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Dans la jeep qui les ramenait vers Londres, Aziraphale, la tête appuyée contre la vitre, considérait avec amertume combien les résolutions nées de la perspective de votre propre fin s'envolent rapidement quand celle-ci s'éloigne.

Il voulait dire tout ce qu'il avait regretté quelques heures plus tôt de ne pas avoir dit, mais il ne savait par où commencer. Tant de livres lus, et je suis incapable de trouver les mots adéquats. C'est pathétique !

Peut-être que présenter ses excuses serait un bon début. Pour la façon dont il avait lourdement mis les pieds dans le plat, causant le départ de Crowley. Pour ces onze dernières années de déni, qu'il n'avait pas toujours réussi à s'empêcher de ponctuer de sous-entendus mesquins, comme s'il cherchait à punir son ami de ne pas avoir plus d'audace que lui.

Tout à coup lui revint en mémoire la nuit où ils s'étaient rendus au manoir dans lequel Adam avait vu le jour, à la recherche d'une piste pour localiser l'Antéchrist. Mortifié, Aziraphale se souvint de sa remarque particulièrement minable : « On dirait qu'il y a un immense sentiment d'amour. Je ne peux pas expliquer ça plus clairement. Surtout pas à toi. » Le « Puisque tu prétends ne pas ressentir ce genre de choses » avait flotté dans l'air, pensé suffisamment fort pour être presque audible. Le démon avait blémi, et commencé d'une voix tendue : « Tu veux dire, comme… » Puis, ils avaient heurté la jeune fille au vélo.

Qu'allait-il dire ? Aziraphale avait beau se répéter que ressasser cela maintenant était complètement ridicule, cette question le tortura jusqu'aux faubourgs de Londres.

Il se passa une main sur le visage.

- Tu peux me déposer chez moi ?

C'étaient les premiers mots qui étaient prononcés depuis qu'ils étaient montés dans la voiture.

Crowley sursauta, comme arraché à ses propres pensées, et jura.

- Je… j'ai oublié de te dire quelque chose. La librairie… euh… elle a… hum… brûlé.

Il lança un regard inquiet à l'ange qui s'était figé, livide. Il reprit :

- Je ne sais pas ce qui s'est passé. Quand je suis arrivé, l'incendie faisait déjà rage. Je suis désolé.

Pendant de longues minutes, Aziraphale fixa la route en silence. Puis, il fronça les sourcils.

- Mais… comment as-tu pu rendre son livre à Anathéma ? Il était resté dans la librairie…

- J'ai cru que tu étais dedans. Je suis entré pour te chercher. Je suis tombé sur le livre. Il n'y avait plus que ça à sauver.

L'ange le fixait d'un air stupéfait. Crowley se racla la gorge.

- Tu veux aller jeter un œil, ou tu préfères éviter ?

- Je crois que j'ai besoin de me rendre compte par moi-même, répondit Aziraphale d'une voix faible.


Là où se tenait la librairie quelques heures plus tôt, il n'y avait âme qui vive. Aziraphale s'approcha du cordon de sécurité des forces de l'ordre. Les lampadaires atténuaient l'obscurité. Suffisamment pour se rendre compte qu'il n'y avait plus rien à voir. Tout le bâtiment était en cendres et les boutiques adjacentes, évacuées, avaient été touchées elles aussi.

Il souleva résolument la bande de plastique qui interdisait symboliquement le passage, et arpenta les ruines. Crowley resta un peu en retrait, ne sachant que dire. Aziraphale finit par s'arrêter, le dos tourné, près de l'endroit où aurait dû se trouver le comptoir. Au mouvement de ses épaules, le démon comprit qu'il pleurait. Il s'approcha.

Le spectacle d'un ange en larmes briserait le cœur de n'importe qui.[1] Le réconfort n'avait jamais été le point fort de Crowley, mais il finit par prendre maladroitement son ami dans ses bras. Il n'y avait rien à dire, de toute façon, aussi se contenta-t-il d'un « chhhhut » qui se voulait apaisant.

L'ange s'abandonna dans les bras qui lui étaient ouverts, pleurant tout son soûl sur l'épaule offerte, trempant le tissu qui sentait encore la fumée. Il finit par relever la tête.

- Tu es entré là-dedans… pour me chercher.

