Chères lectrices,
J'espère que vous allez bien, ainsi que vos proches en cette période compliquée. J'espère aussi que vos conditions de confinement ne sont pas trop éprouvantes, et j'ai évidemment une pensée toute particulière pour celles qui travaillent encore, coûte que coûte et parfois au péril de leur santé.
J'espère que ce nouveau chapitre vous offrira un moment de distraction et d'oubli, je crois que nous en avons tous besoin en ce moment !
Les anciennes le savent : mes publications sont irrégulières, mais je n'abandonne rien. Je tiens donc à rassurer les nouvelles lectrices : cette histoire s'achemine lentement et sûrement vers sa fin.
Merci encore à toutes celles qui font vivre cette histoire grâce à leurs mots d'encouragement : Tiffalys, Guest, Zeugma412, Lia9749, Mrs Elizabeth Darcy31, Fantomette34, Nathea, Alindorie, Maelline, Aesalys, Cocochon, Berry Riddle, Constancelcd, Math'L, nonowX3, The Pendrifter, Allersia, Lyrellys, La dvoreuse, lolo ittulengrac, Perhentian, La Sorcière, Cam, misslove25, katymyny et Lu
Un immense merci à Lasiurys pour son indéfectible soutien, merci à JKR d'avoir donné naissance à un monde merveilleux et à un Severus non moins exceptionnel ; et merci à vous toutes d'être toujours présentes, plus de cinq ans après le début de cette histoire.
Bonne lecture !
Giovanni la trouva prostrée sur son fauteuil, le soir venu. Le crépuscule s'était étiré sans qu'elle n'apparaisse pour le souper, si bien que lorsque la nuit était tombée, il lui avait fait préparer un bouillon de poule accompagné de quelques tranches de pain.
En pénétrant dans sa chambre, il vit qu'elle n'y avait pas touché.
« Que désirez- vous ? » demanda Hermione d'une voix morne en levant les yeux vers lui. Elle priait intérieurement qu'il ne vienne pas pour accomplir leur devoir conjugal. Elle n'aurait pas pu. Pas ce soir.
« Comment vous sentez-vous ? » demanda-t-il gentiment, en s'asseyant à l'endroit même où Lord Snape s'était tenu quelques heures auparavant. « Vous devriez manger un peu » ajouta-t-il en désignant le plateau en argent posé sur le guéridon.
Elle le regarda et papillonna des yeux pour ravaler ses larmes.
Il empestait l'eau de Cologne bon marché et le tabac froid, et elle se demanda où il avait été traîner tout l'après-midi. Qu'il ait réellement couru les antiquaires ou non, elle réalisa dans un sursaut de lucidité que la réponse ne lui importait guère – ses états d'âme lorsqu'elle avait découvert le pot aux roses, quatre mois plus tôt, lui paraissaient presque irréels à présent ; aujourd'hui, elle se coulait dans le mensonge avec la grâce d'une couleuvre et n'en éprouvait presque plus de remord.
Giovanni la fixait toujours. « Hermione ? » interrogea-t-il, surpris de son mutisme. Elle cligna des yeux. « Je n'ai pas faim » avoua-t-elle.
Son mariage aurait pu être pire, songea-t-elle en regardant les boucles brunes de son époux, qui l'auréolaient d'un charme certain. Giovanni se montrait attentionné et patient face à elle, et ses multiples occupations dont elle devinait confusément la nature, le rendait discret et peu encombrant. Le mari parfait, en somme.
Elle fut prise d'une bouffée de culpabilité. Elle avait été si proche cet après-midi de s'abandonner dans ses bras, cet après-midi... Si proche de s'offrir à lui. Comme s'il avait lu dans ses pensées, il demanda : « Est-ce la visite de Lord Snape qui vous a autant contrariée ? »
Elle le dévisagea, une lueur de peur et de surprise au fond des yeux. « Je ne vous espionne pas » ajouta-t-il précipitamment, « mais lorsque vous n'êtes pas descendue dîner, j'ai demandé aux domestiques si vous étiez souffrante. C'est comme ça que j'ai su ».
Hermione fut frappée par l'ironie de la situation. Son mari était en train de se justifier d'avoir eu connaissance de la venue, sous son propre toit, de l'homme qui aurait pu devenir son amant. C'était grotesque.
