Edo, 3e année de l'ère Bunkyū, le 3 février.
Shino s'immobilisa au moment de pénétrer dans l'enceinte du temple Denzu-in. La jeune fille tremblait légèrement, et elle savait que ce n'était dû ni au froid, ni à la fatigue, ni aux chagrins cumulés des derniers jours.
« Je serai tuée si je me fais prendre » se dit la jeune fille, « mais je serai tuée aussi si je ne le fais pas » ajouta-t-elle aussitôt.
Shino rajusta nerveusement le col de son uwagi. Il s'agissait d'un geste machinal, destiné à se rassurer. Elle était certaine de son déguisement : elle l'avait vérifié trois fois avant de quitter l'auberge. Avec son hakama et sa queue de cheval, elle ressemblait à n'importe quel garçon. La paire de sabres accrochée à sa ceinture achevait de lui donner l'air d'un jeune guerrier. Elle avait réussi à donner le change jusque là; mais il était vrai que personne ne l'avait examinée avec attention.
Pénétrant dans l'enceinte du Denzu-in, Shino dédaigna le temple principal pour se diriger vers une annexe qui semblait le lieu d'une activité intense. De nombreux hommes en rentraient et en sortaient, dont aucun ne semblait moine et dont certains portaient l'uniforme des fonctionnaires du shogunat. La jeune fille s'approcha de l'un deux, qui s'immobilisa aussitôt. Shino le salua timidement.
-Je viens pour le recrutement du rōshigumi, expliqua la jeune fille.
-Je vous conduis à Matsudaira-dono, lui répondit le fonctionnaire immédiatement. Si vous voulez bien me suivre jusqu'au Daishinryō…
L'homme la conduisit à travers un dédale de cours et de bâtiments. Il s'arrêta à l'entrée d'une grande pièce ouverte, et fit signe à Shino de s'avancer. Celle-ci pénétra dans la salle, incertaine de ce qu'elle devait faire. Sur un signe de son guide, elle retira ses sabres de sa ceinture et les déposa sur le sol avant de se prosterner. Le mouvement, maladroit, témoignait de son manque d'habitude, mais elle espéra qu'on le mettrait sur le compte de sa nervosité.
-Relevez-vous, fit une voix aux accents d'autorité.
La jeune fille redressa la tête. Devant elle s'étalait une estrade, où cinq hommes se trouvaient assis. Au centre trônait un homme entre deux âges, négligemment appuyé sur un accoudoir. Il était absolument quelconque; seuls sa position et son air de suffisance marqué indiquaient son rang. Shino supposa qu'il s'agissait de Matsudaira Chikaranosuke, le responsable du recrutement.
A sa droite se tenaient un homme plus âgé, au visage mou et aux lèvres pincées, et un grand individu basané aux traits anguleux, dont les yeux vifs et les sourcils épais lui donnaient un air ombrageux. En face de lui était assis un homme au visage carré, qui conservait un air sévère malgré le sourire bienveillant qu'il adressait à Shino. Entre Matsudaira et lui était installé un homme dont le visage rond aux traits réguliers respirait la sérénité.
-Veuillez vous présenter, commanda Matsudaira avec hauteur.
Shino baissa légèrement la tête.
-L'humble personne ici présente se nomme Magoshi Saburō, ancien membre du clan Umayama, présentement sans maître, répondit-elle.
-Et quel âge avez-vous, Magoshi Saburō ? demanda lentement le magistrat.
-Seize ans, mentit Shino.
Elle ne pouvait pas dire davantage, ils ne l'auraient pas crue; et elle ne pouvait pas dire moins : ils ne l'auraient pas embauchée.
-Quand avez-vous quitté votre clan ? poursuivit Matsudaira.
Les mains de Shino se crispèrent sur les plis de son hakama.
-Je n'ai pas quitté mon clan, répondit-elle d'une voix tendue. Le clan Umayama… a été détruit.
Les yeux de Matsudaira papillotèrent. Il alla solliciter du regard son voisin de droite. Ce dernier se porta à son secours.
-J'en ai entendu parler, intervint-il. Le domaine des Umayama à Edo a été incendié et ses habitants massacrés. Comment se fait-il que vous ayez survécu ? demanda-t-il à la jeune fille.
-J'étais à l'extérieur quand a eu lieu l'attaque, dit Shino. Lorsque je suis revenu il ne restait plus rien.
