(1) Billy the Kid : (1859 - 1881) bandit et meurtrier de l'Ouest américain.
(2) Sarah Bernhardt : (1844 - 1923) actrice française, célèbre aux Amériques pour sa tournée dans les années 1880.
(3) Mariage de Boston : expression née aux États-Unis au 19e siècle, qui désigne deux personnes du même sexe vivant ensemble (avec ou sans relations sexuelles).
(4) Cake-walk : danse populaire née dans les années 1870 en Virginie, inventée par le peuple Noir pour moquer l'attitude de leurs maîtres allant au bal.


Ce ranch la n'a rien à voir avec celui de Tombstone. Le bois de la façade est vieux et marqué, et certaines fenêtres n'ont même plus de verre. C'est un petit habitacle avec une seule pièce fermée où Sherlock a installé un lit rouillé. Dans la pièce principale, il n'y a que la cuisine sommaire, une table et quelques fauteuils installés autour du poêle. Il est évident que Sherlock ne vient pas là souvent ; la poussière ne se sent pas seulement, elle se voit à l'oeil nu. Pourtant, John leur prépare un café avec la même ferveur que s'il le servait au président William McKinley.

Ils se sont installés à l'extérieur, avec les deux seules chaises du domaine et Sherlock tient contre lui son fusil, au cas où des coyotes tenteraient de s'approcher d'eux. John, lui, garde la tasse trop chaude par terre à ses côtés. Il retire son chapeau et enlace ses doigts derrière sa nuque.

« Est-ce que tu l'as déduis ? »,

John tourne le visage vers Sherlock, les sourcils froncés ; il ne comprend pas.

« Pour mon frère. », explique le cowboy, les yeux scrutant encore l'horizon d'un bleu aussi sombre que le silence.

« ... Non. C'est Jolene Hoyster qui me l'a dit. »

« Les gens parlent trop. »

« Bien sûr. », et oh comme John est d'accord.

Le silence les fauche à nouveau et cette fois, John se penche légèrement en avant, les mains pendantes entre ses jambes.

« Moi aussi j'avais un frère. », finit-il par dire et ça semblait être la seule chose à faire. « Harry. C'était un gars bien, tu sais. Il bossait dans une usine. Il était foutrement grand par contre, bien plus grand que moi. Plutôt belle gueule, je crois. En tout cas, il n'était jamais en manque de compagnie. Sauf qu'il buvait. Beaucoup. C'est son voisin qui l'a trouvé mort dans sa cuisine. Le croque-mort avait pas voulu nettoyer le vomi qui restait dans sa bouche, alors je l'ai fait. »

C'est pas qu'il n'y a aucun bruit autour d'eux, c'est que John n'entend plus rien d'autre que sa propre voix.

« J'ai quand même dû lui payer 12$... », rit-il comme s'il crachait.

« Pas de famille ? »

« Non, plus depuis longtemps. »

« Comme moi. »

« Comme pas mal de monde, je pense. »

« Peut-être, mais tu es comme moi. »

Ils se regardent et il n'y a plus besoin de parler. Quand John se couche sur le canapé ce soir là, ses mains ne tremblent pas.


Ils ont vu des chevaux passer au sud, alors ils sont montés sur les leurs et ont traversé les collines au galop, les mains accrochées aux rênes, les yeux plissés à cause de la poussière qu'ils soulèvent à leur passage. Ils ont tous deux remonté leur bandanas jusqu'à leurs nez pour protéger leur souffle et n'ont pas eu besoin de commenter le fait qu'ils ressemblent à Billy the Kid (1) et sa bande, c'est déjà assez évident.

John n'a pas de lasso, parce que c'est quelque chose qu'il n'a jamais fait et qui ne s'apprend pas en quelques minutes. C'est une discipline qui tient du don divin et la manière dont la main de Sherlock a préparé sa corde a prouvé au médecin qu'il est bien loin d'un tel savoir. Ça ne l'a pas empêché de regarder le cowboy faire glisser la corde râpeuse entre ses longs doigts abîmés par des années de travail laborieux. John a trouvé quelque chose aussi fascinant que les yeux bleus : les mains à la peau tannée.

Il veut poser tellement de questions à Sherlock, des milliers peut-être, mais il n'ose pas et ne sortent de ses lèvres que quelques rares mots qu'il semble avoir d'abord goûté pendant des jours avant d'oser les cracher. Ce n'est pas grave, parce qu'il lui semble que Sherlock les comprend quand même et qu'il y répond, pas en phrases, mais en gestes. La curiosité de John est palpable, elle émane de lui comme s'il était un brasier ambulant et pourtant Sherlock reste près de lui. À ses côtés.

C'est ainsi qu'ils avancent sur leurs chevaux, à quelques mètres d'écart, à la même vitesse. John sent dans sa nuque et son dos les gouttes de sueur qui roulent sur sa peau et le font frissonner. Sa chemise est plus humide que sa bouche ; quel enfer.

