Coucou les gens !
Une pitite nouvelle en trois chapitres.
Comme j'aime bien ça, on retourne à la fin des années 1800. Et je vais appeler ça un AU parce que les personnages sont ceux de la séries téléportés à l'époque du canon d'ACD. On pourrait même dire que c'est le même univers que Nous Ecrire est Mon Privilège.
Et elle fait partie de la série "Sherlock et les cicatrices de John," au même titre que Cicatrice et Fascination (vous savez, le syndrome Harry Potter ;) ).
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Merci infiniment à Elie Bluebell pour sa bêta lecture formidable :D (Je m'excuse d'avance si subjonctif imparfait fait encore des siennes, j'en prends l'entière responsabilité :-}
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Pour info si vous êtes pas au clair avec le système de mesure british :
1 pouce = 2,5 centimètres
1 pied = 30,5 centimètres
1 livre = 4536 g
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La géographie de votre vie
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Chapitre 1 : Colline afghane
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Il était fort tôt le matin, comme en témoignaient les pâles lueurs qui commençaient à percer l'horizon autrement noir au-dessus des toits londoniens, apportant un éclairage grisâtre à ma chambre quand j'en ouvris les rideaux. Et Holmes m'avait tiré du lit plus tôt encore afin que je jetasse un coup d'œil à la plaie qu'il s'était faite en allant visiter un jardin voisin. Dans un but expérimental, évidemment, m'avait-il précisé en apercevant, dans l'obscurité de ma chambre que sa bougie venait faiblement percer, mon sourcil levé. J'avais été sur le point de l'envoyer paître avec autant de courtoisie que pouvait en rassembler un gentleman sauvagement réveillé à une heure indue, jusqu'à ce que me revînt à l'esprit que c'était à Sherlock Holmes que j'avais affaire. Sherlock Holmes qui me demandait – comme d'autres ordonnent – de me pencher sur une de ses blessures, lui qui semblait par ailleurs mettre toute sa volonté à ne pas m'obéir quand il souffrait d'un énième ébranlement cérébral à cause d'enquêtes plus violentes que d'autres et que je lui recommandais de rester allongé. Et si la faible source de lumière tressautante ne me permit de voir ni les traits de son visage, ni la partie abîmée sur son corps, le léger tremblement qui trahissait sa voix autrement impérieuse était un signe que je n'avais pu négliger et qui m'avait éveillé mieux que si j'avais reçu une gifle.
J'enfilai donc en vitesse le minimum de vêtements requis, chemise et pantalon, dans ma chambre que Holmes venait de quitter pour mettre à bouillir de l'eau et y plonger quelques unes de mes compresses selon mes ordres. Je connaissais suffisamment cet animal pour savoir que des linges propres me seraient nécessaires, s'il en était arrivé à me réveiller parce qu'il avait besoin de mes soins.
En effet, quand je descendis dans le salon, je le trouvai debout et parfaitement immobile près de la cheminée dans laquelle il avait ravivé le feu lorsqu'il était rentré de son escapade nocturne – j'imaginai comme l'entreprise avait dû lui être compliquée, lui qui n'avait guère l'habitude de s'occuper de notre feu – et dans laquelle son regard pensif était perdu. Légèrement courbé par la douleur, il se tenait le flanc d'une main sombrement luisante à la lueur des flammes dansantes. J'avisai avec une certaine exaspération la tache de sang d'une superficie pour l'instant limitée qui se formait juste au près de son pied gauche sur notre tapis persan et que chaque goutte noire s'écoulant de ses longs doigts venait imbiber un peu plus. Voilà un agrément que nous ne récupérerions jamais, songeai-je avec dépit. Peut-être qu'en déplaçant légèrement l'un de nos fauteuils nous pourrions couvrir cette tache qui ne manquerait pas de devenir salement brunâtre sur le tissu clair, même après un frottage énergique...
« Bon Dieu, Holmes, qu'avez-vous encore fait ?!
- Rien, » me répondit-il immédiatement avec force conviction, d'une voix malgré tout altérée par la souffrance.
Je levai haut un sourcil mais m'abstins de répliquer et me dirigeai plutôt vers la cuisine pour y prendre mon matériel médical que j'étalai minutieusement sur un plateau après m'être lavé les mains.
