EPILOGUE : ET LES ANNEES PASSERENT
Et les années passèrent...
Les saisons se succédèrent, la cité des nains prospéra et s'agrandit.
Certes, ils étaient à dix mille lieues d'approcher, même de loin, la richesse, les splendeurs et la puissance qui avaient été celles d'Erebor mais Thorin pouvait marcher la tête haute (et ne s'en privait pas) : il avait réussi à rendre à son peuple indépendance et fierté, abondance et paix.
Si lui-même conservait au fond de lui un regret qui ne voulait pas disparaître, une nostalgie profondément enracinée aux tréfonds de son être, il n'en laissait rien paraître.
Il aurait dû être satisfait, sans doute, du chemin parcouru et du travail accompli. Son peuple était prospère et paisible, ses neveux étaient élevés. Pourtant, le cœur de Thorin ne pouvait trouver la paix. Son âme tourmentée languissait en secret.
Lorsque cinq ans après Fili Kili atteignit sa majorité, il y eut, comme pour son frère aîné, une grande fête : l'entrée d'un prince royal dans l'âge adulte était toujours un événement.
Si les frasques de leur enfance et de leur adolescence paraissaient loin, les deux frères n'avaient pas pour autant changé de caractère avec le temps. Ils avaient seulement mûri et pris de l'assurance. Thorin et Dwalin n'étaient pas peu fiers lorsqu'ils pensaient que les deux jeunes gens étaient désormais parmi les meilleurs guerriers du clan.
Cela plaisait nettement moins à Dis qui se souvenait, le coeur serré, qu'elle en avait déjà perdu beaucoup, des guerriers... Bien sûr, elle essayait de se réconforter en se disant que la vie qu'ils menaient désormais était paisible. Il paraissait loin, désormais, le temps où il fallait travailler pour les hommes ! Ils paraissaient loin, les sombres jours de l'errance et de la guerre.
Il était loin également le temps où Fili et Kili rêvaient de participer aux expéditions de leur oncle et ne savaient quel prétexte invoquer pour obtenir l'autorisation de l'accompagner. Leur présence était désormais aussi naturelle et évidente que peut l'être le fait de respirer. Parfois même, retenu par d'autres affaires, Thorin les laissait partir seuls avec Dwalin (il avait toute confiance en ses neveux mais les jugeait cependant encore un peu trop jeune pour prendre le commandement d'un groupe. Il ne perdait pas de vue cependant que le temps approchait à grands pas où Fili serait tout à fait à même de tenir ce rôle).
Ce n'était pas une expédition à proprement parler mais plutôt une visite de courtoisie qui, par ce début d'hiver, entraîna le prince nain dans les Monts de Fer pour rendre visite à son cousin Dain. Fili et Kili l'accompagnaient, comme toujours désormais, ainsi que Dwalin, Balin et quelques autres.
Ils furent accueillis à bras ouverts. Cela faisait un certain temps que les deux cousins ne s'étaient pas vus et cela faisait plus longtemps encore que le seigneur des Monts de Fer n'avait vu les neveux de Thorin. Il ne parut pas leur prêter plus attention que cela et, après avoir chaleureusement étreint leur oncle il se tourna vers Dwalin avec un sourire en coin : les deux nains se connaissaient depuis l'enfance et usaient l'un envers l'autre d'une familiarité bourrue. Renouant avec un vieux rituel et une plaisanterie plus vieille encore, Dain tapa sur l'épaule du colosse tout en lui lançant sur un ton jovial :
- Alors ? Toujours pas décidé à venir t'installer ici ? Tu sais que tu es le bienvenu ! Quand est-ce que tu te décideras à lâcher Thorin ? Un type comme toi mérite mieux que tout ce qu'il sera jamais à même de t'offrir !
Et comme toujours, Dwalin répondit :
- J'y penserai.
avant de rendre l'accolade.
Là-dessus, Dain se tourna vers Fili et Kili, les regarda un instant puis, l'air ébahi, se tourna vers son cousin :
- Est-ce que… ces deux-là sont qui je crois ?
- Fili, dit l'aîné des garçons en s'inclinant, pour vous servir, seigneur Dain.