Les yeux bleus étaient emplis d'une intensité telle qu'elle effraya le démon, qui bégaya :

- C'est que… j'avais besoin de ton aide, j'avais Hastur à mes trousses. Et puis, tu sais, moi, le feu…

D'un revers de manche, Aziraphale essuya ses larmes et demanda d'une voix douce :

- Tu ne trouves pas qu'il serait temps qu'on arrête ce petit jeu ?

- Quel jeu ? Je ne…

- Celui dans lequel tu prétends ne rien ressentir pour moi et dans lequel je fais semblant de te croire.

- Je…

Crowley fut interrompu par un doigt posé sur ses lèvres.

- Je ne te demanderai pas de dire quoi que ce soit, cette fois. Dieu a beau être amour, ça ne rend manifestement pas ses anges aptes à gérer les cas dans lesquels ils sont personnellement impliqués. (Aziraphale sembla considérer cette hypothèse un bref instant.) Ou alors, c'est juste moi qui suis nul. (Il haussa les épaules.) Quoi qu'il en soit, même si je ne suis pas doué, j'apprends de mes erreurs. Ne dis rien, si tu veux, mais je t'en prie, écoute, parce que si je ne parle pas maintenant, je ne suis pas sûr de retrouver assez de courage plus tard. (Il reprit une courte respiration avant de continuer d'une voix étranglée.) Je t'aime. Je t'aime, et c'est tout ce que j'aurais dû te dire il y a vingt-deux ans, et pas un jour n'a passé depuis sans que je regrette de ne pas l'avoir fait.

Le démon ferma brièvement les yeux et ouvrit la bouche pour répondre. Aziraphale ne lui en laissa pas le temps :

- Et n'essaie pas de me dire que je ne peux pas t'aimer parce que tu es un démon. Je te connais. Je t'ai toujours connu. Ta Chute ne t'a pas changé autant que tu le crois… ou que tu veux le faire croire. Et peu importe, de toute façon, parce que ça fait bien longtemps que, quand je te regarde, je ne vois plus un démon mais un ami. Mon seul ami. Et davantage, mais il a fallu que tu partes pour que je le comprenne.

A nouveau, la tentative de réponse de Crowley fut coupée court par une tirade débitée à toute vitesse :

- Oh, et je te vois venir. Tu vas argumenter que, de toute façon, les anges sont supposés aimer tout le monde et que donc, ça ne signifie rien. Eh bien, détrompe-toi : je ne t'aime pas comme j'aime tout le monde. Ce n'est pas censé se produire, je le sais bien. Peut-être que je suis sur Terre depuis trop longtemps. Peut-être aussi que je ne devrais pas, mais je ne peux pas croire que c'est mal parce que, ce que je ressens pour toi, juste pour toi, Crowley, c'est tellement…

Le démon l'interrompit de la seule façon possible : en l'embrassant. Ce fut bref et plus maladroit qu'autre chose, parce qu'Aziraphale ne s'y attendait pas et resta interdit. Mais le baiser eut le mérite de mettre fin à son discours avant qu'il ne devienne totalement hystérique[2].

- Mon ange ? demanda Crowley en glissant ses lunettes de soleil dans la poche de sa veste.

- Quoi ? répondit Aziraphale distraitement.

- Tu pourrais te taire un instant ?

- Oui… je crois que… je pourrais faire ça, acquiesça-t-il d'une petite voix.

- Parfait.

Cette fois, Crowley prit le temps de bien faire les choses.

Quand leurs lèvres se séparèrent, celles d'Aziraphale affichaient un léger sourire. Ses yeux demeurèrent clos quelques secondes, puis s'ouvrirent sur une expression un peu confuse qui inquiéta Crowley :

- Qu'est-ce qu'il y a ? Ce n'était pas…

- Ne fais pas cette tête. C'était parfait. Pour autant que je puisse en juger. C'est juste que… c'est une façon très humaine d'exprimer ses sentiments.

Ce fut au tour du démon de présenter un air perplexe :

- Comment voudrais-tu…

Aziraphale lui demanda d'une voix douce :

- Tu ne te rappelles pas ?

L'interrogation qui passa dans les yeux du démon répondit à sa question.

