Voilà la troisième partie de ma trilogie fromagère Hannigram. Pour comprendre celle-ci, il vaut mieux avoir lu les deux fics précédentes : Raclette et Fondue. Bonne lecture à tous et merci pour votre soutien et vos commentaires!
"***"
Garé dans sa voiture, sous un lampadaire en panne, Hannibal attendait. Il savait que la nuit masquait son visage et il était certain que les caméras de surveillance qui avaient fleuries en ville au cours de ces dernières années n'étaient pas pointées sur lui. Il avait de toute façon recouvert de boue ses plaques avant de se mettre en route. Il soupira et regarda sa montre. Il avait l'impression d'être là depuis une éternité.
Une à une, les vitrines des boutiques chics de la rue s'étaient éteintes et les piétons avaient disparu. De temps à autre, une voiture passait mais Hannibal se baissait pour dissimuler sa présence.
Ses yeux ne quittaient pas l'unique lumière qui émanait de la ruelle devant laquelle il était stationné. Cette lueur, il la surveillait pour la troisième nuit d'affilée. Et les deux fois précédentes, il n'avait eu qu'à attendre une trentaine de minutes pour qu'elle s'éteigne et que sa proie apparaisse. Et juste ce soir, alors qu'il avait décidé de passer à l'action, les choses ne se déroulaient pas comme prévu. Qu'est-ce qui pouvait lui prendre autant de temps ?
Il hésita à rallumer son téléphone. Peut-être Will lui avait-il laissé un message ? Il s'était écoulé quatre jours depuis qu'Hannibal avait glissé sur le sol de la cuisine de l'agent spécial et avait terminé la bouche contre les lèvres de ce dernier. Du moins c'était la version à laquelle il se raccrochait. Et celle qu'il donnerait peut-être à Will si l'occasion se présentait. Ou peut-être pas… Hannibal n'avait pas trouvé de meilleure explication et il doutait que Will le croie. Après tout, c'était un profiler hors pair et même Hannibal savait cette vision plus que bancale. Mais il ne pouvait pas avouer la vérité à Will quand même ? Ce n'était pas dans sa nature, une telle franchise. Ni admettre ses faiblesses d'ailleurs.
Pourtant, il n'avait rien à perdre. Will avait vu clair dans son jeu, Hannibal en était désormais certain. Il avait cru le diriger mais c'est Will qui l'avait en fait manipulé tout au long du repas. Et Hannibal ne savait pas s'il devait en sourire ou en pleurer. Certes, il était bien embêté par la situation ambiguë dans laquelle il se trouvait mais il se sentait si fier de Will, cet homme si brillant qu'il avait fait trébucher Hannibal Lecter. Le coup de la chemise enduite de parfum, ça avait été malin, très très malin.
Toujours était-il qu'Hannibal se trouvait stupide d'avoir ainsi fui et il ne se sentait pas encore en état de rappeler l'agent spécial et d'affronter son regard. Pourtant, il aurait eu une bonne excuse, tout son matériel à fondue était resté là-bas. Mais il repoussait encore et encore ses appels. Il espérait aussi que Will ferait le premier pas. Mais l'agent du FBI était patient et le téléphone d'Hannibal restait désespérément silencieux.
Alors il avait décidé de partir en chasse. Non seulement cela calmerait ses nerfs mais en plus, cela lui donnerait l'occasion de planifier son prochain repas fromager en compagnie de Will. D'ici à ce qu'il ait fait tous les préparatifs, l'un d'eux, à priori Will d'après les calculs du psychiatre, aurait repris contact avec l'autre.
Et puis il savait déjà qui utiliser et dans quelle recette. Cela facilitait beaucoup les choses. Maintenant il n'avait plus qu'à attendre le bon moment. Et il pensait que le bon moment serait ce soir. Il avait mis au point un plan minutieux après les deux soirées d'observation mais visiblement, il allait devoir improviser. Il en avait assez d'attendre. Et Will qui n'appelait pas !