Je dus batailler quelques minutes avec l'obstiné qui me tenait lieu d'ami pour savoir d'où provenait sa blessure et quand il retira sa chemise avec mauvaise humeur pour me laisser regarder – parce que c'était bien ce qu'il souhaitait que je fisse, après tout – un soupir d'agacement las s'échappa d'entre mes lèvres.
« Vous savez que j'étais anciennement médecin militaire : je connais ce type de plaie et je sais quelle en est l'origine.
- Ce n'est rien, » répéta-t-il avec opiniâtreté, les lèvres pincées.
J'étais enchanté d'ajouter à mon dictionnaire Anglais-Holmesien cette nouvelle entrée : « Rien : euphémisme vague évoquant une éraflure profonde par arme à feu dont le plomb avait eu l'excellente idée de ne rien faire d'autre que frôler sa cible pour finir sa lancée Dieu savait où. » Je secouai encore un peu la tête et, m'assurant que Holmes ne me suivait pas, j'allai prélever de ma réserve de médicaments, dissimulée dans un placard à double-fond de ma fabrication dans la cuisine, une seringue que j'emplis d'un cocktail de morphine et de scopolamine. Si Holmes n'en avait rien dit, je savais que sa plaie devait le faire fortement souffrir et, à sa façon de se tenir devant le feu, je devinai qu'il avait de plus certainement chuté de quelque manière qui rendait son corps plus endolori encore.
Quand je revins avec ma seringue, après avoir de nouveau minutieusement dissimulé mes réserves médicamenteuses, je surpris le regard brillant que Holmes adressa à l'instrument que j'avais entre les mains, avant de croiser mon regard avec une expression d'envie coupable sur ses traits ciselés. Je fronçai les sourcils et plantai l'aiguille dans son bras qu'il avait tendu bien avant même que je ne fusse en position de lui inoculer la substance et avec ce que je savais être un frémissement d'excitation anticipée. Je serrai les dents en appuyant sur le piston tout en essayant de ne pas penser à ces soldats dont on renforçait le courage pour monter au front en effectuant sur eux le même type d'injections et qui souffraient par la suite de ce qu'on avait d'abord nommé pudiquement la Maladie du Soldat et qui n'était en fait rien d'autre que du morphinisme, ou morphinomanie. Holmes avait fermé ses yeux trop pâles et, visiblement, avait tourné tous ses sens vers l'intérieur de lui-même pour sentir l'effet sur son corps du dérivé d'opium que son sang pulsait à travers ses veines. Il me faudrait assurément, et sans tarder, revoir ma cachette de médicaments, puisque Holmes savait à présent qu'elle se situait dans notre cuisine et que j'y gardais des substances psychotropes.
Finalement, avant que j'eusse besoin de réitérer ma question, Holmes ouvrit des yeux aux pupilles trop dilatées et consentit à me raconter l'histoire de sa nuit agitée. Il affirma m'expliquer tout cela parce que j'étais vraisemblablement trop limité pour dégager moi-même une seule donnée de cette mine d'informations qu'était en soi sa plaie, mais j'avais la certitude désagréable qu'il se faisait en réalité conciliant pour m'exprimer sa reconnaissance malsaine de m'avoir vu lui injecter la drogue. Quoi qu'il en fût, l'histoire de sa blessure était relativement courte et, à vrai dire, ennuyeuse – et je tentai vainement de ne pas me dire que je commençais à raisonner comme mon ami. En effet le propriétaire du jardin visité l'avait simplement pris pour un voleur. Comme nombre d'imbéciles, il avait répondu par la violence d'abord et la réflexion ensuite – quoique ce deuxième axiome de l'équation demeurât une simple hypothèse : mon ami n'avait pas attendu sur place plus longtemps pour savoir si le tireur en arriverait à la diplomatie après avoir fait cracher son plomb à son fusil.
Le flanc de Holmes n'était que superficiellement touché, de cette façon impressionnante qui impliquait un fort saignement – qui, Dieu merci, n'avait rien d'une hémorragie – mais à la gravité mineure en comparaison des blessures que le détective avait déjà ramenées au 221B, Baker Street. Un demi-pied plus bas et la balle lui aurait explosé la hanche ; quelques pouces plus à droite et c'était sans aucun doute sa rate ou toute autre viscère qui aurait servi de nid douillet au plomb. Je tentai de ne pas trop penser à ces possibilités glaçantes en œuvrant minutieusement sur la blessure somme toute relativement bénigne.