Et puis ils descendent une colline et ils sont là : deux chevaux, blancs tacheté de gris, aux côtés d'un immense arbuste aux ronces hors-norme. Sherlock crie à son cheval d'avancer et son bras gauche se lève et fait tourner au-dessus de lui le lasso qu'il tient comme Poséidon tient son trident. John, simple mortel, tait son existence et contemple la scène.

Sherlock lance une première fois son lasso qui touche la tête du poulain mais glisse à terre. Il le redresse avec rapidité et le fait tourner encore deux tours à peine avant de le lancer à nouveau mais rate, encore. Les chevaux ont fui au galop à travers un ancien champ bouffé par le soleil. Sherlock et John sont à leur poursuite et hurlent des ordres à leurs montures contre lesquelles ils enfoncent leurs éperons col de cygne. Ça dure cinq minutes ou cent ans, John ne sait plus, sa tête cogne et sa bouche tousse - son bandana a glissé et il avale la poussière qu'il peine à recracher. Puis un hennissement strident à leur en glacer le sang retentit et John voit le cheval le plus grand se cabrer, ruer dans tous les sens. Ses yeux suivent le long du lasso pour trouver au bout Sherlock, sans chapeau, le visage ruisselant de sueur et les mains agrippées à la corde qu'il tire de toute ses forces. C'est un combat de chaque seconde, de chaque souffle et un instant John imagine le son de la nuque de Sherlock touchant le sol et sa respiration se coupe.

Mais Sherlock n'est pas un amateur et ce n'est même plus du soulagement qui envahit le docteur lorsqu'il voit le cheval sauvage se calmer mais de l'admiration. Rien d'autre que de l'admiration.

Ils restent silencieux encore près de vingt minutes, où John, assis sur son cheval à quelques mètres de là, regarde Sherlock calmer l'animal fou, avec une patience que seul les hommes qui respectent la nature connaissent.

Le soleil commence à se coucher et voilà que Sherlock attache à la selle la corde qu'il le relie à sa nouvelle prise.

« Et le poulain ? », demande John.

« C'est sa mère, il nous suivra de loin. »

Sherlock a raison et ça n'étonne pas John. Sherlock a toujours raison.


Il est tellement tard ce soir là qu'il doit être tôt finalement. Ils ont fini à deux une énorme boîte de conserve de meat-biscuit et en sont chacun à leur deuxième verre de whisky. John n'en a pas envie d'un troisième. Ils sont au milieu du champ inactif, juste à côté du ranch. Il fait frais ce soir là. Un temps à respirer, enfin.

« Est-ce que tu connais Sarah Bernhardt (2) ? »

« J'en ai entendu parler, pourquoi ? », demande Sherlock en tournant son visage vers John.

Le docteur en fait de même et les voilà qui se regardent. Ils sont tous les deux affalés sur leurs sièges (l'alcool aide) et leurs nuques sont soutenues douloureusement sur les dossiers.

« Je l'ai vue y'a quelques années. »

« Tu vas au théâtre ? »

« Ah, non. Je suis passé devant sans le savoir, à la fin du spectacle. Elle jouait Hamlet je crois - la presse était folle qu'elle ait joué un homme. Je ne comprenais pas toute cette obsession autour d'elle, mais en la voyant, j'ai compris. Elle est magnifique. Nos regards se sont à peine croisés et j'ai été comme foudroyé sur place. »

Sherlock porte le verre de whisky à sa bouche et le sirote bruyamment.

« En vrai, elle me fait penser à toi. », décrète John et ça manque de faire s'étouffer le cowboy, qui demande dans un rire :

« À moi ? Une actrice te fait penser à moi ? »

« C'est le regard, j'te dis, rien qu'avec ses yeux tu sens qu'elle comprend tout. »

« Je doute qu'elle ait ma force de la déduction. »

« Bien sûr, tu es unique au monde. », sourit John en roulant des yeux.

Ses pupilles font un tour complet et se reposent sur le visage de Sherlock, qu'il découvre sourire, si paisible.

« Tu sais bien que c'est vrai. », murmure simplement le cowboy et John sourit sous la douleur de sa poitrine qui se sert.

Bien sûr que c'est vrai et c'est bien ça le drame d'ailleurs.


Souvent, c'est la chaleur qui empêche à John de dormir. Allongé sur le vieux canapé, il a repoussé la petite couverture et dans la pièce d'à côté, il entend Sherlock tousser toute la poussière qu'ils avalent depuis quelques jours.

« On m'a dit de faire gaffe à toi, tu sais. », finit-il par dire et les toussotements s'arrêtent.

