandinant sur l'herbe, un bouquet de fleur à la main. Il les donna à Alec et repartit à nouveau.
« Il m'a déjà remplacée », plaisanta Ellie dans un soupir exagéré. Elle se pencha en avant, posant ses coudes sur ses genoux, le menton dans la main. Alec lui mit un petit coup d'épaule et lui offrit les fleurs.
« Oh, Alec, vous n'auriez pas dû », roucoula-t-elle moqueuse. « Elles sont magnifiques ! » s'exclama-t-elle, et elle plongea son nez si loin dans le bouquet qu'elle en éternua. Alec ricana et elle fit claquer les fleurs sur bon bras. Ce n'est que lorsqu'il ôta un pétale violet de son épaule qu'ils s'aperçurent que ce n'était pas des pissenlits. Elles étaient certes hideuses, mais ce n'était certainement pas des mauvaises herbes.
« Miller, où est votre fils ? »
Ils se levèrent tous les deux d'un bond et Fred émergea de la haie qui bordait le terrain adjacent au parking. Il avait un autre bouquet dans la main, fraîchement cueilli du jardin du malheureux qui vivait de l'autre côté de la haie.
« Tenez, allez les remettre en place », ordonna Ellie en lui mettant dans les mains le bouquet qu'il lui avait offert et celui que Fred venait de ramener.
« Moi ? Miller, c'est votre fils », lui fit remarquer Alec.
« Alec, vous avez laissé mon fils faire une sieste dans une flaque de boue. Allez les remettre ». Il se déroba alors qu'elle lui lançait les dernières fleurs.
« Qu'est-ce que je suis supposé en faire ? Il les a déjà arrachées », se plaint Alec.
« Je ne sais pas ». Ellie haussa les épaules et saisit le petit diable. « Essayez de les enfoncer dans la terre ou quelque chose comme ça ».
Alec leva les yeux au ciel et coupa à travers la haie avec difficulté quand il trouva finalement un coin suffisamment large pour qu'il puisse traverser. Il n'était pas difficile de comprendre d'où les fleurs venaient. Alec planta une première fleur dans la terre mais elle retomba. Fais chier. Il éparpilla le reste des fleurs et donna un coup de pied dans la terre, espérant que cela serait suffisamment convaincant pour rejeter la faute sur le chien des voisins ou un lapin ou n'importe quelle autre catastrophe naturelle. Il se sentait mal, mais Fred n'était qu'un enfant, comment pouvait-il savoir ? Quand il revint de l'autre côté, Ellie essayait d'expliquer à Fred pourquoi ce qu'il avait fait était mal, avec peu de succès.
« Vous avez réglé ça ? » lui demanda-t-elle.
« En quelque sorte », répondit vaguement Alec en se grattant la nuque. Miller annonça qu'elle voulait aller faire quelques courses avant d'aller chercher Tom. Il toussa de gêne et tapota son épaule.
« Quoi ? » fit-elle en se tournant vers lui. Alec recula et désigna son fils.
« Je ne voulais pas vous le dire, mais Fred a été banni du supermarché ».
Pendant qu'Alec terminait de lui expliquer ce qui c'était passé avec la rangée de céréales, Ellie essayait de ne pas éclater de rire.
« Je ne vous laisserai plus jamais seul avec Fred », lui dit-elle, en lui fourrant rapidement l'enfant dans les bras le temps d'aller faire un tour au magasin. « Ne vous éloignez pas, pour de vrai cette fois », l'avertit-elle. Alec leva à nouveau les yeux au ciel, mais elle devinait facilement qu'il serait là quand elle reviendrait.
Elle ne put se retenir devant l'aile des céréales. Le désordre avait certes été nettoyé, mais il restait encore quelques Cheerios sur l'étagère du bas. Un employé mécontent du magasin qui remplissait les rayonnages la fixa lorsqu'elle passa devant lui en gloussant.
Elle savait qu'Alec essaierait de l'écouter, mais c'était une autre histoire pour son impondérable petit garnement. Hâtivement, elle prit les quelques articles pour lesquels elle était venue, courut vers la caisse et se dépêcha de les retrouver. Alec était toujours là, dans la lumière du soleil, son fils dans les bras.
« Dieu merci, vous êtes de retour ». Alec semblait tellement soulagé qu'Ellie ne pouvait qu'imaginer ce que Fred avait essayé de faire durant les quinze minutes où elle s'était absentée. Il échangea volontiers l'enfant capricieux contre les sacs de courses et ils se dirigèrent ensemble vers la voiture. Ellie installa Fred dans son siège auto et boucla sa ceinture pendant qu'Alec chargeait les courses sur le siège passager. Il ferma la portière et se tourna vers elle.
« Merci de vous être occupé de Fred », dit-elle, croisant les bras sur sa poitrine.
« J'avais oublié à quel point je ne regrette pas cet âge », plaisanta Alec, appuyant sa hanche contre la voiture.