- Et Kili, pour vous servir, ajouta son frère en l'imitant.
- Par ma barbe ! explosa Dain.
Les deux jeunes gens eurent à peine le temps de se redresser qu'il était déjà sur eux, entourant de ses bras les épaules de chacun des deux frères en s'esclaffant de bon cœur et en les serrant contre lui avec une force qui manqua les soulever de terre :
- Pas de cérémonie entre nous, fistons ! N'oubliez pas que je vous ai fait sauter sur mes genoux alors que vous ressembliez l'un comme l'autre à des chatons encore à moitié aveugles ! Je ne vous aurais pas reconnus ! Qu'est-ce que vous avez changé !
Il les lâcha mais ce fut pour prendre Fili par les épaules, le maintenant devant lui au bout de ses bras tendus :
- Par mes ancêtres ! Tu es devenu un homme… un nain digne de ce nom… tu n'étais qu'un freluquet tout juste épais comme mon doigt, la dernière fois que je t'ai vu !
Il se tourna vers Kili :
- Quant à toi ! Tu n'étais qu'un marmot... tu n'étais pas plus haut que…. qu'un tabouret !
Il allongea à chacun des garçons une claque dans le dos qui les fit tous deux chanceler :
- On va fêter ça ! Je vais vous offrir un banquet dont vous vous souviendrez ! D'ailleurs….
Il se tourna vers Thorin (Fili et Kili en profitèrent pour s'éloigner prudemment, un peu secoués tout de même) :
- Cousin, dit Dain, tu devrais me les confier.
Thorin haussa un sourcil.
- Je suis sérieux ! assura Dain. Laisse-les-moi durant quelques temps. Ils n'ont jamais dû beaucoup sortir de leur trou, les pauvres garçons. Et puis, dans vos montagnes perdues… il y a mieux, pour deux jeunes princes comme eux ! Ici c'est plus animé. Il y a du monde qui passe. Et des demoiselles pas trop farouches, ajouta-t-il en clignant de l'œil vers les deux frères. Ca ne pourrait leur faire que du bien. Qu'en dis-tu ?
- Mais pourquoi t'adresses-tu à moi ? demanda Thorin en souriant. Tu l'as dit toi-même, ce ne sont plus des enfants. Ils n'ont plus besoin de ma permission. S'ils veulent passer du temps ici….
- C'est dit ! conclut Dain, comme s'il tenait pour acquis que les deux frères voulaient nécessairement rester. Tu verras, c'est toi qui ne les reconnaîtras plus quand ils reviendront !
- Hum…. fit Thorin.
Mais il n'en dit pas plus.
Royalement reçue, sa petite troupe demeura sur place une dizaine de jours avant de prendre le chemin du retour.
- Comment ! s'écria le maître des lieux à l'intention de Dwalin, lorsqu'il leur dit au-revoir. Tu t'en vas, grand pendard ?! Mon hospitalité ne serait-elle pas à ton goût ?!
- Tu sais bien que si, grogna le guerrier. Mais on mange trop, chez toi ! Et puis je n'aime pas vos sangliers domestiques… ils empestent !
C'était là encore une vieille plaisanterie entre eux et ils rirent tous les deux. Dain se tourna ensuite vers son cousin et l'étreignit chaleureusement :
- Je garde les garçons en otage ! fit-il en lui adressant un clin d'œil. Je ne sais pas encore ce que je te demanderai pour te les rendre mais…. prépare-toi à payer cher ! Une rançon royale, pour le moins !
Thorin tourna les yeux vers Fili et Kili qui se tenaient à deux pas, leur adressa un sourire affectueux puis, reportant son attention sur le seigneur des Monts de Fer il ricana :
- Tu ne les connais pas ! C'est peut-être toi qui payeras cher pour que j'accepte de les reprendre !
Les deux frères avaient décidé, après hésitation, de profiter de l'invitation et de rester un peu. Dain il est vrai avait tout fait pour les tenter, leur promettant fêtes et réjouissances de toutes sortes. La vie qu'ils menaient dans les Montagnes Bleues était très paisible, un peu d'animation n'était pas pour déplaire aux deux jeunes nains.
