Le cœur battant à tout rompre, les jambes flageolantes et le souffle court. Juvia Lockser tomba à genoux sur le pavé humide et crasseux d'une ruelle aux airs lugubres de la ville basse. Elle n'avait pas eu le réflexe de porter ses mains en avant pour amortir sa chute, gardant les bras croisés sur son précieux paquetage. Le regard vitreux, ses longs cheveux plaqués sur son front humide, elle tentait de reprendre son souffle. La course avait été plutôt intense. C'était sa faute, elle avait fait un mauvais calcul. Bien sûr, elle avait bien compris que la cible risquait de lui poser des problèmes. Grand, jeune, plutôt athlétique… Seulement, le trésor qu'il transportait valait au moins vingt fois ce qu'elle parvenait à peine à collecter en un mois. Se sentant en veine, elle était passée à l'action. D'un coup de main habile, elle avait délesté l'inconnu de sa bourse, sans faire le moindre bruit. Puis elle avait continué à errer dans le parc, en se mélangeant aux badins qui donnaient du pain aux pigeons, afin de ne pas éveiller de soupçons. A peine quelques secondes après son action, la pauvre victime avait commencé à hurler « au voleur !». Juvia s'était alors tournée vers le cri, heurtant du même coup une passante à l'épaule. Le précieux trésor dérobé avait alors chu bruyamment sur le gravier, alertant tous les passants alentours. « C'est elle ! Attrapez-la ! ». D'abord hébétée, la jeune fille se reprit bien vite en voyant la masse de gens se précipiter vers elle. Elle récupéra rapidement la bourse avant de se précipiter hors du parc. Par chance, elle était en territoire connu. Ces six derniers mois passés dans la ville basse à mendier sa pitance lui avaient enseigné deux ou trois choses. Elle s'appliqua dans un premier temps à mettre autant de distance que possible entre elle et ses assaillants, se dirigeant vers le marché de la ville, espérant se fondre dans la masse. Sa silhouette fluette se mouvait avec aisance au milieu de l'agitation de la fin de matinée. Mais en se retournant, elle aperçut le jeune homme qu'elle avait dérobé un peu plus tôt toujours à sa poursuite. « Merde », siffla-t-elle entre les dents. Elle entreprit de disparaître sous un stand de fromages avant de repartir de plus belle pour une course dans les ruelles des quartiers mal famés.
Il lui fallut plus de vingt minutes avant de parvenir à semer son poursuivant, à force de ruses. D'ailleurs, tout son répertoire y était passé ! Cet homme devait vraiment tenir à sa bourse... Un instant, Juvia fut frappée de remords. Elle ravala sa salive, et inspira à fond. Doucement, un-deux-trois… expira. « Ça va mieux ». D'un geste élégant, elle releva les mèches qui barraient son visage trempé de sueur, avant de se relever. « Aïe ! Merde ! » Ses genoux étaient en sang, et ses jupons déchirés. Bravo ! Elle allait à présent devoir attendre la nuit pour bouger. Prudemment, Juvia passa la tête dans la rue adjacente. Personne. Bon, c'était au moins ça. Elle s'enfonça un peu plus profondément dans l'ombre de la ruelle, et s'assit prudemment derrière une poubelle. Elle essaya de se faire un peu plus confortable, et attendit que son corps se remette de l'effort qu'elle venait de lui soumettre. C'est seulement après de longues minutes que la jeune fille découvrit la fameuse bourse. Elle la soupesa d'abord, et desserra le cordon doré. Son humeur ne cessa de s'améliorer à chaque pièce qu'elle retirait. Elle compta en tout une bague, cinq rubis, trente-trois pièces d'or, vingt d'argent et huit sous de cuivre ! Ses mains se mirent à trembler tout à coup. Elle avait à présent au moins assez d'argent pour quitter la ville ! Une larme coula sur sa joue pâle. C'était à peine croyable. Six mois qu'elle vivait comme une souillon, dormant à même le sol dans des taudis infestés de rats… six mois qu'elle économisait le moindre sou volé, espérant un jour tout recommencer. Elle remit bien vite son précieux butin à l'abri dans son étui de cuivre, qu'elle prit soin de cacher dans son corset. Elle se leva, s'apprêtant à courir vers sa cachette pour rassembler ses affaires elle ne voulait pas rester une minute de plus dans ce trou à rats. Mais son instinct lui intima de rester cachée. Alors elle se rassit, resserrant son petit gilet autour d'elle.
