Installée sur le montant de la fenêtre du dortoir, une jambe pendant dans le vide et l'autre ramenée contre elle, Etaine regardait le soleil se lever dans une immobilité que perturbait seulement sa jambe gauche, animée d'un mouvement de balancier. Cela et sa main qui caressait d'un geste inconscient la tête d'une petite vipère lovée sur la pierre près du carreau. Un spectacle en soi inhabituel qui n'avait pourtant rien d'anormal pour Etaine et Saernel. Ils se connaissaient depuis longtemps et cette collaboration leur était à tous les deux des plus utiles.
Etaine avait onze ans mais sa taille l'aurait plutôt rapprochée de ses aînées que des filles de son âge. Son silence et sa distance, en revanche, l'en éloignait d'autant. Aussi mince que grande, le teint si pâle qu'on aurait dit de la porcelaine, vêtue de hardes peu ajustées à sa morphologie, on aurait cru voir une mendiante malade. Ou plutôt une orpheline mal en point, ce qui était plus proche de la vérité. Ses cheveux bruns lisses tombaient de part et d'autre de son visage, s'arrêtant un peu en dessous de sa mâchoire, cachant avantageusement une ecchymose bleuâtre sur sa joue sans gâcher son champ de vision, détail qu'elle avait depuis longtemps assimilé comme crucial. A force de se mêler aux bagarres de l'orphelinat, elle avait acquis un certain nombre de réflexes bien utiles. Etre constamment sur ses gardes tout observer, tout entendre, ne rien laisser échapper. Ne pas se mêler de ce qui ne vous concernait pas, à moins que vous ne puissiez en tirer un avantage au moins équivalent au risque, commandement auquel elle désobéissait assez souvent. Commencer par mettre hors combat l'adversaire le plus dangereux avant de venir au contact, simple bon sens. Toujours choisir le terrain ne jamais se laisser entraîner dans une embuscade. Masquer ses traces le mieux possible. Et surtout, ne jamais se faire prendre. Etaine avait appris depuis longtemps que faire confiance à quelqu'un pour garder un secret était une erreur à ne pas faire. Ici, si quelqu'un pouvait vous faire du mal, il le ferait.
Saint Raphaël et Damien n'était pas réputé pour la douceur de vivre qui y régnait. Mais plutôt pour les cas de maladies qui emportaient ses pensionnaires. Les symptômes de la méningite et de la varicelle y étaient d'ailleurs assez étranges, se manifestant le plus souvent par hématomes, fractures et tendances suicidaire pour n'en citer que quelques-uns. Toutefois, personne dans l'administration n'avait jamais jugé utile de se pencher sur la situation, du moins aussi longtemps que pouvait remonter Etaine. Et elle vivait à l'orphelinat depuis plus de trois ans.
Contrairement à la majorité des pensionnaires, elle n'était pas née ici mais y avait été relégué par sa belle-mère après la mort de son père, peu avant son huitième anniversaire. Cela ne l'avait pas aidé à lui attirer la sympathie des occupants, bien au contraire. Cette chance qu'elle avait eu d'avoir une vie avant, ils la lui faisaient payer chaque fois que cela était possible. Etaine avait failli entrer dans les statistiques des cas de méningite. Rien dans son enfance ne l'avait préparé à Saint Raphaël et Damien. Et, comme les autres, elle avait vite vu la solution. Le toit. L'orphelinat était construit tout en hauteur autour d'une cour minuscule où poussait un unique arbre, un grand érable qu'il avait été impossible d'enlever puisque ses racines poussaient sous les bâtiments. Ses branches les plus hautes n'atteignaient même pas le toit plat au-dessus des dortoirs. Il y avait trois niveaux entre ce toit et le sol, ce qui laissait espérer de ne pas s'en sortir. Mais Etaine était là depuis assez longtemps pour savoir qu'on n'était pas assuré du résultat. Elle avait vu cinq personnes sauter dans les trois ans qu'elle avait été ici, dont autant devant ses yeux. Deux n'étaient pas mortes sur le coup.
