Bonjour chers amis Botterien!
J'espère que vous allez bien, qui que vous soyez et quelle que soit la raison qui vous amène ici! Je sais que vous me lisez, même si vous êtes pour la plupart discrets et pudiques comme des Murmureurs, mais il me suffit de sentir que vous êtes là, que nous voyageons à travers Gwendalavir ensemble.
Encore une leçon qui reprend un peu le thème de la contemplation, mais cette fois-ci perçu sous l'angle de la beauté. Je vous laisse avec un duo que j'aime beaucoup, et je vous souhaite que ce petit texte vous apporte autant de sérénité qu'à moi :D
MERCI du fond du coeur à Nymued et Ezezaguna, pour votre soutien et nos échanges de qualité (keuuuurrr)
Bonne lecture à tous :)
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Cinquième leçon
Beauté
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Mathieu Boulanger était rêveur.
D'un œil connaisseur, il observait le jeu kaléidoscopique des couleurs réfractées par la lumière éblouissante du matin: la rivière lui renvoyait un arc-en-ciel de teintes, du bleu pâle à l'outre-mer, surmonté d'éclaboussures qui bondissaient ça et là comme des saumons, semblables à autant d'écailles d'argent. L'air était agréable point trop frais, point trop lourd, et il sentait déjà dans ces langueurs les prémices d'une belle journée d'été. Il était tôt personne n'était aux alentours, et il était soulagé de cette solitude. En tendant l'oreille, il en aurait pour peu entendu vibrer dans les cordes du vent, la sérénade des Sirènes chantée pour lui seul…
Mathieu s'était levé tôt pour capter les rayons du soleil et en imbiber la toile sur laquelle il travaillait depuis des semaines. Loin de l'Autre Monde (comme on disait en Gwendalavir), il était privé de son matériel informatique : adieu écrans, graphiques et autres palettes virtuelles : il avait fallut revenir à des méthodes entièrement artisanales. Cela lui avait permis de redécouvrir le plaisir de chiner sur les marchés tel pinceau sculpté dans un bois précieux, et surmonté de tels crins, dont il s'amusait parfois à faire glisser le poil doux-rugueux sur les joues de Salim lorsque celui-ci venait le taquiner de trop près. Redevenu enfant, il s'amusait à plonger jusqu'au coude dans de grandes amphores remplies de pigments rouge, rose, raisin, réglisse. Mieux encore : muni de grosses pierres ponces que Bjorn avait parfois consenti à polir pour lui de ses mains sèches et expérimentées, il avait appris à écraser sur des plaques de verre limpides le lazuli, la céruse et l'azurite. Les poudres ainsi obtenues l'émerveillaient, comme autant de poussières magiques qu'il pouvait lier et mélanger à son imagination pour en éclabousser le lin soyeux, la soie lisse, ou le papier craquant sur lesquels il étalait son art.
Il aimait ce décor qui se déroulait sous ses yeux : légèrement en hauteur par rapport au cours d'eau qui léchait les pieds de la colline où se dressait fièrement Ondiane, il jouissait d'une vue dégagée sur tout l'angle à l'est. Il devinait, sans la voir, la majestueuse Al-Jeit, cette ville qui lui avait affolé le cœur avec autant de fureur qu'aurait pu le faire la plus belle des jeunes filles. Pour cela, on ne le présente plus : Mathieu était un rêveur invétéré, en quête de perfection en art comme en amour, désespéré d'atteindre un idéal qui semblait se dérober chaque fois qu'il tendait les doigts pour s'en saisir. Il avait subit des déceptions, mais soyons francs : avec son allure, ses incroyables yeux violets, les rejets tendaient plutôt à être l'exception que la règle. Le rapport de force était presque systématiquement en sa faveur, et il y aurait un nombre incalculable d'histoires de poèmes, de soupirs, d'ébauches énamourées à raconter. Mathieu sans le savoir, avait hérité du caractère de son père, et il ne s'arrêterait que lorsque son admiration serait fixée sur une personne exceptionnelle, qui lui apporterait tout à la fois la satiété dont il a besoin pour s'épanouir, et l'énergie suffisante pour le maintenir dans l'élan créatif perpétuel qui le caractérise, et qui lui est vital.