« Il voulait me saluer avant leur départ », finit-elle par dire. « Je l'ai reçu ici car je me sentais déjà faible » mentit-elle, « je suis désolée si cela a pu être embarrassant pour vous ».
Giovanni ne dit rien pendant un long moment. Il la fixait avec douceur et insistance, et Hermione comprit qu'elle ne l'avait pas dupé.
« Je comprends que vous soyez triste » dit-il gauchement.
Elle écarquilla les yeux, stupéfaite. « Je ne suis pas... »
« À d'autres, Hermione » coupa-t-il. « Nous savons l'un et l'autre ce qu'il en est réellement... et je n'ai jamais exigé votre fidélité, rappelez-vous, bien que je préférerais effectivement que vous soyez un peu plus discrète ».
« Il ne s'est rien passé ! » contra-t-elle avec force, et il lut dans ses yeux la douleur et la flamme d'un cœur inassouvi.
« Je vous crois » dit-il calmement. « Mais à l'avenir, j'aimerais éviter que cela se produise sous mon toit ».
Hermione acquiesça, rougissante comme une enfant prise en faute. Il venait d'avouer à demi-mot pourquoi il délaissait si souvent leur domicile. Pas sous mon toit.
« Il n'y aura pas d'avenir » murmura-t-elle. Les mots lui avaient échappé et elle lui sourit, contrite. « Ne vous inquiétez pas ».
À nouveau, Giovanni l'observa silencieusement. Ses yeux, d'ordinaire si joyeux, étaient empreints de gravité, lui conférant un air profond qu'elle ne lui avait jamais vu.
« Je ne vous aurai jamais entraînée dans ce mariage de façade si j'avais su que vous étiez déjà... profondément attachée à quelqu'un » confessa-t-il.
« C'était sans espoir » dit Hermione avec un pâle sourire. « Ce que vous m'offrez est inespéré, pour une personne de ma condition ».
Giovanni hocha la tête lentement, le front plissé, visiblement en proie à une intense réflexion.
« Jusqu'où pourriez-vous aller pour retrouver votre liberté ? » demanda t-il enfin.
« Ma liberté ? » répéta-t-elle sans comprendre.
Il gigota sur son fauteuil, indécis. L'idée qui s'insinuait dans son esprit lui semblait déjà monstrueuse, mais l'exprimer à voix haute ne la rendrait-elle pas encore plus terrifiante ?
« Ce mariage avait deux fonctions » entama-t-il à voix basse. « Comme vous le savez, il s'agissait de faire taire les rumeurs à mon égard, et bien sûr, d'assurer une descendance... »
Elle acquiesça, surprise par la froideur soudaine avec laquelle il exposait les faits.
« D'autre part » reprit-il mal à l'aise, « il arrive régulièrement que les femmes succombent lors de la délivrance ».
Disant cela, il regretta amèrement que sa mère ne figurât pas au nombre des victimes qui étaient chaque année sacrifiées sur l'autel de la maternité.
Hermione fronça les sourcils, peu habituée à ce ton aussi direct. « C'est très encourageant, merci » se crispa-t-elle.
« Pardon » bafouilla-t-il, « je … vous aurez les meilleurs médecins, Hermione ». Il décroisa ses jambes et tira son fauteuil jusqu'à pouvoir lui prendre la main. « Ne vous en faites pas, lorsque le moment sera venu, vous ne risquerez rien » lui assura-t-il maladroitement.
Elle demeura dubitative, après tout, sa mère n'avait pas survécu.
« Mais dès lors que vous aurez enfanté, les deux raisons qui ont conduit à ce mariage seront remplies » ajouta-t-il. « Il suffirait de faire croire que vous ... »
Elle le dévisagea, les yeux brillants d'incompréhension.
« Vous voulez dire... que... je... »
« Vous seriez libre alors » affirma-t-il.
« Et vous ? Ne devriez-vous pas vous remarier ? » questionna-t-elle en retrouvant son pragmatisme.
« Non, je serai abattu de chagrin, et personne ne pourra m'y forcer ».
