Mille excuses. Internet vient de revenir après presque une semaine d'absence, alors on fête ça !


Quand Eren rouvrit les yeux, il était dans son lit et une lueur dorée éclairait la pièce, traversant le tissu presque transparent des rideaux. Il devait bien être dix heures, mais Eren n'avait pas le courage de se redresser pour vérifier sur son réveil, alors il se contenta de grogner dans le silence reposant de son appartement, plissant les yeux face à l'agressivité de la lumière intruse. Il ne se souvenait pas de s'être endormi, encore moins d'être allé jusqu'à son lit, et son dernier souvenir était la sensation familière de Bean qui se frottait contre sa jambe alors qu'il était rentré dans son appartement. La nuit dernière avait été mouvementée, gorgée d'émotions, mais il n'eut pas le temps de se remettre de ses souvenirs flous, car son téléphone se mit à sonner sur sa table de nuit. Il se redressa sur les coudes alors que Blood de the Middle East résonnait dans la pièce. C'était sa sonnerie, du moins, celle qu'il avait mise avant de tomber dans le coma. Il ne la connaissait que vaguement, grâce aux maigres fois où son téléphone avait sonné depuis sa sortie de l'hôpital, mais avait décidé de la laisser parce qu'elle n'était pas si déplaisante (et n'avait pas eu le courage d'en mettre une autre).

Il lui fallut quelques secondes pour parvenir à attraper son téléphone et il n'y eut aucune surprise lorsque le nom de Mikasa s'afficha à l'écran, au-dessous d'une photo d'elle prise à son insu. Elle ne souriait pas, contrairement à la photo qu'il avait visiblement prise de Levi, mais elle semblait ne pas avoir changé d'un pouce depuis ces deux dernières années. Armin avait pris l'habitude de prendre les deux mèches blondes qui encadraient son visage et de les attacher derrière son crâne en une minuscule queue de cheval qui rejoignait le reste de sa chevelure. Il avait une sorte de frange dorée qui lui tombait sur le front et il devait admettre qu'il n'avait jamais paru aussi mature, aussi séduisant, aussi apte à se frayer un chemin vers une vie sentimentale qu'il ne repousserait pas. Mais Armin n'avait jamais trop été porté sur ce genre de choses, tout comme Mikasa, et au final, Eren non plus. Et pourtant il se retrouvait deux ans plus tard, avec un petit-ami – un garçon, qui plus est – plus âgé que lui et dont il ne savait qu'une poignée d'informations.

"Oui," grogna Eren en acceptant l'appel entrant.

"Ça fait plaisir de constater que tu es toujours de bonne humeur au réveil," chantonna Mikasa de l'autre bout du fil. Elle ne chantonnait pas vraiment, mais sa voix trahissait sa satisfaction. Si elle était extrêmement attachée à Eren, elle ne manquait cependant aucune occasion de l'embêter davantage. Ils se le rendaient bien.

"Comment tu sais que je viens de me réveiller ?"

"Eren," soupira-t-elle, et il grimaça à l'exaspération présente dans sa voix, "je te connais depuis que tu as neuf ans. Il est midi passé ; il n'y absolument aucune chance que tu te sois réveillé avant."

Malgré l'irritation qui pointait le bout de son nez, Eren ne retint pas un vague sourire. Il était encore à moitié dans sa brume de sommeil, mais il avait conscience d'à peu près tout autour de lui : les rayons du soleil, le poids au bout du lit – Bean, sans doute –, le bourdonnement léger de l'autre côté de la fenêtre, en provenance de la rue, le souffle de Mikasa, serein et contrôlé, à travers le téléphone… Eren se mit en position assise et ferma les yeux en retenant un soupir. Il n'avait pas l'impression d'avoir dormi si longtemps. En fait, il n'avait pas l'impression d'avoir dormi tout court. Dans sa mémoire ne flottaient que les souvenirs de la veille, les mots de Mikasa, son visage figé dans l'espace-temps, et celui de Levi quand il avait croisé ses yeux pleins d'honnêteté. C'était peut-être fou, mais quelque part, Eren lui faisait confiance.

"Eren ?"

L'intéressé réalisa qu'il avait glissé hors de la conversation durant une poignée de secondes. Sûrement Mikasa lui avait-elle dit quelque chose, mais devant son silence, sa voix s'était légèrement tendue, comme si elle savait exactement à quoi il s'était mis à penser.

"Hm," lâcha minablement Eren, "désolé, j'ai –" il se stoppa, réalisant qu'il ne savait pas si lui parler de la rencontre de la veille était une bonne idée. Selon ses dires, elle était persuadée qu'avoir à faire avec Levi était une mauvaise chose. "Peu importe."

Mikasa resta silencieuse et après deux brèves secondes, sembla reprendre vie.

"Connie, dégage !"

