Bonjour à tous et bonne année !

Bon oui, j'avoue, c'était long. Mais rassurez-vous, je n'abandonne pas cette histoire. Merci encore pour toutes vos reviews !

Guest : Merci beaucoup ! Je suis ravie que mon écriture te plaise.

Lily : Merci beaucoup ! Ah ah, oui Elena a beau essayer, elle ne peut s'empêcher d'être sensible au charme de Lancelot. Je pense qu'en effet Arthur a fait de son mieux pour garder un oeil distant sur les filles, mais toutes deux l'ignorent. Pour ta question un peu des deux. Il y aura un focus sur... quatre des chevaliers en particulier je dirais, mais les autres apparaîtront toujours à intervalles réguliers. Je les adore.

Momotte : Coucou, merci beaucoup, j'espère que cette suite te plaira !

Archeth : J'adore aussi le passage entre Lancelot et Elena. J'ai beaucoup ris en l'écrivant. Et je suis flattée que mes références historiques te plaisent. Un grand merci !

TheStoryOfBreda : J'aime bien Ronane aussi ;-) Impossible d'en vouloir à Lancelot, il est beaucoup trop sexy pour ça ! J'espère que cette suite te plaira !

Bonne lecture à tous !


Chapitre 15 : La plainte

- Tu sais, j'ai entendu de bien vilaines choses à ton sujet, déclare June d'un air narquois.

Allongée dans la neige, en dépit du froid qui gêle ses os et de l'humidité qui s'infiltre dans ses vêtements, Elena pousse un soupir agacé. Voilà que même June, qui n'est pourtant pas franchement perméable aux commérages, s'y met. Depuis deux jours, la rumeur que Lancelot et elle entretiendraient une liaison se propageait dans les alentours du fort, et l'adolescente ne parvenait pas à ignorer les regards curieux et parfois même outragés des villageois. Dans leur vision franchement étroite du monde, il était criminel qu'un chevalier, qui fait tout de même partie de l'élite de l'armée, puisse vouloir fréquenter quelqu'un d'aussi insignifiant qu'elle. Bien qu'insultée qu'on puisse se permettre de la juger ainsi, l'adolescente ne peut les contredire ; Lancelot a l'allure d'un dieu vivant, tandis qu'elle n'est qu'une pauvre lingère à la silhouette amaigrie, aux lèvres gercées et aux mains abîmées par l'eau et le froid.

- Je ne savais pas que tu avais décidé de devenir la nouvelle concierge du coin, réplique Elena en fermant les yeux, pour éviter de rencontrer le regard sardonique de son amie.

Les bras croisés sur sa poitrine, cette dernière se tient debout au-dessus d'elle, la dominant de toute sa hauteur. Et un mètre soixante-quinze, c'est grand.

- Alors tu utilises l'ironie maintenant ? On aurait quelque chose à se reprocher ?

- Non, June, je t'assure que non, soupire l'adolescente en se redressant sur les fesses. Je ne fais que profiter de la neige et du soleil, qui commençait sérieusement à se faire rare ces derniers temps, tout en essayant de t'ignorer.

June fronce les sourcils d'un air dégoûté.

- Je me demande d'où te vient cette obsession pour la neige. Il n'y a vraiment rien d'extraordinaire dans cet amas de glace cristallisé agglomérée en flocons. Mis à part le fait qu'on se gèle les miches encore plus que d'habitude.

- Tu intellectualises beaucoup trop, répond Elena avec un sourire. La neige, ça représente l'enfance, Noël, les réunions de famille. Vu sous cet angle, c'est beaucoup plus plaisant, pas vrai ?

- Jusqu'à ce que tu chopes la crève, oui, et sous cet angle-là, ça paraît plutôt stupide. Mais ne change pas de sujet. J'aimerais savoir ce qui est arrivée à la Elena qui m'a fait tout un cours sur l'importance d'être indépendante et de ne pas dépendre d'un homme lorsque l'on est une femme. Tu me diras, ça ne t'empêche pas de fréquenter quelqu'un… à condition que ce ne soit pas Lancelot. Parce que dans le genre idiot misogyne, il peut rivaliser avec les plus grands.

- Et moi, j'en reviens pas que tu écoutes ce genre de bêtises. Il ne s'est absolument rien passé, seulement, tu te souviens de Lancelot comme moi, il m'a fait son numéro de charme, cette stupide servante l'a vu, et…

- Et tu n'as pas pu t'empêcher de te pâmer d'admiration devant cet apollon de pacotille, complète June d'un air entendu. Lève-toi avant d'attraper une pneumonie.

La jeune rousse lui tend une main, qu'Elena saisit de mauvaise grâce. Certains jours, être l'amie de June n'est pas chose facile. Elle semblait parfois ne posséder aucune sensibilité et n'hésitait jamais à vous railler. Malheureusement, elle était aussi très perspicace, et ses remarques visaient souvent juste.

- Je croyais que tu étais censée être mon amie ? se plaint Elena d'une voix geignarde, en époussetant son long manteau en toile recouvert de neige.

- Je le suis, figure-toi. En tant qu'amie, mon devoir est de t'avertir lorsque je te vois prendre une mauvaise pente. Je ne le fais peut-être pas très gentiment, mais ça, c'est parce que j'ai besoin de me défouler après la journée que je viens de passer à récurer la bibliothèque de mes fichus boss.

- Charmant, rétorque l'adolescente d'un air glacial. Eh bien je te remercie de ton inquiétude, mais il ne se passe absolument rien entre Lancelot et moi. C'est à peine si nous avons échangé trois phrases.

- C'est bon, je te crois, répond June en hochant la tête. Je me doutais que tu étais trop intelligente pour tomber dans le panneau, mais il fallait quand même que j'en ai le cœur net.

- Tu ne l'aimes vraiment pas, hein ? devine Elena en riant.

- Non, vraiment pas. Je n'ai toujours pas digéré la façon dont il s'est moqué de moi et de ma tenue le jour de notre arrivée.

- Ça fait plus de huit mois, quand même. Et à l'époque, on ne comprenait rien à ce que les gens d'ici racontaient.

- Peut-être, mais il n'y a pas besoin d'être polyglotte pour deviner ce qui lui a traversé l'esprit, rétorque dignement June. Il n'aurait pas dû, c'est tout.

- Eh ben, rappelle-moi de ne jamais te contrarier !