Elle fronça les sourcils, songeuse. Pourrait-elle endosser un tel rôle ? Supporterait-elle une mascarade de plus ?
« Que deviendrait l'enfant ? Il faudrait un garçon, de surcroît... ? »
« Oui » convint-il en grimaçant. Il planta son regard dans celui de son épouse. « L'enfant resterait avec moi, comme vous pouvez l'imaginer ». Prenant une vive inspiration, il ajouta : « Je veillerais à ce qu'il soit tenu aussi éloigné que possible de ma mère, je vous le promets ».
Hermione hocha doucement la tête. Avant son mariage, elle ne s'était jamais sentie très attirée par la maternité ; depuis que celle-ci était devenue un devoir, elle s'y était pliée avec tout le détachement que la chose lui inspirait. Mais dans le cas présent, il ne s'agissait plus de savoir si elle parviendrait à nourrir un réel attachement pour sa progéniture, ou si elle serait de ces mères distantes et ennuyées. Non, il s'agissait de savoirsi elle était capable d'un égoïsme abject que la société ne lui pardonnerait jamais ; si elle était prête à bafouer sciemment ce qu'il y avait de plus noble et de plus sacré.
« Une dernière chose » dit Giovanni, préoccupé. « Je ne pourrai pas vous verser une rente, vous comprenez...»
« Je n'ai besoin de rien » coupa Hermione.
Elle se sentait déjà coupable de caresser cette possibilité au lieu de la repousser d'un air horrifié, comme l'aurait fait n'importe quelle femme vertueuse.
Le dénuement ne lui faisait pas peur, et elle allait le clamer haut et fort quand une voix pernicieuse s'insinua : la misère, tu ne l'as jamais vraiment connue. Sa tante était économe, ainsi avait-elle vécu dans une simplicité rustique. Une éducation soignée, un estomac rassasié et quelques années de pensionnat n'étaient guère comparables à la détresse des enfants affamés qui mendiaient près des églises ou des hospices, ni à celle des jeunes femmes qui vendaient leurs charmes pour quelques piécettes, ni aux...
« Réfléchissez-y bien, néanmoins » insista-t-il, la faisant presque sursauter. « De toute façon, la question ne se pose pas encore, vous avez le temps ».
Elle hocha mollement la tête, de nouveau abattue.
« Pardonnez-moi pour cette longue digression, l'objet de ma visite était tout autre » reprit Giovanni en se levant pour allumer un deuxième chandelier. « Nous allons devoir donner un dîner prochainement afin de vous introduire dans notre cercle parisien », annonça-t-il avec un soupir. « Quand votre tante doit-elle arriver ? »
Hermione le regarda comme si un deuxième nez venait de lui pousser sur le front.
« Par...pardon ? » bégaya-t-elle.
« Ma mère connaît beaucoup de monde » ajouta-t-il sur un ton d'excuse, « c'est le genre de réception auquel je ne peux me soustraire, mais j'espérais que la présence de votre tante pourrait quelque peu adoucir la pesanteur de l'exercice ».
Sa tante – Seigneur, cela lui était complètement sorti de l'esprit. Elle avait grandement négligé sa correspondance depuis la disparition de Lord Malfoy, et l'invitation qu'elle avait adressée à sa tante, un mois auparavant, semblait remonter à des temps antédiluviens.
« Ne m'aviez-vous pas dit qu'elle séjournerait ici en juillet ? » reprit Giovanni, étonné.
«Tout à fait » acquiesça-t-elle en se ressaisissant, « je m'attends à recevoir de ses nouvelles d'un instant à l'autre ».
« Bien. Que diriez-vous alors d'organiser cela pour le vingt-six juillet ? » dit-il en se levant. « Il faudrait envoyer les faire-part avant dimanche ».
Hermione accepta d'un signe de tête, tout en songeant qu'après six décennies de tempérance et de discrétion, sa tante serait probablement embarrassée par cette surabondance de vins, de mets raffinés, de joyaux et de candélabres éblouissants. Elle-même n'était d'ailleurs pas certaine de vouloir rencontrer ses amis ou d'assister à de quelconques mondanités, alors qu'elle n'aspirait présentement qu'à pleurer, la tête enfouie sous l'oreiller.