Juvia se réveilla au beau milieu de la nuit. Un rire aigu se rapprochait. Elle se recroquevilla un peu plus derrière sa poubelle, essayant de convaincre que nul ne pouvait la voir ainsi cachée. Deux hommes passèrent, se tenant l'un l'autre, titubant sur le pavé glissant. « J'te jure Eliott, Madène va me tuer ! J'y avais promis d'plus boire ! ». La jeune fille poussa un long soupir de soulagement. Les battements de son cœur se calmèrent bientôt, et ses pensées redevinrent placides. L'heure était à présent assez avancée pour que Juvia puisse se faufiler jusqu'à sa tanière. Tous les gredins du coin étaient occupés à faire les sorties de tavernes, de plus, la cachette n'était qu'à quelques rues de là.
Juvia se mit alors délicatement sur ses jambes, étira ses muscles engourdis par le froid, et risqua un regard par la ruelle. La voie était libre. Elle glissa aisément d'ombre en ombre, enjamba un ou deux murets, passa deux officiers de la garde en train de roupiller, et arriva enfin devant les ruines de la maison du Maire. Elle traversa le jardin à grands pas, contourna la fontaine, et s'accroupit devant le grand chêne. Elle creusa au niveau de la racine noueuse une terre fraîchement retournée. Ses possessions avaient l'air bien maigre. Une fourchette au manche plié, un gobelet de cuivre, quelques sous de cuivre, trois pièces d'argent, un ruban de soie bleu marine, ainsi qu'un livre. La jeune fille enveloppa ses trésors dans un balluchon avant de quitter le jardin sans un regard en arrière.
« Entrez.
Le majordome arrêta son geste, interloqué. Le poing fermé en suspens à un pouce du battant en bois, il jeta un bref regard autour de lui avant d'actionner la poignée, entra dans le grand bureau de son maître. Le domestique s'avança de trois pas, joint les pieds, et attendit. Dans ce manoir, la règle interdisait aux employés de prendre la parole avant que leurs supérieurs ne le fassent. D'un œil expert, il examina minutieusement la pièce, plutôt en désordre, ce matin-là. La bibliothèque ressemblait à un gruyère dont les morceaux manquants étaient éparpillés sur les fauteuils, accompagnés de divers accessoires vestimentaires. Levant un sourcil, le majordome ramena le regard vers son maître, qui était toujours penché sur le grand bureau d'acajou, absorbé par la rédaction d'une lettre. Outre le désordre de ses cheveux de jiais – plus important que de coutume – il nota également que le cou de son maître était à nu, sa chemise ouverte et les manchons lâches. Il avait donc passé la nuit dans cette pièce. Ca n'était certes pas la première fois, cependant le majordome s'inquiétait. L'atmosphère qui régnait dans la demeure était de plus en plus tendue, et les rumeurs allaient bon train parmi les domestiques.
Maître Fullbuster releva enfin la tête. Sous ses yeux se dessinaient clairement de sombres cernes, et son regard égaré.
- Simon, il faut que vous remettiez ce courrier à l'atelier de mon père, sur la rive gauche, ordonna-t-il alors qu'il prenait soin de sceller le pli.
- Il en sera fait selon vos désirs, Maître. Puis-je me permettre de vous faire apporter votre petit déjeuner dans cette pièce ?
- Absolument.
Simon s'inclina légèrement avant de quitter la pièce, le courrier à la main. La porte claqua sèchement derrière lui. Le jeune Fullbuster laissa passer un long soupir, se massant les tempes. Quelle nuit ! Ses yeux se portèrent à ses mains, autant couvertes d'encre que les manches de sa chemise. Il se moqua de lui-même, se répétant la promesse qu'il s'était faite à peine une année auparavant. « Ne trempe jamais dans les affaires du patriarche, ça causera ta perte ». Il avait au moins été lucide sur ce coup-là. La gestion d'un commerce de bétail n'avait rien d'une partie de rigolade, spécialement par les temps qui courraient ! Aucune des routes principales n'était désormais sûre, les bandits ne redoutant plus la milice en place. Partout on racontait que le Gouverneur était sous l'emprise d'une secte maléfique et dilapidait l'argent des taxes pour le culte du démon.