Il attend près d'une minute avant que Sherlock ne demande, à travers le mur trop fin pour contenir leurs voix :

« Et qu'est-ce qu'on t'a dit d'autre ? »

« Que t'étais dangereux. »

« Et te voilà quand même. »

John expire lentement par le nez. Il pose sa main sur son ventre et ferme les yeux.

« T'as qu'à déduire pourquoi. »

Ils ne reparlent plus ce soir là.


C'est peut-être un don du ciel ; les chevaux sauvages passent tous les jours à côté du ranch et Sherlock en attrape tellement, qu'ils ne savent même pas s'ils pourront tous les ramener jusqu'à Tombstone. Ils ont même réussi à chopper quelques lapins que John a dépecé pour leur préparer un festin de roi (enfin, de roi pauvre), deux soirs de suite. Pas une seconde il ne pense à revenir chez Miss Hudson.

Mais c'est bien sûr ce qui les attend demain, même si aucun des deux n'en parle. John n'a jamais aimé porter de montre à gousset et n'a jamais aimé les calendriers. Quantifier les journées et leur donner un nom, un rythme, il trouve ça si idiot ; une agression à la nature qui leur fait déjà l'honneur d'accueillir tous ces hommes sur cette terre fragile. Il ne veut pas que demain soit demain. Il veut que aujourd'hui soit toujours. John ne demande jamais rien au ciel. Peut-être qu'il sera entendu pour une fois.

Ils ont préparé leurs maigres bagages et ont attelé les chevaux. Le retour se fera plus long car au pas - ils ne peuvent pas se permettre d'aller au trot avec des chevaux que Sherlock n'a pas encore dressé, c'est en tout cas ce qu'il a dit.

John est quasiment persuadé que Sherlock a menti.


Quand John arrive dans la petite échoppe de la gare et qu'on le conduit jusqu'à Mrs. Stoneflake, il accélère le pas jusqu'au fond de la pièce et se penche vers la femme enceinte :

« Comment vous sentez-vous ? »

« Ça... Ça va. J'ai senti comme deux coups de poignard, là, et depuis plus rien. », indique-t-elle en pointant son doigt sur le bas de son ventre énorme.

« C'était il y a combien de temps ? »

« Le temps qu'on vienne vous chercher... Dix minutes, peut-être ? »

John sourit et pose sa main sur le ventre pour inspecter les mouvements du bébé.

« Vous en êtes à huit mois, c'est ça ? »

« Un peu plus. »

« Je pense que votre bébé se prépare à sortir. Vous devriez rentrer chez vous et rester couchée jusqu'à ce que le travail commence. »

« Mais, je dois finir mes courses... », soupire-t-elle, perdue.

« Votre mari ne peut pas s'en occuper ? »

Elle ouvre grand les yeux comme s'il l'avait insultée et elle n'a pas besoin de préciser qu'un être humain constitué d'un pénis ne peut en aucun cas faire des courses, parce que ça parait évident. Il se retient de lever les yeux au ciel et décrète :

« Je vais vous aider à les porter jusqu'à chez vous. Ordre du docteur. »

Elle a un petit sourire et hoche la tête avant de se lever avec peine, aidée par les bras de John. Il se dirige vers le comptoir, demande les sacs de Mrs. Stoneflake et ne remarque même pas le regard étrange du propriétaire. Il marche lentement dans la rue, un bras pris par la femme enceinte et l'autre chargé de sac en toile. Mrs. Stoneflake est assez charmante, bien que très jeune, avec un petit nez en trompette et un menton un peu trop allongé. Elle est chétive mais son ventre est impressionnant. Ils rient ensemble de sa façon de marcher, les pieds écartés comme les palmes d'un canard et la démarche aussi rapide qu'une tortue. John aime bien les gens avec de l'auto-dérision. Ça l'empêche au moins de remarquer les regards des habitants de Tombstone qui ont changés. La réalité le rattrape bien assez vite, lorsqu'il aide la femme à rentrer dans sa maison et que son mari se lève du canapé où il était allongé.

« Qu'est-ce qu'il se passe ? »

« Rien pour l'instant mais le docteur Watson dit que le travail commencera bientôt. En attendant, faut que je me repose. »

John salue le mari en pinçant le bout de son chapeau et s'apprête à amener les sacs jusqu'à la cuisine qu'il voit d'où il est, mais l'homme se poste devant lui.

« Où est-ce que vous allez ? »

« Poser les sacs à la cuisine. Il y a un problème ? », demande-t-il en fronçant les sourcils.

La femme s'approche pour les regarder tour à tour.

« Steven ? »

« ... Sortez s'il vous plait. », murmure-t-il, bien peu sûr de lui.

« Je vous demande pardon ? », questionne John, perdu.