La voix de ce dernier retentit à sa suite et il ferma derechef les yeux tandis que Mikasa et lui commençaient à échanger une conversation qu'il ne voulait pas entendre. Ils étaient colocataires pour des raisons géographiques et financières, mais Connie était définitivement trop peu sérieux pour Mikasa. Après une bonne minute, cependant, le vacarme sembla s'être calmé et la voix de Mikasa, presque essoufflée, retentit à l'autre bout du fil.

"Encore là ?"

Eren hocha doucement la tête avant de se souvenir qu'elle ne pouvait pas le voir. "Oui."

"Hm – désolée pour …ça."

"Pas grave," soupira Eren. Il ne savait pas pourquoi elle l'appelait et il commençait à devenir profondément irrité. "Qu'est-ce que tu voulais me dire ?"

"Ouais," reprit-elle d'une voix vive, comme si ce détail lui était totalement sorti de la tête, et la voix de Connie se rapprocha du téléphone mais Mikasa poursuivit, "on va manger une glace avec Jean. Ça te tente ?"

Il savait que ce n'était pas vraiment une question. En tout cas, la réponse ne serait pas totalement une réponse, car Mikasa avait passé ce coup de fil avec une idée précise en tête (aka faire sortir Eren de son appartement), et elle n'allait pas s'arrêter ici. Eren n'avait pas revu Jean depuis la dernière fois, ce qui, à son dernier souvenir, remontait à deux ans plus tôt. L'appréhension pointa le bout de son nez et dans le silence de sa réponse inexistante, il se demanda s'il était toujours aussi susceptible.

"Je ne sais pas, j'ai vraiment –"

"Eren." Sa voix était sérieuse et autoritaire, parce que Mikasa savait toujours quand il mentait. Outre son langage du corps, il avait une voix qu'il réservait pour les mensonges. À l'autre bout du fil, Eren soupira profondément, et au bout de quelques secondes, fut sûr qu'il n'y avait pas d'échappatoire.

"D'accord."

Dans un souffle, Mikasa lui murmura une heure et une adresse, sans même vérifier si Eren s'en souvenait. De toute façon, il ne se déplaçait plus sans son téléphone, et Dieu merci l'option GPS était intégrée aux applications. Armin avait encore une journée remplie de cours et même si lorsqu'il avait une pause, il préférait la passer à travailler davantage. Déprimant.

Eren laissa un grognement frustré emplir la pièce après avoir jeté son téléphone au bout du lit (qui rebondit dangereusement près du bord), et il tenta vainement de faire taire l'horrible nervosité qui naissait en lui. Il allait devoir rencontrer Jean pour la première fois – pour la deuxième fois de sa vie. Les traits de cette tête de cheval étaient encore assez nets, et il n'aurait pas pu oublier, même s'il l'avait voulu, le ricanement puissant de ce type aux cheveux de sable.


Eren regarda au fond de son pot de glace et resta figé. Il ne voyait pas de la crème glacée couleur neige, mais du tissu humain, translucide et éclairé du dessous pour en observer les liens. Eren ne savait plus trop ce qui le rattachait à sa chair désormais. Son corps était le vestige de tout un accomplissement auquel il n'avait pas pris part et il communiquait avec lui dans la neutralité la plus ennuyeuse. La symbiose n'était plus qu'une enveloppe charnelle qui contenait son cœur vide et sa mémoire fatiguée.

"Eren ?"

L'intéressé releva la tête en direction de Mikasa, assise de l'autre côté de la table métallique, plissant péniblement la paupière de son oeil gauche pour contrer la lumière du soleil. Il ne pleuvait pas, pour une fois, et ils en avaient profité pour sortir. Curieusement, c'était elle qui en avait pris l'initiative, celle de le traîner dehors, et Jean à leurs côtés semblait pris dans la contemplation des passants. Les retrouvailles avec ce presque ami presque rival avaient été embarrassantes et silencieuses, puis les vieilles querelles étaient nées à nouveau. Éternelles. Tenaces. Mais même si Jean avait légèrement grandi, quelques centimètres à peine (comme si dépasser Eren ne suffisait pas…), il y avait quelque chose d'autre de différent. Au départ il mit ça sur le compte de sa stupidité naturelle (mensonge car Jean était plutôt intelligent, dans le fond), mais il n'en était plus sûr. Il y avait cette manière qu'il avait de faire glisser ses yeux sur lui comme s'il appréhendait de s'y attarder trop longtemps, et c'était troublant. Quoiqu'il en soit Mikasa ne parlait pas, comme toujours, et Eren maudit en silence l'absence d'Armin. Alors qu'on tentait de lui montrer que ses amis n'avaient pas changé, il redécouvrait ces personnes comme pour la première fois et un malaise anonyme s'était logé dans le fond de son estomac. Ici n'était pas sa place; sous le soleil, dans le vacarme humain, à côté de tous ces gens.