S'endurcir ou mourir, telle était la règle. Sans Saernel, peut-être aurait-elle échouée. Elle avait rencontré la vipère peu après son entrée à l'orphelinat. Le serpent était jeune à l'époque, trop pour la dureté de la vie. Tout comme elle. Cela faisait partie de leurs nombreux points communs. Aujourd'hui, ni l'un ni l'autre n'étaient plus des enfants.
Quelque part dans Londres, une cloche sonna six heures. Quelques instants à peine après, un bruit leur vrilla les tympans, annonçant la fin de la nuit pour les pensionnaires de Saint Raphaël et Damien. Relevant la tête, le serpent huma une fois l'air avant de s'enrouler autour du bras d'Etaine pour se hisser jusqu'à ses épaules, masqué aux yeux de tous par ses cheveux. L'orpheline se laissa glisser du montant de la fenêtre au sol pendant que le dortoir des filles bruissait. Pourtant, contrairement à ce que l'on aurait pu attendre d'un groupe de fille d'entre six et quinze ans, le silence était de mise. Pas une personne ne parlait, tout le monde occupé à faire son lit du mieux qu'il était possible, craignant la réprimande. Une fois cela fait, elles s'alignèrent devant les sommiers, comme des soldats attendant la revue. Quelques secondes plus tard à peine, une vieille femme au visage osseux fit son entrée, claquant la porte contre le mur. Pas une des filles n'eut un mouvement de surprise, sauf la dernière arrivée, Mary si elle se souvenait bien. Le regard acéré de la nonne vêtue de noire fit le tour de la pièce avant de se rétrécir en tombant sur le lit de la malheureuse où un pli à peine visible à cette distance faisait tâche.
-Dites-moi, miss Edgecrawl, pourquoi votre lit n'est-il pas fait ?
-Je…, tenta de se défendre Mary avec la maladresse des nouveaux venus.
Aucun ancien n'aurait fait cette erreur. On pouvait protester tant que l'on voulait, cela ne servait qu'à s'attirer davantage d'ennuis, cela, Etaine l'avait compris assez rapidement.
-Silence ! la coupa la religieuse qui avait réussi à donner une sainte horreur de la religion à Etaine.
L'orpheline baissa la tête, des larmes dans les yeux pendant que la nonne annonçait la sentence :
-Vous serez privé de repas ce matin et vous irez dans le bureau de la directrice sitôt le petit-déjeuner fini. Est-ce compris ?
-Oui, madame, s'inclina Mary, pensant sans doute s'en sortir à bon compte.
Après tout, ce n'était qu'un repas de perdu. Mais la bigleuse, comme on la surnommait en privé à cause de ses yeux chassieux, serait autrement plus dure qu'une perte de repas. Fort probablement ajouterait-elle une autre sentence. Tout ça pour un pli sur le lit. C'était complétement disproportionné.
Mais avec le temps, cette disproportion devenait une habitude et l'on ne s'en étonnait plus. Etaine s'en était aperçue quand elle avait rencontré Kane, alors qu'elle avait neuf ans. Comme elle, Kane Raydesol était un orphelin même si lui avait encore un oncle quand elle l'avait rencontré. Autrement dit, une chance de sortir d'ici. Ce qu'il ne fallait surtout pas dire faute de s'attirer l'ire de tous les pensionnaires. Bien évidemment, comme tous les nouveaux venus, il l'ignorait.
Etaine n'avait pas prêté attention à Kane au début jusqu'à un soir d'automne, peu après son arrivé. Du haut de ses huit ans, l'enfant dansait sous les feuilles, un sourire aux lèvres, heureux de ce plaisir simple. Cela avait représenté un immense choc pour l'orpheline dont les seuls sourires étaient sarcastiques et ironiques, dépourvus de toute innocence, de toute sincérité. Comment pouvait-on sourire de quelque chose d'aussi… elle n'était même plus capable de trouver les mots pour le définir.