D'un même pas, parce que le soleil se couche tôt à cette période de l'année et que le froid est mordant, les deux filles se mettent en marche en direction du centre de la ville du Mur, où elles se sépareront pour retourner à leur domicile. Ici, on vivait au même rythme que le jour, et le lever de soleil tardif et son coucher prématuré signifiait des journées de travail raccourcies. Ce n'en était que mérité, car la température hivernale rendait pénible la moindre tâche, surtout lorsque vous étiez en extérieur. Une heure plus tôt, les deux amies s'étaient retrouvées aux portes de la ville, pour un rare moment de détente à discuter et à observer le paysage enneigé. Enfin, quant à la seconde partie, elle concernait surtout Elena, parce que June ne paraissait pas particulièrement émue par le manteau blanc immaculé qui persistait.

Mais comment est-il possible de ne pas aimer la neige ?

- C'est quoi tout ce remue-ménage ? s'étonne Elena, les sourcils haussés.

En effet, a à peine une centaine de mètres du seuil de la ville, côté intérieur, quelque chose semble se préparer. Une masse de villageois se réunissait, à grands renforts de cris exaltés et d'immenses feux de joie. Une trentaine de bêtes en tous genres, cochons, chèvres et agneaux, étaient parqués dans des enclos de fortune, attendant on-ne-sait-quoi. Le spectacle était aussi magnifique que surprenant, et les hautes flammes rougeoyantes se reflétaient sur la neige piétinée mais immaculée, éclairant les alentours et repoussant quelque peu la nuit tombante. Pour la première fois de sa vie, Elena assistait à ce qui semblait être les préparatifs pour une fête antique. Les enfants couraient dans tous les sens, jouant avec les flocons et s'approchant précautionneusement des feux, avant d'être chassés par des adultes vigilants, occupés à installer des bancs et à mettre en place des grilles de cuisson et des broches pour faire rôtir de la viande. Au bas mot, il y aurait de quoi accueillir deux à trois cents personnes, et les festivités promettaient d'être magistrales.

- Tu n'es pas au courant ? Les habitants du Mur fêtent quelque chose en rapport avec les esprits. Apparemment, ce soir ils passeront la frontière du monde des morts pour rejoindre celui des vivants.

- Non, Ioena ne m'a rien dit, et il y avait tellement de travail aujourd'hui que j'ai à peine eu le temps de discuter avec les filles de la lingerie, explique Elena en observant, avec des yeux ronds, ce qui se passait devant elle. Mais attends, ce truc dont tu parles, ça ne s'appellerait pas Halloween ?

- Certainement pas à cette époque, non, se met à rire June. Ici, on appelle ça Samain.

Elena fronce les sourcils.

- Et ce n'est pas censé avoir lieu en Octobre ?

- Si.

- Mais on est en Décembre ?

- Que veux-tu que je te dise, Elena ? rétorque June d'un air excédé. Oui, c'est étrange, mais tu veux savoir ce qu'il y a d'encore plus étrange ? Faire un bond dans le passé, par exemple. Ou rencontrer des figures mythologiques, qui sont justement censées n'être que des mythes. Peut-être que la fête des esprits avaient lieu en Décembre avant d'être reprise et transformée par le Christianisme. De toute façon, depuis que je suis ici, j'ai décidé d'arrêter de me fier à ce que j'ai lu dans les bouquins.

Complètement fascinée par le brouhaha et le joyeux tumulte qui s'organisent devant elle, l'adolescente en oublie ses interrogations. Elle est irrésistiblement attirée par ces festivités et trépigne d'envie à l'idée de s'y rendre.

- Ça te tente d'y aller ? propose-t-elle à son amie, qui contemple le spectacle avec un enthousiasme plus modéré.

- Pas vraiment, non. Je suis de garde aux écuries, et je ne peux pas me défiler. Mistrig, la jument d'Arthur, n'est plus qu'à quelques semaines de la mise bas, et mes patrons me tueront s'il arrive quelque chose au poulain parce que je suis partie faire la fête. Un seigneur romain, ce n'est pas n'importe quel client.

- Tant pis, murmure Elena, déçue.

Elle aurait adoré pouvoir passer la soirée à s'amuser avec son amie, mais comme souvent, June était retenue par ses responsabilités. Parfois, l'adolescente regrettait le sérieux et le dévouement dont la jeune rousse faisait preuve envers les écuries. Après tout, étant donné la façon dont elle y était traitée, il était clair qu'on ne la méritait pas.

- Tu peux toujours demander à Ioena d'y aller avec toi, observe June.

- Ce n'est quand même pas tout à fait pareil. Mais bon, pourquoi pas. Allez admets-le, ajoute Elena d'un air rieur, si tu ne veux pas venir, c'est parce que tu es le genre de bonnet de nuit qui gâche l'ambiance !

- Voilà, c'est ça, répond la jeune rousse, alors que toi tu es la fêtarde qui entraîne tous les autres et s'envoie le coureur de jupons de service. Classique.

Outrée, Elena lui donne un coup de coude dans les côtes avant de glisser son bras sous le sien et de l'entraîner vers le centre-ville.


Elena passe la porte de la masure en un coup de vent, surprenant Ioena qui est penché sur deux longs bâtons de bois. Surprise par l'entrée en trombe de sa jeune protégée, la vieille femme lâche le couteau qu'elle tient et recule d'un pas chancelant, posant une main sur son cœur. Remarquant sa réaction, l'adolescente s'arrête net et l'observe avec inquiétude.

- Désolée, désolée, désolée, s'excuse-t-elle en s'approchant de la guérisseuse. Ça va ?

- Oui, ne t'en fais pas, bredouille Ioena. Simplement, si à l'avenir tu pouvais éviter ce genre d'entrée fracassante. Ce n'est pas bon pour mon vieux cœur… Tu as l'air tout excitée. Que se passe-t-il ?

- C'est ce truc, juste à l'entrée de la ville, je crois qu'ils font une fête, explique Elena à toute vitesse, de peur que la guérisseuse l'interrompe et refuse d'emblée de s'y rendre. Ça a l'air vraiment extra ! Il y a même des feux !

- Oh, ça. Dommage que tu l'aies appris par toi-même, je n'aurais pas l'occasion de te faire la surprise.

Les yeux écarquillés, Elena observe le visage rieur de la vieille femme.

- La surprise ? Qu'est-ce que vous voulez dire ? Et puis, ajoute-t-elle en faisant un geste en direction du couteau et des deux bâtons, c'est quoi tout ça ?