Il enfila une paire de gants chirurgicaux. Il se savait impatient tout comme il savait que l'impatience menait à l'erreur. Le fiasco de sa fin de dîner avec Will l'avait prouvé. Mais repousser la chasse signifiait repousser le repas ce qui impliquait une situation gênante plus longue encore. Parce que pour cet ultime repas, Hannibal comptait bien prendre sa revanche sur l'agent spécial. Il ne savait pas encore trop comment puisqu'il avait usé de ses meilleures cartouches lors de leur précédente rencontre mais il trouverait.
Il sortit de sa voiture et referma la portière en douceur. Prenant garde à ce que son visage reste dans l'ombre, il pénétra dans la ruelle.
Des fenêtres grillagées et des portes métalliques donnant sur les arrière-boutiques de luxueux magasins l'entouraient. Mais Hannibal savait précisément où il devait frapper.
Se collant dos au mur sous l'unique carreau éclairé, il tendit le bras pour donner un coup sec sur la porte la plus proche. De longues secondes s'écoulèrent dans le silence le plus total. Puis Hannibal entendit des bruits de pas et un verrou qui claque. La porte s'entrebâilla et le visage flasque de José Père apparut. L'homme fronça les sourcils lorsqu'il ne vit personne.
Hannibal se racla la gorge. José tourna la tête, eut un mouvement de recul mal dissimulé lorsqu'il le vit puis son visage se détendit quand il le reconnut.
_ Oh c'est vous. Ca ne va pas de vous cacher de la sorte ! Je vous avais pris pour un malfrat.
Hannibal devina à sa posture qu'il reposait quelque chose, probablement une arme, sur le côté, puis il ouvrit la porte plus largement.
_ Qu'est-ce que vous faites là ? reprit José face au silence persistant de son habituel client. On est fermés depuis plusieurs heures !
Le psychiatre lui sourit, le laissant plus confus encore.
_ Quoi ? insista le commerçant. Vous avez une envie soudaine de fromage qui ne pouvait pas attendre jusqu'à demain ?
_ En fait, répondit finalement Hannibal. J'avais plutôt besoin d'un petit accompagnement…
La mine perplexe de José se mua en terreur lorsqu'Hannibal le repoussa contre la porte métallique, un bras lui écrasant la trachée alors que son autre main le bâillonnait efficacement. José n'était pas un petit homme et Hannibal devait user de toute sa force et de toute son expérience pour le maintenir en place. Les yeux de l'homme étaient écarquillés et ses vaines tentatives pour hurler ne se soldaient que par des filets de bave sur la main d'Hannibal. Ce dernier n'avait jamais été aussi heureux de porter des gants.
_ Je vous avais dit que vous me reverriez pour le troisième round, glissa-t-il à l'oreille de l'homme alors que celui-ci prenait une vilaine couleur violacée.
Hannibal accentua sa pression et l'homme s'écroula au sol. Rapidement, le psychiatre jeta un coup d'œil dans la pièce éclairée. Elle contenait une grande armoire ouverte dans laquelle s'empilaient des dossiers et une table en bois où étaient posés une caisse métallique cadenassée et un livre de compte. Voilà donc ce qui occupait José depuis tout ce temps. Hannibal repéra aussi un petit pistolet sur une console à côté d'un trousseau de clé. José aurait mieux fait de le garder en main.
Rapidement, avant que l'homme ne reprenne conscience, Hannibal renversa la table et d'un coup de crosse fit sauter le cadenas de la caisse. Il éparpilla les billets pour faire croire à une attaque crapuleuse et jeta l'arme dans un coin de la pièce.
Puis il traina José par les bras jusqu'au coffre de sa voiture. L'homme se réveillerait probablement en cours de route mais une fois dans le garage du psychiatre, il n'aurait de toute façon aucune chance de s'échapper.
Heureux de son succès malgré son improvisation, Hannibal repassa derrière le volant. Il retira ses gants et les glissa dans la poche de son manteau. Tout comme les restes de José, ils finiraient soigneusement brûlés et enterrés. Hannibal ne prévoyait aucunement de faire du fromager une victime de l'Eventreur. Tous deux avaient bien trop de liens. Il faisait parti des fidèles de la boutique. José serait juste de la viande. Mais pas n'importe quelle viande ! Hannibal le transformerait en succulents lardons fumés qui se marieraient à merveille avec un délicieux reblochon fermier qu'il reviendrait chercher le jour J.