C'était ce jour-là qu'elle s'était aperçu que si elle avait résisté aux coups, aux brimades et autres, elle y avait perdu beaucoup. Sa joie de vivre, l'innocence de l'enfance, le plaisir des choses simples… Tout ce qui ne lui avait pas été utile, tout ce qu'elle n'avait pu entretenir, elle l'avait sacrifié. Cela lui avait arraché des larmes, autant de tristesse que de colère.
Et Kane, dans sa candeur, s'était approché d'elle et avait demandé : « Tu pleures ? Je peux t'aider ? ». Une offre simple dans un monde où le mot gentillesse n'existait pas. C'était à ce moment-là qu'Etaine avait décidé, elle, de l'aider.
Les pensionnaires se mirent en marche, toutes en même temps, la ramenant de sa rêverie. Rêver était dangereux, ici. Et les rêves ne servaient à rien. Ils ne se réalisaient jamais. Combien de fois avait-elle rêvée que les histoires de son père prenaient vie et qu'une lettre à l'encre émeraude arriverait pour son onzième anniversaire, portée par une chouette, comme celle de sa mère ? Des centaines de fois au moins. Et son anniversaire était passé depuis presque la moitié d'une année sans qu'arrive de lettre.
Avec l'aisance que lui avaient apportée des années d'habitude, l'orpheline emboita le pas de ses camarades, s'insérant entre la pauvre Mary et Sélène. Mary était trop nouvelle pour penser à lui faire du mal et Sélène ne demandait rien tant qu'à se faire oublier. Il y en avait d'autres, par contre, qu'elle tenait à éviter, comme Skye, qui était une véritable peste qui ne perdait jamais une occasion de faire un coup en douce quand elle pouvait ne pas se faire repérer. Ou des dizaines d'autres. Personne n'était votre ami, jamais. Tout le monde faisait passer sa propre personne avant les autres. C'était normal. La vie était comme ça, avait-elle longtemps pensé avant que Kane ne lui montre qu'il y avait autre chose qu'une prison. Ce n'était pas en prison qu'il avait appris à rire et à sourire avec tant d'innocence.
La file descendit l'escalier alambiqué des combles avec seulement le bruit des marches qui grinçait sous leurs chaussures usées jusqu'à la trame. Pourquoi acheter des chaussures neuves ? Cela apprenait aux orphelins la modestie et permettait de faire des économies sur le budget.
L'entrée dans le réfectoire se fit dans le même silence. De l'escalier opposé arrivaient les garçons. Tous se placèrent dans les deux grandes tables et croisèrent les mains pour prier. Etaine prit un autre chemin, la menant à la petite table des « éléments indésirables » ainsi qu'on aurait pu les appeler. Elle avait squatté cette table si souvent qu'elle s'était dit un jour que ce n'était plus la peine qu'elle la quitte. C'était une manière comme une autre de ne pas rentrer dans le moule. Mary fut menée à un mur devant lequel elle devrait rester debout jusqu'à la fin du repas, regardant les autres manger sans pouvoir se joindre à eux alors que son ventre se tordrait à ce spectacle. Elle devrait supporter les regards des autres qui pour la plupart ne la connaissaient même pas mais qui se diraient juste « tiens, l'idiote s'est fait prendre » avant de lui lancer un regard mauvais et de retourner à leur repas. Etaine avait été à sa place suffisamment de fois pour savoir la honte qu'elle éprouverait. Si Mary vivait assez longtemps, peut-être la colère remplacerait-elle la honte. Mais ce n'était pas assuré.