Elle considéra un instant d'expliquer tout cela à Giovanni – peut-être la comprendrait-il, peut-être même ne lui tiendrait-il pas rigueur de fuir ses responsabilités aussi éhontément ?
Puis elle chassa cette pensée d'un revers de main.
«C'est une excellente idée », finit-elle par dire avec un faible sourire, et elle se demanda depuis quand mentir était devenu si simple.
oOo
Les deux berlines s'immobilisèrent dans un nuage de poussière tandis que les domestiques se pressaient sur le perron dans un alignement presque parfait.
C'était une belle journée estivale, de celles qui font plisser les yeux tant la lumière est vive, mais l'arrivée des maîtres ne signifiait qu'une chose : la vie tranquille qui avait été la leur durant ces huit mois d'absence prenait fin. Peu importe que le ciel fût d'azur ou que l'air tiède incitât à quelques rêveries à l'ombre des pommiers, Lady Snape n'attendait rien de moins qu'un service parfait. Bientôt, les calmes matinées ne seraient plus qu'un lointain souvenir : les innombrables lessives avec leur cortège de draps blancs claquant au vent, le va-et-vient des valets gantés au rythme du son argentin de la cloche, les sucs des viandes mêlés à la sueur et à l'effervescence, les pots de chambre et leur ballet nauséabond – d'ici quelques heures, l'éreintant quotidien reprendrait ses droits.
Dans sa sempiternelle robe gris anthracite, Miss Olivan se tenait au premier plan, l'air préoccupé.
Une semaine plus tôt, Lord Snape lui avait adressé une lettre des plus laconiques, annonçant leur retour pour le cinq ou le six juillet, et comme chaque année, Lady Snape avait joint un billet indiquant le menu souhaité pour leur arrivée. Si Miss Olivan ne se rappelait pas avoir déjà servi quelque chose d'aussi frugal – bouillon de poule, laitue, pain noir et entremet à la pistache – quelque chose lui paraissait plus inhabituel encore : alors que le comte de Pembroke séjournait régulièrement en Angleterre à cette période de l'année, il n'était fait nulle mention de celui-ci ou de la charmante demoiselle qui l'avait accompagné au bal et qui avait suscité tant de ragots. De plus, pour autant qu'elle s'en souvienne, jamais Lord et Lady Snape n'étaient revenus si tard d'Italie, au point de manquer le début de la saison londonienne*.
Outre le dîner pour cinq, Miss Olivan avait veillé à ce que les chambres soient parfaitement arrangées et avait disposé dans chaque, des bouquets de renoncules orangées du plus bel effet ; elle s'était également assurée qu'il y ait suffisamment de victuailles en cuisine pour Miss Granger, John et Becky, qui assurément ne sauraient se satisfaire d'un simple bouillon de poule après un voyage aussi exténuant.
Si elle s'était abstenue de partager ses interrogations, les commentaires n'avaient pas tardé à fuser. Une lingère assez effrontée avait bien tenté d'en savoir plus, l'embarrassant de mille questions quand elles avaient le malheur de se croiser. Une autre ergotait à qui voulait l'entendre que quelque chose de grave avait dû se produire ; les valets échangeaient messes basses et œillades lourdes de sens – les hypothèses les plus folles étaient avancées : tantôt Lord Malfoy aurait enlevé une jeune Italienne, et fui au bout du monde ; tantôt il aurait engrossé son aristocratique compagne et l'aurait lâchement abandonnée ; parfois la tournure devenait plus sordide et les domestiques en mal d'aventure se plaisaient à imaginer des histoires d'enfants cachés, de bordels mal-famés, et de fortune dilapidée.
Les yeux voilés d'incertitude, Miss Olivan détailla la haute silhouette de Lord Snape alors qu'il posait un pied à terre. Il n'avait jamais été un homme flamboyant, contrairement au comte de Pembroke, mais elle ne put s'empêcher de noter combien ses traits semblaient ternes.
Avec un soupir contenu, elle reporta son attention sur la seconde berline son visage s'éclaira à la vue des trois enfants qui descendaient prudemment, et elle fut frappée de constater à quel point ils avaient grandi.