Habituellement, Hannibal ne s'en prenait pas à ses commerçants de qualité. Mais José s'était vraiment montré grossier lors des dernières visites du psychiatre et apprendre qu'il avait un fils tout à fait compétant l'avait libéré de tous ses doutes. Le mystère de la disparition du père n'entraînerait certainement pas la fin de la boutique et pour Hannibal c'était tout ce qui importait.
A présent, il allait rentrer chez lui, prendre les beaux morceaux, les saler, les fumer, soit une grosse semaine de travail. Puis il n'aurait plus qu'à faire revenir Will dans son antre d'une manière ou d'une autre.
Sentant le contrôle lui revenir enfin, Hannibal démarra sa voiture, un fugace sourire aux lèvres.
« *** »
Will était assis à son bureau, dans sa salle de classe vide. A sa gauche se trouvait un paquet de feuilles à corriger et à sa droite son téléphone désespérément silencieux. Il avait bien reçu un ou deux messages qui l'avaient fait sursauter et se ruer sur l'appareil mais le premier était de Jack pour lui demander une précision sur son dernier rapport et le second une publicité lui annonçant des réductions sur les croquettes pour chiens. En soit c'était plutôt une bonne nouvelle mais Will aurait préféré un signe de vie de la part d'Hannibal.
Cela faisait à présent plus d'une semaine que le psychiatre s'était enfui, abandonnant à Will son appareil à fondue et sa dignité. Will avait soigneusement lavé et rangé le matériel et attendu qu'Hannibal le rappelle. Après tout, c'était au psychiatre de faire le premier pas. C'était lui qui avait adopté un comportement irrationnel et Will considérait qu'il lui devait des explications.
Même si Will n'avait pas besoin de ces dernières. Il savait parfaitement ce qui s'était joué lors de leur soirée. Il savait qu'il avait pris l'ascendant dans leur relation. Et il comptait bien garder la main. Alors même si ses doigts le démangeaient, il se retenait d'appeler Hannibal et tant pis si cela devait prendre des années pour qu'ils se retrouvent de nouveau en contact !
Il soupira et rajusta ses lunettes. En l'occurrence, corriger ses copies paraissait être la meilleure des options pour s'occuper l'esprit. Il glissa son téléphone dans la poche intérieure de sa veste grise, accrochée au dossier de sa chaise. S'il ne le voyait plus, il n'y penserait peut-être plus.
Il savait qu'il se mentait et que le téléphone serait toujours là, dans un coin de son esprit. Malgré tout, il saisit son stylo rouge et se mit au travail.
Son téléphone sonna bien pourtant, mais des heures plus tard, pendant son sommeil, alors que le soleil n'était pas encore apparu à l'horizon et que les arbres autour de sa maison étaient couverts de givre. Il grogna et se tourna pour attraper ses lunettes. Il avait l'impression de n'avoir dormi que cinq minutes. Ce qui était probablement le cas au vue de ses problèmes récurrents d'insomnie.
Et puis il avait mal partout d'avoir transporté des kilos et des kilos de sacs de croquettes bon marché la veille au soir. Mais la promo valait vraiment le coup !
A tâtons, il chercha son téléphone qui chantait toujours joyeusement sur sa table de nuit. Si c'était Hannibal, il pensait sérieusement à l'envoyer paître parce que ce n'était vraiment pas une heure pour donner de ses nouvelles, surtout après avoir été silencieux pendant aussi longtemps.
Mais ce n'était que Jack. Quelque part, Will était déçu. Il aurait bien aimé entendre la voix d'Hannibal avant de l'envoyer paître.
_ Will, j'ai besoin que tu viennes immédiatement, commença Jack, sans aucune forme de salutation, lorsque Will décrocha enfin.
_ Euh… où ? répondit Will, un peu perdu.
Il s'assit sur son lit, manquant au passage de poser le pied sur Buster, tranquillement installé par terre.
_ A Quantico ! s'emporta Jack comme s'il s'agissait d'une évidence.