- Tout ça, ma petite, c'est ce que nous allons emmener à la commémoration des esprits, plus communément appelée…

- Samain, je sais.

- Contente-toi de faire comme moi, tu comprendras tout à l'heure.

Ioena lui tend un des deux bâtons et lui enjoint de se munir d'un couteau. Attentive à bien imiter les mouvements de la vieille femme, Elena se met à tailler le long morceau de bois, en faisant bien attention de ne pas se couper. À plusieurs reprises, Ioena s'arrête pour vérifier son travail et lui donner de brèves indications, que la jeune fille suit à la lettre. Elle était curieuse de voir ce que toute cette préparation était censée donner et ne fut pas déçue ; les deux femmes étaient en train de tailler des torches. Excitée, Elena plonge la sienne dans la cire d'abeille, comme la guérisseuse le lui ordonnait, et la regarde faire de même lorsqu'elle eut fini. Alors que toutes deux s'apprêtent à quitter la masure, l'adolescente, brusquement inquiète, pose une main sur le crucifix qui pend à son cou et demande :

- Samain, c'est une fête païenne, non ? Est-ce qu'on ne risque pas de me demander de partir, si quelqu'un s'aperçoit que je porte ce genre de pendentif ?

Bien qu'elle ne soit pas chrétienne, Elena répugnait à s'en séparer, parce qu'étant son seul lien avec sa vie passée il lui était plus précieux que tout l'or de monde. Sa grand-mère avait toujours occupé une place importante dans sa vie, et porter ce crucifix près de son cœur était un moyen pour la jeune fille de se sentir proche de son aïeule.

- Non, ma chérie. En général, les chrétiens évitent ces festivités, mais cela ne signifie pas pour autant qu'ils ne sont pas les bienvenus, explique Ioena en chargeant sur son dos un sac qui semble plutôt lourd. Tous ceux qui veulent célébrer les esprits sont accueillis chaleureusement. En parlant de ça, est-ce que June nous y rejoint ?

- Elle est occupée aux écuries. Il y a quoi dans ce sac ?

- Tu le sauras bien assez tôt. Alors, nous y allons ou tu préfères passer la soirée à discutailler inutilement ?

Avec un sourire entendu, la jeune fille ouvre la porte, les torches sous le bras, laissant passer Ioena avant de la suivre dans l'allée.

Qui a dit que les gens de l'Antiquité sont pantouflards ?


Effectuant un rapide tour d'inspection avant la nuit, June vérifie les mangeoires et les abreuvoirs dans les box. Tout allait bien, les écuries étaient calmes et les bêtes rassasiées. Le silence était presque complet, rythmé par le souffle régulier des chevaux et parfois, mais rarement, interrompu par un hennissement. Plusieurs des pensionnaires somnolaient déjà, leurs grosses têtes soyeuses pendant par l'ouverture des portes en bois. La jeune fille se délectait de cette quiétude, qui faisait du coucher un de ses moments préférés de la journée. Enfin, elle pouvait décompresser et relâcher la tension accumulée depuis le lever, et respirer l'air frais de ce milieu de soirée. June vivait pour ces instants, qui rendaient supportables la dureté de la vie ici. Avant d'être transportée à l'Antiquité, c'était tout l'inverse. Quitter sa villa dans les beaux quartiers d'Ashdown était un véritable soulagement, et toute la journée, elle regardait avec anxiété défiler les heures qui la rapprochaient de son retour chez elle. Ce qui n'avait aucun sens.

D'un pas paisible, June entre dans le box qu'elle occupait chaque soir. Elle l'avait confortablement aménagé, ou du moins autant qu'il était possible de le faire, et une épaisse couche de paille la protégeait de la dureté du sol. De plus, quelques semaines plus tôt, elle avait économisé pour pouvoir s'offrir une couverture en laine moelleuse, qui lui tenait raisonnablement chaud. Aux quatre coins de sa chambre de fortune se cachaient des trésors, entendez par là les quelques objets qu'elle avait pu s'offrir ou dénicher dans la rue, enterrés sous le fourrage, de crainte qu'on ne les lui vole. Ce n'était encore jamais arrivé, mais June supposait qu'elle n'était pas une cible très alléchante pour les détrousseurs. Par ailleurs, une réputation de dure à cuire commençait à lui coller à la peau, car la jeune rousse n'hésitait jamais à repousser ceux qui outrepassaient les limites avec elle. Une fois, quand un homme ivre s'était montré un peu trop audacieux dans ses avances, elle n'avait pas hésité à exhiber la lame de son couteau. Bien sûr, la jeune fille ne s'en serait servie qu'en dernier recours, mais comme elle l'espérait, cela avait suffi à décourager l'importun.

Saisissant le bol rempli d'eau du puits qui traîne dans un coin, June serre les dents et se prépare à la dure épreuve que représente le simple fait de se débarbouiller. Après avoir retiré sa robe en frissonnant, la jeune fille plonge un chiffon à peu près propre dans le récipient et se tamponne le visage avec, avant de se laver tour à tour les parties intimes, les bras, les aisselles et les pieds. Lorsqu'elle a terminé, le tissu blanc est devenu gris, et à cette vue, la jeune rousse se sent presque aussi sale qu'une minute plus tôt. Une fois par semaine environ, elle se rendait chez Ioena pour profiter de son feu et faire bouillir de l'eau, ce qui lui donnait l'occasion de se laver correctement le corps et les cheveux, mais le reste du temps, chaque soir, elle devait se contenter d'une toilette rapide, et probablement en grande partie inutile. Cependant, June ne parvenait pas à se détacher de cette habitude, propre au vingt-et-unième siècle, qui était une véritable contrainte en hiver ; l'air était glacial, et sa peau de rousse d'ordinaire pâle rougissait sous la morsure du froid ambiant. Hâtivement, la jeune fille enfile sa robe et s'enveloppe dans ses couvertures.

De longues minutes plus tard, le sommeil se faisant toujours attendre, June comprend qu'elle ne parviendra pas à s'endormir. La température a encore chuté par rapport aux autres nuits, et cette peur persistante de s'assoupir pour ne plus jamais se réveiller, emportée par l'hypothermie, harcèle son esprit. Découragée, la jeune fille se passe les mains sur le visage.

Zut. Qu'est-ce que je suis censée faire ? Ce n'est pas comme si pouvais me pointer chez Paullus et Julia en leur disant « Coucou, c'est moi ! Je me les gelais dehors alors j'ai décidé de m'inviter ! ».