- Ca ne t'ennuie pas, mon oncle ? avaient-ils demandé à Thorin, par acquis de conscience.
- Bien au contraire. Vous êtes jeunes, vous êtes à l'âge où l'on a envie de s'amuser. Profitez-en bien.
Arborant un air faussement sévère, il avait ajouté :
- Mais je ne veux rien savoir de ce que vous ferez ! Et ne vous avisez pas d'en parler à votre mère quand vous reviendrez !
Ils avaient ri tous les trois.
Fili et Kili s'amusèrent beaucoup, en effet. Fêtes de toutes sortes, banquets, parties de chasse, Dain ne rechignait pas à la tâche pour les divertir. Ils s'initièrent aussi à l'art de chevaucher les sangliers domestiques que leurs cousins des Monts de Fer utilisaient comme montures aussi bien que comme animaux de trait mais, accoutumés aux chevaux, ils ne parvinrent pas à s'y faire. Ils trouvaient ces animaux lents et lourds. Le verrat de Dain avait de plus un effroyable caractère et ne connaissait que son maître ; on pouvait même affirmer qu'il avait ses têtes et que précisément, celles des deux princes ne lui revenaient pas ! Un jour il chargea Fili qui se félicita, à cette occasion, d'être jeune et leste, car il ne put lui échapper que de justesse en sautant par-dessus la cloison d'un box. Un autre jour, l'animal happa Kili au passage et lui laissa une marque sanglante sur le mollet.
- C'était pour jouer ! assura Dain. Il est très facétieux.
Kili se remémora la bête en train de le regarder d'un air vicieux tout en mangeant le long morceau d'étoffe arraché au bas de son pantalon et jura qu'il ne voulait plus rien savoir de ces animaux acariâtres et sournois ! Les deux frères étaient unanimes pour dire que ce monstre leur avait parfaitement fait comprendre l'expression : "avoir un caractère de cochon" !
Ces quelques détails mis à part les jours coulèrent joyeusement et se transformèrent en semaines. Chaque fois que les deux jeunes princes évoquaient leur départ, Dain inventait de nouvelles réjouissances. Un soir, Kili but plus que de raison, pour la première fois de sa vie. Il ne put jamais se souvenir comment il avait regagné son lit ce soir-là (ce qui n'avait rien d'étonnant puisqu'il était ivre mort et qu'il avait fallu l'y porter). En revanche, il fut malade comme un chien le lendemain et, de cela, il devait se souvenir longtemps !
- Je vais mourir ! gémit-il, anéanti, ses yeux sombres ayant perdu tout éclat, lorsque son frère, inquiet, vint prendre de ses nouvelles. Je ne me suis jamais senti aussi mal de toute ma vie !
- En effet, je ne t'ai jamais vu une aussi sale tête…. même pas le jour où nous avons volé la pipe de Thorin pour fumer en cachette...
- Tu n'avais pas une plus belle tête que moi ce jour-là... et puis ne me parle pas de ça ! geignit Kili, dont le teint virait au vert. Tu veux m'achever !
- Tu ne peux t'en prendre qu'à toi-même, petit frère. Et tu as de la chance que Mère ne puisse pas te voir dans cet état !
Kili se contenta de tirer un oreiller sur sa tête :
- Tu aggraves mon mal de crâne ! émit-il d'une voix mourante. Tu ne vois pas que je suis à l'agonie ? Va t-en, laisse-moi mourir en paix !
Fili secoua la tête d'un air affligé et soupira, réprobateur :
- Cuve ta bière, va… je reviendrai plus tard voir si tu vas mieux.
Il s'éloigna, prenant bien garde de ne pas se retourner ni jeter un œil en arrière quand dans son dos retentirent des bruits parfaitement explicites : il savait très bien que Kili n'avait pas envie qu'il assiste à ça. En quittant la chambre de son frère, il se heurta à Dain.
- Alors ? Comment va notre petit prince ? demanda ce dernier.
Fili fit un geste évasif :
- Pas brillant, répondit-il.
Dain eut un sourire indulgent et tira un parchemin de sa poche :
- Un message est arrivé pour vous, dit-il.
Fili s'empara de la missive.