Depuis quelques temps, il se demandait s'il n'avait pas enfin trouvé un objet dans lequel il pourrait placer une admiration durable. Enfin, un objet : ne le répétez pas à Siam, elle verrait rouge et à coup sûr, se mettrait à découper en tranches tout ce qui se trouve dans son périmètre. Tout de même : Mathieu avait beau être un inconstant notoire, il était forcé de s'admettre que la Frontalière dégageait quelque chose de tout à fait inédit pour lui. Il avait longtemps pensé avoir été amoureux (de nombreuses fois), mais sans doute le terme était-il mal choisi, abusif : au fond de lui, il était conscient qu'il était plus souvent en proie à des passions qui étaient passagères, légères, et qui, forcément, laissaient un souvenir magique, impérissable : immanquablement idéalisé par son jeune esprit. Et cela le faisait soupirer dans ses meilleures heures de mélancolie, qu'il passait avec ses Muses, celles qui lui avaient le mieux fait tourner la tête et qui donc lui apportaient le plus d'inspiration.
La Beauté de ce monde : voilà ce après quoi il courrait. Le Rêve de pierre, l'Immuable, le Permanent. Il voulait tout à la fois : l'amour du Dragon pour sa Dame, la pureté de l'Arche, la passion de Merwyn pour Vivian, la grandeur des Plaines du Souffle…Gwendalavir avait ouvert une nouvelle porte dans son imaginaire, un monde dans lequel il ne cessait d'être émerveillé par l'étendue toujours plus élargie du champ des possibles…Il avait parcouru les territoires connus et arpentés les salles de l'Académie comme un louveteau affamé, pour quel résultat ? Il ne savait pas trop : il se sentait capable de bien des choses, mais une petite voix ne cessait de lui sourdre, quelque part dans son esprit, qu'il faisait fausse route et qu'il n'obtiendrait pas ce qu'il désirait le plus au monde par ces voies.
Mais qu'importe, ces pensées ne valaient pas le clair du jour. Il ferma les yeux et se représenta le plus fidèlement qu'il pu Siam. Sa démarche souple, le glacis de ses yeux gris qui ne fondaient que pour lui, ses cheveux tressés en une longue natte mais qu'il avait eu le privilège de contempler lui tombant en cascade sur les épaules, au creux des reins. Et tandis que l'image naissait dans son esprit, il ouvrit les spires de son imagination et fit quelques coups de crayon hasardeux sur la toile qui lui faisait face.
Non, décidément, ça n'allait pas.
Nouvelle tentative. Plutôt que dans le calme de l'intimité, il fit passer la Frontalière dans une salle d'entraînement de son esprit, sabre au clair, plus redoutable que les Tigres des plaines. Rien, décidément, l'ébauche du paysage qu'il souhaitait ne venait pas à son esprit, ses yeux ne voyaient pas, et son mouvement resta sec. Il passa en revue les plus beaux souvenirs des semaines passées : d'Ewilan à Edwin, en passant par Salim et Bjorn. Il revit les Frontières de Glace telles qu'il les avait admirées du sommet de la Tour de la Citadelle, enchaîna les visions les plus vives les uns après les autres. Rien à faire : l'inspiration ne venait pas, la Beauté, une fois de plus, riait de lui et filait telle Daphné échappant à Apollon quand ce dernier avait cru pouvoir s'en saisir…
Ses pensées allaient ternir le spectacle du levant, quand une intervention salvatrice en interrompit leur cours.
-Déjà en train de travailler, Maître peintre ?
Le visage d'Akiro se fendit d'un sourire.
-Déjà en train de tourmenter les éveillés, Maître Rêveur ?