Quand je terminai de refermer de mon mieux la plaie et d'y poser un pansement, et après lui avoir fait promettre de ne pas retirer le bandage pour analyser sa blessure – ce à quoi il ne consentit qu'avec réluctance – , je m'aperçus avec consternation que des gouttes de sang sertissaient à présent ma chemise brune. Étant donné la couleur d'origine du tissu, j'avais bon espoir que cela fût récupérable. Mais il me fallait essayer d'en enlever immédiatement les éclaboussures encore fluides et poisseuses, ce qui impliquait que je n'attendisse pas que Mrs. Hudson vînt la prélever avec le reste de notre linge pour notre lessive hebdomadaire dans deux jours. Mon colocataire s'étant éclipsé dans la salle d'eau pour nettoyer sa peau du sang qui la souillait, cela me laissait la cuisine pour procéder au lavage du vêtement hors duquel je me tortillais déjà – j'avais cette habitude, qualifiée de déplorable par mon ami, de ne jamais défaire les boutons de mes fripes si je pouvais simplement les passer par-dessus ma tête.
La soude donna déjà de bons résultats, et le vêtement à présent imbibé d'eau m'avait l'air d'une couleur relativement unie.
Bâillant en avisant les lueurs encore froides et ternes de ces cinq heures du matin qui poignaient à travers notre vitre, je m'installai devant la cheminée sur un repose-pied qui me permettait d'être à la hauteur idéale pour laisser sécher le vêtement. Je le tenais entre mes doigts qui se faisaient gourds de sommeil, à présent que me quittait le vif coup de fouet qui m'avait fait sauter hors de mon lit pour m'occuper de Holmes. Je savais que je ne pourrais pas me rendormir à présent, mais il était encore bien trop tôt pour que je contemplasse déjà des activités telles que prendre mon petit-déjeuner ou commencer à penser à ma journée. Ainsi, tenir bêtement ma chemise devant l'âtre chaud me paraissait pour l'instant la meilleure alternative envisageable.
J'imaginai en souriant la réaction que serait celle de Mrs Hudson si elle me surprenait séchant un vêtement à la chaleur du feu. Certainement crierait-elle au blasphème ménager, elle qui faisait toujours en sorte que nos affaires nous revinssent sans qu'il n'y restât la moindre odeur indélicate. Certainement aurait-elle eu raison de me réprimander. Mais l'odeur fumée qu'arborait un vêtement pour avoir passé trop de temps auprès d'un feu de bois revêtait pour moi une sensation étonnante de réconfort, et il m'arrivait parfois, alors que je sentais pour une raison ou pour une autre une telle fragrance sur un tissu, de revoir les bras chaleureux et accueillants de ma grand-mère dont la maison, en rase campagne, fleurait en permanence le bois brûlé. Un tel argument, cependant, n'empêcherait pas Mrs Hudson de se lamenter si elle me voyait actuellement. Sans doute me demanderait-elle une fois de plus quand je comptais m'installer avec une femme gentille et aimante qui fisse de moi un homme honnête, comme si cela aurait été la solution à tous mes sacrilèges ménagers.
Malheureusement – pour les espoirs de Mrs Hudson, et non pour moi puisque je vivais à vrai dire très bien la chose – aucune femme ne m'intéressait plus guère depuis quelques mois. J'avais rompu avec mon institutrice originaire de Bristol parce que celle-ci me reprochait mes escapades trop nombreuses avec Holmes et la complicité que je partageais avec mon ami à l'endroit de qui elle éprouvait, avais-je fini par comprendre, une franche jalousie. Le ridicule de la situation m'avait fait éclater de rire, lorsque la compréhension m'avait frappé, et elle, folle furieuse, m'avait planté en plein rendez-vous. Sans doute s'était-elle attendue à ce que je lui présentasse mes excuses. Sans doute eussé-je dû le faire. Mais je n'en avais aucune envie, même si cela signifiait que nous ne nous fréquenterions plus ; et il me sembla que c'était là la signification la plus indiscutable de l'issue qui devait être celle de notre relation. Par ailleurs, il était alors clair pour moi – et c'était toujours le cas alors que je tenais, l'esprit absent, ma chemise devant ma cheminée – que personne n'avait à exiger de ma part que je m'excusasse d'avoir un ami tel que Sherlock Holmes. Je trouverais une femme qui ne fît pas un scandale de ma camaraderie avec le détective, ou je ne trouverais personne du tout. J'avais beau m'être montré clair sur ce point avec Mrs Hudson, celle-ci se contentait de pincer les lèvres en secouant la tête avec à mon attention un regard que je ne parvenais pas à interpréter.