- Tu permets ? demanda-t-il poliment.
Le seigneur des Monts de Fer avait insisté pour que les deux frères le tutoient. Il fit un signe d'assentiment et s'éloigna pour que Fili puisse lire tranquillement. Le message était de Dis. Elle espérait que ses fils s'amusaient bien et les chargeait de transmettre son plus amical souvenir à son cousin. Elle annonçait ensuite que Thorin avait quitté les Montagnes Bleues, seul. Il n'avait rien voulu entendre pour que quiconque l'accompagne. Dwalin et lui s'étaient disputés à ce sujet mais il n'y avait pas eu à lui faire entendre raison. Sur la foi de simples rumeurs, Thorin avait décidé de partir à la recherche de son père, porté disparu depuis tant et tant d'années déjà. Aussi, concluait Dis, Fili et Kili avaient autant rester auprès de Dain s'ils en avaient envie et si ce dernier voulait bien continuer à leur offrir l'hospitalité, car l'ambiance chez eux était un peu lourde : Balin était inquiet et Dwalin ne décolérait pas.
Les deux jeunes princes prirent ces nouvelles assez mal. Ils avaient l'impression que leur oncle avait agi derrière leur dos, profitant de leur absence pour se lancer dans cette quête solitaire, alors qu'ils auraient adoré -pour ne pas dire qu'ils auraient trouvé normal- de l'accompagner à la recherche de leur grand-père. Kili n'avait aucun souvenir de lui, pas plus qu'il n'en avait de son propre père, et Fili seulement quelques images très floues, des impressions plus que de réels souvenirs, mais cela n'y changeait rien.
- Tu crois que Thrain est encore en vie ? demanda Kili, très excité.
- Je n'en sais pas plus que toi. Mère est persuadée qu'il a été tué lors de la bataille de la Moria mais...
- ... Thorin a toujours juré que tant qu'il ne verrait pas son corps de ses yeux, il ne croirait pas à sa mort...
- J'ai tout de même peine à croire qu'il soit encore en vie. Depuis si longtemps, nous aurions eu de ses nouvelles. Ou il nous aurait retrouvés.
- Il est peut-être prisonnier ?
- Depuis près de soixante-dix ans ? Ca me parait bien long ! Qui est-ce qui garde un prisonnier aussi longtemps ? Et dans quel but ?
- Il n'empêche... j'en veux à Thorin d'être parti sans nous.
Fili se rembrunit :
- Moi aussi.
A force de discuter, les deux garçons décidèrent de rentrer chez eux. Le coeur n'y était plus, ils n'avaient plus la tête à s'amuser et à profiter de l'hospitalité de Dain. Ce dernier les assura qu'ils pouvaient rester aussi longtemps qu'ils le voudraient et qu'ils ne devaient pas se faire de souci pour leur oncle, qui était très capable de se débrouiller seul et de prendre soin de lui-même. Fili et Kili le remercièrent mais maintinrent leur décision.
- Eh bien allez, alors, leur dit leur cousin. Mais rappelez-vous que vous serez toujours les bienvenus. Revenez quand vous voudrez. Il y aura toujours un cuissot de viande et de la bière brassée qui vous attendra.
Après encore de multiples congratulations et remerciements, les deux jeunes gens firent leurs adieux et se préparèrent à prendre le chemin du retour. La veille du jour fixé pour le départ, Dain prit Fili à part avec un air grave qui ne lui était pas habituel.
- J'aimerais te dire quelques mots, mon garçon, fit-il. Ton frère s'énerve vite et puis, il est encore si jeune ! Toi tu me sembles plus réfléchi…
- Où veux-tu en venir ? demanda Fili, perplexe.
- C'est au sujet de ton oncle.
- Mon oncle ? répéta le jeune nain, de plus en plus étonné.
Dain paraissait hésiter, ce qui ne lui ressemblait pas :
- Mahal m'est témoin que j'aime beaucoup Thorin, commença-t-il.
Il parut hésiter à poursuivre.
- Comme nous tous ! répondit Fili, indéfectiblement loyal envers son oncle, avec une légère nuance d'avertissement dans le ton de sa voix.