_ Un nouveau meurtre ? demanda Will en se frottant les yeux de sa main libre puis en réajustant ses lunettes de guingois.
_ Un sheriff texan m'a fait transmettre un dossier auquel il faudrait que tu jettes un coup d'œil.
_ Et ça ne pouvait pas attendre une heure ou deux ? gronda Will en se redressant et en s'étirant.
Le feu dans la cheminée était mort depuis longtemps et il faisait frais dans la grande pièce. Le voyant debout, les chiens commencèrent à s'agiter.
_ Non. On nous a demandé un retour rapide. La police locale a peut-être une chance tant que la piste est fraiche.
_ Ok, ok, concéda Will. Je serai là dans une grosse heure.
Jack marmonna une vague réponse avant de brusquement raccrocher. Will regarda le combiné et haussa les épaules. Jack pouvait bien être de mauvaise humeur, ce n'était pas son problème. Il ne pouvait quand même pas se téléporter.
Il ouvrit la porte aux chiens, lança la cafetière et alla prendre une douche rapide. Lorsqu'il sortit de la salle de bain, les chiens étaient déjà revenus se mettre au chaud et son café était prêt. Simplement vêtu d'une serviette autour des hanches, il frissonna en refermant la porte, une tasse fumante à la main. Il savait que la caféine ne remplaçait pas la nourriture mais il ne se sentait pas d'attaque à se préparer des toasts ou des œufs. Et Jack lui avait bien fait comprendre qu'il était attendu au plus vite. Alors, il termina sa tasse en trois grandes gorgées, passa les premiers vêtements qui lui tombaient sous la main et enfila son vieux blouson vert dans lequel se trouvaient ses clés de voiture. Il vérifia rapidement les gamelles d'eau des chiens et remplit celles de nourriture. Il soupira en passant la porte. Il avait déposé près de l'entrée le matériel à fondue d'Hannibal, soigneusement emballé dans un grand sac en nylon. Il avait hésité à plusieurs reprises à le mettre dans son coffre et à débarquer chez le psychiatre à l'improviste, juste comme ça, pour voir sa tête. Mais il y avait renoncé. Il voulait réellement que ce soit Hannibal qui reprenne contact avec lui.
Avec un dernier petit geste de la main en direction de ses chiens, il referma la porte et trotta dans la neige jusqu'à sa vieille Volvo.
« *** »
Lorsque Will arriva à Quantico, toute l'équipe se trouvait déjà dans le bureau de Jack. Zeller et Price étaient appuyés l'un contre l'autre, l'air tellement endormis que Will se dit que si on les séparait, ils s'écrouleraient tous deux à terre. Beverly se tenait contre un mur, la tête baissée vers un dossier et ses cheveux en mèches devant son visage. Will comprit quelle tentait de dissimuler des cernes lui tombant aux pieds et une gueule de bois carabinée. Il ignorait ce que ces trois là avaient fait la veille mais cela devait inclure une sacrée quantité d'alcool.
Alana était là aussi, et malgré l'heure matinale, elle était toujours aussi impeccable dans une de ses robes colorées aux tendances rouges. Même ses cheveux n'étaient pas décoiffés d'une mèche. Telle Jack, elle paraissait taillée dans un matériau que la fatigue n'altérait pas. C'était impressionnant. Quant à lui, il devait avoir une mine plus proche de celle de l'équipe scientifique, malgré une ingurgitation d'alcool restreinte la veille au soir.
_ Ah Will ! s'exclama Jack quand il poussa la porte en verre.
Il lui tendit un dossier avant même que Will n'ait pu saluer qui que ce soit. Il adressa tout de même un signe de tête à Alana et se posa dans un coin en feuilletant les différentes pages et en étudiant les photos.
Le rapport faisait état de trois meurtres différents en trois mois exactement. Il s'était écoulé plus de deux mois et demi entre le premier et le second. Quant au dernier, il datait de cette nuit. Le corps avait été découvert aux alentours de deux heures du matin et immédiatement la police locale avait pris contact avec le FBI. Car il n'y avait pour eux aucun doute qu'ils faisaient face à un seul et même tueur.