Depuis l'institutrice, aucune femme ne m'avait tapé dans l'œil, cependant. J'admettais aisément – quoique intérieurement – que je ne souhaitais pas spécialement construire la moindre relation romantique, ces derniers temps, et je ne faisais par conséquent aucun effort pour essayer de trouver une fille qui me plût. La vie avec Holmes était palpitante, animée, stimulante et fascinante, et y insérer une tierce personne me paraissait relever de l'absurdité : l'un de nous trois finirait forcément par se sentir délaissé. Comme je souhaitais que ce ne fût ni le cas de mon ami, ni le mien, il devenait évident qu'entamer une relation avec une femme impliquerait forcément une rupture à un horizon plus ou moins proche. Par ailleurs, plus le temps passait et plus je contemplais que rien ne pouvait me combler mieux que ce que ma vie m'offrait déjà – et penser cela me donnait l'impression d'être plus chanceux que nombre de mes congénères. Il était rare, de mon expérience de l'Homme, que quelqu'un se considérât pleinement satisfait par ce qu'il possédait sans chercher à obtenir plus.
Certes, les rapports intimes – et par intimes, j'entendais charnels – me manquaient plus cruellement à certains moments qu'à d'autres, mais comme je n'envisageais personne dans mes connaissances féminines ni qui aurait souhaité me soulager sur ce point, ni qui m'attirât suffisamment pour que je lui en fisse la demande, je taisais cette urgence d'un autre corps pour partager mes pulsions en me contentant de ce que pouvait me fournir le mien : une main disponible en permanence, qui connaissait mieux que quiconque mes plaisirs et mes déplaisirs et qui, au moins, ne me reprocherait jamais mon amitié envers Sherlock Holmes – si ce n'était quand celui-ci la réveillait, avec le reste de ma personne, à trois heures trente du matin, auquel cas j'approuvais fortement sa colère.
Quelque chose de soudain, frais et fin effleurant mon dos me fit violemment sursauter, m'arrachant brutalement à mes pensées vagabondes et, il me fallait l'admettre, peu catholiques. Je tournai vivement la tête, chemise, feu de bois et femme idéale oubliés, et sentit la tension qui s'était faite dans mes épaules s'en échapper immédiatement quand j'aperçus des boucles noires à une cinquantaine de centimètres de mon visage. Me frappa alors l'idée que les boucles n'avaient aucune raison évidente à se trouver si proches de moi, de même que celui qui les portaient fièrement sur sa tête trop bien faite et s'exclamait en cet instant :
« Doucement Watson ! Je ne souhaitais pas vous faire peur.
- Vous m'avez surpris, » rectifiai-je automatiquement. « Et vous touchez, avec vos doigts froids et mouillés, mon omoplate sans prévenir et sans que je ne vous aie vu revenir dans la pièce : à quoi vous attendiez-vous ? »
Ses doigts n'avaient pas quitté mon épaule.
« Je suis curieux de savoir en quoi consistaient ces pensées que vous contempliez si profondément que vous ne m'avez pas entendu revenir dans le salon : je n'ai pas spécialement essayé d'être délicat.
- Vous avez la grâce et la discrétion d'un félin, Holmes, » éludai-je, ne souhaitant pas particulièrement partager mes élucubrations mentales quant à ma meilleure amie du moment. « Vous ne savez vous montrer bruyant, et alors d'une manière atroce, que quand vous souhaitez que tout le monde dans l'immeuble et le quartier, sache par le poids de vos pas que vous êtes en train de faire la tête. »
À l'extrême limite de mon champ de vision, des lèvres à l'arc insolite – qualificatif qui convenait également parfaitement aux pommettes qui les surplombaient, aux yeux trop clairs, aux boucles trop longues et foncées et aux traits trop ciselés qui composaient le visage de mon ami – se pincèrent sous un regard que j'imaginai aisément noir. Holmes sembla s'apercevoir, cependant, que partir en boudant maintenant serait le moyen idéal de prouver que j'avais raison. Il opta ainsi pour une vengeance plus sournoise : ses doigts froids et humides se mirent en devoir de suivre des courbes dans mon dos qui, aux vues de sa position, à genoux à une distance respectable derrière moi, impliquaient une observation minutieuse de je ne savais quel détail ayant capturé son attention aux intérêts étonnants.