Les chances pour que le couple ne la renvoie pas dehors à coups de pied aux fesses étaient franchement minces.

La solution lui apparaît un instant plus tard. Depuis que son ventre était proéminent et que rester debout de longues heures la fatiguaient, Mistrig avait tendance à se coucher pour dormir. Jusqu'ici, l'idée de passer la nuit dans un box occupé par un cheval avait toujours rebuté June, pour une raison évidente ; le risque de se faire piétiner était franchement élevé. Mais la jument pleine était lourde, lente et fatiguée, ce qui signifiait qu'il y avait peu de chances pour qu'elle se relève brusquement pendant que June dormirait.

Saisissant sa couverture, qu'elle porte à bout de bras pour l'empêcher de traîner sur le sol souillé, la jeune fille traverse les divers bâtiments de l'écurie endormie, se glissant doucement dans le box de son animal favori. Comme elle s'y attendait, la jument s'était maladroitement couchée, certainement dans l'espoir de s'alléger du poids de son ventre.

- Coucou, toi, murmure-t-elle à voix basse, pour ne pas la surprendre. Je viens passer la nuit ici, alors j'espère que tu n'es pas contre le fait de partager.

Somnolente et habituée à sa présence, Mistrig ouvre à peine les yeux et ne bouge pas d'un poil. Rassurée par son manque de réaction, June va se blottir contre une paroi du box, le plus loin possible de l'animal et de ses sabots. Bien qu'elle se sente relativement en sécurité, deux précautions valent toujours mieux qu'une. Le box, naturellement chauffé par leurs températures corporelles, est presque aussi douillet qu'un bon lit, et très vite, bercée par la respiration régulière de la jument, June sent ses paupières se fermer. Voilà que Morphée lui tend les bras, en effet, l'esprit embrumé par le sommeil, la jeune fille l'entend approcher à grands pas. Sa voix est rauque, bien qu'il parle doucement comme s'il essayait d'être discret et de la surprendre, et, étrangement, sa présence semble être source d'agitation autour de lui. Il prononce des mots que June, à demi-assoupie, ne parvient pas à saisir, et c'est Mistrig qui, en se relevant, lui fait prendre conscience que quelque chose cloche.

Avec un sursaut, la jeune rousse ouvre les yeux. Le cœur battant, elle s'aperçoit que quelqu'un est en effet en approche, mais qu'il n'y a aucune chance pour que ce soit une quelconque réincarnation de Morphée. June tend l'oreille, dans l'optique d'évaluer le danger, et entend une seconde voix répondre à la première. Deux hommes traversent les écuries, aussi discrètement que possible, sauf que leurs pas résonnent sur le pavé et que leur présence inquiète les chevaux qui remuent, s'ébrouent. Gardant la tête froide, la jeune fille effectue une rapide analyse de la situation ; il y avait peu de chances pour que les intrus soient des palefreniers, qui se seraient annoncés pour éviter de la surprendre, et absolument aucune que ce soit ses employeurs ou des propriétaires de chevaux. Personne ne mettait les pieds aux écuries la nuit.

Sauf peut-être des voleurs, ou des marchands de bêtes véreux, pense-t-elle en sentant une sueur froide couler le long de son dos.

Après tout, c'était bien cette pour raison qu'il y avait constamment quelqu'un pour monter la garde. La sellerie, qui était presque toujours fermée à clé, contenait du matériel équestre de valeur, notamment des selles en cuir parfois incrustées d'or ou de diamants, et certaines bêtes elles-mêmes avaient plus de prix que tout ce que pouvait contenir la boutique d'un joaillier.

Inquiète et ne sachant que faire, June se contente d'écouter en silence. Les pas se rapprochent du box de Mistrig, et les deux hommes semblent, pour le moment, ignorer les chevaux.

- Où est-elle, bon Dieu ? La femme n'avait pas dit que nous la trouverions dans le premier bâtiment ? grogne l'un d'entre d'eux, et la jeune fille doit se mordre la lèvre pour retenir un cri d'effroi.

Ils ne venaient pas pour les bêtes, ni pour ce que les écuries pouvaient contenir de précieux. Ils venaient pour elle !

- Elle a dû nous enttendre arriver et essaie certainement de se cacher. Mais nous allons te débusquer, ma belle, tu m'entends ? Parce que tu as de sérieux problèmes, murmure une autre voix, presque chantonnante.

Ils parlent en Latin. Ce sont des Romains !

Cette pensée n'avait rien de rassurante. Comme tout le monde, June se méfiait d'eux. Même Elena, qui détestait faire des généralités, avait admis qu'ils étaient pourris jusqu'à la moelle. En particulier les soldats. Mais ils ne pouvaient être des soldats. Pourquoi des soldats romains seraient-ils à sa recherche ?

Ce qui devait arriver arriva, un des deux hommes finit par passer la tête par la porte du box de Mistrig, l'apercevant immédiatement. Pendant une seconde, leurs regards se croisent, et June se sent si fragile, ainsi recroquevillée contre la paroi en bois, sa couverture glissant de ses épaules. La jument, inquiète, trépigne dans son box, mais le Romain ne lui prête aucune attention.

Je t'en supplie, passe ton chemin, prie la jeune fille en silence, tout en tâtonnant pour récupérer son couteau, qui avait dû s'échapper de sa poche lorsqu'elle s'était endormie.

Espoir mort-né, parce qu'avec un large sourire, l'homme déclare d'une voix forte :

- Je l'ai trouvée ! Elle est ici !

Puis il tourne à nouveau son regard vers elle, et June sent son coeur faire un salto sous ses côtes. Il n'a vraiment pas l'air de plaisanter.

- Toi, la rouquine, tu lèves les mains en l'air et tu sors gentiment de ce box. Au moindre coup fourré, je te plante mon épée dans le bide, c'est clair ?

Terrifiée, la jeune fille hoche la tête, mettant une de ses mains en évidence. L'autre, tremblante, farfouille toujours derrière elle.

Où est ce fichu couteau ? Bon sang !

- Tu te moques de moi ? Les deux mains, et mets-toi debout. Maintenant !

Sursautant à cet ordre plus hurlé que parlé, June se lève lentement, abandonnant l'idée de dénicher sa petite arme. De toute façon, la dernière fois qu'elle avait été agressée, celle-ci ne lui avait pas été d'une grande utilité. Sous le regard attentif de l'homme, la jeune fille se dirige vers la porte du box, effleurant Mistrig sur son passage et regrettant de ne pouvoir la calmer. La pauvre jument, en sueur, devait sentir que la situation était anormale et s'agitait.