« Sortez. Je ne veux pas qu'on vous voit ici. »

« Steven, qu'est-ce qui te prend ? », s'inquiète la femme en attrapant son mari par le bras, qui s'en dégage tout aussitôt en s'emportant :

« Est-ce que tu te rends compte de ce que les gens vont dire s'ils voient un mec comme lui chez nous ? »

« Un mec comme moi ? Attendez, Mr. Stoneflake, j'ai juste raccompagné votre femme qui ne pouvait pas porter les... »

« Vous faites ce que vous voulez avec votre colocataire, mais ne traînez pas ma famille dans vos histoires. »

John ferme les lèvres. Mrs. Stoneflake les regarde tour à tour, semble vouloir feindre qu'elle ne comprend pas et renchérit, bouffée par une angoisse évidente :

« Mais le docteur Watson reviendra ici, parce que j'ai besoin de lui pour accoucher, hein Steven, hein ? Je peux pas le faire sans lui, tu sais ? »

Le mari regarde sa femme, le visage blanc et les mains légèrement tremblantes. Il semble combattre des démons intérieurs et John ne dit toujours rien.

« Les gens parlent, docteur... De vos sorties avec m'sieur Holmes... Je veux pas... Je veux pas de soucis. Sortez de chez moi, s'il vous plait. », murmure-t-il à nouveau et John n'attend plus.

Il pose les sacs à même le sol et sort de la maison. Dehors, la lumière est assez forte pour lui brûler les rétines mais pas assez pour l'empêcher de voir tous les regards acérés comme des lames de rasoirs qui lui transpercent la chair et l'âme. Comment n'a-t-il pas pu les voir avant ? Il ne semble même plus capable de faire un pas, tout est si lourd et brûlant. Il baisse légèrement son chapeau sur son front et avance, comme à contre-courant, les yeux fixés sur ses pieds. Ce n'est pas assez pour ne pas ressentir tous les non-dits qui volent autour de lui.

Il va vomir, tout ce qu'il a à l'intérieur de lui. Il veut tout sortir, tout quitter. Il rentre dans la maison de Miss Hudson et la voilà déjà à l'accueillir.

« Ah, John, vous tombez bien ! Sherlock est tombé de cheval, est-ce que vous pouvez l'ausculter ? Depuis le temps, il fallait bien que ça arrive ! »

John tourne la tête vers son colocataire et le voit affalé sur un des fauteuils de leur propriétaire. Il a une main sur son flanc droit, le visage légèrement en arrière, la joue colorée par un bleu sale qui tire déjà sur le violet et la commissure de la lèvre ouverte. Miss Hudson peut croire à ses mensonges mais John a déjà vu assez de mecs passés à tabac pour savoir qu'il n'est pas tombé de cheval et que les gens ne font pas que parler.

Il lui fait signe de le suivre et Sherlock se lève, grimace, et grimpe à sa suite à l'étage, avant d'entrer dans la chambre du docteur. John ne le regarde pas, il lui indique juste son lit d'une main et reconnait le bruit des ressorts qui grincent. Quelques frottements légers et le docteur sait que Sherlock s'est déjà déshabillé. John se lave les mains dans la bassine qu'il a montée. Lentement. Minutieusement. Il prépare le coton, l'alcool, son âme, et se retourne.

Sherlock n'a qu'un bleu énorme sur son flanc droit et ça rassure rien qu'un peu le médecin. Il tire une chaise près du lit et pose ses affaires sur la table de chevet avant de prendre un petit chiffon propre qu'il mouille, avant de le passer sur la joue meurtrie.

Sherlock ne le regarde pas et c'est mieux ainsi. Il a les yeux dans le vague vers l'épaule du médecin qui nettoie avec lenteur la commissure fendue où de la terre s'est glissée. Ça ne devrait pas être légal de frapper un visage comme celui-ci.

John humidifie plusieurs fois son chiffon et le passe sur les bleus du visage puis enfin sur le flanc. Le torse de Sherlock est légèrement plus blanc que le reste de son corps. Bien sûr, il ne se met pas souvent torse nu au soleil, mais sa peau est quand même plus tannée que celle de John. Il a moins de poils que lui, aussi, et John touche ceux qui forment un chemin jusqu'à son nombril, pour vérifier la réaction de Sherlock, mais il ne bouge pas. Il lève sa main et tâtonne ses côtes et le cowboy n'esquisse toujours aucun geste. Finalement, John ne sait même plus si Sherlock souffre ou pas.

Alors il continue sans hâte. Sa main presse ses côtes, une à une, puis son pectoraux droit et le gauche. Il pose sa main à plat et sent le cœur battre, quelques secondes à peine, contre sa paume. John sait quand même qu'il a été touché.

Il pose ensuite sa main sur l'épaule du cowboy qu'il encercle et masse à peine. Sherlock a une légère convulsion ; ses réflexes marchent encore. Puis les doigts du médecins glissent sur son bras et il sent les muscles se contracter sous son passage. Arrivé au poignet, il le fait tourner pour vérifier que rien n'est cassé puis tient sa main dans la sienne. Une seconde.