S'inclinant devant Lord et Lady Snape qui traversaient la haie d'honneur, elle vit du coin de l'œil John et Becky sauter prestement de leur siège extérieur et se réjouit à l'idée que Miss Granger ne tarderait pas à apparaître – après des mois de solitude, qui n'aurait pas été séduit par la perspective d'avoir enfin une conversation digne d'intérêt ?
La voix de Lord Snape, dépourvue de toute émotion, la sortit de ses pensées :
« Miss Olivan, je dînerai dans la bibliothèque à dix-huit heures, je vous remercie de faire le nécessaire ».
L'intéressée acquiesça promptement, et alors qu'il tournait les talons en direction de ses appartements, Miss Olivan comprit brutalement que quelque chose n'allait pas. Les berlines avaient été désertées, les valets déchargeaient déjà les lourdes malles, et à son grand désarroi, il n'y avait nulle trace de Miss Granger.
Le jeune Weasley, qui avait enduré quelques propos moqueurs quant au retour de sa future fiancée, était inhabituellement pâle et cherchait frénétiquement du regard une explication à son absence.
Était-elle indisposée ? Avait-elle attrapé froid et retardé son retour ? Se pouvait-il qu'elle ait été congédiée ? Reviendrait-elle seulement ?
Tandis que les domestiques se dispersaient, chacun retournant à sa tâche, il leva vers Miss Olivan des yeux interrogateurs :
« Comment se fait-il que... » bafouilla-t-il, toute jovialité envolée.
« Je n'en sais pas plus que vous » admit-elle avec un sourire compatissant, « mais je ne doute pas qu'il y ait une explication à tout cela », ajouta-t-elle avec une légère pression sur l'avant-bras.
Ronald opina du chef, hébété, et regarda l'intendante s'éloigner comme une ombre grise.
Il ne se souvenait même plus du visage d'Hermione, et à peine de sa silhouette menue. La veille encore, cet oubli avait un goût d'espoir – aujourd'hui il n'était plus que tristesse.
oOo
L'heure du thé n'avait pas encore sonné que les caméristes s'affairaient déjà dans la buanderie, défaisant les malles et triant le linge selon les consignes strictes de Miss Olivan.
Lady Eleonora avait une sainte horreur des poux* et depuis que Miss Catherine en avait eus, deux ans plus tôt, l'intégralité de la garde-robe passait derechef entre les mains écarlates des blanchisseuses.
Deux étages plus haut, Lord Snape reposa sa plume brusquement et se mit à arpenter sa chambre, les mains dans le dos.
Les mots tournoyaient dans son esprit, et fatigué par les nuits blanches successives, il ne parvenait pas à en choisir un qui fût approprié.
« Chère marquise » semblait un peu formel « Hermione », pas assez chaleureux, « chère amie » serait peut-être plus adéquat ? Pouvait-il écrire « ma chère amie », alors qu'elle ne serait jamais sienne ?
Durant tout le voyage, il avait pensé à ce qu'il voulait lui dire ; il s'était promis de lui écrire le jour même de son arrivée et voilà que les mots lui faisaient défaut. En dehors des affaires ou des mondanités, sa correspondance se résumait à une poignée de lettres gorgées de platitudes à l'adresse d'Eleonora – c'était quelques mois avant leur mariage – et à vingt ans de missives tantôt ironiques, tantôt désabusées, à l'intention de Lucius.
Rien qui ne puisse l'aider dans le cas présent.
Du regard, il pouvait embrasser l'ensemble des jardins à la française – si verts, si droits, si parfaits – et il réprima un soupir. Là où il aurait voulu voir la mer, la lande, ou n'importe quoi qui fût sauvage et imprévisible, il ne trouvait que des buis sagement ordonnés qui évoquaient invariablement Eleonora.
D'un pas pressé, il gagna la bibliothèque où flottait une légère odeur de poussière et d'humidité, comme celle qu'exhale la terre, les soirs d'été.
Cette sensation familière le détendit un instant et il s'arrêta pour contempler le buste de sa sœur qui trônait sur la cheminée.
Livia.
Elle aurait su quoi dire, elle, avec sa plume légère et son esprit bienveillant.