Ses vêtements étaient maculés de tâches, ses genoux marqués de traces d'herbe, des feuilles de la haie accrochées à son manteau, et un pétale de fleur traînait dans ses cheveux. Elle avait l'habitude de le voir mal rasé, les cheveux ébouriffés, son costume froissé par les nuits passées dedans ; mais aujourd'hui Alec Hardy était d'un désordre nouveau, ce qui provoquait un effet soudain et étrange chez elle peu importe le nombre de rencards qu'elle aurait avec le soigné, l'amical et l'amusant Geoffrey, elle ne serait jamais capable de reproduire cet effet.
« Quoi ? » aboya Alec, les sourcils froncés.
Ellie sourit et pointa du doigt ses cheveux. Il leva la tête, fixa le ciel, grimaça, puis s'écarta de la voiture pour s'approcher d'elle.
« Quoi ? »
Hochant la tête, Ellie décroisa les bras et tendit la main vers le pétale pris dans les cheveux d'Alec. Elle l'attrapa entre ses doigts et le lui montra. Il cligna des yeux en observant la petite feuille violette, puis glissa sa main dans la poche de son manteau. Il en sortit une fleur rose légèrement écrasée, mais plus belle que toutes celles cueillies par Fred.
« Ne me dites pas que vous l'avez volée », grogna Ellie en pressant sa paume contre son front.
« J'ai peut-être un peu marché dessus quand je bousillais le jardin ». Il tritura le lobe de son oreille et lui tendit la fleur. « Avec un peu de chance, ils croiront que c'était un animal ».
« Vous êtes d'une influence terrible pour mon fils », le taquina Ellie en donnant un petit coup sur son bras. Alec ne riait ni ne souriait. Même lorsqu'elle prit la fleur en le remerciant d'un sourire bien à elle. « Je plaisantais », le rassura-t-elle en lui frottant le bras.
« Je pense que votre fils a une mauvaise influence sur moi », fit-il observer, retirant un pétale de son épaule.
« Une bonne influence », argumenta Ellie en s'avançant pour faire disparaître les feuilles de son manteau. « Il est à moitié de moi », lui rappela-t-elle.
« Et à moitié de Satan », plaisanta Alec en un souffle. Ellie s'arrêta net, une main sur sa poitrine et la fleur s'échappant de l'autre.
« Merde ». Alec passa une main dans ses cheveux. « Ellie, je ne voulais pas le dire dans ce sens-là… ».
« Je sais », dit Ellie avec un sourire forcé. « Tout va bien », lui dit-elle. Tout irait bien un jour, tôt ou tard.
Alec enroula maladroitement un bras autour de ses épaules, puis après un moment, passa l'autre à sa taille. Ellie ferma les yeux et essaya de ne pas comparer cet instant à celui où il l'avait enlacée deux semaines plus tôt, dans une cuisine sombre le jour de son anniversaire. Ils étaient en plein milieu d'un parking bruyant, le soleil lui réchauffait le dos et Alec sentait fort la poussière et l'herbe à peine coupée, mais elle avait toujours l'impression de flotter dans la pénombre, l'homme qui la tenait dans ses bras étant la seule chose solide restante dans ce monde.
« Je pensais vraiment ce que j'ai dit plus tôt, Ellie », murmura Alec, posant une main sur sa nuque. « Vous êtes une bonne mère, peu importe ce que tous les autres peuvent dire, cet enfant est le vôtre à cent pour cent, et il ira bien. Les deux grandiront bien ».
Ellie acquiesça contre sa poitrine et se força à y croire.
« Vous irez bien », chuchota-t-il en nouant ses doigts dans ses cheveux. Ils iraient tous bien, juste bien. Elle se le répéta mentalement encore et encore jusqu'à ce que cela devienne une prière.
Alec recula d'un pas et l'observa pendant un long moment. Puis il écarta les cheveux qui tombaient sur le front d'Ellie et posa une main sur sa joue. Ses paumes étaient rugueuses, presque crevacées d'avoir manipulé plus de saletés et de plantes qu'il n'avait dû le faire enfant. Ellie goûtait presque l'odeur de terre qui empreignait ses vêtements et ses mains alors qu'il se penchait vers elle. Elle voulait savoir ce que cela faisait d'embrasser un homme qui paraissait si brut.
« Miller, vous avez les joues salles », lui indiqua Alec, la tirant de sa rêverie. Ellie s'écarta brutalement et se frotta les pommettes.
« Cette fois vous ne pouvez pas dire que c'est de la faute de mon fils », lâcha-t-elle en rougissant.
« Désolé Miller ». Le salaud n'avait pas du tout l'air désolé. « Passez le bonjour à Tom de ma part ». Glissant ses mains sales dans ses poches, il la contourna prudemment et s'en alla. A mi-chemin, il se retourna et lança un rictus par-dessus son épaule.
« Amusez-vous bien avec Jérémy ! »
L'enfoiré. Il avait partagé un thé avec Geoffrey et ne se rappelait toujours pas de son prénom. Mais elle souriait alors qu'elle regardait Alec traverser le parking en longeant les magasins jusqu'à ce qu'il pénètre dans le café pour y attendre son taxi. Ils iraient bien, se rappela-t-elle, juste bien. Elle monta dans la voiture et démarra.