Eren donna un coup de cuillère dans le trou de sa glace pour en couvrir le fond. L'étrange vision se dissipa et il leva les yeux vers la brune.

"Je te demandais si tu avais parlé à Armin depuis hier."

Il était difficile d'ignorer la question sous-entendue et aux souvenirs de ce qu'il cachait encore à sa meilleure amie, son coeur se serra dans sa poitrine. La sensation était désagréable, presque pénible, et pourtant, il était rassuré de la savoir là. Elle devenait comme une habitude, et quelque part, il y prenait goût. Tout comme l'horrible noeud dans son ventre, qui l'empêcha d'ailleurs de finir sa glace, au risque de tout vomir sur la table (et une bonne partie sur Jean, ce qui ne l'aurait pas totalement dérangé). Il se remémora la voix grave de Levi, la couleur de ses yeux et toutes les émotions qu'il y avait vues passer, celles qui manquaient, et celles qu'il aurait aimé y voir. Sa rencontre avec Levi n'était pas quelque chose que Mikasa prendrait bien, et dans le pire des cas, même si cela déplaisait aussi à Armin, il savait que le blond ne le lui dirait pas. Armin était comme ça.

"Non." Il accompagna ses dires d'un vague hochement de tête et il remercia Dieu que Jean ne s'imisce pas dans leur conversation pour demander pourquoi.

"Il finit tard, ce soir."

"Je sais."

Bravo, Eren. Le silence : 1. Eren : 0. On ne pouvait pas dire qu'il avait l'humeur parfaite et sa capacité à tenir une conversation avait soudainement disparu. Au moins, il n'ouvrait pas la bouche pour dire des bêtises, c'était déjà ça.

Mikasa soupira bruyamment et il leva une nouvelle fois la tête vers elle. Jean avait toujours l'air profondément captivé par les passants (et irrité, aussi). Comme toujours.

"Si tu veux qu'on en parle –"

"Pas besoin," la coupa Eren. Il n'avait pas besoin que Jean ne s'en mêle ni que le morceau ne soit lâché. Il n'avait pas besoin de ça du tout. Il n'avait même pas besoin d'en parler – avec Armin, peut-être ; il avait tant de choses à lui demander (comme pourquoi l'avoir amené là-bas si Levi était censé être mort à ses yeux, ou pourquoi personne ne l'avait jusqu'ici mis au courant), et tant de choses à lui raconter. Il savait qu'il comprendrait. Ou, du moins, qu'il essayerait.

"Eren –"

"Je t'ai dit que ça allait," répliqua Eren derechef.

Mikasa se renfrogna dans la seconde et il hésita à lui glisser un "désolé" amical, ce genre de semi-excuse qu'ils avaient l'habitude de se faire quand ils poussaient le bouchon trop loin. Mais cette fois-ci, peu importe combien il voulait, rien ne bassa la barrière de ses lèvres. Elles étaient scellées. C'était peut-être la fierté qui avait pris le dessus, ou peut-être était-ce simplement parce qu'il n'avait plus qu'une envie : rentrer chez lui.

Cela faisait deux bonnes heures qu'il était dehors avec eux et au final, il n'avait même pas aimé la glace. Eren aimait les glaces. Mais Eren n'avait pas faim. Pas depuis qu'il avait ce drôle de sentiment dans son ventre, qui l'empêchait même de penser correctement. Il ne restait plus que les traits uniques de Levi et ce que ce dernier lui avait conté dans le silence de la nuit.

"J'y vais," glissa-t-il dans un soupir en s'extirpant de sa chaise.

"Déjà ?" s'écria presque Mikasa, et une lueur désapprobatrice brillait dans ses yeux.

Eren fit mine d'acquiescer et nota que Jean avait finalement reporté son attention sur eux. À l'instant, il venait de surprendre la tête de cheval le regarder en silence. Le malaise grandit et il sut qu'il devait partir tout de suite. Il tenait à ses amis, vraiment, même Kirschtein, il fallait l'admettre. Mais il n'avait pas la force de faire semblant pour le moment. Il lui fallait du temps, et du temps, il en manquait cruellement, car on ne cessait de le forcer à être lui-même.

En fin de compte, le seul qui ne lui avait rien demandé, c'était Levi. Et pour ça, il lui en était mille fois reconnaissant. Il trouva singulier de se sentir plus proche de cet inconnu total que des amis dont il se souvenait encore, mais il n'avait pas le temps de s'attarder sur les détails. Une idée venait de germer dans son esprit, et bonne ou mauvaise, il avait l'intention de la réaliser.