Il passe à la deuxième épaule et recommence le même rituel, avec la même patience. La même nécessité.

Puis il utilise ses deux mains en même temps et les pose de part et d'autre du visage du cowboy, ses index le long de sa mâchoire, ses pouces posés délicatement sur ses joues.

« Ouvre la bouche. », murmure-t-il simplement et Sherlock s'exécute.

John vérifie les dents, intactes, et la couleur de sa langue, rose. Sherlock grimace un peu en refermant les lèvres (ça tire sur sa commissure ouverte) et pose ses yeux droit devant lui, dans ceux de John. Ils se regardent et plus rien ne bouge, plus rien ne parle, plus rien ne respire.

Il faut quelques secondes de silence nécessaire avant que Sherlock ne murmure à son tour :

« J'aimerai pouvoir soigner tes blessures, moi aussi. »


C'est tous les soirs maintenant que John se regarde brûler, lentement, affreusement, sur un bûcher dont il ne peut s'échapper. Il voit sa peau fondre, ses entrailles se consumer et ses os se dissoudre. Il a beau crier, personne ne vient le chercher.


Sherlock ne demande plus l'aide de John pour aller au ranch et part chaque jour à une heure différente, laissant au docteur l'incapacité de le suivre. John n'était déjà pas beaucoup demandé par les habitants de Tombstone, le voilà maintenant obligé de prendre son cheval tous les jours et d'aller dans les villages voisins pour proposer ses services. Ça marche, pour l'instant, car les rumeurs ne sont pas encore sorties de sa putain de ville.

Quand Miss Hudson lui montre la lettre anonyme qu'elle a reçue, avec écrit « Mariage de Boston » (3), John décide qu'il est temps de faire quelque chose.


C'est la fête au village et même si John ne sort plus depuis quelques temps, il a accompagné Miss Hudson qui semblait triste. C'est peut-être parce qu'ils ne sont plus une famille, comme elle a fini par les appeler. Ils ne mangent plus ensemble le soir : soit c'est John qui rentre trop tard de ses promenades, soit c'est Sherlock qui reste dormir au ranch. Et s'ils ne sont plus une famille, ils ne sont plus rien, finalement.

Il y a un buffet mis en place par un Écossais venu en bateau avec toute une cargaison de whisky qu'il vend à travers les États-Unis. John a lorgné dessus, plus d'une fois et c'est finalement Miss Hudson qu'il lui a apporté son premier verre.

« J'ai pensé que ça pourrait vous faire plaisir. », et dans son sourire il est évident que John lit son ignorance quant à ses démons intérieurs.

« Merci Miss Hudson. J'avais le sentiment que vous n'aimiez pas l'alcool. », ment-il pour protéger les dires de Sherlock.

« C'est vrai, mais un de temps en temps, ça ne peut pas faire de mal. »

Il hoche la tête et tait avec beaucoup d'aisance les souvenirs plus que flous de tous les soirs où il est rentré complètement saoul.

Il y a un groupe de la région qui joue une musique enjouée avec banjo, harmonica et même un homme qui chante. Sur la piste en bois qu'on a installée, les couples dansent, sautillent, rient et boivent encore. John et Miss Hudson ont fait la danse du cake-walk (4) une fois, malgré la jambe boiteuse de John et ça leur a suffit.

Miss Hudson est en train de parler avec leur voisine, Mrs. Herbert, lorsque John remarque au fond de la foule, les yeux aux allures d'étoiles. Il s'excuse auprès de sa propriétaire et se fraye un chemin parmi la foule, repousse d'une main les épaules des gens qui ne l'entendent pas à travers la musique et sourit lorsqu'il se retrouve enfin face à Sherlock. Il ne remerciera jamais assez l'alcool pour tout ce courage qu'il lui offre.

« Tu es venu. »

« Je rentre à la maison, la fête est sur le chemin. », s'explique Sherlock en haussant une épaule, mais John peut lire dans ses yeux le même plaisir que le sien.

« Tu veux un verre ? »

« Je ne veux rien qu'on puisse trouver ici. », répond-il, les mains dans les poches, le regard fixe sur celui gris et lumineux de John.

Ils sont au milieu d'une foule dense, mais comme ils ne se sentent que deux.

« Rien, ni personne ? », demande John.

Sherlock ne répond pas et le regarde encore quelques secondes avant de continuer son chemin dans la foule. John a compris son ordre silencieux et le suit.


Ils marchent à travers les rues qui se dénudent petit à petit des gens et de joie de vivre et retrouvent la tranquillité de la nuit. Ils marchent côte à côte et sans dire mots, parce qu'on entend déjà bien assez le groupe qui chante un air importé d'Irlande. Ils rentrent dans la maison verte et n'allument pas les lumières. Les faibles rayons renvoyés de la lune sont assez pour distinguer les meubles. John se sert un immense verre d'eau et vient s'installer sur un fauteuil du salon, face à Sherlock.

