Prologue

Une silhouette sombre, douée de mouvements lestes et agiles, se faufila sur le toit, quittant l'hacienda des De la Fresneda . Sa cape noire voleta au vent, provoquant un bruissement semblable au claquement des ailes d'un oiseau. Ses pas étaient rapides et précis, aucun moment d'hésitation ne venait ternir sa marche. A ses mains, des gants sombres. L'on ne pouvait discerner entièrement son visage, un masque noir surmontant une petite moustache brune. Le tissu de ses vêtements était de qualité tout comme le cuir de ses bottes noires.

Dans la cour de la propriété, le corps d'une femme était étendu sous un arbre, cerné de pétales de fleurs. Elle avait les yeux fermés si bien que l'on aurait pu croire qu'elle dormait paisiblement, un bras sur la poitrine, un rictus sur les lèvres semblant à un léger sourire. Elle était âgée, les cheveux grisonnants et le visage inondé de maturité. Son habillement prouvait qu'elle ne faisait pas partie de l'aristocratie et pour cause, elle était l'une des servantes de la famille des haciendados. Elle se prénommait Felicidad et avait été à leur service depuis son plus jeune âge, tout comme sa propre mère avant elle.

Dans la pénombre, l'astre lunaire, impassible, apportait un peu de clarté à ce lugubre tableau. La silhouette, indubitablement masculine, sauta finalement avec une grande agilité de l'un des toits pour atterrir doucement sur la selle d'un magnifique cheval noir. Il ne faisait aucun doute que cet animal, pourvu d'une carrure imposante et de muscles bien présents, faisait partie d'une grande lignée de champions. L'étalon et son cavalier s'élancèrent rapidement, s'éloignant de la propriété, tandis que dans la cour de l'hacienda, des dizaines de personnes s'étaient réunies autour du corps. Doña Isabela De La Fresneda poussa un cri d'épouvante en découvrant la brave femme dépourvue de tout signe de vie, du sang à son côté. Sous l'émotion, elle tressaillit et son époux dut la porter au salon, où elle put revenir de sa pâmoison plus ou moins paisiblement à la vue des circonstances. Un brouhaha s'était élevé et l'atmosphère était devenue oppressante. On avait fait chercher un médecin, pour entretenir l'espoir. Cependant, tout le monde savait que la brave femme était partie rejoindre son Créateur et que personne ne pourrait plus la sauver.

Peu après l'arrivée du médecin, le capitaine Toledano, accompagné de quelques troupes se présenta à l'hacienda, où il découvrit l'objet de toutes les inquiétudes. Ce n'était pas la première fois qu'un meurtre était commis dans de si étranges circonstances à Los Angeles. Déjà, deux autres assassinats avaient eu lieu, les semaines précédent cette soirée tragique, mettant un terme à la quiétude des beaux paysages de Californie. Toutes les personnes présentes dans le patio ne parlaient que de ces événements innommables. On débattait du lugubre décès de la Señorita Fernandez et de celui, survenu quelques jours auparavant, de sa servante. Les deux femmes avaient été retrouvées dans une position semblable à celle de la vieille domestique. Celui qui leur avait ôté la vie les avait positionnées d'une façon particulière, les mains sur la potrine, un voile sur le visage, recouvrant le corps de pétales de fleurs, dans un coin, à l'ombre du patio de l'hacienda de Don Ricardo Fernandez. Il les avait tuées en les transperçant de sa lame en plein coeur, avec une minutie tant déconcertante que terrifiante. On aurait dit des tableaux astucieusement mis en place par un artiste de renom. Hélas, de bien morbides tableaux. Néanmoins, si certains détails étaient semblables cette fois-ci, le meurtrier – s'il s'agissait du même homme - avait été clairement moins soigneux. La femme d'âge mûre n'avait pas de voile sur le visage, les pétales étaient disséminées un peu partout et non de la façon si impetueusement et cruellement ordonnée qu'elles l'avaient été chez ce pauvre Fernandez. Toledano hocha la tête en songeant à Don Ricardo. Le pauvre homme ne s'était plus montré en ville depuis le décès de sa fille et il s'était juré de pourfendre l'homme qui lui avait volé la plus grande de ses richesses. Le Capitan ne pouvait à présent se pardonner le fait de n'être point parvenu à apréhender l'investigateur de ce crime odieux avant qu'il ne recommence à commettre ses atrocités. Ce fut donc personnellement, avec l'aide du sergent Garcia, qu'il entreprit de questionner toutes les personnes présentes dans l'enceinte du domaine des De La Fresneda.

Le lendemain, au pueblo, beaucoup de monde s'était retrouvé dans l'auberge, apprenant au fur et à mesure des arrivées les tristes événements de la veille. Le sujet était sur toutes les lèvres et le moindre péon était au courant de ce qui s'était produit. Un homme, un indigène à la carrure imposante, domestique chez les De La Fresneda, racontait avec une pointe d'effroi dans la voix, ce qu'il avait pu voir et entendre. Un peu plus loin, un caballero, magnifiquement vêtu, sa veste brodée de beaux fils dorés, écoutait attentivement le récit. Il sirotait un verre de vin, attablé en compagnie d'un autre homme, ses yeux noisette posés avec intérêt sur la masse humaine qui cernait l'un des coins de la taverne. Il finit par se lever, pour se mêler à la foule entourant l'Indien qui gesticulait tel un esprit fou en racontant le drame. Un détail de son histoire avait piqué la curiosité du jeune homme, qui s'empressa, après un court moment d'hésitation, de prendre la parole.

"Vous avez dit que Zorro était là?" demanda Don Diego De la Vega, étonné, mais n'en laissant rien paraître, cependant désireux d'en apprendre davantage. Bernardo, son fidèle serviteur, l'avait suivi et écoutait attentivement lui aussi, bien que tout le monde ne le pensât sourd dans le pueblo.

"Je pense qu'il était là pour protéger Felicidad." déclara l'indigène. "Il devait savoir que cela allait arriver. Zorro sait toujours tout." continua l'indien en hochant la tête de haut en bas comme pour appuyer ses dires et prouver qu'il croyait réellement en ses propres paroles. Cela fit légèrement sourire Don Diego, qui se tourna subitement en entendant une autre voix résonner dans le fond de la pièce.

"Des histoires qui m'ont été comptées, je sais que El Zorro est très habile avec une lame. Suffisamment pour viser en plein coeur. Il se peut qu'il soit l'assassin de cette pauvre malheureuse!" s'exclama avec hargne l'un des protagonistes présents dans les lieux. De nouveau, un brouhaha s'éleva, emplissant l'auberge d'inquiétude. Le jeune De la Vega opina du chef à son tour, mais cette fois-ci dans l'optique d'indiquer son désaccord. "Nous avons déjà eu à faire à des imposteurs. Peut-être n'était-ce pas le vrai Zorro. Nous n'avons rien qui nous prouve qu'il ait pû commettre cet acte terrible. Et s'il s'agissait du Zorro que nous connaissons tous, je suis certain que ses intentions étaient nobles." affirma-t-il paisiblement, mais sur un ton empli de certitude. Il pouvait malheureusement lire dans les regards que l'affirmation de l'homme en colère avait suffi à semer le doute dans certains esprits. Padre Felipe, curé à la mission San Gabriel, l'avait dit une fois "Le diable se pare toujours d'une auréole la première fois qu'il apparait à nous" et peut-être que certains méditaient encore à ce sujet. Finalement, la foule se dispersa, l'indien n'ayant plus aucune information supplémentaire à donner à cette populace si curieuse et inquiète en ce qui concernait l'avenir de leur lieu de résidence.