Il poussa sa chaise et échangea quelques paroles taquines avec Jean, avant de se tourner vers Mikasa qui, toujours assise, fronçait les sourcils comme si Eren s'apprêtait à se jeter dans la gueule du loup. Il ne s'agissait que de rentrer chez lui tout seul, après tout. Et il fallait bien qu'il s'y habitue, non ? Eren réprima l'envie de lui dire que ça irait, et se contenta de lui sourire tendrement avec un "on s'appelle ce soir" familier.

Eren leur tourna le dos après avoir laissé l'argent sur la table pour payer la glace qu'il n'avait pas terminée, et disparut entre plusieurs corps anonymes. La foule le mettait mal à l'aise, il ne se sentait pas à sa place, mais si c'était la seule porte de sortie alors il la prendrait. Il marcha, marcha encore, sans trop savoir combien de temps exactement (et l'idée de mettre ses écouteurs dans ses oreilles ne lui vint même pas, quel idiot), tout ce qu'il savait était qu'il voulait arriver à destination.

Et il le fit.

Une poignée de minutes plus tard, il s'arrêta devant la vitrine maintenant familière d'un certain magasin. Il voyait quelques silhouettes à l'intérieur, certains se penchaient pour fouiller les bacs de vieux disques, d'autres déambulaient entre les rayons, et une, particulière, semblait ranger un bac au fond de la salle. D'ici, il ne voyait que son dos et sa chevelure noire, mais l'angle était exactement le même que sur la photo, et il sentit son coeur battre un peu plus vite. Alors, ça faisait ça, de le voir de dos ? Bon sang.

Il prit une grande inspiration, prépara maladroitement quelques mots de salutations avant d'abandonner (il savait de toute façon qu'il improviserait au final), et quand sa main se posa sur la poignée pour ouvrir la porte, il sut qu'il était trop tard. Qu'il était dedans jusqu'au cou et qu'il n'avait même pas envie d'essayer d'en sortir.

Il était déjà tard, le soleil commençait à fuir à l'horizon, et il n'était plus qu'une question de dizaines de minutes avant que l'obscurité bordée par les lampadaires n'engloutisse les rues. Il lui faudrait sûrement plus qu'un GPS. Tant pis. Il s'en était bien tiré l'autre soir, non ?

Arrivé à moins d'un mètre de son dos, Eren baissa les yeux et comprit qu'improviser n'allait pas être aussi simple. De toute évidence, Levi était trop concentré pour l'avoir entendu rentrer et toussoter était trop cliché. Il hésita à poser sa main sur son épaule et déglutit à cette idée. Finalement, il opta pour quelques mots innocents.

"Hm – salut."

Peut mieux faire.

Levi se retourna, non, d'abord, il lui jeta un coup d'oeil par-dessus son épaule, les mains toujours manipulant les disques dans le bac qui lui faisait face, et quand son visage s'éclaira d'une lueur nouvelle, il abandonna son activité silencieuse pour faire face à Eren. Il croisa les bras sur sa poitrine et s'autorisa un vague sourire. Mais Eren n'avait pas besoin de cette preuve pour savoir qu'il était le bienvenu ici; il suffisait de regarder dans ses yeux.

S'en rendre compte ne fut pas sans conséquences – une vague de chaleur monta en lui et il s'y noya, le souffle coupé.

"Je, hm –" chercha Eren en se grattant l'arrière du crâne, conscient qu'il ne trouvait pas les mots. Pire encore, il ne savait pas ce qu'il faisait ici. Mais il savait qu'il n'avait pas envie de partir, en tout cas pas maintenant qu'il avait croisé ces yeux.

"Salut," le coupa finalement Levi comme pour le détendre.

Eren cessa automatiquement son manège nerveux et releva les yeux vers lui, et aussitôt, sa main glissa de sa nuque pour retomber dans le vide. Et Eren se mit à sourire. Un sourire stupide et béat, mais c'était sa marque de fabrique après tout.

En quelques secondes, son cerveau passa en revue tout ce qu'il pourrait lui demander. Il avait déjà son numéro de téléphone (d'ailleurs quel imbécile, il aurait très bien pu s'en servir au lieu de bafouiller comme un idiot), et de toute évidence, il était déjà sur place. Lui proposer un café ? il était encore en service, quelle idée. Mais quand même…

"Est-ce que tu –" et zut. Sa langue se colla dans sa bouche et il regarda le sol à nouveau. "Est – tu – hm," il aurait fallu couper court à ce désastre maintenant, et Levi en eut la bonne idée, un sourire amusé (moqueur, même) aux lèvres.

"Je finis mon service à 19h."

Eren eut un de ces sourires-là, à nouveau, et il sentit des papillons lui chatouiller les entrailles. Bordel, ça n'était pas bon, pas bon du tout, mais il n'était plus en mesure de s'en empêcher, et plus il plongeait ses yeux d'enfant dans ceux de Levi, profonds et dangereux, plus il s'y perdait en toute conscience.