_ Contrairement aux meurtres précédents, lui expliqua Jack, ce corps ci a été découvert à peine quelques minutes après le meurtre. Le coin étant assez isolé, la police a fait fermer et contrôler toutes les routes aux alentours. Le tueur doit donc encore être à proximité. C'est pourquoi ils nous demandent une aide rapide. N'importe quoi permettant d'identifier celui qui a fait cela.
Will hocha la tête et fronça les sourcils. Quelque chose ne collait pas.
Sans ménagement, il poussa sur le côté les papiers de Jack et prit possession du bureau comme s'il s'agissait du sien. Il étala les photos les unes à côté des autres. Jack l'étudia quelques secondes mais ne protesta pas. Sachant que Will préférait travailler dans le calme, il s'éloigna de quelques pas pour aller éplucher un rapport d'autopsie avec Alana.
De longues minutes passèrent pendant lesquelles Will s'efforça de déchiffrer ce qui le chiffonnait. Zeller et Price s'étaient approchés sans doute pour donner l'impression de faire quelque chose mais leurs regards étaient flous. Même Beverly qui était habituellement la première à briser le silence ne disait rien.
Finalement, Will ferma les yeux. Il reconstitua les meurtres malgré le peu d'informations dont il disposait d'après les photographies.
Le premier avait été le plus brutal, le moins contrôlé. Les deux autres apparaissaient comme plus soignés même s'ils étaient loin d'avoir la sophistication des tableaux de l'Egorgeur de Chesapeake. Ils restaient brouillons mais on ressentait une volonté dans l'acte du tueur.
_ Ils sont deux, annonça finalement Will. Du moins ils étaient deux.
Jack s'approcha de lui à grandes enjambées et se pencha pour étudier les photos comme si la réflexion de Will allait lui révéler le secret des meurtres.
_ Comment ça, ils étaient deux ? demanda Jack lorsqu'il ne vit rien de plus dans les images sanglantes.
_ Lors du premier meurtre, ils étaient deux, expliqua Will. Si on étudie de près ce qu'il s'est passé, on voit que la victime a d'abord été ligotée puis transportée sur les lieux du crime. Là elle a été vidée de son sang par des points de ponction ici, ici, là et là.
Will pointa du doigt quatre coupures profondes aux poignets et aux chevilles. On retrouvait les mêmes chez les deux victimes suivantes mais tailladées plus grossièrement.
_ Le sable autour du corps a été piétiné, poursuivit Will, et on a l'impression d'une grosse tache de sang. Mais si on regarde plus attentivement on peut voir aux extrémités comme des… lignes ou quelque chose du genre. Comme si le tueur avait voulu peindre au sol avec le sang de la victime.
_ Comme ça a été le cas avec les autres meurtres, commenta Jack en observant les spirales inégales et tremblotantes qui entouraient les victimes deux et trois.
_ Et comment sais-tu qu'il s'agit de deux meurtriers différents ? demanda Alana.
Will se frotta les yeux. Il aurait aimé une nouvelle tasse de café.
_ Lors du premier meurtre, les points de saignées sont propres. Il s'agit de quelqu'un qui a l'habitude.
_ De saigner les gens ? demanda Zeller.
_ De travailler la chair en tout cas, précisa Will.
_ Pourtant la scène de crime est beaucoup plus sale, commenta Beverly.
Will approuva.
_ C'est pourquoi je suis persuadé qu'ils étaient deux lors de ce premier essai. Deux amis peut-être.
Il désigna de l'index différentes traces sur la photo.
_ L'un d'eux a pris les choses en main. Il a montré à l'autre comment faire. Il avait un plan en tête, une œuvre. Mais quelque chose a mal tourné. L'autre s'est… laissé emporter peut-être. Les autres blessures, les nombreux coups de couteau, ont tous été infligés de façon post mortem. Ils n'étaient pas prévus par le premier. C'est notre second tueur qui a dû les donner. Ils se sont alors disputés sur la marche à suivre et face à leur désaccord, le premier tueur est parti. L'autre s'est alors vengé en… piétinant son œuvre de sang.
_ Et les deux autres meurtres ? le poussa Jack.