Dain opina :
- Bien sûr... Mais il est parfois… et quand il se met une idée en tête… sa fichue tête de bois…
Fili le regarda bien en face :
- Et si tu allais droit au but ? Que cherches-tu à me dire ?
- Eh bien, je sais que ton frère et toi vous êtes contrariés d'avoir appris qu'il était parti sans vous pendant que vous étiez ici. Je sais que… ah, zut ! Tu as raison, je vais le dire tel que je le pense, ça sera plus simple ! Je sais que Kili et toi êtes très attachés à Thorin, Fili. Il est bien plus qu'un oncle, pour vous. C'est le chef de votre clan, bien sûr, mais pour vous deux c'est avant tout un père et un modèle à suivre. Et c'est là que je voulais en venir, mon garçon. Les sentiments sont une chose, d'ailleurs Thorin vous aime autant que vous l'aimez, mais... Mais si liés que vous soyez… enfin vois-tu, il me semble….
- Mais quoi, à la fin ? s'impatienta Fili, que ce discours commençait à mettre très mal à l'aise.
- Vous n'avez pas à le suivre où qu'il aille et quoi qu'il fasse simplement parce qu'il décide d'y aller ou de le faire, voilà ce que je veux dire ! Vous êtes libres de vivre votre propre vie. Thorin a… de vieux démons à exorciser, c'est la véritable raison pour laquelle il est parti à la recherche de son père. Kili et toi, vous n'avez rien à voir avec ça. Et vous pouvez très bien rester ici encore un moment si ça vous chante. Ce que fait Thorin ne… n'a pas nécessairement besoin d'interférer avec ce que VOUS décidez de faire… cela ne changera rien aux sentiments que vous éprouvez ni aux liens qui existent entre vous. Voilà ce que je voulais te dire, Fili !
Fili le regardait sans comprendre.
- Mais Thorin ne nous a jamais obligés à le suivre où que ce soit, dit-il, abasourdi par cette longue tirade. Je ne comprends tout simplement pas de quoi tu parles !
- Ca se voit, grogna Dain en se frottant la tête. J'essaie de t'expliquer que Thorin, Kili et toi êtes trois personnes distinctes, pas une seule et unique entité.
Fili faillit hausser les épaules. La belle évidence que voilà ! La discussion commençait à l'ennuyer et à l'agacer tout à la fois. Que voulait donc dire Dain? Que Kili et lui ne devaient pas suivre Thorin où qu'il aille ? Après avoir mis des années à obtenir qu'il le leur permette ! Le seigneur des Monts de Fer serait bien inspiré de se mêler de ses affaires, songeait Fili, mécontent.
- Bon, soupira Dain. Laisse tomber, mon garçon. Tu as encore bien le temps de penser à tout cela. Essaie de garder ça dans un coin de ta tête, peut-être qu'un jour tu comprendras mieux où je voulais en venir.
Fili se dit que tout au contraire il aurait préféré oublier ces paroles. Elles ne lui plaisaient pas et lui causaient un certain sentiment de malaise. Heureusement, Dain n'aborda plus le sujet, ni de près ni de loin, jusqu'au lendemain. En revanche, au moment du départ il adressa aux deux frères un clin d'œil malicieux et dit, très innocemment :
- Attendez, les garçons. J'ai un petit cadeau pour vous.
Il désigna un palefrenier qui approchait, menant deux sangliers domestiques totalement harnachés.
- Un petit souvenir des Monts de Fer, dit Dain. Et si, un jour prochain, vous devez livrer bataille, montez ces admirables bêtes plutôt que vos stupides poneys : au combat, un cheval ne peut que vous portez. Un sanglier, lui... se bat avec son maître !
Statufiés, horrifiés, les deux frères regardaient les deux sangliers impavides en faisant la grimace. Ils échangèrent un rapide coup d'oeil, aussi consternés l'un que l'autre. Mais ils ne voulaient pas désobliger Dain ni se montrer impolis, après l'accueil chaleureux qu'ils avaient reçu depuis des semaines...
- C'est... très généreux, parvint à articuler Fili, qui n'osait pas imaginer les rires des siens s'il rentrait monté sur l'un de ces affreux animaux. Tu es certain que... qu'ils ne te manqueront pas ?
