Le Masque

La nuit n'allait pas tarder à tomber.

Un peu comme Peter qui tâtonnait dans le noir d'une manière absolument pathétique.

Il jura entre ses dents lorsqu'il trébucha pour la énième fois, luttant de toute son âme pour ne pas s'accrocher au bras de son meilleur ami pour qu'il le guide – il avait encore sa dignité, merde.

« Je t'avais prévenu, répéta le plus petit avec un rictus. C'est la faute de ton costume si...

- Mon costume est parfait, et je ne tomberai pas, répliqua Peter, le visage buté. »

Bien entendu, il heurta un lampadaire à cette minute précise. Un soupir intensément las en provenance de Lloyd se fit entendre, et ce dernier lui empoigna le coude afin de le ramener dans sa trajectoire. Il se dégagea en tentant de rester digne et poursuivit sa route, l'air de rien.

Tout avait bien commencé pourtant. Alors qu'ils se préparaient au studio, quelques heures plus tôt, Lloyd avait rageusement raccroché son téléphone en disant :

« Bon. J'ai du batailler pour qu'ils acceptent qu'on emmène les gosses récolter des bonbons, cette année.

- Sans vouloir offenser ta famille ou quoi que ce soit, ça reste quand même ridicule. Avait répondu Peter en enfilant son costume. Je veux dire, on est des adultes responsables, non ?

- Je préfère ne pas répondre. »

Perplexe, Peter avait fini d'attacher sa cape noire de Dak Vador en se demandant ce qui justifiait la réponse de son ami.

« Je ne suis pas d'accord. Avait-il fini par dire en prenant son sabre laser. Je trouve, moi, qu'on s'est très bien débrouillé l'année dernière. Ce n'est pas comme si on avait provoqué une catastrophe ou quoi que ce soit. »

Lloyd s'était contenté de lever les yeux au ciel d'un air incrédule – ce qui était extrêmement frustrant – et n'avait pas insisté. Il avait simplement rappelé à son acolyte qu'ils allaient vraiment finir par être en retard, et Peter avait alors tendu la main pour trouver l'accessoire final de son déguisement : le masque de Dark Vador. En l'enfilant, il réalisa qu'il était beaucoup trop grand, et qu'il ne voyait strictement rien. Il le retira, et se rendit compte que la lanière de tissu qui lui permettait d'ajuster la taille du couvre-chef s'était cassée. Au même moment, Lloyd avait crié depuis le pas de la porte que Peter Alexis Shukoff s'il ne se bougeait pas maintenant, ils allaient...

Et c'est pourquoi Peter s'était retrouvé à tâtonner dans l'obscurité la plus complète et regrettait actuellement tout ses choix de vie, faute de temps pour réparer son costume. Mais il était trop tard, désormais, pour faire marche arrière. Le Seigneur des Ténèbres n'était rien sans son masque, et Lloyd allait le chambrer à vie s'il le retirait maintenant.

« Pete, c'est grotesque, on dirait un chiot aveugle. Tu vas vraiment finir par te faire mal.

- Tu es juste jaloux parce que je suis plus cool que toi.

- On en reparlera quand tu te seras vautré pour de bon. Répliqua son ami, qui avait sobrement choisi de mettre son costume de Bruce Banner. Arrête-toi. On est arrivés. »

Cette dernière précision était totalement superflue, puisqu'une ribambelle de gosses se précipita justement hors de la maison pour rejoindre les deux rappeurs en poussant des cris de joie. Peter retira son masque quelques minutes pour leur dire bonjour, non sans un certain soulagement. Mais à leur vue, il resta figé d'effroi et devint blême.

« Ils...Ils ont...Bafouilla-t-il.

- Grandi. C'est ce que font les enfants en général. Mais je comprends que cette notion ne te soit pas très familière. Persifla Lloyd en lorgnant ostensiblement vers son sabre-laser en plastique.

- Tu deviens de plus en plus salé avec l'âge.

- Je t'emme- heeeey les enfants ! Prêts à aller chercher des bonbons ?

- Ouaaaais ! »

Peter roula des yeux en entendant son ami endosser son rôle de Super Tonton. Du reste, les enfants – Mary, Zach, George, et le petit Dante – avaient effectivement grandi. La robe de petite sorcière de l'aînée lui arrivait désormais aux genoux. Elle avisa le meilleur ami de son oncle et demanda d'un ton curieux :

« Pourquoi t'es déguisé en Dark Vador ?

- Parce que c'est cool.