L'orpheline joignit les deux mains devant elle et pencha la tête en avant, veillant toutefois à surveiller toute la cantine par-dessus ses longs doigts liées. Dernier de la file des garçons, un grand au crâne rasé vint se placer devant elle, l'ignorant totalement. Tom, avec ses piercings absents – on les lui avait retiré à son entrée à l'orphelinat mais les trous restaient témoins qu'il les avait porté – et ses tatouages avait l'air d'une racaille et à ce titre, il écopait aussi régulièrement de punitions. Et puis, les tatouages ce n'était pas modeste, c'était une preuve d'arrogance. Mais sa grande stature et son âge – quatorze ans, parmi les plus grands du réfectoire – en faisait une victime peu privilégiée de Skye, Félicie et la bande d'Herbert qui étaient les principaux fauteurs de troubles. Ce qui ne l'empêchait pas d'avoir une peur atavique des serpents qui avait bien servi Etaine quand elle l'avait découvert. De fait, l'orpheline planait souvent à proximité de Tom pour profiter de son aura. Le garçon la laissait faire en échange que Saernel n'apparaisse pas trop près. Il n'y avait pas eu de marché oral, elle s'était contentée de s'incruster et il avait arrêté de lui lancer des regards noirs systématiques. De toute manière, ceux d'Etaine étaient bien plus redoutables que les siens. Kane lui avait dit un jour qu'elle aurait pu faire geler l'enfer avec un seul de ses regards. L'orpheline avait répondu que c'était le but recherché puisqu'ils étaient en Enfer.
Tom s'installa nonchalamment sur sa chaise avec un air de dangerosité calculé. Ses manches retroussées jusqu'aux coudes laissaient voir trois tatouages répartis sur ses deux avant-bras, tous plus sinistres les uns que les autres. C'était sa manière à lui de faire de la résistance. Les rumeurs couraient sur eux deux et Etaine en avait entendu sa part de Skye. Peut-être lui aussi, mais il n'en avait jamais parlé. Tom ne parlait jamais. Etaine n'avait jamais entendu un mot de lui. Elle-même ne parlait presque jamais, sauf à Saernel et les deux avaient rarement besoin de mots. L'atmosphère que se traînait l'orphelinat n'encourageait pas au bavardage.
-Vos mains Davidson, siffla un surveillant en donnant un coup de livre sur la tête de Tom .
Le garçon tangua légèrement sous le coup et mit docilement ses mains en coupe. Ce rituel avait lieu tous les matins et jamais Tom ne cherchait à s'épargner le coup en croisant les mains dès le début. Une fois que les surveillants eurent parcourus toute la salle, ils allèrent se placer derrière l'estrade où monta la vieille nonne.
-Remercions le seigneur pour ses bienfaits, commença-t-elle, faisait déconnecter Etaine.
Depuis plus de trois ans, elle connaissait la rengaine. Elle agitait les lèvres sans émettre le moindre son au moment où les autres disaient « amen » puis prenait ses couverts et commençait à manger quand la nonne descendait de l'estrade. En silence. On mangeait toujours en silence, les bavardages n'étaient pas tolérés. Les surveillants parcouraient l'allée, veillant à ce que la règle soit respectée. Devant elle, Tom se tendit brusquement avant de retomber dans son apathie. Lui aussi avait appris à la dure. Etaine se pencha sur le côté pour esquiver le deuxième projectile. Les bagarres de nourriture non plus n'étaient pas encouragées du fait du gaspillage mais leur table était idéalement placée et il se trouvait toujours quelqu'un pour en profiter pour jeter des choses quand les surveillants ne faisaient pas attention. Généralement c'était Herbert et ses deux sbires, Caine et Soren. La nourriture atterrit avec un « splotch » sur le mur qui indiquait qu'il ne s'agissait pas d'un aliment solide qu'elle aurait pu récupérer et conserver par précaution. On ne savait jamais quand on serait privé de repas et l'excédent était toujours bienvenu.
Une deuxième sonnerie retentit, faisant se lever les pensionnaires. Les plus grands arriveraient d'ici quelques minutes et il fallait qu'ils cèdent la place. Les plus jeunes de leur groupe partirent vers la salle deux tandis que les plus vieux dont ils faisaient partie bifurquaient vers la salle trois. Cette fois, Etaine s'arrangea pour être la première derrière le surveillant, ce en quoi l'avantageait sa table plus proche de la sortie que les deux grandes. Tom suivi comme une ombre derrière elle. Cela faisait quatre mois qu'il était là, soit rien par rapport à elle. C'était elle qui connaissait les rouages de l'endroit et le garçon l'avait compris. Ce qui semblait de la sauce brune maculait l'uniforme gris sale qu'ils portaient tous.