Une bouffée de malaise la prit alors qu'elle se remémorait les évènements de cette nuit-là. Les flammes. Les cris. La main de Hibana dans la sienne. Ses interlocuteurs durent sentir son trouble, car ils ne poussèrent pas l'interrogatoire plus loin.
-Quel est votre style d'escrime ? demanda Matsudaira.
-J'ai appris l'escrime dans le dojo des Umayama, je n'ai pas de style particulier… Est-ce que ça va poser problème ? demanda-t-elle timidement.
Ses interlocuteurs sourirent d'un air rassurant.
-Non, nous sommes plutôt intéressés par l'état d'esprit des hommes que nous recrutons… D'ailleurs, Magoshi-kun, pouvez-vous nous expliquer pourquoi vous souhaitez intégrer notre groupe ?
-Oui, répondit la jeune fille avec flamme. Le clan Umayama a servi les Tokugawa bien avant leur accession au pouvoir. A l'époque, il était chargé d'assurer la sécurité du chef de clan Tokugawa. Certains de mes aïeux ont donc protégé l'ancêtre du shogun Iemochi. Alors, quand j'ai appris qu'on recrutait un groupe de rônins à l'esprit loyal et patriotique, pour accompagner et protéger notre seigneur lors de son prochain voyage pour Kyoto, sans exigence sur l'âge ou le statut, j'y a vu un signe du destin. Je serais heureux et honoré de protéger le shogun comme mes aïeux l'ont fait avant moi !
Ses interlocuteurs souriaient toujours à Shino, mais avec une chaleur authentique maintenant. L'homme au visage rond et celui au teint sombre approuvèrent même ses paroles d'un petit signe de tête. Seul l'individu situé à l'extrême gauche paraissait légèrement contrarié.
-Magoshi-san, si nous recherchons des guerriers à l'esprit loyal et patriotique, c'est pour une raison essentielle. Depuis quelques années, le shogunat traverse une crise sans précédent. Or, ses difficultés sont liées à l'arrivée des étrangers qui se sont imposés sur notre sol. Si jamais le shogunat devait les affronter, seriez-vous prêt à les combattre ?
-Bien sûr ! s'ils tentaient de s'attaquer au shogun, répondit Shino avec conviction.
-Un soldat peut être envoyé d'un front à un autre. Si jamais on vous demandait d'abandonner la garde du shogun pour protéger le Japon…
-Kiyokawa ! l'interrompit son voisin.
Son visage jusque là si calme avait pris une expression alarmée.
-Kiyokawa, intervint l'homme au teint basané avec un sourire forcé, nous savons que les étrangers sont un sujet qui vous tient à cœur. Nous devons néanmoins garder notre objectif en tête : nous recrutons des rônins pour protéger le shogun, non pour chasser les étrangers hors du Japon…
Le dénommé Kiyokawa inclina poliment la tête vers son interlocuteur. Son visage n'affichait plus la moindre expression.
-Toutes mes excuses, Sasaki-san. Je cherchais simplement à connaître l'état d'esprit de notre recrue potentielle.
-Celui-ci me paraît des plus satisfaisants, intervint le doyen du groupe. Et je pense que Sasaki-san et Yamaoka-san partagent mon avis, ajouta-t-il en consultant ses compagnons du regard. Magoshi-kun nous a donné toutes les preuves de son esprit loyal et patriotique.
L'homme se tourna vers Matsudaira dans l'attente de son verdict.
-Je suis d'accord avec vous, Udono-kun, fit le magistrat gravement. Vous pouvez vous considérer comme engagé, dit-il à Shino.
-Merci infiniment ! s'exclama celle-ci en s'inclinant jusqu'au sol.
-Une dernière chose à régler…
Matsudaira toussota avec embarras.
-Il était prévu de verser une prime de 50 ryos à chaque rônin à l'embauche. Finalement, le versement en sera différé jusqu'à votre retour à Edo. Cela posera-t-il problème ?
-Pas du tout, répondit Shino avec sincérité.
Matsudaira la regarda d'un œil admiratif, comme s'il était impressionné par son désintéressement.
-Présentez-vous ici au Denzu-in, dans cinq jours, au matin. Vous y retrouverez vos camarades et partirez le jour même pour Kyoto.