Un deuxième homme apparaît, et on lui ouvre la porte. Elle a à peine de le temps d'effectuer un pas dans l'allée qu'elle est violemment saisie par le bras et précipitée contre le mur en face. Il lui faut quelques secondes pour se ressaisir, le choc l'ayant à moitié assommée, et à la lueur de la lune, la jeune fille a enfin tout le loisir d'examiner ses agresseurs. Ils étaient bien Romains et, à son grand malheur, c'était aussi des soldats. Ils étaient grands et la dominaient de toute leur hauteur, et celui qui lui avait ordonné de lever les mains était particulièrement effrayant. Il était borgne d'un œil, ce qu'il ne faisait pas le moindre effort pour cacher, et celui encore valide côtoyait l'orbite vide. Quant à l'autre homme, il avait de petites lèvres pincées qui dévoilaient des dents pourries et un regard perfide ; il l'examinait des pieds à la tête, comme on aurait examiné la viande écorchée d'une proie de chasse.

- Tu es June ? questionne le borgne.

Il l'avait pris de vitesse, parce qu'elle s'apprêtait elle-même à les interroger sur leur identité.

C'est dingue ce que je suis recherchée, depuis quelques mois.

- Bien sûr que c'est elle, bougonne l'autre. Ils nous ont dit de chercher une grande rousse maigrichonne. Tu ne trouves pas que c'est plutôt ressemblant ?

Rempli d'incompréhension, le regard de June va de l'un à l'autre. Ils ? Qui avait bien pu demander à des soldats romains de venir la tirer de son sommeil aussi violemment ?

- Allez, tu viens avec nous, crache le borgne en la saisissant par le bras, dans une poigne de fer.

- Non ! s'écrie June en se débattant. Vous n'avez pas le droit d'agir comme ça. Je n'ai rien fait et je veux savoir où vous m'emmenez !

- Tu n'as rien fait ? Ce n'est pas ce qui nous a été rapporté. On t'emmène voir Paullus et Julia Quintius. Ça te dit quelque chose ?

- Mes employeurs ? s'exclame-t-elle, désorientée.

- Ils ont porté plainte contre toi.

June n'en croit pas ses oreilles. La situation était un véritable cauchemar. On pouvait lui trouver tous les défauts du monde, elle était trop obstinée, trop froide, trop sarcastique, trop différente, mais la jeune fille avait toujours mis un point d'honneur à se comporter honnêtement, surtout sur son lieu de travail.

- Pour quelle raison ?

D'un air froid, et sans la moindre compassion, le borgne répond à sa question. Cependant, au lieu d'éclairer June, la révélation ne fait que la perturber davantage.

- Quoi ? Pour fraude et pour vol ?


La musique, produite par des dizaines de flûtes en bois et plusieurs tambours, était entraînante. Parce que Samain était supposée fêter le temps d'une nuit le retour des morts, ou plutôt de leurs esprits, on aurait pu s'attendre à une célébration triste et morbide, mais c'était en fait totalement l'opposé. Les villageois dansaient près des feux, la tête rejetée en arrière, l'air plus libre qu'ils ne l'avaient jamais été. Ioena et Elena, qui avaient rejoint la fête deux heures auparavant, s'étaient installées sur un banc et observaient les danseurs en souriant. L'adolescente aurait aimé les rejoindre mais était trop timide pour oser se mélanger à de parfaits inconnus. Alors elle se contentait de regarder les flammes miroiter sur la neige, éclairant les visages réjouis des villageois, et d'admirer le ciel étoilé qui, fait rare, n'était pas masqué par la brume blanche. Peut-être pour la première fois depuis son arrivée ici, Elena se sentait bien, parfaitement détendue et en accord avec elle-même. C'était un peu comme une trêve dans le tourbillon de mélancolie et de regrets qui l'envahissait habituellement une fois la nuit tombée ; il était plus facile d'oublier ses problèmes en journée, lorsque le soleil brillait et que vous étiez occupé, et le coucher était toujours un moment difficile pour la jeune fille qui se retrouvait seule, confrontée à ses pensées les plus noires. Mais ce soir, les feux de joie brillaient haut dans le ciel, la bonne humeur générale était communicative et le pessimisme n'avait pas sa place.

Avec un sourire, Elena repère Padrig et Adenor parmi les danseurs. Son amie avait tressé sa longue chevelure châtain et y avait même glissé une rose. Pendant un instant, la jeune fille hésite à la rejoindre, mais quelque chose d'autre attire son attention.

- Que font-ils, Ioena ? s'étonne-t-elle en saisissant le bras de la guérisseuse.

Cette dernière tourne la tête dans la direction qu'Elena lui indiquait, une étrange expression traversant son visage.

- C'est une des traditions de Samain.

Ioena avait murmuré ces mots, et Elena s'aperçoit aussitôt qu'un changement d'humeur s'opérait chez elle.

- Un peu comme tout à l'heure, avec les animaux ?

Cela avait été la seule partie désagréable de la soirée. L'adolescente, qui s'interrogeait sur la raison de leur présence à ces festivités, avait obtenu sa réponse un peu plus tôt. En effet, comme de la viande rôtissait déjà sur les broches, il paraissait évident que les bêtes ne serviraient pas de repas. À la grande consternation d'Elena, les pauvres cochons, chèvres et agneaux, étaient destinés à être sacrifiés, dans le but d'honorer les esprits des morts. Selon Ioena, un véritable honneur avait été accordé aux bêtes choisies, et la jeune fille avait dû ravaler de cinglantes paroles. Après tout, comme June le dirait si elle était présente, ce genre de pratique n'était ni plus moins que culturelle. Heureusement, seules huit bêtes sur la trentaine avaient été tuées. Les autres, recalées à l'examen du sacrifice sur l'autel, retourneraient dans leurs élevages, pour se reproduire avant d'être consommées.

- Oui.

En silence, la jeune fille observe la longue procession qui s'organise devant les feux. Les visages étaient solennels, et tour à tour, chacun des villageois jette un objet dans les flammes. Cela pouvait être des os, une pierre, des cendres, une poupée, ou même un peigne.

Oh.

- Ce sont des objets ayant appartenus à quelqu'un qui leur était cher et qu'ils ont perdus, pas vrai ? réalise-t-elle, le ventre brusquement noué par la compassion.