« Jusqu'à preuve du contraire, vous êtes mon patient et je suis votre médecin, Holmes. Que me vaut cette auscultation d'amateur ?
- Vous avez un nombre impressionnant de cicatrices, Watson. »
Il prononça « impressionnant » comme d'autres auraient dit « passionnant, » notai-je sans m'y arrêter véritablement – je n'étais plus à une fantaisie près de la part de mon ami, et j'avais appris à ne pas perdre mon énergie à m'étonner de ses remarques parfois étranges.
« Est-ce la première fois que vous vous en apercevez ? » grimaçai-je, fort conscient des marques pâles plus ou moins visibles et plus ou moins récentes qui brisaient l'uniformité de ma peau dorée.
Holmes se laissa le temps de la réflexion, comme si cette question, globalement rhétorique, méritait qu'on lui prêtât une observation approfondie.
« Etant données celles que vous avez sur les mains et les bras et connaissant votre précédente profession, j'imagine que je savais quelque part que vous en aviez également sur les parties de votre corps habituellement vêtues. Je n'avais jamais eu l'occasion de voir votre dos nu, cependant. »
Je ne savais que répondre à cela, et probablement Holmes n'attendait-il de toute façon pas de réponse. Sans doute eût-il été normal que je me sente importuné par ses doigts qui couraient sur une surface limitée de mon dos, du côté de mon épaule droite. Cependant, je venais de me pencher une demi-heure durant sur son flanc sans ressentir la moindre étrangeté, et j'avais soigné des plaies sur les hauteurs de ses cuisses sans lever le moindre sourcil. Il me semblait hypocrite que de l'empêcher d'observer mon épaule comme il le faisait, pour cause de pudeur mal placée. Je savais de toute façon qu'il ne faisait rien d'autre que cataloguer ce qu'il voyait avec un regard tout scientifique.
« Afghanistan, » dit-il laconiquement en laissant deux doigts couvrir ce que je savais être ma cicatrice la plus visible, celle qui le resterait toute ma vie.
Je hochai la tête. Ses doigts se mouvèrent à peine, semblant relever autant de données qu'ils le pouvaient en touchant le relief de ma peau boursouflée sur cette surface localisée. Je me pliai à l'exploration ciblée, le reste de l'étendue de mon dos apparemment oublié par mon ami qui se focalisait sur les deux centimètres carrés de cette marque laissée par une balle, des années auparavant.
« Racontez-moi, » dit-il finalement.
« Vous raconter quoi ?
- Ce qu'il s'est passé. Comment cette cicatrice est arrivée sur votre épaule.
- J'ai pris une balle.
- J'avais compris jusque-là, Watson, merci, » me répondit-il sèchement.
Je souris de sa mauvaise humeur et tentai de rassembler les souvenirs à la fois flous et terriblement clairs de cette triste journée.
« Comment imaginez-vous la scène ? » interrogeai-je.
Il m'avait à moitié insulté quelques minutes plus tôt en me reprochant de ne pas avoir su lire dans sa propre plaie son escapade nocturne. J'étais donc naturellement curieux de l'image que lui pouvait dégager de cette simple cicatrice et de l'entendre transformer cet amas de peau mal refaite, petite colline de moins d'un pouce de rayon, en une histoire palpitante en trois dimensions comme il le faisait habituellement de la plupart des scènes de meurtres que nous étudiions tous deux. Je n'avais que rarement été le centre de ses déductions, et quand c'était arrivé par le passé, j'avais plutôt subi qu'aimé l'entendre révéler des choses que je souhaitais garder pour moi. Si je pouvais, pour une fois, être le sujet de son analyse sur une caractéristique qu'il me plût de le voir explorer, et si, de plus, le domaine pouvait le fasciner comme les cicatrices semblaient le faire, il me tardait d'entendre le film qu'il pouvait écrire à partir de ce morceau de chairs malmenées.