Il retrouva son secrétaire Louis XV exactement tel qu'il l'avait laissé, et ce constat lui procura une étrange sensation d'amertume. Comment tout pouvait-il être immuable, quand lui-même était en proie au plus violent des changements ?
Il s'assit sur sa chaise cannée et tenta de rassembler ses esprits. Ce fut peine perdue.
Sa mémoire s'obstinait à lui offrir des visions intempestives de Miss Granger et il fut étonné de l'acuité avec laquelle il se rappelait chacune de leurs rencontres.
Au pianoforte, déchiffrant péniblement une pièce de Weber ; dans le jardin d'hiver, rougissant sous les commentaires de Lucius ; dans la bibliothèque, lisant le journal de sa sœur – quelle rage l'avait alors envahi ! – ; lors du bal, sobrement vêtue et pétrie de remords ; dans le jardin, tenant Vesta par la bride et s'opposant à lui d'une façon inattendue...
Dire qu'il l'avait côtoyée pendant des semaines sans qu'il ne songe à la regarder, sans qu'il ne voie rien d'autre qu'une jeune fille quelconque !
« Il est dans la beauté et dans la vertu un charme invincible qui fait tomber les portes de fer, et qui amollit les cœurs de bronze*» murmura-t-il pour lui-même. Voltaire avait raison – mais il aurait préféré n'en faire jamais l'expérience.
Il soupira en se saisissant d'une plume d'oie et entreprit pour la dixième fois de lui écrire.
Une demi-heure plus tard, il en était toujours au même point – à l'exception du tas de papier qui grossissait à sa droite, masquant peu à peu les marqueteries de merisier et de noyer.
Il se leva et entreprit de fouiller ardemment les rayonnages dans l'espoir que Shakespeare, Schiller, Coleridge, Beaumarchais, Goethe, ou Du Bellay puissent lui venir en aide.
Il était debout, sa main caressant les couvertures de cuir poli, hésitant entre Pétrarque et Rousseau, quand Miss Olivan pénétra dans la bibliothèque sur les coups de dix-huit heures.
« Votre dîner, Monsieur » annonça-t-elle avec une rapide génuflexion.
Lord Snape la remercia d'un signe de tête distrait. C'était le moment de vérifier si Boccace* disait vrai.
« Miss Granger s'est mariée » lâcha-t-il soudain de sa voix caverneuse, en ouvrant délicatement le Décaméron.
Le plateau d'argent heurta le guéridon dans un bruit métallique qui leur parut assourdissant.
« C'est tout à fait ... inattendu » répondit l'intendante, décontenancée. Miss Granger lui avait donné l'impression d'être une fille dégourdie, sensée et intelligente – que diable était-elle allée s'encombrer d'un mari ?
Lord Snape haussa les épaules, visiblement peu enclin à développer la question.
« Puis-je vous demander où elle vit désormais ? » Questionna Miss Olivan prudemment. « Sûrement sera-t-elle heureuse que je lui envoie ses livres – quoi que je m'étonne qu'elle n'ait rien écrit à ce sujet ».
« Je l'ai quittée à Paris » dit-il en refermant l'ouvrage. « Mais elle a épousé le jeune marquis Controni, alors je ne serais guère surpris qu'ils voyagent prochainement ».
Miss Olivan hocha la tête, peinant à assimiler toutes ces nouvelles informations. Elle se sentait vexée d'avoir été aussi vite oubliée, et plus encore, elle se sentait honteuse qu'un tel sentiment puisse fleurir au fond d'elle.
Encore un mariage inégal – comme celui de feue Lady Snape, songea-t-elle avec une pointe de désapprobation. Elle espérait néanmoins que celui-ci ne connaisse pas une issue aussi tragique. Puis elle réalisa qu'il lui faudrait annoncer la nouvelle au jeune Weasley et que la cuisante déception du palefrenier allait engendrer des jacasseries sans fin en cuisine. Elle sentit la migraine poindre.
« Mon épouse souhaite recruter rapidement une nouvelle gouvernante » reprit Lord Snape d'une voix atone. « Je dois aller à Londres pour affaire la semaine prochaine » ajouta-t-il en s'asseyant derrière son secrétaire, « j'en profiterai donc pour déposer une annonce. Cependant, je vous laisserai le soin de sélectionner les candidatures dignes d'intérêt, vous avez eu un excellent instinct en arrangeant un rendez-vous avec Miss Granger ».