Chose rare et inouïe pour la plupart des gens, Artis Valpierre se mit à rire. Pas d'une petite secousse nerveuse qui lui agitait péniblement la tête, ou d'un ricanement qui ne dévoilerait qu'un sourire en coin, non. Il rit franchement, d'un gros rire qui partait du ventre, gonflait dans sa poitrine et résonnait dans sa gorge pour emplir sa bouche et ses yeux de poussière scintillante. Personne d'autre qu'Akiro ne savait à quel point Artis avait un bon rire, ni à quel point le Frère aimait cela. Comme tant d'autres choses, il ne s'en était ouvert qu'auprès d'un tout petit cercles choisi ceux dont ils sentaient qu'ils pourraient à défaut de le comprendre, au moins s'abstenir de le juger. Le jeune homme avait senti très rapidement dans l'aura de cet homme qui restait toujours en arrière, un peu à l'écart du groupe, une timidité maladive qu'il cachait derrière une barrière de défiance et de froideur. Il avait immédiatement reconnu en lui un ami. Akiro lui-même, était de ce type là, sauf que son mur à lui était constitué d'arrogance, et qu'il s'était trouvé peu de gens pour le percer et arriver à passer au travers. L'un comme l'autre avaient fait des progrès lors de leurs pérégrinations en Gwendalavir, et quand bien même leur amitié était récente, ils se sentaient en confiance l'un avec l'autre : suffisamment en tout cas pour ouvrir le fond de leur pensée avec plus de sincérité qu'ils n'osaient le faire d'ordinaire. L'amitié de ces deux là, qui avaient respectivement été étiquetés « d'égoïste prétentieux » par au moins un des membres du groupe, n'est donc pas surprenante, du moins si elle est examinée sous cet angle.
-Alors, quelle merveille es-tu en train de préparer pour l'ébaudissement de nos yeux ? Reprit Artis, un léger sourire flottant toujours sur ses lèvres.
Il s'assit dans l'herbe encore humide de rosée à gauche du tabouret sur lequel Akiro était installé, sa robe de bure brun étant suffisamment robuste pour qu'il s'en ressentît aucune gêne. Il s'abreuva quelques instants du Levant qui se déployait sous ses yeux, laissant ainsi le temps à son ami de considérer sa question.
-Rien, soupira le jeune homme, posant pinceau et panel avec lassitude. Rien du tout mon bon Artis. Vois-tu, il y a une heure que j'essaie de me représenter quelque souvenir heureux qui ouvrirait la valve de ma créativité mais…Ma tête est vide, mon cœur est sec : c'est comme ça. Peut-être n'est-ce pas le bon matin…
Le Rêveur pris quelques secondes pour considérer cette réponse, puis reprit, avec lenteur :
-Dis-moi franchement, Akiro…Quand tu contemple la grandeur de la nature, la splendeur jour qui se lève, tes pensées sont-elles fixées sur l'instant présent, ou bien vagabondent-elles…ailleurs…
Cette semi-question arracha un sourire à son interlocuteur.
-Tu me connais trop bien. J'ai pour habitude de chercher l'inspiration dans des…auprès de…d'idées qui ouvrent les portes de mon puis intérieur.
Pas trop mal, presque habile : voyons comment le Rêveur va répondre à cela.
-Et ces objets qui, sans doute, sont digne de ton admiration, comment les perçois-tu ? De près, de loin – comme elles sont, de manière idéalisée ?
Grognement du peintre.
-On ne peut rien te cacher, décidément : il doit y avoir une bonne raison pour laquelle vous autres, membres de cette confrérie, êtes sollicités pour réparer l'intérieur des cœurs : c'est que vous voyez trop bien au travers.
-Pas vraiment, le contredit gentiment Artis, peut-être est-ce toi qui es parfois transparent à observer, mon ami.
Ils se turent pendant quelques minutes, attentifs au clapotement lointain de la rivière, au bruit des maisons et huttes qui s'éveillaient peu à peu autour d'eux. Non loin, un paysan et son cheval de trait emmenaient la charrue vers les champs pour le labour.
-Je pensais à Siam, bien sûr, fit Akiro dans un charmant soupir. J'essayais de mêler les sentiments forts que j'éprouve à son égard à la brume mordorée des premiers rayons d'Hélios, mais…c'est comme si j'essayais d'attraper une écharpe de vent : à peine crois-je que mon emprise s'est refermée sur mon idée, qu'elle s'échappe…
-Parce que tu places toute ta confiance et tes aspirations dans quelque chose qui t'es extérieur. De telle sorte, tu te rends inconstant à toi-même, imperméable au souffle intérieur qui te crie la bonne navigation pour diriger ton âme.
-Je ne comprends pas…
Frère Valpierre inspira profondément, joignit ses mains sous sa robe de moine, et resta ainsi dans une posture méditative quelques minutes de plus. Il lui semblait qu'approfondir le silence lui permettrait de livrer sa pensée avec plus d'impact.