Je sentis aux palpations de ses doigts, plus franches, plus cliniques qu'auparavant, qu'il investissait réellement ma question et je me surpris à trouver ça attendrissant. Avant de réaliser avec un choc que ce sentiment n'était pas le moins du monde approprié à la situation. Néanmoins, avant que je ne pusse me pencher plus avant sur la question, et à mon grand soulagement parce que je ne souhaitais pas du tout le faire, Holmes reprit la parole :
« Vous avez pris une balle d'un fusil d'assaut. Le coup venait de derrière et vous étiez alors penché vers l'avant – jusque-là, rien de moins qu'évident. Cependant, cela indique que vous tourniez le dos à vos adversaires car je n'envisage pas que vous ayez été victime d'une balle 'perdue' de la part de vos camarades d'armes. Plusieurs hypothèses me viennent à l'esprit quant à la raison pour laquelle vous aviez choisi de tourner le dos au danger : soit une attaque surprise par derrière par une autre partie des troupes ennemies – auquel cas je pense que, blessé, vous auriez été laissé sur place dans une battue en retraite désordonnée et ne seriez donc pas là à discuter tranquillement avec moi – soit pour une raison tout autre qui vous a fait vous retourner. Vous connaissant, je penserais à quelqu'un plutôt que quelque chose. L'angle qui semble être celui de l'entrée de la balle indiquerait que vous n'étiez pas debout mais penché en avant. Le plomb était d'ailleurs enfoncé dans votre dos quelques centimètres au-dessus du trou qu'il avait percé, raison pour laquelle il a fallu inciser votre peau à un deuxième endroit, tout proche du premier, pour la déloger. Il y a eu une infection – on le voit à ces boursouflures là, là et là. Mais vous avez malgré tout été chanceux ce jour-là : aucun organe vital touché alors que le poumon était tout proche, et un deuxième médecin dans le camp, fait exceptionnel, qui a pu vous opérer d'urgence. Quant à la raison pour laquelle vous étiez dos à votre tireur et penché : vous portiez assistance à l'un de vos camarades tombé à terre et que vous souhaitiez ramener au campement pour le soigner vous-même. Et ainsi votre vie a-t-elle été bouleversée en profondeur. Pour une fraction de seconde et une masse en métal pesant à peine un vingtième de livre. »
Je hochai la tête, pris par ce tourbillon d'informations dont j'étais le personnage principal. J'admirai la capacité de Holmes à comprendre tout ça à partir d'une cicatrice vieille de cinq années, même quand il était sous morphine. Il était absolument renversant de clairvoyance, et j'étais, moi, simple mortel tout ce qu'il y avait de plus banal, au plein centre de son attention pourtant si précieuse, dont l'intensité m'ébranla soudain totalement. Et je me rappelai de cette conclusion qu'il venait d'énoncer et dont j'avais été cruellement conscient, à mon réveil après l'opération, au milieu de la douleur intense : la réalisation glaçante que ma vie ne serait plus jamais la même.
Peut-être étaient-ce les souvenirs que je revoyais à mesure qu'il parlait, ou bien l'air frais de cette matinée et le feu qui ne réchauffait pas mon dos nu – à moins que ce ne fussent ses doigts qui caressaient doucement ma cicatrice alors que je prenais soudainement conscience de combien j'appréciais cette sensation et espérais qu'elle se prolongerait encore quelques minutes... Quoi qu'il en fût, je ne parvins que de justesse à réprimer le frisson qui naquit au bas de ma colonne vertébrale à cet instant. Je ne pus cependant rien faire contre la chair de poule qui recouvrit ma peau et je me sentis me tendre immédiatement, comme si c'était là quelque chose que je me devais reprocher. Une panique que je tentai de ne pas laisser paraître dans mes muscles déjà trop tendus m'étreignit quand je réalisai que la lumière du matin était à présent telle que Holmes ne pouvait que voir les petits grains qui recouvraient ma peau, à la courte distance à laquelle ses yeux se trouvaient de mon dos. Et, de plus, ses doigts agiles ne pouvaient qu'avoir senti l'apparition de ces toutes nouvelles données tactiles. En serrant les dents, j'espérai amèrement qu'il venait de s'abreuver d'informations sur ce phénomène étrange qu'était la chair de poule : quitte à ressentir la honte qu'une telle réaction physique m'inspirait en cet instant, autant que ce ne fût pas vain pour tout le monde...