Le surveillant s'engouffra dans la classe, aussitôt suivi par Etaine qui gagna en quelques enjambées longues et fluides le dernier rang. C'était sans conteste la meilleure place on pouvait s'y faire oublier et l'on voyait toute la salle. C'était aussi la plus difficile à avoir. Tom s'installa à côté d'elle et se figea dès que l'enseignant se fut détourné d'eux après avoir fait son entrée dans les rangs disparates. Ses yeux vitreux et la parole de Saernel témoignaient qu'il s'était endormi.
Etaine, elle, resta soigneusement éveillée. Il n'y avait pas beaucoup de façons de sortir de Saint Raphaël et Damien autrement que les pieds devant. La première était de se faire adopter et il fallait jouer serré pour ne pas avoir à retrouver ses camarades de dortoirs le soir si ça c'était bien passé. Non, il fallait partir tout de suite. Mais, à onze ans, l'orpheline savait qu'elle n'avait plus guère de chance d'y parvenir. De toute manière, son caractère imprévisible et son regard gris d'orage vous annonçant votre mort prochaine démoralisaient les parents en devenir.
La deuxième par contre était à sa portée. Etaine était brillante, extrêmement, à en faire pâlir les élèves modèles des établissements du dehors. Mais ici les notes ne voulaient rien dire. Dehors, en revanche, elles lui ouvriraient des portes. Les études étaient sa seule manière de s'en sortir. Dans cette classe, la plupart s'orienteraient vers un apprentissage à partir de leurs quinze ans. Elle, en revanche, pouvait espérer décrocher une bourse et aller au lycée puis à l'université. S'évader de cette prison.
Aussi suivait-elle consciencieusement le cours pourtant abrutissant au possible en prenant des notes quand le professeur interrompit son discours monocorde qui avait déjà endormi presque tous les autres. Surement la raison pour laquelle il avait été engagé. Le regard d'Etaine se fit acéré en se posant sur la porte. Saernel sortit légèrement le museau pour voir ce qu'il en était.
-Pardon de déranger votre cours, monsieur Edwards, s'excusa le surveillant en entrant dans la classe, mais Knightley est réclamée par la directrice.
Elle ? Mais pourquoi ? Qu'avait-elle fait ? Puis Etaine se reprit. Peu importe ce qu'elle avait fait ou n'avait pas fait, elle serait toujours coupable aux yeux de l'administration.
-Calme-toi, siffla Saernel. On va se débrouiller. On l'a toujours fait.
-Bien sûr, accepta le professeur avant d'élever la voix, réveillant la majorité des élèves – et encore, pas tous – : Knightley ?
-Monsieur ? demanda Etaine d'un ton monocorde en se levant de sa chaise pour se tenir debout à côté de son bureau dans une position militaire.
-Suivez-le.
-Bien monsieur, répondit l'orpheline entre ses dents serrées, sachant qu'on lui reprocherait son manque de réponse si elle ne le disait pas.
Etre sommé d'aller dans le bureau de la directrice n'était jamais une bonne nouvelle. Généralement, c'était parce que divers membres de l'administration s'étaient plaint de vous assez pour que cela remonte jusqu'à ses oreilles. Et, contrairement aux surveillants ou aux professeurs, elle pouvait décider de vous envoyer au cachot. Aller au bureau de la directrice plusieurs fois de suite signifiait également aux autres pensionnaires que vous étiez sur la touche et les surveillants avaient alors tendance à oublier de surveiller le coin de la cour dans lequel vous étiez. Presque un arrêt de mort dans certains cas. Herbert et sa bande en avaient tué un comme ça.
Le surveillant toqua la porte du bureau que tout le monde, grands comme petits, redoutaient. Etaine y était déjà venue assez souvent pour savoir qu'il était presque aussi austère que la cellule où la nonne lui avait déjà fait recopier tout le nouveau testament en guise de punition. Le seul fait qu'elle n'ait pas encore essayé de l'étrangler prouvait qu'elle n'avait pas relu son travail sinon elle aurait remarqué que les mots Enfer et Paradis y étaient systématiquement inversés. Et que Satan avait le beau rôle.
-Entrez, leur parvint de derrière le battant la voix de la bigleuse.