Alors, Aziraphale relâcha son aura. Sous leur forme humaine, ils avaient pris l'habitude, devenue inconsciente, de la contraindre, sauf quand ils en avaient besoin pour exercer leur influence sur un mortel. De rares humains étaient suffisamment réceptifs pour percevoir les auras et il valait mieux éviter d'attirer inutilement leur attention en en manifestant une sans comparaison possible avec celle d'un individu ordinaire. Même muselées, leurs auras d'ange et de démon auraient dû se repousser naturellement, mais ils s'étaient fréquentés suffisamment longtemps pour que cet effet s'estompe et finisse par disparaître tout à fait. Cependant, jamais Aziraphale n'avait dirigé une telle concentration d'amour vers le démon. Celui-ci fut totalement submergé. La panique s'empara de lui.

Il comprit au regard d'Aziraphale que celui-ci l'invitait à faire de même. Il protesta avec peine, luttant contre la sensation d'étouffement :

- Je suis incapable de faire ça.

- Bien sûr que tu peux. Tu l'as déjà fait. C'est comme ça que j'ai su.

- Ce n'était pas volontaire ! Je ne sais pas comment faire.

L'ange lui prit les mains.

- Fais-moi confiance. Regarde-moi. Laisse venir.

En comparaison, avouer ses sentiments à voix haute paraissait rétrospectivement d'une simplicité enfantine à Crowley. Mais Aziraphale avait raison : c'était le jour où jamais. Que pouvait-il faire de pire, pour un démon, que ce qu'il avait fait en empêchant l'Apocalypse et en s'opposant à son maître ? N'était-il pas d'ores et déjà condamné ? Autant mériter pleinement le châtiment qui ne manquerait pas de suivre.

Il se concentra sur le regard empli d'amour ancré au sien pour tenter de calmer l'emballement qui avait envahi tout son être. Il y avait là, tout au fond de lui, quelque chose qui ne demandait qu'à être libéré, qui ruait en tous sens pour échapper à la prison dans laquelle il avait été soigneusement et méthodiquement confiné. Alors, Crowley ouvrit les serrures, une à une. Le sentiment se répandit, devint presque palpable et il comprit spontanément, ou plutôt il se rappela, avec une surprise ravie, comment l'orienter vers l'émotion semblable qui lui était adressée. Lorsque son aura frôla celle de l'ange, son essence démoniaque se débattit avec affolement. Crowley lutta contre une envie irrépressible de claquemurer à nouveau tout cet amour bien à l'abri, sentant instinctivement que son identité, sa survie même, pouvaient être mises en péril. Mais il était de toute façon déjà trop tard : les deux auras s'étaient reconnues et, ivres de joie, balayant tout sur leur passage, elles se ruèrent à la rencontre l'une de l'autre.

L'onde de choc les ébranla de façon inimaginable. Pour la seconde fois de la journée, leurs ailes jaillirent de concert, nimbées d'une glorieuse lumière dorée. S'il s'était trouvé un humain pour assister à la scène, son esprit n'en serait probablement pas sorti indemne. Par bonheur, la rue était déserte. Mais Londres connut à cet instant-là une vague massive d'extases mystiques, dont les scientifiques parvinrent plus tard à situer l'épicentre à Soho, sans toutefois y trouver la moindre explication rationnelle.

La vague reflua, au bout de ce qui pouvait être tout aussi bien une seconde que plusieurs heures, les laissant pantelants, cramponnés l'un à l'autre, front contre front, partagés entre les larmes et un rire inextinguible.

Lorsqu'enfin ils furent à nouveau suffisamment maîtres d'eux-mêmes pour s'inquiéter de leur apparence, ils reprirent, non sans mal tant l'épuisement les menaçait, leur forme humaine. D'un geste machinal, le démon cacha ses yeux reptiliens derrière ses lunettes noires mû par une vieille habitude, l'ange réajusta sa mise sans y penser.

Se soutenant mutuellement pour ne pas chanceler, ils regagnèrent la voiture. Ils n'échangèrent pas un mot, car qu'est-il encore nécessaire de dire lorsque vous vous êtes dévoilé sans aucune réserve et que l'autre a accueilli, accepté, aimé la moindre parcelle de votre être ?

Rien ne fut dit, donc, mais leurs gestes étaient plus éloquents que tous les mots qu'ils auraient pu prononcer.


[1] De n'importe qui possédant un cœur, évidemment, ce qui exclut tout démon normalement constitué. Ce que Crowley n'était pas.

[2] Objectivement, une claque aurait parfaitement fait l'affaire aussi mais Crowley n'avait pas trouvé que c'était la solution la plus appropriée au contexte.