- Je me demande... s'ils s'acclimateront dans les Montagnes Bleues, émit Kili à son tour.
- Ils ne me manqueront pas et tout se passera très bien, assura Dain. Ces animaux ont de grandes facultés d'adaptation, vous verrez. Traitez-les bien et bientôt vous verrez : ils vous seront attachés autant que des chiens que vous auriez élevés !
Les deux frères, à nouveau, se regardèrent : ils se voyaient déjà encombrés de ces porcs qui les suivraient pas à pas sans plus les lâcher d'une semelle et viendraient réclamer des caresses...
- Eh bien, dit Fili, qui ne voyait vraiment pas quelle excuse invoquer pour refuser, merci... beaucoup. C'est... merci.
Dain n'y tint plus et éclata de rire, un rire homérique qui semblait ne jamais vouloir finir. Chaque fois qu'il paraissait sur le point de reprendre son calme, il s'esclaffait de plus belle en se tapant sur les cuisses.
- Si... si vous pouviez voir vos têtes ! parvint-il finalement à articuler entre deux fous rires. Votre mère vous a bien élevés... vos bonnes manières sont indiscutables mais vous avez encore à apprendre pour... pour ne pas laisser vos visages vous trahir...
Et il repartit d'un nouveau fou rire. Riant toujours, il vint claquer les épaules des deus frères et ajouta :
- Allons, c'était une plaisanterie. Sauvez-vous, maintenant, et bonne route.
Soulagés, Fili et Kili se fendirent d'un sourire et enfourchèrent leurs poneys (leur soulagement augmenta aussitôt) puis ils s'en allèrent en se retournant souvent et en faisant de grands signes de la main.
- Eh bien, j'ai eu peur ! dit Kili lorsqu'ils se furent éloignés. Je ne voyais pas comment refuser, mais jamais je ne serais rentré à la maison avec l'une de ces bêtes ! Je ne sais vraiment pas ce que Dain leur trouve mais moi, je l'aurais lâchée dans la nature quelque part, quitte à rentrer à pieds !
- J'y ai pensé aussi. Nous l'avons échappé belle.
Le voyage de retour s'effectua sans histoire, les deux jeunes gens ne firent aucune mauvaise rencontre et ils furent heureux de retrouver les leurs après cette longue absence. Presque tous les leurs, car Thorin, lui, n'était pas rentré.
En fait il demeura près de trois mois absent et lorsqu'il revint... les reproches que ses neveux comptaient lui faire s'évanouirent comme fumée dans le vent : Thorin ne rentrait pas définitivement, il comptait même repartir très vite. S'il n'avait trouvé aucune trace de Thrain au cours de sa quête solitaire, il avait en revanche rencontré le destin en personne en la personne du magicien Gandalf le Gris. Lequel lui avait fourré en tête la plus extravagante, la plus dangereuse, la plus insensée et la plus merveilleuse des idées : reprendre Erebor. Récupérer l'Arkenstone, unir les sept nations naines et tuer le dragon pour récupérer leur royaume depuis si longtemps perdu. Dis et Balin eurent beau objecter, Thorin ne les écouta pas.
L'opportunité que lui avait fait miroiter le magicien répondait trop bien au désir secret qu'il nourrissait depuis toujours. Fili et Kili étaient surexcités à l'extrême : Erebor ! Toute leur enfance avait été bercée par les fabuleux récits de la Montagne Solitaire ! Aussi décidèrent-ils de mettre les choses au point immédiatement :
- Cette fois mon oncle, tu ne partiras pas sans nous !
- Tu ne vas pas nous laisser à nouveau en arrière !
- Ce ne serait pas juste !
- Nous viendrons de toute façon ! disait Kili avec son air buté. Tu ne partiras pas pour Erebor sans nous, Thorin ! Même si nous devons te suivre de loin !
- Et comment ! renchérit Fili.