« Comment ça va, au ranch ? »

« Pas facile. », concède Sherlock et ça fait sourire de fierté le médecin.

« Tu n'aurais pas du te séparer de ton acolyte. »

« Pour mille raisons. »

John avale la moitié de son verre d'eau.

« Partons. », finit-il par dire et ça semble être la phrase la plus intelligente qu'il ait jamais dite de toute sa vie.

« Pour aller où ? », sourit Sherlock, bien peu convaincu.

« N'importe. À l'Est, à l'Ouest, au Nord, au Sud ou ailleurs. On trouvera bien. »

« C'est comme ça que t'es arrivé ici, pas vrai ? », demande le cowboy et cette fois, la gorge de John est trop nouée pour qu'il puisse finir son verre.

Il le pose sur la table à sa droite et s'avachit dans le fond de son fauteuil, une main massant sa bouche avec force.

« On t'a pas tiré dessus pour une histoire de femme. Enfin, si. Pour une histoire d'absence de femme. »

Et Sherlock le déduit avec une telle simplicité et une telle évidence que la poitrine de John se serre et que son visage le brûle.

« Depuis quand est-ce que tu l'as compris ? »

« Depuis le premier jour. »

Peut-être que ça lui ferait du bien de pleurer, une fois dans sa vie, de lâcher toute la hargne, toute la douleur qu'il porte tous les jours dans sa carcasse. Il en a tellement rêvé. Tellement de fois.

« On travaillait ensemble. On partageait le même étage pour nos consultations. On s'est jamais montrés, je sais pas comment les gens l'ont su. », finit-il par réussir à sortir de sa gorge sèche.

« Tout se sait. »

Et c'est vrai, bien sûr, mais c'est sale, c'est putride, c'est de ça dont est fait l'humanité aujourd'hui et ça donne à John l'envie de prendre le flingue de Sherlock et de le retourner contre sa tempe ou de le retourner contre les gens du saloon et de vider son chargeur, à défaut de vider ce qu'il a sur le cœur. C'est la même chose, finalement.

Il n'est pas violent : il est malheureux et il est seul. Il aime d'une façon qui n'est pas celle la plus partagée au monde mais c'est la sienne et il a la trouve belle. Il faisait des rêves, avant, plein d'envies et de folies. Des rêves où son affection est normale et surtout privée. Mais rien n'est privé dans cette vie puisque tout se sait et que les prêtres du coin imposent à leurs fidèles une doctrine où il n'y a qu'une façon de faire, qu'une façon de penser : la destruction à la place de l'acceptation. La sentence plutôt que la vie.

Il a croisé plus de regards ravageurs que de mains tendues. Il a vécu les coups et les insultes. La haine perpétuelle d'être seulement ce qu'il est. Alors que John Watson n'est qu'un homme. Pas mieux, pas pire qu'un autre. Juste différent.

Sherlock se lève et il rouvre ses yeux aussi secs que ses espoirs. Le cowboy monte les marches et John le suit.

Si tout se sait, alors, ils se feront buter pour ce qu'ils s'apprêtent à faire.

Pour les yeux de Sherlock, John est prêt à rejoindre les étoiles.

Il l'a toujours été.

Les marches grincent sous leurs pas et le plancher du premier étage leur offre le même concert. Chaque couinement ressemble à l'appel du Diable. John est en enfer depuis bien trop longtemps pour en avoir peur.

Dans sa cage thoracique se débat l'animal sauvage qu'est son cœur. Il veut sortir, pour une fois, retrouver sa liberté. Sherlock s'arrête devant la porte du docteur. La main de John se pose sur son épaule.

Ça dure une minute, peut-être, et John entre le premier. Ils marchent au même rythme et respirent le même air, puisqu'ils sont si près. Quand John referme la porte derrière eux, Sherlock enroule ses bras autour de son corps et cache son visage contre son cou. John, lui, le tient comme il n'a jamais tenu personne.

Ils s'ancrent l'un à l'autre et se serrent à s'en créer des bleus sur la peau. Mais ces bleus là ne sont pas tristes. Tout contre son corps, John sent celui de Sherlock, brûlant et si beau, parce que pour une fois, la sensation du feu ne lui fait plus peur. Avant le brasier de l'enfer, il rencontre celui de Sherlock.

Il pince ses lèvres parce qu'il a tant envie de les poser sur celles charnues du cowboy. Mais il a peur. Putain, comme il a peur. Alors il serre plus fort, pince la peau de son dos pour s'y accrocher et sa nuque pour l'empêcher de bouger.