Will passa aux photos suivantes.
_ Pour moi le second a ensuite agi seul. C'est pourquoi tout est plus… approximatif. Je pense qu'il a regretté sa brouille avec son ami alors il a tenté de reconstituer ce que l'autre avait voulu lui enseigner lors du premier meurtre.
_ Il veut lui prouver qu'il est digne de sa confiance… commenta Jack.
Will secoua la tête.
_ Pour moi, il veut surtout reprendre contact avec lui. C'est comme s'il lui lançait…
_ …un appel ?
Will sursauta en entendant la voix d'Hannibal à quelques pas de lui. Il releva brusquement la tête. Le psychiatre se tenait à l'entrée du bureau, son lourd manteau soigneusement plié sur son bras et tels Jack et Alana il ne paraissait pas souffrir des affres du matin.
Il fit quelques pas en direction de Will qui ne le quitta pas du regard.
_ Un appel, confirma ce dernier.
Hannibal prit le temps de saluer d'un geste de la tête chacune des personnes présentes avant de se retourner vers l'agent spécial.
_ Je suis désolé d'arriver au si tard, fit-il à Jack mais en suivant Will des yeux.
_ Ce n'est pas grave docteur Lecter, le rassura Jack. Merci à vous d'avoir fait la route.
Hannibal s'approcha du bureau devant lequel se tenait Will et se planta là, la tête baissée, comme s'il étudiait les photos. Mais il observait Will.
_ Il lui lance un appel, reprit Hannibal.
_ Mais l'autre ne répond pas, poursuivit Will.
_ Pourquoi ne répondit-il pas ? demanda le psychiatre.
Will haussa les épaules.
_ C'est peut-être un jeu entre eux, dit-il d'une voix si basse qu'Hannibal était peut-être le seul à l'avoir entendu.
_ De s'ignorer ? tenta ce dernier.
_ Non, un jeu de pouvoir.
_ Ils voulaient voir qui craquerait en premier ?
_ Ce qui explique l'important laps de temps entre le premier meurtre et les autres, confirma Will.
Hannibal se pencha en avant.
_ Mais le second a finalement craqué, alors pourquoi le premier ne répond-il pas ?
Les mains posées sur le bureau, Will l'imita.
_ Peut-être que le premier considère que le second n'en a pas assez fait.
_ Pas assez fait pour quoi ?
_ Pas assez fait pour se faire pardonner.
Hannibal haussa un sourcil.
_ Se faire pardonner ? répéta-t-il.
_ Il n'a pas eu un comportement correct lors de leurs dernières rencontres.
_ Ce silence est donc une forme de punition ?
Le psychiatre ne le quittait pas des yeux et Will soutenait son regard du mieux possible. Il ne craquerait pas maintenant.
_ Plutôt une occasion de réfléchir à ses actes, murmura-t-il.
Jack se raclant la gorge les ramena à la réalité. De concert ils se redressèrent et Will se tourna vers son supérieur. Jack les observait avec une mine perplexe. D'ailleurs un silence pesant s'était installé dans la pièce.
Du coin de l'œil Will devinait Zeller échangeant des regards circonspects avec Price et Alana avait clairement les sourcils froncés. Will rougit bien malgré lui. Il s'était un peu laissé emporter lors de son échange avec Hannibal.
Ce dernier en revanche arborait son habituel air supérieur et détaché. Will retint un rire amer. Le psychiatre faisait moins le malin lorsqu'il était seul face à lui ! Il avait beaucoup plus de mal à se contrôler !
Will enfonça ses mains dans ses poches.
_ Ca veut dire quoi tout ça ? demanda Jack, renfrogné.
L'agent spécial baissa la tête. Comment pouvait-il répondre à cela ?
_ Comment je peux utiliser ces informations pour attraper mes tueurs ? insista Jack.
_ Oh ça ! fit Will bien malgré lui. Euh… hum… il s'agit de deux hommes, bien évidemment. Blancs et entre trente et quarante ans je dirais. L'un est probablement plus âgé que l'autre. Et l'un des deux est aussi mieux éduqué, un peu artiste. Ils sont proches amis, peut-être amants…
Il se sentit rougir d'avantage.