Ce fut au tour de Levi d'avoir un sourire en coin, et il tendit son avant-bras devant lui pour découvrir sa montre de sa manche de chemise. Il baissa les yeux pour lire l'heure, l'espace de quelques secondes, et Eren nota qu'il avait un fin trait d'eyeliner au-dessus des cils.

"C'est-à-dire dans sept minutes."

Sa voix avait du mal à contenir son contentement, comme si le fait même de s'en rendre compte rendait tout absolument merveilleux. Mais cela signifiait qu'il pouvait aller dehors, qu'il pouvait prendre un café avec Eren, et ça voulait tout dire. Il lui fit signe d'attendre là et se pencha pour récupérer un carton posé dans l'allée. Et son dos disparut entre les rayons. Il le vit parler avec un type blond, avec une minuscule queue de cheval à l'arrière du crâne, et deux épaisses mèches dorées de chaque côté de son front. Il avait l'air amical, mais peu importe combien Eren essayait, il ne se souvenait pas de lui.

Levi disparut derrière la même porte que la première fois et après avoir jeté un coup d'oeil à son téléphone – 18h54 – il décida de vagabonder dans les disques à son tour. Comme Levi le lui avait dit, il vendait bien de tout sauf du classique et de la country, et il semblait avoir un goût prononcé pour les classiques du siècle passé. Quand il tomba sur un disque d'Elvis Presley, un sourire volatile passa sur son visage et il sentit son coeur se réchauffer. Il passa d'un rayon à l'autre, laissant le bout de ses doigts traîner le long des bacs, et parfois, il s'arrêterait pour regarder dans l'un d'eux. Ben King, Frank Sinatra, Amy Winehouse; il était difficile de nier que Levi avait un penchant pour le jazz, le blues, et toutes sortes de musiques qui s'y rapprochaient. Il se remémora en silence ce qu'il lui avait raconté la veille et, perdu dans son propre souvenir, ne vit pas que Levi le regardait de l'autre côté du bac.

"On rêvasse ?"

Eren manqua de sursauter et leva brusquement la tête en sa direction. Mais la surprise laissa place à la satisfaction de retrouver Levi, et quelque part, il n'arrivait plus à le voir comme un étranger. Il l'avait rencontré pendant ce laps de temps qu'il lui manquait encore, mais pourtant, il semblait en savoir plus sur lui que le reste de ses amis réunis. Levi fit le tour du bac et en attendant qu'il ne parvienne à destination, Eren eut une pensée singulière: s'il avait rencontré Levi sans qu'ils n'aient rien en commun, il aurait sûrement ressenti la même chose. Une fois qu'on avait goûté à la couleur de ses yeux et aux vibrations dans sa voix, il était difficile de s'en détacher.

Levi avait enfilé une veste en jean avec une doublure en laine de mouton, par-dessus sa chemise en flanelle d'un vert fade encore ouverte qui donnait sur son t-shirt gris. Il s'habillait tellement simplement, et ça lui allait pourtant indéniablement bien. Levi cria quelque chose au type derrière le comptoir et après un vague geste de la main, plongea ses poings dans ses poches. Eren tira nerveusement sur le bout de son sweatshirt et fit volte face pour marcher en direction de la porte.

Ce n'est qu'en sortant du magasin qu'il réalisa combien ce dernier avait une odeur particulière.

"Alors ?" fit Levi, et Eren, après avoir descendu les marches, se retourna vers lui. "Qu'est-ce que tu prévois ?"

Son visage ne laissait rien paraître mais sa voix était assez légère pour le convaincre qu'il en avait envie. Alors Eren prit un peu d'assurance (il en était bien obligé) et s'éclaircit la gorge.

"Un café ?"

Levi hocha doucement la tête et ils se mirent à marcher doucement. C'était Levi qui menait la marche, d'un pas calme et lent, mais d'une manière telle qu'Eren sentait qu'il avait une direction en tête. C'était la seule idée qu'il avait eue mais ça ne semblait pas lui déplaire, autrement, Levi l'aurait sûrement montré. Il n'était pas de ces gars à se forcer à faire quoi que ce soit, de toute évidence, que ce soit pour Eren ou pour quelqu'un d'autre – il n'était aucune exception.

Discrètement, Eren lui jeta un regard en coin et lorsque Levi fit de même, il sentit son coeur bondir contre sa poitrine. C'était toujours la même chose, la même sensation, mais il ne parvenait pas à s'y habituer. Ses joues se mirent à rougir dans le silence et il lutta pour retenir un sourire nerveux, ce genre de sourire que vous ne contrôlez pas et qui vous rend euphorique; voire fou, peut-être même.