Contre sa jambe, à travers le blue jeans du cowboy, il sent son membre tendu. Il bouge à peine les hanches pour frotter le sien à son tour, juste quelques secondes, rien que quelques secondes. Ils gardent dans leurs bouches fermées les gémissements qui tentent de s'échapper de leurs âmes. Puis c'est Sherlock qui trouve la force nécessaire pour reculer son visage et le met face à celui du docteur, son front contre le sien. Ils ont leurs yeux ouverts mais ne voient rien, ressentent juste. Les lèvres sont si proches qu'ils semblent se parler sans utiliser de mots.

Et Sherlock attrape la main du médecin et le tire jusqu'au lit. Ils retirent leurs chaussures, leurs vestes. Leurs mains tentent de se poser sur le blue jeans de l'autre, sans oser. Alors ils glissent sous les draps et si John tente de se coller contre le cowboy, c'est Sherlock qui prend les devant et s'allonge de tout son long sur le corps qu'il semble protéger de sa simple présence.

Ça leur suffit.


John ne rêve pas d'un brasier, mais d'une étoile sur laquelle il est assis. Sherlock est à ses côté.


Quand John ouvre les yeux, il n'a pas chaud et c'est bien la première fois que ça lui coupe l'envie de respirer. C'est immédiat, instantané. Merde. Il se redresse et se regarde, encore habillé, dans son lit vide. Sherlock.

Dans la cuisine, Miss Hudson prépare à manger, John ne calme même pas sa voix rendue folle par l'angoisse.

« Miss Hudson, où est Sherlock ? »

« Il est parti tôt ce matin ! Il m'a dit qu'il devait aller à l'Ouest faire une commande de matériels pour son ranch. Il m'a promis qu'il reviendra avant deux semaines, pour m'emmener voir ma sœur à San Paneras. Pourquoi ? », demande-t-elle en souriant et John hurle.

Il hurle et hurle encore et c'est ça ce dont il avait besoin, de pousser des cris bestiaux. Miss Hudson s'approche à petits pas, lèvent les mains pour lui faire signe de se calmer mais elle ne comprend rien et elle est si stupide.

« Calmez-vous John ! Il m'a dit de vous dire que vous deviez aller à la gare à 10h. Peut-être vous attend-il ? »

John inspire et expire et n'attend plus. Il attrape son chapeau qu'il avait laissé sur le canapé et court. Il traverse les rues à une vitesse inhumaine. Tout son corps craque et grince mais même sa jambe n'aura pas raison de lui. Il sent sur lui les regards, tous ces regards qui les ont vu rentrer ensemble hier soir. Ils le crucifieront plus tard.

Quand il perçoit la fumée de la locomotive dans la gare, il accélère encore, il faut qu'il monte dans ce train, puisqu'il est évident que la destination est Sherlock. Il arrive en gare, pousse les gens sur le quai bondé et s'apprête à monter dans le troisième wagon lorsqu'un contrôleur l'en empêche.

« Qu'est-ce que vous faites malheureux ? »

« Je dois prendre ce train ! »

« Mais ce train est à son arrivée, il ne repart pas. »

« C'est bien celui de 10h ? », demande John, perdu.

« Oui, bien sûr. Où est-ce que vous pensiez aller, docteur ? », demande l'homme, suspicieux.

« John ! »

John se retourne et se tient face à lui une femme, petite et très rousse, un visage marqué par les années mais pas plus que le sien. Son ventre est si rebondi qu'elle semble prête à accoucher à tout instant.

« Ah, vous voilà enfin ! », sourit-elle avant de s'approcher et de poser un baiser sur les lèvres du docteur ébahi.

Le premier regard qui change est celui du contrôleur.

« Le voyage a été si long, si vous saviez. Pouvez-vous prendre mon sac, je vous prie ? », demande-t-elle en passant une main sur son front légèrement humide, avant de regarder le contrôleur, toujours aussi ébahi. « Eh bien, monsieur ? Une femme n'a-t-elle pas le droit d'embrasser son mari ? »

« Vous êtes marié, docteur Watson ? », demande l'homme à John, incapable de répondre.

« Bien sûr qu'il est marié et avec moi ! Et comme vous pouvez le voir, nous attendons notre premier enfant. », sourit la femme en caressant son ventre.

« Mais je pensais que... », commence le contrôleur, avant de fermer les yeux. « Rien, pardonnez moi. »

La femme lui sourit, guillerette, et attrape le bras de son mari, alors qu'ils quittent ensemble la gare. Dans la rue, les regards changent de seconde en seconde. Ils croisent même le forgeron qui semble voir un fantôme, avant que sa main ne se lève timidement pour saluer le docteur. John n'y répond pas et murmure à l'adresse de la femme.

« Qui êtes-vous et qu'est-ce que c'est que cette histoire ? »

« Je suis votre dernière chance pour ne pas que vous finissiez en prison, ou pire, pendu. Vous êtes ma dernière chance pour que mon enfant ne naisse pas en bâtard. »

John s'arrête au milieu de la rue et pose les sacs à terre, pour faire face à la femme.