Maître Fullbuster fut tiré de ses pensées par l'arrivée du plateau repas. Se traitant intérieurement de fou, il se leva rapidement de sa lourde chaise, comme pour échapper à la tentation de croire aux ragots. Dans sa précipitation, il trébucha sur le tapis, et tomba lourdement sur le côté. Le domestique accourut pour le relever, mais ses jambes s'étaient mises à trembler violemment. Il fut alors porté vers le fauteuil le plus proche, où on lui servit un thé sucré, ainsi qu'une orange. Le domestique se chargea de trouver un tabouret pour soutenir ses jambes, et apporta une bassine d'eau fraîche, mais son maître le congédia, sous prétexte qu'il pouvait se débrouiller par lui-même. En vérité, Maître Fullbuster refusait d'apparaître devant ses gens dans un tel état de faiblesse.
Cette situation l'angoissait. La gérance de l'exploitation lui pompait toute son énergie. Et la solitude lui faisait perdre la tête. Si seulement il avait eu quelqu'un à qui parler. Quelqu'un de confiance qui saurait lui montrer la voie, ou juste le rassurer. Sa mère avait un don pour cela. Hélas. A cette pensée, son cœur se serra violemment. Il devait fermer la porte à ses émotions. Elles étaient bien trop susceptibles de le contrôler, et de le laisser anéanti. La tête en arrière sur un coussin de velours, le jeune Fullbuster ne se sentit par glisser dans les bras de Morphée.
Simon le Majordome s'était fait accompagner de deux hommes pour la livraison du courrier, qu'il tenait à effectuer en main propre. Il jouissait effectivement du statut d'homme de confiance au sein de la demeure des Fullbuster, puisqu'étant à leur service depuis plus de vingt ans. Ses compagnons de marche avaient pris le trot. Simon grimaça, avant de talonner sa monture. Il n'aimait pas la monte à cheval. Spécialement le trot, l'allure la moins confortable, selon lui. Il n'avait jamais réussi à se faire à ces saccades incessantes qui lui saccageaient les lombaires. Et puis, il y avait les bandits. Le majordome n'en avait pas encore rencontré à ce jour, mais les rumeurs se faisaient de plus en plus inquiétantes. Ces brutes n'avaient plus peur d'apparaître en plein jour, et faisaient route avec des mercenaires. Un frisson glacé lui parcourut l'échine. Il reporta son regard sur les deux gaillards qui l'accompagnaient, se persuadant qu'il n'avait rien à craindre.
La route qu'ils empruntaient était déjà très fréquentée à cette heure matinale. Parmi ces badauds l'on trouvait des marchands ambulants, des musiciens itinérants, et même quelques soldats à cheval. La tunique pourpre immaculée, et le sabre luisant sur le flanc gauche, ils avaient fière allure. Simon se demanda si la propreté de l'uniforme impressionnait les bandits tout autant que lui, avant de secouer vivement la tête et reprendre son inspection des bois alentours. A son grand soulagement, il aperçut bientôt le vieux moulin qui marquait la fin du sentier de la forêt. Tous les droits tirèrent sur la bride pour reprendre le pas, et tourner à droite sur le pont. Le cheval de Simon renâcla au passage de celui-ci.
- Le sol est-il trop rocailleux pour les fins sabots de ton destrier, Simon ? railla Bâle, le plus grand des deux hommes de main de Fullbuster.
- Je crois plutôt qu'il craint la roue à eau. Cette satanée machine fait un bruit infernal !
- C'est bien fort dommage que ce raffut incommode les délicates oreilles de t'monture…
Simon ignora la réplique de Basil avec dédain. Tous jalousaient sa position au manoir. Il l'avait acquis depuis fort longtemps. De plus, il ne pensait rien avoir à envier à tous ces petits domestiques sans cervelle.
A peine parvenus devant l'atelier de M. Fullbuster, Simon sauta de cheval, et lança négligemment les rênes à Bâle, qui lui renvoya un regard meurtrier. Mais le majordome avait déjà filé. En quelques secondes, il avait traversé l'atelier où plusieurs artisans s'attelaient à la réparation des carrioles pour le transport du bétail. A deux pas de la porte du bureau, il s'arrêta. Sa main gauche s'enfonça dans la poche intérieure de son veston, et en sortit la lettre avant de frapper. C'est alors qu'il perçut des éclats de voix provenant du bureau. Trop tard ! Il venait de s'annoncer. Les exclamations cessèrent brusquement.