Holmes ne fit aucun commentaire sur la question. Mais il se leva abruptement, néanmoins, et se dirigea vers la cuisine. Je demeurai immobile avec l'impression étrange et nouvelle, totalement insolite dans cette amitié qui était la nôtre et qui était plus silencieuse que loquace, que quelque chose se briserait si rien n'était dit dans les prochaines minutes. Mon esprit, cependant, était parfaitement vide de tout. À vrai dire, je ne parvenais même pas à comprendre la raison pour laquelle cette conviction angoissante m'étreignait.
Toutefois, je découvris à cet instant qu'avoir Holmes comme ami était une chose éternelle : si j'étais présentement incapable de prononcer les bons mots pour nous sortir de cette situation qui n'avait aucun sens à mes yeux, le détective, lui, ne laissa pas le silence devenu embarrassé et embarrassant se prolonger.
« Racontez-moi, maintenant, » m'ordonna-t-il fermement depuis la cuisine.
J'entendais des bruits d'eau en provenance de la pièce voisine. Je me passai les mains sur le visage, avec cette sensation désagréable que ce n'étaient pas les souvenirs de la guerre qui m'accablaient à présent, mais quelque chose d'autre qui m'écrasait sans que je ne parvinsse encore à en saisir la signification ni l'ampleur.
« Je... n'ai pas grand chose à ajouter à votre analyse, Holmes, comme toujours vous avez tout juste, » finis-je par parvenir à répondre avec une voix qui, de serrée, revint rapidement à normale – et, comme un soufflé se dégonfle, je sentis la tension réduire presque instantanément jusqu'à disparaître totalement entre mon ami et moi. « C'était tôt le matin – certainement à cette même heure, mais à trois milliers de miles d'ici. Nous savions que l'opération que nous devions mener était risquée. Nous avons perdu un quart des hommes de ma division, ce jour-là. Et comme vous l'avez dit très justement : j'ai eu énormément de chance de ne pas en être.
- En effet, il n'y a pas grand chose que je n'avais déduis. Me pardonnerez-vous de ne pas avoir su deviner l'heure à laquelle l'attaque a eu lieu ? »
Je sursautai à nouveau en sortant mon visage de mes mains et me retournai : il était revenu dans la pièce et parlait depuis la porte contre l'encadrement de laquelle il s'était appuyé avec son habituelle grâce nonchalante. Un sourire fin que je ne parvenais pas franchement à interpréter étirait ses lèvres. Le ton de sa voix me semblait amusé, ce qui me parut être un bon signe. À vrai dire, rien dans son être ni dans la situation n'eût pu me laisser penser qu'un instant de flottement entre nos deux personnes venait de prendre fin. Je me demandai même si j'étais le seul à avoir ressenti les minutes précédentes de cette façon. Peut-être mon ami n'avait-il, pour sa part, rien remarqué d'inhabituel, ne s'était pas étonné de cette chair de poule. L'air autour de nous n'aurait en effet pas souffert de gagner quelques degrés, et d'ailleurs pourquoi m'étais-je moi-même laissé alerter par une réaction physique aussi banale que celle-ci ?
Je lui rendis son sourire avec dans l'idée que je devenais peut-être aussi fou que lui. Ce qui était un problème, car je n'avais pas, moi, un intellect surnaturel pour me sauver la mise comme le faisait obligeamment le sien.
Ce ne fut que lorsque je me retrouvai seul dans ma chambre à nouveau, peu de temps après, ma chemise brune laissée à sécher à une distance raisonnable du feu pour ne point qu'elle se consumât et, avec elle, tout le bâtiment et sans doute le quartier, que l'impression d'oppression m'assaillit de nouveau avec violence.