_ Ils forment probablement un drôle de duo aux yeux de ceux qui les entourent mais depuis quelques temps, on ne les voit plus ensemble.
_ Et ? le poussa Jack.
_ L'un des deux sait se servir de ses mains. Il a un métier manuel mais je ne sais pas s'il est chirurgien ou boucher ou vétérinaire ? Mais il sait utiliser d'une lame. Et… et…
Will rajusta ses lunettes. Entre le manque de sommeil et la présence aussi inattendue que suffocante d'Hannibal, il avait du mal à se concentrer.
_ Et il faudrait que je sois sur place pour vraiment me rendre compte, conclut-il avec un soupir.
Jack ramassa les photos sur le bureau.
_ C'est bien ce que je craignais. Je vais appeler la police locale pour leur faire part de ton analyse et leur faire préserver la dernière scène de crime jusqu'à notre arrivée. Beverly, tu peux réserver les billets pour le prochain vol vers Dallas ? Zeller, Price, rassemblez vos affaires. Docteur Bloom…
_ Je m'occupe des classes de Will, le rassura Alana avec un sourire.
_ Merci, fit Will d'une petite voix.
_ Docteur Lecter, vous nous accompagnez ? demanda Jack en se tournant vers Hannibal.
Ce dernier secoua la tête.
_ Malheureusement je ne peux pas annuler mes rendez-vous de la journée, répondit celui-ci.
Et surtout, il avait un magnifique morceau de poitrine dans son fumoir dont il devait s'occuper.
_ Je comprends, fit Jack. Will, tes affaires sont prêtes ?
Will opina. Il avait toujours un sac avec quelques vêtements de rechange dans un coin de sa maison.
_ Je dois juste passer chez moi récupérer ma valise et demander à ma voisine de nourrir les chiens, expliqua-t-il.
_ Bien, termina Jack en glissant ses dossiers dans sa pochette. On se retrouve à l'aéroport dans deux heures maximum.
Tous approuvèrent et sortirent un à un du bureau. Will sentit une main se poser sur son bras. Il stoppa net.
Hannibal ne retira pas ses doigts de son biceps.
_ Will ?
_ Oui…
Il sentait le souffle du psychiatre sur son oreille.
_ Nous devons parler, fit Hannibal.
Will hocha la tête. Il se sentait incapable de répondre. Il était à la fois figé par la présence oppressante d'Hannibal et excité à l'idée que celui-ci soit une fois de plus à l'origine de leur prochain rendez-vous. Il avait toujours l'avantage.
_ Pas ici, fit-il finalement dans un souffle. Pas maintenant.
_ Je comprends, répondit le psychiatre mais son ton était sec.
Will garda le silence.
_ A ton retour ? insista Hannibal.
Will opina.
_ Tu m'appelleras ?
_ Je t'enverrai un message, concéda l'agent spécial en se dégageant de l'emprise du psychiatre.
Il sortit sans se retourner.
Hannibal regarda Will disparaître dans l'un des couloirs du bâtiment et prit une grande inspiration. Le calme qu'il avait acquis en éventrant José s'était dissipé au moment même où il s'était retrouvé dans la même pièce que Will. Il avait pourtant espéré profiter de l'effet de surprise. Hannibal s'était douté que Will serait là, mais ce dernier ne pouvait pas savoir que le psychiatre venait. Cet avantage psychologique n'avait cependant pas duré et Hannibal s'était laissé perdre dans les yeux bleus et les analyses pointues de l'agent spécial.
Il avait même été sur le point de lui caresser la joue. Heureusement que Jack les avait interrompu avant que les choses ne dérapent vraiment.
En quittant l'immeuble, Hannibal aperçut la Volvo de Will qui s'éloignait. Il rejoignit sa propre voiture. Il pensait sortir d'ici avec un rendez-vous à la clé. C'était raté. Mais au moins Will avait-il promis de le recontacter. De toute façon, le lard pour la tartiflette n'était pas encore prêt. Il avait encore besoin de quelques jours. Pile le temps pour l'agent spécial de revenir de son voyage au Texas.
( à suivre…)