Le surveillant ouvrit la porte et pénétra dans la pièce, Etaine à sa suite. Ses yeux balayèrent rapidement la salle grise et dépouillée éclairée d'une unique fenêtre pour venir se poser sur ce qui était inhabituel. Assis devant le bureau directorial, dans une chaise à dos raide, se tenait un homme comme elle n'en avait jamais vu de sa vie. Deux rideaux de cheveux noirs gras encadraient un visage au teint cireux, avec un nez proéminent dû à une cassure. Une paire d'yeux noirs sans aucune chaleur brillaient avec un soupçon de colère en direction de la directrice. Ce simple détail le rendit aussitôt sympathique à Etaine. Mais ce qui était anormal, c'était ses vêtements. Noirs, il ne s'agissait pas d'un pantalon et d'un t-shirt ou d'une chemise comme en portaient la plupart des hommes mais de longues robes fermées sur le devant par une rangée de boutons serrés. Accroché sur le dos de sa chaise, une étoffe de tissu noir frôlait le sol. Ce n'était certainement une tenue qu'il était habituel de voir.
Mais le plus étrange était que ni le surveillant ni la bigleuse ne s'en formalisaient outre mesure ou même ne semblait le remarquer. Sur son épaule, Saernel devait avoir fait le même constat puisqu'il s'agita, humant l'air à plusieurs reprises. Etaine inclina légèrement la tête sur le côté avant de se souvenir qu'elle n'en avait pas le droit et de rectifier sa position.
-Il semble irrité, nota le serpent. Mais c'est étrange, eux ne remarquent rien. Leurs attitudes, leurs odeurs sont tout à fait normales.
-Merci Richards, vous pouvez retourner surveiller le réfectoire, le congédia la bigleuse.
Etaine ne lui accorda pas un gramme d'attention, toute entière fixée sur l'homme étrange. Celui-ci se tourna vers la porte et il la détailla un instant, faisant surgir la colère chez l'orpheline. Elle savait ce qu'il voyait une gosse dépenaillée, avec un t-shirt trop petit qui laissait voir une bande de son ventre quand elle se redressait et un pantalon trop grand qui flottait autour de ses jambes fuselées et s'arrêtait, pur coup de chance, au bon endroit au niveau de ses chevilles. Le tout uniformément gris et usé jusqu'à la corde. Des chaussures sans lacet qu'elle avait néanmoins renforcées comme elle le pouvait pour qu'elles tiennent plus fermement autour de ses pieds. Des cheveux sales, emmêlés, dont le brun brillant originel n'était plus visible depuis la dernière fois qu'elle avait eu l'opportunité de se les laver qui tombaient jusque entre ses omoplates et recouvrait à moitié son visage, ne laissant visibles que sa face. Comme si elle était responsable de quoi que ce soit. Son regard croisa celui de l'homme. Insondable. Pourtant la pointe de colère qu'elle avait cru y déceler laissa place à de la surprise, le temps d'un instant, avant qu'on ne puisse plus rien y lire. Le regard « à geler l'Enfer » comme disait Kane avait peu d'effet sur lui. Il avait une maîtrise remarquable de ses émotions. Sans ses années passées à chercher les signes chez ceux de l'orphelinat sans doute n'aurait-elle rien vu.
-Son odeur a changé, l'informa Saernel, il semble un peu plus – la vipère hésita, darda sa langue, puis reprit – intéressé.
Intéressant. Même le serpent butait sur lui. Cet homme en noir, qui était-il ? Il la fixa encore un moment puis détourna son regard quand la bigleuse reprit la parole, ses yeux fixant deux endroits différents :
-Ah, Suzanne, asseyez-vous, l'invita-t-elle cordialement en lui désignant une chaise aussi dure que celle de l'homme en noir.
Cette fois encore Etaine dût se retenir de pencher la tête sur le côté comme elle le faisait chaque fois qu'elle était intriguée par quelque chose. La bigleuse n'avait jamais été sympathique avec elle et jamais elle ne l'avait appelé par son prénom. Elle-même avait tout fait pour qu'il soit oublié. Il y avait une autre Suzanne à l'orphelinat. En revanche le nom d'Etaine n'était porté par personne d'autre, où que ce soit dans le monde. Il était unique, et pour elle.