Ioena hoche la tête avant de se joindre à la procession, sous le regard surpris d'Elena qui l'observe jeter dans le feu quatre petites billes. Tout comme elle, la guérisseuse évoquait très peu son passé, et la jeune fille avait fini par penser que sa bienfaitrice n'avait aucune famille. Après tout, personne ne venait jamais lui rendre visite. Cependant, Elena s'était manifestement trompée. Avant elle, il y avait bien eu quelqu'un dans la vie de la vieille femme, quelqu'un d'important.

Lorsque la guérisseuse, d'un pas lent, retourne s'asseoir près d'elle, Elena peine à la reconnaître. Ioena semble plus âgée et fatiguée que jamais, et la jeune fille sent son cœur se serrer.

- Le feu nous protégera des mauvais esprits qui tenteront de passer la frontière entre leur monde et le nôtre, explique la vieille femme d'un air las.

Sans un mot et en s'efforçant, par respect pour son interlocutrice, de ne pas laisser transparaître ce qu'elle pensait de ce genre de mysticisme, l'adolescente hoche la tête d'un air sérieux.

- Ce soir, nous sommes tous connectés avec nos proches disparus. Puissent leurs âmes trouver le repos et leurs esprits s'apaiser.

La voix d'Ioena s'était mise à trembler. Pendant une seconde, elle n'a plus rien de la femme forte et pleine de répartie qu'Elena a toujours connu.

- On peut rentrer, si vous voulez ? propose-t-elle en lui saisissant la main.

- Alors il va nous falloir allumer les torches. Mais si tu veux bien, ajoute la vieille femme en levant son regard vers le ciel étoilé, j'aimerais profiter encore un peu de cette magnifique soirée.


June est conduite manu militari jusqu'à la demeure de Paullus et Julia. Les deux soldats se contentent de l'escorter sans prononcer un mot, mais sans hésiter non plus à lui donner une secousse lorsqu'ils la trouvent trop lente. La jeune fille n'en mène pas large. Il fait nuit, la lune éclaire faiblement les alentours, et le froid est glaçant. Dans ces circonstances, les chances de rencontrer un quelconque secours sont faibles, surtout que la plupart des Bretons fêtaient Samain à plusieurs kilomètres des écuries. June sent son appréhension céder la place à une véritable anxiété, mais refuse de se laisser submerger ; il lui fallait garder les idées claires, car elle était la seule à pouvoir se tirer de ce mauvais pas. Ses neurones tournent à plein régime, tentant de trouver un sens à la situation, mais rien de ce qui lui vient à l'esprit n'est rassurant. Ses employeurs ont porté plainte contre elle. Pourquoi ? Espéraient-ils se débarrasser d'elle ? Leur avait-on rapporté de fausses accusations ? Et si oui, qui ?

Qui d'autre qu'une personne qui avait déjà tenté de lui nuire ?

Arzhel.

Ils passent la porte d'entrée de la demeure, véritable étalage de luxe et d'abondance, que June commençait sérieusement à abhorrer.

- Que va-t-il m'arriver ? interroge-t-elle d'une voix résignée.

- On va entendre la version des faits de ceux qui t'ont dénoncé, puis la tienne. Ensuite, tu iras faire un tour dans les geôles, parce que même si tu ne mens pas, j'ai horreur des individus comme toi. Vous les étrangers qui vivez au Nord du Mur, vous n'êtes que des sauvages, des misérables Païens sans importance. Vous ne valez pas mieux que ces bêtes qui se couvrent de peinture bleue et attaquent par-derrière, comme des couards.

- J'ai des droits. Même ici il y a des lois.

- Et qui dira quoi que ce soit ? rétorque le soldat au regard vicieux, en la saisissant par le poignet et en la tournant vers lui. Qui ira défendre la ramasseuse de merde des écuries, qui se souciera de toi ?

Il avait raison.

Elena ne mettrait pas longtemps à s'apercevoir de sa disparition, mais que pourrait-elle y faire ? Que pourrait faire une jeune fille pauvre, censée appartenir au bas peuple breton, contre des soldats romains corrompus ? Ils avaient les pleins pouvoirs sur la populace, qui ne pouvait qu'accuser les coups et les injustices en silence, de crainte de voir leur condition empirer. La cohabitation romaine et bretonne n'était qu'une illusion ; il régnait un véritable climat de haine et de méfiance entre ces deux peuples, et on pouvait difficilement reprocher aux natifs de la Bretagne de ne se soumettre qu'à grand peine à l'envahisseur ; certes, les Romains permettaient au pays d'évoluer, ayant importé avec eux leur savoir médical et technologique, mais ils forçaient aussi toute une nation à abandonner leurs croyances et à se convertir à leur religion. Sans oublier qu'ils faisaient la loi comme bon leur semblait, et quiconque leur barrait la route finissait, au choix, six pieds sous terre ou enfermé pour un quelconque motif.

Si ces deux soldats avaient décidé qu'il serait amusant de l'emprisonner jusqu'à la fin de ses jours, June voyait mal ce qu'Elena ou n'importe qui d'autre pourrait faire pour les en empêcher.

Lorsqu'ils atteignent le salon, la jeune fille obtient la confirmation de ses soupçons ; Arzhel, un petit sourire poli de façade ornant son visage, se tient près de Paullus et Julia, qui ont manifestement été tiré de leur lit ; ils portent des robes de chambre et semblent quelque peu groggy. Cependant, ce n'est pas vers eux que l'attention de June se dirige. Bouillonnant de colère, son regard est braqué sur l'agriculteur, et elle a toutes les peines du monde à se retenir de se jeter sur lui. Il était la source de tous ses ennuis. Après la tentative de meurtre qu'elle avait essuyée et pour honorer la promesse faite à Elena, elle avait décidé de tirer un trait sur toute cette histoire et de rester loin d'Arzhel, même si cela signifiait le laisser s'en tirer avec l'argent volé. Cela lui avait coûté, parce qu'elle avait perdu toute crédibilité auprès de ses employeurs, mais plus important encore, sa fierté en avait pris un coup. Pourtant, les choses auraient pu en rester là, mais Arzhel semblait tenace dans sa rancune ; après tout, June avait fait courir la rumeur, fondée, qu'il était malhonnête. Les répercussions sur son commerce devaient être terribles. Une autre possibilité était qu'il se sente toujours menacé, craignant qu'elle ne décide d'informer les autorités.