-Nous autres, humains, sommes soumis à bien des influences extérieures. Observe cet arbre, au loin : vois-tu le mouvement de ses feuilles ?
Le Dessinateur plissa les yeux, légèrement ébloui.
-Je te répondrai bien que je ne vois guère le mouvement de feuilles. En revanche, j'aperçois nettement le souffle du vent qui ébranle l'arbre.
-Ah, nous y sommes. Qu'est-ce qui bouge : les feuilles…le vent… ? Non, non, mon ami. Ce qui bouge, c'est la pensée.
-Je ne comprends pas, confessa Akiro, visiblement en peine face aux énigmes d'Artis.
-Nous avons tous un besoin commun de nous rattacher à nos semblables par des biais divers. Ce peut être l'affection, l'admiration, le respect : nos rencontres façonnent nos caractère et notre sensibilité. Toutefois, il n'est pas sain d'accrocher nos espoirs et aspirations à la représentation d'un objet, d'une personne en particulier. En t'appuyant sans cesse sur un élément extérieur, tu créées une dépendance. Et de cette dépendance survient de l'impuissance, et de la vulnérabilité qui, in fine, vont paralyser ton action.
-Ce que tu dis n'a aucun sens : jamais je ne me sens plus vivant qu'en présence d'un être aimé, jamais ne suis-je plus inspiré, ni plus empli d'énergie.
-Je ne dis pas que ces affections n'ont pas un pouvoir décuplant, rasséréna le Rêveur. Toutefois, elles mettent en lumière une dichotomie : si tu t'appuies sur d'autres, c'est que tu oublies de puiser dans tes forces intérieures.
-Mais je ne saurais faire de l'art à partir du néant! Toute œuvre est la synthèse d'autres œuvres, aucun artiste n'est totalement indépendant.
-Essayons sous cet angle : me diras-tu, d'après ton expérience, que pour créer il ne faille pas être suffisamment ancré en soi pour diriger un élan d'imagination comme on dirige une flèche vers sa cible ?
Mathieu et Akiro se considérèrent un moment, face à face. Ils se turent, s'observèrent encore puis hochèrent silencieusement de la tête, d'accord pour une fois sur l'opinion à tenir.
-Il y a du vrai dans ce que tu dis…répondit lentement le garçon aux yeux violets. L'indépendance est source de liberté…La liberté est synonyme de libération, et cette dernière permet à l'instinct d'éclore, de faire pleuvoir les couleurs comme un feu d'artifice vers un but clair…je l'avais oublié, mais pourquoi ?
-Tu es dur envers toi-même: un jeune de ton âge devrait se réjouir d'avoir accès à cette clairvoyance, ce qui ne signifie pas qu'il te faille négliger l'exploration de ta Voie.
-Ma Voie ? Taquina Akiro avec un sourire, on dirait que tu as bien plus prêté l'oreille aux discours d'Ellana que tu ne voudrais t'en donner l'air, ha ha !
A son tour de rire en voyant le teint d'Artis prendre une teinte pivoine : le faible du Rêveur pour la belle Marchombre était un secret de Polichinelle, et l'occasion était trop belle pour que Mathieu ne tournât pas un peu son ami en dérision à son tour.
-Moi, au moins, je garde les yeux ouverts et une présence au réel, répliqua le guérisseur en reprenant comme il pouvait sa contenance. En ce qui vous concerne, Maître peintre, contentez-vous de dégager votre âme des nuages auxquels vous serez toujours tentés de vous agripper. Ça passe, un nuage…
-Autrement dit, je suis renvoyé à Racine : le fond de mon cœur devrait être plus pur que le jour…
-Voici des vers qui sont admirablement limpides: quel est le nom du gentilhomme qui les a prononcés ?
-Je te trouverai une copie, va ! Eclata de rire Mathieu, imaginant avec bonne humeur Artis dans l'Autre Monde, dans une bibliothèque remplie de jeunes malpolis et d'employés municipaux aussi agréables que des Ours Elastiques privés de framboiseilles.
-Je ne comprends pas cette hilarité, répartit le concerné d'un ton beaucoup plus tranquille. Mais qu'importe. Arrives-tu à dessiner, maintenant ?