Thorin les regarda tour à tour, longuement, sans répondre, ce qui était contraire à son habitude. Il pensait aux multiples dangers et difficultés de la quête qu'il allait entreprendre et pensait aussi, non sans fierté, que le temps où il devait protéger ses neveux envers et contre tout était révolu. Qu'ils étaient devenus des adultes et des nains de valeur. Et que s'il réussissait dans son entreprise, il leur rendrait tout ce à quoi leur naissance leur avait donné droit et que Smaug leur avait volé. Cette quête était la leur autant que la sienne et il leur sourit :
- C'est votre héritage, fit-il. Si vous voulez venir je ne vous le refuserai pas.
Les deux garçons étaient si heureux qu'ils faillirent lui sauter au cou, comme lorsqu'ils étaient enfants. Thorin leva la main pour tempérer leur enthousiasme et ajouta :
- Mais je veux que vous preniez la peine d'y réfléchir avant de décider. Les expéditions courantes que vous connaissez ne sont qu'un très léger aperçu de ce que sera ce voyage. Ce sera long, dangereux et difficile. La route est périlleuse et semée d'embûches. Il faut traverser les Monts Brumeux et la Forêt Noire, ce ne sera pas une partie de plaisir ! Il faudra bivouaquer par tous les temps et quel que soit le terrain. Mais surtout…
Il fit une pause, regarda tour à tour chacun des garçons silencieux et acheva :
- … mais surtout, je veux que vous soyez conscients que tous ceux qui partiront ne reviendront peut-être pas. Ce pourrait être l'un ou plusieurs de nos compagnons, vous ou moi… et cela je veux que vous l'ayez bien à l'esprit ! Vous n'êtes plus des enfants et je ne veux pas vous tenir à l'écart, mais...
Kili haussa les épaules et l'interrompit :
- Raison de plus pour que nous venions, dit-il, comme une évidence. Nous n'allons pas te laisser courir de tels risques seul !
Et tout fut dit. Fili et Kili ne se cachaient ni les risques ni les difficultés de l'entreprise mais rien au monde n'aurait pu les convaincre de ne pas y participer. Erebor ! Le nom seul les faisait rêver. Par ailleurs, si dangereuse que puisse être cette quête, ils se sentaient forts, jeunes et aventureux, prêts à affronter n'importe quel péril et très capables d'en venir à bout. Et puis pensez donc ! Un magicien allait prendre part à l'aventure ! Et un mystérieux cambrioleur, dont ils ne savaient encore rien et qui excitait grandement la curiosité des deux jeunes nains. Ensuite, ils rirent comme des enfants en repensant au « cadeau » qu'avait prétendu vouloir leur faire Dain lorsqu'ils avaient quitté les Monts de Fer.
- Tu nous imagines parcourant toute la Terre du Milieu à dos de sanglier ?! pouffait Kili.
- Traverser les montagnes et les forêts avec ça…
- Nos compagnons seraient jaloux !
- Ils seraient morts de rire, oui !
- Je vois bien leurs têtes !
- Moi je nous vois bien nous ! Ah nous aurions fière allure !
- Oh oui ! Nous aurions bon air en présence de ce magicien…
Dis, de son côté, avait dit ce qu'elle avait à dire et n'objecta plus lorsqu'elle comprit que son frère aîné et ses deux fils allaient bel et bien partir pour Erebor, qu'ils seraient absents durant des mois et allaient traverser presque toute la Terre du Milieu et affronter mille périls avant même de se heurter au dragon. Qu'aurait-elle pu ajouter ? Elle savait bien qu'elle ne convaincrait aucun des trois de renoncer. Thorin était trop obstiné, Fili et Kili trop exaltés par la perspective de voir de leurs yeux le berceau de leur famille et de leur clan. Ses fils n'étaient plus des enfants auxquels elle pouvait interdire de s'en aller !
La princesse garda donc le silence pendant qu'un glas résonnait dans son cœur : le glas de tous ses rêves de paix et de tranquillité. La fin des années de bonheur qu'ils avaient connues dans les Montagnes Bleues, un bonheur pourtant durement conquis. Cependant, elle sourit. Elle se força à sourire, pour ne pas pleurer. Son sourire était figé mais c'était un sourire.
Ce soir-là, seule dans sa chambre, la princesse se plaça face à son miroir et adressa à son reflet un regard dur, qui n'empêcha pas les larmes, qu'elle avait si bien retenues toute la journée, de couler en abondance.