Ben du coup il m'a devancée.

La jeune fille s'était montrée stupide. Pourquoi avait-elle suivi le conseil d'Elena ? Elle aurait dû savoir qu'Arzhel n'en resterait pas là.

- June, la salue froidement Julia, qui en avait décidément après elle. Arzhel, l'agriculteur que tu vois là, est venu nous faire part d'un petit… désagrément si je puis dire. Il me semble que vous vous connaissez tous les deux ?

- Oh oui, murmure la jeune rousse en serrant les mâchoires. Et j'ai comme une idée de ce qu'il a pu vous raconter.

- Il nous a été rapporté qu'au lieu d'effectuer la transaction, celle concernant l'approvisionnement en avoine, tu aurais…

- J'ai effectué la transaction ! l'interrompt June d'une voix tendue. Si vous cherchez votre argent, vous devriez commencer par l'interroger lui.

Recevant une bourrade dans l'épaule, la jeune fille est propulsée vers l'avant.

- Tais-toi ! lui aboie le soldat borgne. Tu réponds aux questions, c'est tout, et tu parleras quand on t'en donnera l'autorisation.

- Allons, messieurs, intervient alors Arzhel, sur un ton mielleux. Il est inutile de se montrer violent. Après tout, cette jeune personne a certainement le droit d'être sous le choc. Avant de prendre de quelconques… mesures, je pense que nous nous devons d'éclaircir la situation.

Si elle n'avait pas craint d'être transpercée par l'épée d'un des soldats, June se serait jetée à son visage pour le lui lacérer. Il jubilait, c'était évident.

- Alors allez-y, Arzhel, donnez-nous votre version des faits, s'impatiente Julia. Cette histoire n'a que trop duré.

Comme un acteur de théâtre s'apprêtant à délivrer un monologue longuement répété, l'agriculteur se racle la gorge et entame d'une voix solennelle :

- Je ne souhaite causer d'ennuis à personne, mais il m'a semblé important de vous avertir que votre employée n'a pas honoré sa promesse.

June se mord la lèvre.

Il va me le payer, je le jure. Je vais trouver un moyen de me sortir de ce guêpier et quand ce sera fait, il va regretter de ne pas avoir gardé ses distances.

- Nous nous étions mis d'accord pour que la transaction soit effectuée avant la livraison…

À ces mots, Paullus détourne le regard. Cette idée, au demeurant stupide, était la sienne, mais June décide de garder le silence. Jamais il ne l'admettrait, et en tentant d'argumenter sur cette partie, elle ne ferait que gaspiller les précieuses secondes qui lui seraient accordées pour s'expliquer.

- … il est vrai que cette façon de procéder n'est pas des plus courantes, mais June semblait convaincue de ma bonne foi, et elle m'a assurée que cela ne vous poserait aucun souci. Nous étions censés nous revoir quelques jours plus tard, pour qu'elle me remette le paiement et pour la signature du contrat, qui était censée déterminer la date de livraison, ainsi que les modalités de nos prochaines collaborations. Mais les jours ont défilé, puis les semaines, puis tout un mois… Je me suis d'abord dit que vous aviez décidé de retarder la signature du contrat, cependant, à force d'attendre, ce long délai a fini par me paraître suspect…

- Au bout d'un mois et demi, il était temps oui, marmonne June, ironique.

Un des soldats romains lui adresse un sourire féroce, tout refermant une main sur son bras pour le serrer cruellement. La jeune fille, refusant de lui donner la satisfaction d'exprimer sa douleur, blêmit mais reste muette.

- Pourtant, nous lui avions remis l'argent, soupire Julia avec théâtralité. Bon sang, ce que nous avons été stupides de faire confiance à une étrangère ! Nous t'avions accueilli chez nous ! Un poste à responsabilités t'a été confié ! Et c'est ainsi que tu nous remercies ?

- Peut-être… peut-être que nous devrions lui laisser une chance de s'expliquer, intervient Paullus, presque timidement.

Il semble effrayé à l'idée de contrarier sa femme. Pleine de ressentiment, la jeune fille tourne son regard vers lui. S'il avait été moins lâche, elle ne serait sûrement pas dans ce pétrin.

- Effectivement, approuve Arzhel d'une voix faussement compatissante. Mais June a peut-être perdu l'argent.

Cinq regards se tournent vers elle. Trois sont d'ores et déjà accusateurs, le quatrième est triomphant, et un seul est véritablement interrogateur. La partie était perdue d'avance.

Ces saletés de soldats seront ravis de me clouer au pilori simplement parce que ma tête ne leur revient pas, et Julia veut se débarrasser de moi.

Avait-elle vraiment quelque chose à gagner à tenter de se défendre ? C'était sa parole contre celle d'Arzhel, un riche exploitant apprécié dans les environs. Ici, la justice fonctionnait surtout dans le sens des privilégiés.

Du temps. C'est du temps que je dois gagner. Réfléchis, June, réfléchis. La solution à ce merdier se trouve certainement sous tes yeux.

- Il ment. Sur toute la ligne.

- Alors tu refuses d'admettre ? s'emporte Julia. Qu'as-tu fait de tout cet argent ?

- Pas grand-chose, manifestement, puisque je vis toujours dans un box, rétorque la jeune fille sur un ton glacial. Nous nous étions mis d'accord pour que la transaction ait lieu avant la livraison, jusque-là, tout est vrai. Mais je n'ai rien volé. Dès que j'ai eu l'argent en ma possession, je suis allée régler la quantité d'avoine sur laquelle nous nous étions mis d'accord. La suite, vous la connaissez. Nous n'avons jamais vu la couleur de la marchandise.

- Parce que moi-même je n'ai jamais vu la couleur de cet argent.

- Faux ! Je suis même allée vous confronter à ce sujet. Vous vous rappelez, n'est-ce pas ? J'ai menacé de briser votre réputation si vous ne nous livriez pas, ainsi que d'alerter les autorités. Et nous nous sommes à nouveau mis d'accord.

- De quoi parle-t-elle ? interroge un des romains en tournant son regard en direction du couple.

- Aucune idée, elle n'a jamais rien dit à ce sujet, répond Paullus en haussant les épaules, désorienté.

- Je pensais pouvoir régler le problème moi-même ! s'exclame June, soudain gagnée par le désespoir. Il y avait même des gens présents. Ils ont dû entendre une partie de la conversation, mais… je ne sais pas qui ils sont.