Ils ne dirent rien, mais le silence n'était pas lourd ni incomfortable, il était reposant. Quelques minutes plus tard à peine, le soleil s'était éclipsé et les rayons chauds du soleil s'étaient volés, eux aussi. La fraîcheur du soir vint les saluer et Eren se félicita d'avoir opté pour un sweatshirt (même si ce choix était plus dû à de la paresse qu'à du génie). Levi sembla ralentir le pas devant une enseigne mais Eren, trop ailleurs, ne le remarqua pas. Ce n'est que lorsque la main forte de Levi enserra son bras pour le tirer vers lui qu'il sembla se réveiller. Il paniqua l'espace d'un seconde, tituba légèrement mais Levi le soutenait toujours, et avec lui à sa suite, il entra à l'intérieur de ce qui semblait être un café. Il y avait plusieurs tables, mais l'on pouvait aussi prendre à emporter.

À en juger par le nombre de clients (très peu), cependant, Levi décida de les boire sur place. Inutile d'aller dans le froid pour rien. Les joues d'Eren étaient toutes roses, et Levi haussa un sourcil moqueur en le remarquant, tout en s'avançant vers le comptoir pour commander leurs cafés. Il commanda un café pour lui et un chocolat chaud pour Eren, sans que celui-là n'ait besoin de dire quoi que ce soit, et il sentit un sourire inconscient étirer ses lèvres. Alors, Levi le connaissait bien.

Eren haussa ses sourcils à son tour, troublé, mais Levi ne lui glissa pas un mot; à la place, il se tourna vers l'employée, de l'autre côté du comptoir, et commanda leurs boissons. Eren ne put s'empêcher de remarquer que la serveuse évitait soigneusement de le regarder et lorsque Levi ajouta un "s'il te plaît" léger à la commande, il se froissa définitivement. Tutoyait-il toutes les serveuses du coin ?

Ils patientèrent une bonne minute et la serveuse – Eren lut le nom "Petra" sur son badge – revint avec leurs cafés. Elle les posa sur le comptoir, et comme Levi avait déjà payé le tout, il les attrapa de ses deux mains et esquissa un bref geste de la tête pour la saluer.

"Bonnes boissons !" chantonna Petra, mais Eren sentit dans sa voix tout le malaise du monde.

Comme Levi s'était déjà détourné pour s'avancer vers une table contre la vitrine, Eren revint à sa hauteur et, sourcils froncés, chuchota autant qu'il en était capable.

"Tu la connais ?"

Levi fit quelque chose d'imperceptible, comme un léger soupir, mais ça n'était pas de l'agacement. Pas vraiment.

"Elle nous connaît."

Eren se figea dans son mouvement et regarda Levi se glisser sur sa banquette. Ce ne fut que lorsqu'il lui fit signe de l'imiter qu'il s'exécuta, prudemment, comme si chaque geste pouvait le conduire au mauvais endroit. Il ne comprenait pas.

"Comment est-ce qu'elle me connaît ? Et toi alors ?"

"On venait souvent ici tous les deux."

Un silence lui répondit, et quelque chose s'éveilla en Eren.

"Oh."

Levi leva les yeux vers lui et il reconnut la même lueur qu'en arrivant dans la boutique. Levi était content de l'avoir ici, il le sentait, il le savait, et il était tout aussi content de lui accorder sa présence. Il savait qu'il ne devrait pas – les choses étaient déjà assez troublantes et sa mémoire n'était même pas en voie de revenir. Mais il voyait en Levi plus qu'une personne de son passé; c'était quelqu'un qui avait su le ramener dans le présent sans qu'il se sente étranger, et quelque part, c'était avec lui qu'il se reconnaissait. Bien sûr, tout ça, il le gardait pour lui. On l'aurait pris pour un fou s'il l'avait confié à quelqu'un.

"Alors," fit Levi une nouvelle fois. "Pourquoi ce café ?"

Levi aurait pu boire son café comme tout le monde, mais au lieu de cela, il planta une paille dans la boisson et la porta à ses lèvres avec toute l'innocence d'un adolescent. Ça et le rouge qui lui venait aux joues à l'idée de ne pas savoir quoi lui répondre, c'était suffisant pour achever Eren. Il baissa les yeux en essayant (en vain) de réprimer un sourire puéril. Il rougissait à vue d'oeil et Levi ne le quittait pas des yeux, buvant tranquillement son café avec sa paille comme si c'était la chose la plus normale du monde.

"J'avais envie de te voir," souffla-t-il assez fort pour qu'il l'entende, mais sa voix refusait de prendre un ton normal. Il sonnait… aigu.

C'est à cet instant que Levi éclata de rire. Juste deux, trois petites secondes, mais ce son suffit à lui faire relever les yeux et lorsqu'il le fit, une lumière brillait dans ses yeux. Il avait chaud, et soudainement, l'idée du café lui sembla mauvaise. Il aurait dû commander un verre rempli de glaçons à la place, mais le mal était fait. Et Levi continuait de l'observer sans avoir la moindre idée de l'effet que ses yeux avaient sur lui.