Pour la toute première fois de son existence, elle éprouva de la jalousie envers son frère aîné. Fili et Kili l'aimaient, bien entendu, et elle le savait, elle qui les connaissait mieux qu'ils ne se connaissaient eux-mêmes. Mais... elle n'était "que" leur mère. Celle qui console et qui cajole, qui gronde un peu et que l'on taquine gentiment. Celle qui conseille tout doucement et que l'on écoute parfois. Parfois seulement, tout en ayant le coeur réchauffé par sa tendresse. Elle évoqua Fili qui, parfois, par manière d'effusion la saisissait par la taille et la soulevait du sol comme si elle n'avait été qu'une poupée de son, la faisant tourner en riant :
- Ma petite mère... je t'aime !
Il l'embrassait ensuite comme l'enfant qu'il avait été, à pleine bouche, et elle riait de sentir sur ses joues le contact de sa barbe et de sa moustache.
Et puis il y avait Kili. Kili qui prenait un air gêné si sa mère l'embrassait ou le serrait dans ses bras... et cependant, encore maintenant Kili venait parfois se blottir contre elle et poser sa tête sur ses genoux ou sur son épaule, comme lorsqu'il était petit. Uniquement quand ils étaient seuls et que ni son frère, ni son oncle ni personne ne pouvait le voir. Oui. Elle était leur mère. Celle devant qui il n'y a ni honte ni faux semblant.
Quant à Thorin... Fili et Kili voyaient en lui le modèle à suivre. Il était celui auquel ils voulaient ressembler. Un jour viendrait où ils se contenteraient d'être eux-mêmes, si toutefois les Valars les laissaient vivre assez longtemps... mais ils n'en étaient pas encore là.
L'amour d'une mère va de soi et les garçons n'attendaient rien d'autre de la leur : qu'elle les aime autant qu'ils l'aimaient. Rien de plus. Thorin, c'était différent. Les deux jeunes nains savaient, bien entendu, que leur oncle les aimait, mais ce qu'ils voulaient avant tout c'était qu'il soit fier d'eux. Qu'il reconnaisse leur valeur. Ils étaient prêts à le suivre n'importe où rien que pour lui prouver qu'ils étaient dignes de lui.
Et surtout : ils avaient besoin de se le prouver à eux-mêmes.
La princesse soupira et se détourna du miroir. Elle ne pouvait pas changer cela. C'était peut-être le pire, cette sensation d'impuissance. Quoi qu'il arrive désormais, elle serait forcée d'en être spectatrice sans rien pouvoir faire.
Résignée, elle passa les jours qui séparaient les siens du départ à regarder la joie de ses fils et à s'en emplir les yeux. Elle écoutait leurs rires, leurs paroles enthousiastes, leurs plaisanteries et les gravait soigneusement dans sa mémoire.
Dis se sentait au bord du vide. Toute son existence était à nouveau en train de basculer et comme autrefois, après la chute d'Erebor et la bataille de la Moria, elle ne savait pas de quoi demain serait fait.
Alors elle ne voulait rien perdre d'aujourd'hui : elle s'efforçait de mettre du bonheur de côté, Dis. De l'engranger en elle. Chaque sourire, chaque rire, chaque mot. Les visages, les expressions et les intonations de voix. Tout. Elle s'en imprégnait à la manière dont on place un parfum dans un vêtement. De n'importe quelle manière que se conclut la « quête », plus rien ne serait plus jamais pareil après. Une page se tournait, définitivement.
Alors Dis essayait de cristalliser le présent, pour le garder toujours en elle.
Quoi qu'il arrive.
FIN
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Il me reste à remercier tous ceux et toutes celles qui ont suivi cette histoire de bout en bout, avec une mention particulières à ceux et celles qui ont laissé ici et là des commentaires.
Je ne trouve de mieux à dire que : je vous fais à tous et toutes de gros bisous, j'ai moi-même l'impression d'avoir vécu une longue aventure, non seulement en compagnie de Thorin, Dis, Fili et Kili mais aussi avec vous.
Ca va faire drôle de n'avoir plus de chapitre à poster dans cette histoire après tout ce temps !