Miss Olivan acquiesça, étonnée qu'il se montre soudain aussi prolixe. Elle s'apprêtait à quitter la pièce quand son regard tomba sur un amoncellement de papiers froissés. Cela ne lui ressemblait guère et, curieuse, elle s'attarda un instant sur sa figure émaciée.
Oh, elle ne se leurrait pas. Elle ne le connaissait pas vraiment. Qui pouvait réellement se targuer de le connaître ? Certainement pas Lady Snape. Peut-être Lord Malfoy ?
Miss Olivan connaissait les faits, néanmoins. Mieux que quiconque. Et une chose était sûre, elle ne l'avait jamais vu aussi abattu depuis le décès de Livia, trente ans plus tôt. À l'époque, il s'était cloîtré pendant un mois, ne parlant à personne et sortant à peine de sa chambre.
Les yeux cernés, le front soucieux et les joues creuses, il faisait tourner sa plume entre ses doigts, visiblement perdu dans ses pensées.
« Pardonnez-moi » dit-elle en avançant d'un pas, « mais vous avez l'air... exténué ».
C'était une affirmation tranquille – elle savait que les questions étaient vaines, avec lui. Lord Snape n'était pas homme à se faire materner, et déjà lorsqu'il avait dix ou onze ans, il regardait avec une lueur de défiance tous ceux qui s'approchaient, l'air compatissant. Livia avait été la seule à pouvoir lui offrir son doux sourire sans qu'il en prenne ombrage.
Miss Olivan se laissait rarement aller à la mélancolie, mais la vue de cette silhouette noire et de ce buste immaculé comme une pierre tombale lui procura une bouffée de tristesse.
Quel gâchis, soupira-t-elle intérieurement.
« Lucius est mort » avoua-t-il brusquement à mi-voix. « Syphilis ».
Un éclair de surprise traversa ses yeux mais Miss Olivan se ressaisit rapidement. Elle ne s'était pas attendue à ce qu'il rebondisse réellement sur son observation.
« C'est une terrible nouvelle » répondit-elle doucement. Toujours éviter un excès d'émotion qu'il pourrait prendre pour de la pitié.
Lord Snape releva les yeux et croisa son regard sincère et silencieux. Il fut presque reconnaissant qu'elle soit toujours là. Helen, l'amie et confidente de sa sœur ; Miss Olivan, l'intendante juste et rigoureuse. Immuable et loyale. Il aurait voulu trouver les mots pour lui dire mais il se contenta d'acquiescer, la gorge nouée.
De son côté, Miss Olivan l'observait toujours. Sa plume crissait par intermittence et il semblait de nouveau absorbé par sa tâche.
Elle sentait confusément qu'il y avait autre chose – quelque chose qui faisait sourdement écho au fond d'elle, quelque chose qui réveillait une blessure de jeunesse jamais totalement cicatrisée.
Pâle, amaigri, las. Cela lui rappelait...
Oh.
Elle cligna des yeux, ébahie. Elle n'aurait jamais imaginé qu'il puisse être sujet à de tels tourments, lui qui, inexplicablement, semblait être au-dessus des émotions qui agitaient le commun des mortels. Il avait fait un mariage de raison, mené une vie respectable et, Miss Olivan en était convaincue, jamais il n'avait entretenu la moindre affection, pas même dans sa prime jeunesse.
Comment un tel changement avait-il pu se produire ? C'était tellement évident, à présent qu'elle le regardait d'un œil neuf, qu'elle fut certaine d'avoir visé juste. Quelque chose avait dû se passer en Italie, et il...
Oh.
La révélation la fit vaciller. Miss Granger s'est mariée. Son plus cher ami, probablement même le seul qu'il n'ait jamais eu, était décédé et c'était pourtant la première chose qu'il lui avait dite. Et il avait les doigts couverts d'encre, et toutes ses feuilles froissées autour de lui – on n'écrivait pas aux morts.