"Moi aussi, gamin," ricana Levi avant de boire une gorgée à l'aide sa paille. "Moi aussi."

Il ne savait pas où ils allaient comme ça, mais tant que Levi était là et qu'il souriait, tout irait bien. Alors Eren se contenta de sourire à son tour, et il sentit déjà une légère douleur au niveau de ses joues. S'il n'arrêtait pas ça tout de suite il ne pourrait plus sourire le lendemain. Il repoussa l'envie nerveuse de se frotter les fossettes et finalement, se força à prendre son café dans ses mains. Le contact avec le liquide chaud était agréable, mais il sentait déjà une pellicule de transpiration se former en haut de son front. Il était tellement pathétique.

"Cette journée ne finit pas si mal que ça, finalement."

Levi ne souriait pas mais ses mots disaient tout. Eren ne parvint même pas à calmer les battements effrénés de son coeur dans sa cage thoracique. Mince, il était foutu.

"Pareil pour moi."

À ce rythme-là, si aucun d'eux ne mettait le doigt sur une vraie conversation, ils étaient partis pour passer une heure à s'échanger des coups d'oeils discrets, des sourires camouflés et des mots sans importance. Enfin, presque sans importance.

"J'ai passé l'après-midi avec Mikasa et Jean." À l'entente de ces prénoms, il vit Levi réagir, et il sut qu'il lui en avait déjà parlé. Peu importe quand. Il avait peut-être même déjà rencontré Jean, qui sait. "Et puis, ta boutique était sur le chemin, alors…"

"Tu as bien fait." Levi poussa un semi-soupir. "Erd et moi avons eu des clients toute la journée et je pense que j'aurais fini par t'appeler de toute façon."

Cette pensée résonna dans sa tête pendant quelques instants. Levi pensait à l'appeler ? Ce type était trop honnête pour mentir, il était même assez brutal à des moments, alors aucune chance qu'il ne bluffe. Il le pensait. Eren rougit de plus belle.

Il avait l'impression que ce jour était le début d'une nouvelle vie. Meilleure, il ne pouvait le dire, mais elle n'avait pas l'air si mal.

Eren avait sa paume posée sur la table, et quand il baissa les yeux, il remarqua que la sienne était à peine plus loin. Ils se touchaient presque; et sans pouvoir l'expliquer, il savait que Levi se retenait d'aller plus loin. Il aurait pu faire courir ses doigts sur la table jusqu'à toucher sa peau, mais il ne le faisait pas. Et quand il releva ses yeux vers Levi, il le vit regarder ailleurs, comme si s'en empêcher était quelque chose qui le ramenait irrémédiablement à des souvenirs qu'il aurait voulu, lui aussi, oublier. Il se demanda à quoi il pensait, et l'idée que ce soit la culpabilité qui le retienne lui fit mal au coeur.

Alors il fit ce qu'il avait à faire, et le bout de ses doigts touchèrent les siens. Instantanément, Levi tourna brusquement la tête vers lui, et ses sourcils froncès dominaient deux prunelles perçantes et dangereuses; mais en elle, aucune agressivité. Il y avait quelque chose d'un peu hostile, mais c'était plus dû à la surprise qu'autre chose. Et quand finalement, Levi regarda leurs mains timidement superposées (à peine, d'ailleurs; Eren n'avait posé qu'une seule phalange sur le dos de sa main), il sembla se détendre naturellement. Le soulagement qu'Eren ressentit était sans fin, et son coeur battait si vite qu'il ne savait plus quoi dire.

Cool Kids d'Echosmith passa en fond à la radio, et Eren se laissa guider au rythme de la musique, calquant ses battements de coeur sur la mélodie entraînante qui l'aurait presque reposé si, soudainement, Levi n'avait pas retiré sa main de dessous la sienne pour attraper ses doigts. Ils les entrelacèrent sans rien dire et Eren regarda ce spectacle silencieux. Il n'y avait presque aucun bruit dans le café, et il aurait mis sa main à parier que Petra les observait de derrière son comptoir. Elle souriait peut-être. Visiblement tout le monde semblait être au courant de son accident, et il se sentait comme si tout le monde en savait plus que lui. Mais ça ne comptait plus désormais.

Au bout d'un moment, il écata de rire, et Levi se retint de partir avec lui. La manière qu'il avait de crisper sa mâchoire pour retenir un rire à son tour le trahissait.

"Quoi ?"

Eren continua de rire, incapable de s'arrêter, et chaque fois qu'il pensait pouvoir lui donner une réponse, sa poitrine se secouait encore d'un rire vivant. Mais Levi souriait doucement. C'était à peine visible, mais c'était là. Il y avait trois jours, il aurait donné son âme au diable pour l'entendre rire une nouvelle fois, et le voilà qui lui offrait tout, juste pour lui.

Comme avant.