« Où est Sherlock ? », demande-t-il, puisqu'il est clair que c'est lui qui a arrangé tout ça.

« Ne cherchez pas à le retrouver, John. Je ne sais pas ce que vous imaginez, mais ça sera impossible. », murmure-t-elle et il est évident qu'elle connait leur secret.

Elle se met à avancer sans l'attendre et Sherlock a déjà dû tout lui dire car la voilà en train d'entrer dans la maison verte et de saluer la propriétaire. Elle donne enfin son nom, Mary Watson, et raconte à Miss Hudson combien John lui a parlé d'elle. Il les laisse discuter, sent même dans son dos le regard déçu de sa locataire qui pense qu'il ne lui a jamais dit qu'il était marié et monte à l'étage pour ne pas rentrer dans sa chambre mais dans celle qu'il n'a jamais vue. Celle de Sherlock.

Elle est vide, comme son cœur.


Quand John va se balader autour du ranch qui a été laissé à l'abandon après le départ de Sherlock, il y va seul ou quelques rares fois avec Luke, le fils de Mary qu'il élève comme le sien. Là-bas, tout est calme. Il a revendu les chevaux que Sherlock avait dressés. Ça lui a permis de nourrir sa famille pendant la première année.

Miss Hudson leur a légué la maison à sa mort et bizarrement, les trois ensemble dans cette grande maison verte, sont heureux.

Sherlock n'est jamais revenu pour l'accompagner chez sa sœur, comme il le lui avait promis, et Miss Hudson ne lui a jamais pardonné.

Chaque année, John se rend seul à Hereford, pendant une semaine. Il voit de loin les chevaux sauvages. Il pose toujours deux chaises au milieu du champ à côté de la bâtisse et boit, surtout. C'est un rituel vieux de cinq ans maintenant.


John loue un local sur la place principale car il a tellement de patients qu'il lui fallait une salle d'attente. C'est depuis qu'on a parlé de lui dans le journal. En 1908, la mode semble être aux médecins.


Mary est enceinte de son deuxième enfant. Personne dans le village ne sait que celui-ci au moins est de John.


À Tombstone, en 1910, il y a presque deux milles habitants. On a trouvé de l'or à quelques centaines de mètre de la mairie. Depuis, on arrive de tous les États-Unis pour s'y installer. Ça ravit Mary et les enfants qui se font des amis à l'école qu'on a construite en quelques mois. Ça donne encore plus envie à John de se reculer.

Sur son cheval acheté au nouveau cowboy du coin, il va au pas jusqu'à Hereford. Il se fait vieux, lentement, indéniablement. Ce n'est plus par espoir ou par envie qu'il se rend dans ce ranch sur une montagne esseulée, c'est un pèlerinage. Un putain de pèlerinage.

Le soleil se couche et les étoiles apparaissent. John ne les regarde plus depuis des années. Les barrière en bois du ranch d'Hereford se dessinent à l'horizon, il soupire.

Ça fait dix ans que Sherlock est parti et qu'avec lui les étoiles se sont éteintes. C'est pourtant tous les jours que John pense à lui. Il avance comme il peut parmi les regrets et de ça, jamais il ne s'en sortira. Parce qu'il a fallu des semaines pour que les rumeurs cessent et qu'on accepte de servir sa femme à l'épicerie. Il a fallu des mois pour que le nom de Holmes disparaisse totalement de la bouche sale des gens. Alors qu'il ne s'est jamais rien passé.

C'est ça le pire, finalement.

Parfois, John se demande si Sherlock a fini par se tuer, à monter des chevaux à peine dressés. Ou peut-être s'est-il trouvé une maison et une femme à qui il a fait des gosses. La première solution semble plus probable.

D'autres fois, il se demande si dans cinquante ans, cent ans, des hommes comme eux devront encore vivre cachés, dans le secret. Est-ce que les lois changeront ? Ou est-ce que les hommes changeront ? Est-ce qu'il y aura un jour des baisers et des mains qui se tiennent dans des rues bondées ? Est-ce que des gens, des gens normaux, comprendront ce mode de vie et se battront eux aussi, pour l'égalité ? Est-ce que les prisons seront encore remplies de personnes comme lui ? Est-ce qu'on pourra encore mourir, dans deux cents ans, d'avoir aimé et d'avoir été aimé en retour ?

Il n'a pas de réponse, bien sûr, personne ne pourrait le savoir. Il ne peut qu'espérer, même si ça ne change pas grand chose.

Alors, sous les étoiles qui seront là encore pour les siècles à venir, il pose pied à terre et va chercher sa chaise, puis celle qui reste vide.

John Watson est un homme et rien d'autre qu'un homme.