Miss Olivan déglutit lentement. Elle aurait aimé l'aider, lui dire qu'elle comprenait, que la douleur s'estomperait avec le temps, mais cela n'aurait fait que l'embarrasser. À la place, elle glissa d'une voix neutre :
« Miss Granger m'a semblé avoir un penchant pour la poésie ».
Lord Snape releva la tête si vite que sa nuque émit un craquement sourd. Il la scruta intensément, s'attendant à trouver un pli réprobateur ou une moue sévère. Il n'en fut rien.
« Merci, Helen » murmura-t-il imperceptiblement. « Vous pouvez disposer ».
Miss Olivan tourna les talons, la tête bourdonnante. Jamais, au grand jamais, elle n'aurait pu imaginer une telle chose.
Lord Snape était désespérément amoureux.
oOo
* La saison londonienne correspond traditionnellement à la période entre avril et août (selon les époques, cela peut s'étendre aussi de Noël à juin), où il est de bon ton de résider en ville afin d'assister aux diverses manifestations qui rythment la vie des aristocrates : bal des débutantes (présentation des jeunes filles fraîchement majeures au souverain, qui font ainsi leur entrée dans la société toutes de blanc vêtues - la pratique perdurera jusqu'en 1958 !), soirées à l'opéra, évènements sportifs (courses équestres comme l'Epsom Derby) ou politiques (Trooping the Colour). C'est un moment privilégié pour contracter des alliances, aussi bien matrimoniales (bal des débutantes) que politiques, puisque la saison londonienne coïncide avec la période pendant laquelle les députés de la Chambre des communes et de la Chambre des lords siègent au Parlement.
*Eleonora fait donc partie de cette faible minorité qui ne voit pas les poux d'un bon œil. Bien que le typhus ait fait des milliers de morts pendant les campagnes napoléoniennes, les poux ne sont pas encore unanimement considérés comme un terrible fléau. Dans les milieux ruraux où l'épouillage est pratiqué en famille, il n'est pas rare que l'on laisse volontairement un pou sur la tête des enfants « pour purger le mauvais sang ». Pendant longtemps prévaut la croyance que les poux sont signe de chance.
L'hygiénisme étant encore balbutiant au début du XIXe siècle, il faut attendre la deuxième moitié du XIXe et notamment les travaux de Pasteur pour que cette conception évolue. Avec la révolution industrielle et l'arrivée dans les villes ouvrières d'une main d'œuvre peu chère, vivant souvent dans des conditions insalubres, le terme « pouilleux » acquiert la connotation péjorative qu'on lui connaît. Les poux, en tant que vecteur privilégié du typhus, resteront un enjeu sanitaire majeur pendant les deux guerres mondiales, ce n'est qu'en 1938 que Herald R. Cox réussit à développer un vaccin contre plusieurs souches de typhus, qui sera largement utilisé dès 1943.
*Citation tirée de L'Ingénu, de Voltaire, conte philosophique et satirique paru en 1767. Mêlant histoire d'amour et critique des pouvoirs exécutifs et religieux sous Louis XIV, on y suit, de la Bretagne à Paris, les aventures d'un Huron (c'est-à-dire un Indien du Canada), surnommé l'Ingénu, en raison de son franc-parler naïf.
*Dans le préambule de son Décaméron, Giovanni Boccaccio (1313 – 1375) déclare qu'il a été mystérieusement guéri d'un amour obsédant et dédie son œuvre à un lectorat féminin, arguant que, contrairement aux hommes qui peuvent se livrer à des divertissements sportifs ou à des occupations sérieuses (politique), elles n'ont, à part la lecture, aucun dérivatif à leurs passions amoureuses.
Les cent nouvelles traitent de l'amour sous toutes ses formes, et fait notable pour l'époque, les personnages ne font pas grand cas des valeurs de l'Eglise, préférant celles de la bourgeoisie, en particulier l'initiative personnelle (plutôt que l'acceptation aveugle de son sort et d'une volonté divine).
Et voilà : Hermione sait désormais ce qui lui en coûtera si elle veut retrouver sa liberté. Que pensez-vous de la suggestion de Giovanni ? Et comment trouvez-vous l'échange entre Lord Snape et la perspicace Miss Olivan ?
La parole est à vous !
Merci encore de me lire et au plaisir de vous retrouver par messages,
Ilda