Akiro reprit son sérieux. Il commença par fermer les yeux, laissant la lumière qui se faisait de plus en plus chaude lui caresser le visage, tel un chat se prélassant au soleil à l'heure de sa sieste. Il inspira, expira, et son oreille s'ouvrit à a nature environnante : il perçut le mouvement des libellules, le bruit des volets qui claquent, des échoppes qui s'ouvrent. Nouvelle concentration, et il descendit en lui-même : il s'effleura d'abord, se contentant de sentir l'énergie de la terre à laquelle étaient aimantés ses pieds bottés, laissa cette vibration se réverbérer le long de sa jambe, remonter dans son plexus, puis lui traverser la gorge pour enfin ouvrir son souffle. Pénétrant dans lui-même, il se laissa aller avec une espèce d'extase à cette expérience étrange qui consiste à ouvrir son propre cœur et ses propres pensées sa conscience active. Il laissa sa trinité de corps, d'âme, et d'esprit se mélanger dans un joyeux méli-mélo de sons, de formes, et de lumières.
Plein d'une énergie si forte qu'elle en devenait à peine supportable, il ouvrit les yeux, attrapa son pinceau le plus proche et se mit à peindre avec une frénésie et une concentration qui témoignaient de la netteté du chemin qui venait de s'éclairer à l'intérieur de cette tête. Il fut à l'œuvre pendant plus de deux heures, des minutes délicieuses qui s'écoulèrent comme des secondes et pendant lesquelles il laissa se déverser sur sa toile le contenu d'une cruche de créativité qui débordait au-delà de tout son être. Chaos et harmonie alternaient en lui, il se sentait habité d'une vigueur qu'il ne connaissait que lors de ses meilleurs jours, et le résultat était à la hauteur de ce que l'on pouvait attendre.
Quand il émergea de cette transe, son front suait à grosses goutes : la journée était désormais franchement chaude, et il n'avait pas pris garde de ce qu'il se trouvait dans un emplacement totalement dénué d'ombre. Le monde autour de lui était bien plus peuplé qu'il ne l'avait été à l'aurore : des hommes vêtus des mêmes atours qu'Artis vaquaient autour de lui (certains l'observaient de loin avec curiosité), le phénomène social reprenait ses droits, et Mathieu se sentait à son tour dépossédé de ses ailes, revenant peu à peu à la réalité prosaïque des choses.
La peinture était, objectivement, l'une des meilleures qu'il eut jamais faites. La scène représentait le paysage que nous avons décrit en incipit: c'étaient la même rivière, arbres, ciel et soleil, avec un je-ne-sais-quoi de plus, une patine de merveilleux qui recouvrait le tout et le faisait baigner dans une lumière argentée et glorieuse. Un auteur de l'Autre Monde aurait, pour décrire la scène, comparé la peinture à l'image de la mer qui se reflète à travers un miroir: c'est la même mer, avec pourtant quelque chose de différent, d'inaccessible, constitué de cette essence du beau qui est à peine soutenable, tant elle est puissante.
Akiro cessa de contempler la toile. Il pensa à son ami le Rêveur. Il se dit que les gens étaient sots, qu'ils seraient en tout cas bien peu à être d'accord avec lui, mais qu''importe: son idée était arrêtée. A partir de maintenant, quand il penserait à la beauté, ce serait l'âme d'Artis qui s'imposerait d'abord à son esprit. Parce que la Beauté réside là où pour la première fois notre conscience s'ouvrit, la où nous avons jeté un coup d'œil intelligent sur nous-mêmes, et que nous avons pu nous lier aux autres avec fraternité.
Brusquement conscient de sa fatigue, couvert de traces de peinture de la tête au pied, il songea qu'il était l'heure de partir. Il lui fallait emporter son matériel dans sa chambre, puis pourquoi pas en profiter pour piquer une petite sieste avant le déjeuner...
Il rassemblait ses effets dans sa besace quand il tomba sur un morceau de parchemin que son ami avait apparemment laissé à son intention dans un sillon d'herbe.
Intrigué, il déroula avec précaution le bout de papyrus, et y lut trois lignes tracées de la main d'Artis:
Stable quand le ciel titube, Ondoyante quand la terre raidi
Fragilité immuable, lien d'acier à la teneur du vent
insaisissable: Beauté
Savourant ces mots, il ferma les yeux et amena le papier contre sa poitrine, porté par cette nouvelle sensation de plénitude.
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