Je n'aurais jamais dû faire cavalier seul. J'aurais dû assurer mes arrières. Comment ai-je pu être aussi stupide ?

Elena était au courant de l'affaire, mais sa parole n'aurait pas plus de crédit que la sienne, surtout qu'elle n'avait jamais été présente lors de ses rencontres avec Arzhel. Il y avait bien eu cette attaque, évidemment commanditée par l'escroc, mais l'un des mercenaires était mort et l'autre… La correction qu'il avait reçu avait dû le convaincre de faire profil bas.

La jeune fille sursaute brusquement.

Bien sûr. Pourquoi est-ce que je n'y ai pas pensé plus tôt ?

- Elle ment, c'est évident ! Et il est hors de question que nous gardions une voleuse à notre service !

Bors et Dagonnet. Je leur ai tout raconté, après qu'ils m'aient sauvé. Avec un peu de chance, ils ont même tenu parole en rendant une petite visite à Arzhel !

Excitée par cette révélation, June s'était complètement déconnectée de la conversation et ne percevait plus que des bribes.

- … que nous fassions d'elle ? Sa place est en prison !

- Attendez, les interrompt la jeune rousse. Je peux prouver ce que j'avance. Il y a un mois, Arzhel a engagé deux mercenaires pour m'assassiner, parce que je faisais pression sur lui…

L'agriculteur ouvre la bouche pour protester, mais June s'empresse de continuer ;

- Les deux hommes qui sont intervenus pourront confirmer ce que je viens de vous dire. Ce sont les chevaliers Bors et Dagonnet. Vous n'avez qu'à le leur demander.

Il ne lui faut qu'une seconde pour comprendre qu'elle a commis une erreur stratégique. Arzhel pâlit, mais ce n'est pas sa réaction qui l'inquiète ; au contraire, il semble conscient qu'elle détient un atout. C'est plutôt le regard qu'échangent les deux soldats qui la fait grimacer. Encore une fois, elle aurait dû réfléchir davantage.

- Vous avez entendu parler de cette histoire de tentative de meurtre ? interroge l'un d'entre eux, l'air contrarié, en s'adressant à Paullus.

- Non.

- Tu mens, reprend le soldat en se tournant vers la jeune fille.

- Interrogez Bors et Dagonnet.

L'autre Romain crache sur le sol.

- Pourquoi mêlerions-nous les Sarmates à cette affaire ? Nous n'avons pas à leur rendre de compte. Qui es-tu, toi, de toute façon pour demander leur aide ? La nouvelle putain de ces chiens ?

Les soldats et les chevaliers se détestaient mutuellement. Si ces deux hommes pensaient qu'elle était proche de leurs ennemis, ils ne seraient que plus heureux de lui causer du tort.

- Les larbins d'Arthur se croient tout permis, poursuit-il, mais dans ton cas, ils ne pourront intervenir. Tu sais pourquoi ?

June sent sa gorge se serrer. Il lui fallait absolument trouver Bors et Dagonnet.

- Parce que tu vas aller pourrir sous terre, dans les geôles, parmi les rats, les violeurs et les assassins.

- Vous n'avez pas le droit, proteste-t-elle d'une voix faible, véritablement terrifiée à l'idée du sort qui l'attendait. Je veux un procès. Vous ne pouvez pas me refuser ça.

Dans les grandes lignes, la jeune fille connaissait le fonctionnement du système juridique de l'Antiquité. Tout le monde avait droit à un procès, qui était rarement des plus équitables, mais cela valait toujours mieux que d'être oublié dans un cachot, à la merci des autres prisonniers et des gardes Romains. Bien sûr, les peines encourues pour vol et fraude étaient terrifiantes ; cela pouvait aller du bannissement pur et simple de la cité, ce qui équivalait à une véritable condamnation à mort, à une flagellation ou une amputation de la main. Mais procès signifiait aussi jury, avocat et témoins, et là résidait sa seule chance ; si les deux chevaliers entendaient parler de l'affaire, il y avait de bonnes chances pour qu'ils interviennent en sa faveur.

- Certainement, ma jolie, lui répond le soldat au regard perfide. Mais les tribunaux sont toujours pleins à cette période de l'année, avec tous ces crèves-la-faim qui ne peuvent s'empêcher de voler, et il te faudra attendre ton procès en prison.

- Mais nous ne manquerons pas de signaler ta requête à un juge… un de ces jours.

- Vous pouvez l'emmener, déclare Julia d'un air profondément ennuyé. J'en ai assez de cette histoire.

June tourne un visage suppliant en direction de Paullus, le seul à paraître ébranlé par son sort, mais ce dernier se contente de regarder ailleurs. Dépitée, écoeurée et effrayée, la jeune rousse se laisse empoigner par le bras et traîner en direction du couloir, qui les mènerait vers la porte d'entrée. Elle ne jette pas un seul coup d'œil par-dessus son épaule, incapable de supporter la vue de la mine triomphante d'Arzhel. Il avait gagné, il venait de la priver de sa liberté et de lui dérober une vie qu'elle avait appris à aimer. Elle a une pensée pour Elena, qui s'apercevrait bientôt de sa disparition et la chercherait inlassablement, pour ne jamais obtenir de réponses à ses questions.

Non ! proteste-t-elle intérieurement. Tu n'es pas du bétail, tu ne vas pas te laisser mener docilement à l'abattoir !

Dans un sursaut d'audace, la jeune rousse dégage son bras de la poigne du soldat. Ce dernier, surpris par sa manœuvre, pousse un cri d'avertissement, mais June est plus rapide. Tout entière focalisée sur son objectif, c'est-à-dire quitter la demeure et mettre le maximum de distance entre ces Romains et elle, la jeune fille se baisse, évitant la main qui tentait de la saisir par les cheveux, et se met à courir en direction de la porte d'entrée.

Pourvu qu'on ne l'ait pas verrouillée, pourvu qu'on ne l'ait pas verrouillée !

Mais le grand battant en bois lui cède le passage, et June disparaît, avalée par l'obscurité de la nuit.


J'espère que ça vous a plu !

Bon, c'était un long chapitre, et comme vous avez pu le voir notre June n'était pas exactement à la fête ! Quant à savoir si elle parviendra à se tirer de ce mauvais pas... Il faudra lire la suite ;-)

N'hésitez pas à me donner votre avis, et promis cette fois je me bouge de poster la suite. Le prochain chapitre est déjà écrit et corrigé.

A bientôt !