- Mais t'es super vieux ! »

Tout d'abord, Peter ne vit pas le rapport, avant de se souvenir que Lloyd avait emmené la fratrie voir le dernier Star Wars. Le dernier opus était très récent, comparé aux deux dernières trilogies, d'où la confusion de la petite qui ne soupçonnait pas que la saga ait pu exister bien avant sa naissance. En réalisant cela, il se sentit effectivement terriblement vieux. Puis, sans lui laisser le temps de répondre, Mary, onze ans, se détourna de Peter pour s'occuper de ses petits frères.

« Salé avec l'âge, uh ? Toussota son oncle qui s'amusait follement.

- Oui, Peter en remettant son masque en place. Allons-y. »

La petite troupe remonta la rue au milieu du joyeux brouhaha des enfants, Mary menant la file, Dante trottinant derrière ses frères et sœurs, Georges et Zach se chamaillant, Peter marchant n'importe comment. Ils passèrent sans faire de commentaires devant la maison de Madame Palin, cette voisine acariâtre qui leur avait claqué la porte au nez l'année précédente, mais Mary ne put s'empêcher de pouffer avec ses frères à ce souvenir. Lloyd, qui luttait de toutes ses forces depuis des années pour renvoyer une image éthique et responsable de lui à ses neveux, resta impassible.

Ils récoltèrent une quantité hallucinante de sucreries rien qu'en faisant le tour du pâté de maisons, à la plus grande joie des petits, qui se partagèrent le butin comme s'il s'agissait du budget des Etats-Unis – c'est à dire de manière absolument inégale. Les deux adultes, du moins ceux qui étaient censés incarner ce rôle, recommencèrent à respirer. Jusqu'ici, tout allait bi-

« Tonton Lloyd, pourquoi si Peter il est déguisé en Dark Vador, toi t'es pas en nazi ? Demanda Mary.

- Oui, comme dans la vidéo !

- I'M ADOLF HITLER, bondit Zach en reprenant la rap battle de tête avec enthousiasme.

- Zach, non ne chante pas ç-

- COMMANDANT OF THE THIRD REICH. »

Autour d'eux, les familles et groupes d'enfants qui passaient par là commencèrent à se retourner en les regardant d'un air horrifié. Lloyd fit rapidement le calcul sous sa perruque : deux hommes, dont un déguisé en Dark Vador qui avançait en zigzagant, trois gosses surexcités par le sucre et un quatrième qui imitait un dictateur nazi...

Ouep. Ils avaient un problème.

Comme il ne pouvait décemment pas le faire taire de force, il opta pour la diplomatie.

« Zach, s'il te plait, arrête de rapper, les gens nous...

- YOU NEED A VACATION HERE TAKE A TRIP ON MY TRAIN ! Poursuivit le petit sans l'entendre en caracolant en tête de file.

- Laisse je m'en occupe, dit Peter en s'élançant, plein de bonne volonté. »

Bien entendu, il entra en collision avec un autre lampadaire à ce moment précis. C'est alors que le groupe turbulent, que les gens fixaient désormais ostensiblement, fut accosté par deux policiers qui passaient par là.

Shit, shit shit, ok, pensa Lloyd, ok, ils avaient définitivement un problème. En deux grandes enjambées, il attrapa Zach sous le bras et, de sa main libre, rassembla les trois autres en priant pour qu'ils aient l'air normaux.

« DO YOU WANNA BUY SOME HEROIN, poursuivait Georges, par solidarité avec son jumeau.

- You bitch! Let me remind you who you're messing with-

- C'est quoi bitch ? Demanda Dante, cinq ans, toujours aussi problématique.

- Excusez-moi, monsieur ?! Les interpella un des policiers. »

Ça va pas passer, ça va pas passer, songea Lloyd qui commençait à suer dans son costume.

« O-oui ?

- On pourrait avoir un autographe, s'il vous plait ? Mon fils est fan de vos vidéos ! »

Le comédien, qui s'imaginait déjà passer un quart d'heure à expliquer qu'il n'était ni un nazi ni un dealer, signa avec des petites taches noires devant les yeux, en songeant qu'il n'avait jamais écrit son nom avec une telle gratitude. Par chance, Georges et Zach avaient recommencé à compter leurs bonbons et s'étaient désintéréssés de leur improvisation de rap aussi vite qu'ils l'avaient commencé. Les passants se détournèrent d'eux - non sans continuer de leur jeter des regards suspicieux.

Alors que LLoyd reprenait la tournée d'Halloween en songeant qu'il était beaucoup trop anxieux pour continuer à célébrer cette fête dans ces conditions et qu'il n'avait pas signé pour ça, il entendit Peter le rejoindre. Son acolyte avait enfin retiré sa cape et son masque ridiculement grand, révélant son visage rougi, moite, et couvert de bleus dûs à ses nombreuses collisions.

« Tu vois, dit-il joyeusement, j'avais raison : on se débrouille carrément bien. »