Je venais de décider que dormir quelques heures de plus, finalement, ne serait pas une idée si mauvaise que ça, et m'étais glissé sous mes draps en appréciant la chaleur, la douceur et l'obscurité auxquelles Holmes m'avait arraché bien trop violemment ce matin-là. Holmes, justement, envahit mon esprit à cet instant précis, alors que je ne souhaitais qu'une chose : me laisser glisser dans le sommeil que je sentais proche. Holmes envahit mon esprit, et avec lui ses doigts et leurs caresses dans mon dos. Je tentai de repousser cette idée, d'oublier la réminiscence de ces effleurements qui, après coup, me donnaient l'impression d'avoir été l'expression d'une dévotion surprenante envers les marques que présentait mon dos. Et mon imagination, sans que je ne pusse la contrôler, ajouta aux souvenirs récents et aux sensations réellement ressenties sur l'instant des images qui n'avaient rien de réelles. Ses mains, plus que ses doigts, étaient plus caressantes, frôlaient mon cou et la racine de mes cheveux. Je ne comprenais pas pourquoi ces images s'imposaient à moi, mais j'eus l'idée fortement répréhensible de me montrer curieux. Je laissai mon imagination poursuivre ses divagations et, bientôt, les mains aux longs doigts blancs et agiles – je l'avais suffisamment vu manier armes et violon avec la même passion pour le savoir parfaitement – se posaient sur ma taille nue, passaient sur mon ventre, et son torse se collait à mon dos. Et là, contre le bas de ma colonne vertébrale, je sentais une dureté qui ne pouvait être rien d'autre que son érection.
Mes yeux s'ouvrirent brutalement en grand dans le noir alors que je sursautai, l'orée du sommeil m'ayant abruptement arraché à celui-ci avec l'image dérangeante que mon esprit avait terminé d'inventer pour moi. Mais, plus que mon imagination que je pouvais aisément déclarer galopante et sans signification, la sensation beaucoup plus réelle de ma propre érection dans mon bas m'ébranla profondément. Je n'avais aucun doute quant à ce qui l'avait invoquée : même en tentant d'être de mauvaise foi et en martelant mon esprit à coup de «Ça ne se peut ! », je ne parvenais à me convaincre que tout cela n'était qu'un hasard – et la voix de mon ami déclarant dans mon esprit tout à la fois « Il n'est de hasard, seulement des coïncidences » et « Si on élimine l'impossible, ce qui reste, peu importe son invraisemblance, est forcément la vérité » comme s'il était en train de le souffler au creux de mon oreille n'aida en rien si ce n'est à raffermir un peu plus mon membre.
Figé dans mes draps, je décidai d'abord de ne pas m'occuper manuellement de mon état actuel. Cependant, après être resté les yeux grands ouverts dans l'obscurité pendant une vingtaine de minutes avec cette tension dans mon aine qui devenait douloureuse, l'image de Holmes toujours imprimée dans mon esprit comme si elle ne devait jamais plus en sortir, je consentis à prendre les choses en main. Et si l'orgasme fut rapide et dévastateur alors que des scènes de plus en plus obscènes impliquant mon ami me traversaient férocement l'esprit, le soulagement se révéla de courte durée et l'atterrissage singulièrement brutal.
Je désirais Sherlock Holmes.
Je désirais Sherlock Holmes et, sans doute, était-ce là même la raison de mon désintérêt actuel pour la gente féminine. Or, Holmes était un homme, mon très cher ami, mon colocataire, et surtout, tout semblait indiqué qu'il n'était nullement intéressé par la chose sexuelle pour laquelle il ne semblait afficher que du mépris.
Pire, je ressentais au fond de moi que ce désir n'était pas un élan passager pour un corps comme j'avais pu en éprouver par le passé pour certaines femmes avec lesquelles je n'imaginai finalement rien d'autre que des caresses intimes desquelles j'envisageais me lasser rapidement. Non, avec mon désir pour Holmes résidait l'envie de poursuivre nos longues conversations, nos enquêtes, nos escapades imprudentes et téméraires et nos fort rares mais toujours intenses quintes de rires. Je n'imaginais pas une simple embrassade énergique avec lui avant de le laisser regagner sa chambre et qu'on n'en parlât plus, mais bien ce qui ressemblait horriblement à une relation de type romantique.
Or, s'il existait une notion que Sherlock Holmes méprisait plus intensément que l'intimité, les contacts physiques et, par extension, charnels, c'était bien l'idée futile et naïve selon laquelle deux êtres humains pouvaient se sentir liés par ce que les masses nommaient communément l'Amour.
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Et voilà pour ce premier chapitre ! Le prochain arrivera d'ici la fin de semaine, je pense (pas envie de mettre 3 semaines à publier cette fic).
Des bisous à tous, de l'amour et de l'espoir, toujours.
Nauss