L'orpheline fixa encore un instant l'homme en noir avant de reporter son regard sur la bigleuse puis sur la chaise qui lui était destinée, analysant la situation. Cet homme devait être puissant pour que la directrice de Saint Raphaël et Damien fasse ce cinéma. Puis elle franchit la pièce en quelques enjambées d'une foulée rapide, longue et souple, qui lui permettait de franchir de grandes distances en peu de temps. Tout, dans la souplesse de ses mouvements, indiquait son habitude de se battre et sa connaissance de son environnement. Cela ne sembla pas échapper à l'homme en noir dont l'odeur se modifia sans que Saernel puisse déterminer le sentiment qui l'animait. Etaine se laissa tomber sur la chaise, choisissant son angle de manière à ce qu'elle puisse voir toute la pièce, avant de s'immobiliser et de darder un regard poliment indifférent sur les deux adultes.
-Suzanne, je vous présente le professeur Rogue, déclara la bigleuse, attirant son regard sur elle.
Professeur ? Ce seul mot éveilla sa méfiance. Qu'avait donc encore trouvé la bigleuse ? Que voulait-elle lui faire ? Son regard se reporta sur l'homme en noir, cette fois avec méfiance. Pensait-elle à la mettre à l'asile ? L'asile était pire qu'ici à ce qu'on en disait. Avait-elle découvert l'existence de Saernel ?
-Calme-toi, siffla doucement la vipère, si bas qu'elle seule pouvait l'entendre.
Il pouvait parler, lui aussi était tendu comme une corde d'arc ! La panique transparue un instant sur le visage d'Etaine avant qu'un masque d'indifférence ne tombe sur son visage, masquant toute émotion. Seuls ses yeux trahissaient encore son émoi, bien qu'ils bataillassent ferme pour l'enfouir là où personne ne pourrait le voir. La vierge marie en porcelaine installée dans une alcôve explosa quand son contrôle se fit hésitant. De nombreuses choses inhabituelles avaient eu tendance à se produire autour de l'orpheline, et ce depuis des années. Son père l'appelait magie et disait qu'elle l'héritait de sa mère qui était une sorcière puissante. Toute son enfance il lui avait parlé du monde magique mais les phénomènes inexplicables qui se produisaient autour d'Etaine avaient jamais été la seule preuve de ses paroles.
C'était en grande partie à ses facultés extraordinaires qui avaient aidées l'orpheline à rester en vie. Son entraînement n'avait pas porté que sur le physique mais aussi sur sa magie. C'était grâce à ce double avantage qu'elle parvenait à résister à Soren, Caine et Herbert en confrontation directe avec la seule aide de Saernel contre ces garçons tous plus âgés qu'elle. Sa spécialité, les boules de feu, lui permettaient d'éliminer ses adversaires à distance sans avoir besoin de venir au contact et donc prendre le risque d'être blessée.
Patiemment, au fil des semaines qui étaient devenues des mois puis des années, elle avait aiguisé cette magie pour la rendre la plus précise et dangereuse possible. L'une des conséquences avait été l'augmentation de ces phénomènes inexplicables. L'orpheline devait donc se contraindre à un strict contrôle de ses émotions pour éviter leur multiplication dans les situations les moins propices. Comme maintenant.
Etaine ferma les yeux un instant pendant que la bigleuse se tournait vers ce qui restait de feu sa précieuse porcelaine, indignée. Lorsque la directrice leur fit de nouveau face, juste après avoir constaté les dégâts, le visage de l'orpheline était impassible et ses mains sagement posées sur ses genoux dans une attitude modèle.
-Il semble de plus en plus intéressé, indiqua Saernel. Il sait.
Cette dernière phrase avait été prononcée de la façon la plus affirmative qui soit. Etaine jeta un coup d'œil à l'homme qui la dévisageait avec attention. Se pouvait-il qu'il soit, lui aussi, un sorcier ?