"Idiot," marmonna Levi à voix basse, mais Eren eut le temps de voir les coins de sa bouche s'élever l'espace d'un instant.

Il se tut, mais un sourire satisfait demeurait sur son visage, figé dans le décor. Il se sentait bien.

"Levi."

Levi leva les yeux vers lui, alerte, et il ne souriait plus.

"Merci pour le café. Enfin, le chocolat."

Eren éclata de rire derechef, sentant la nervosité faire marche arrière à mesure que ses éclats de rire retentissaient autour d'eux, les englobant comme s'il n'y avait plus qu'eux au monde. Levi secoua doucement la tête et de la même manière qu'il l'avait traité d'idiot, il marmonna quelques mots.

"Tais-toi, gamin."

Les lèvres d'Eren formaient une courbe attachante et innocente, et Levi avait tout le mal du monde à ne pas laisser ses yeux s'y attarder. Il ne voulait pas qu'il se taise, mais ça, Eren le savait – c'était pour ça qu'il le souriait. Il ne se souvenait pas de lui, et pourtant, il avait déjà tout compris. Il avait déjà compris ses sourires et ses murmures grognons, il avait compris ses silences et ses ricanements. C'était presque comme si rien n'avait changé.

Sauf que ces lèvres ne lui appartenaient plus, ni cette peau dorée, bien plus dorée que la plupart des gens, celle sur laquelle il aimait poser ses lèvres autant que les occasions le lui permettaient. Ses épaules. Son dos. Son torse. Ses avant-bras ou sa mâchoire. Tout était un cadeau et il le prenait sans hésiter. Et désormais, il n'avait plus le droit de prendre ses libertés, car tout n'était plus si facile. Il allait devoir travailler dur pour y avoir droit à nouveau, et cette pensée était aussi douloureuse qu'elle n'était plaisante.

Eren était un gamin intelligent qui avait toujours pris les mauvaises décisions. Et Levi avait toujours veillé à faire en sorte qu'il fasse les bonnes, regardant derrière lui s'il le fallait. La seule erreur qu'Eren avait commise jusqu'ici, c'était lui. C'était tomber amoureux de Levi, sans aucune raison, sans aucun but, ni aucune motivation. Juste parce que c'était ainsi qu'Eren avait décidé de gâcher sa jeune vie. Levi sentit la culpabilité lui geler les membres, mais aussi vite qu'elle vint, elle s'en alla derechef. Il n'avait pas l'intention de baisser les bras.

Ce type lui souriait ouvertement et il avait rassemblé tout son courage pour passer la porte de son magasin. Il était hors de question de prendre peur et de le laisser là, derrière lui, comme s'il ne comptait pas. Parce que c'était un mensonge: Eren comptait, et bien plus que la Terre entière réunie. Levi avait envie de l'embrasser, de le traîner dans un coin sombre pour l'entendre gémir, mais il savait qu'on lui avait retiré ce droit depuis déjà un moment. C'était pénible – de ne plus avoir accès à ces lèvres innocentes, à cette peau parfaite. Encore, presque parfaite.

Levi tendit son bras libre au-dessus de la table et, le visage soudainement sérieux, posa sa paume sur sa joue. En partant du coin de son oeil gauche jusqu'à l'endroit où sa mâchoire et son oreille se rejoignaient, il y avait une ligne en relief, là où la peau s'était fendue. Il aurait pu devenir aveugle de cet oeil, si les choses avaient été plus injustes encore. Mais il était passé à côté in extremis et pourtant, sa peau sans défaut avoir été abîmée par sa faute. Du bout des doigts, il caressa la plaie qui n'était pas encore tout à fait guérie, et ses yeux se voilèrent de nostalgie. Il avait mal au coeur, mais pas parce qu'Eren était là. Il avait mal au coeur parce que c'était lui qui avait fait tout ça. Qui lui avait enlevé ses propres souvenirs, qui l'avait blessé.

Ses doigts allèrent se loger sous ses mèches brunes et il souleva l'épaisse chevelure pour dévoiler ses tempes. Sur la tempe gauche, il y avait une coupure profonde dépourvue de pansement, et Levi laissa le bout de ses doigts caresser sa blessure en prenant soin de ne pas lui faire mal. Mais Eren ne cillait pas, et il se contentait d'observer Levi avec de grands yeux, attentif à chacun des mots qu'il pourrait dire, chacun des gestes qu'il pourrait faire.

"Qu'est-ce que je t'ai fait ?" lâcha Levi tout bas, mais assez fort pour qu'Eren l'entende.

Il s'apprêtait à retirer sa main, et déjà ses doigts glissaient le long de sa peau pour retrouver leur chemin de l'autre côté de la table. Mais quelque chose le retint et il écarquilla les yeux quand la paume d'Eren tint la sienne fermement posée contre sa joue.

"Hier tu m'as dit quelque chose, pas vrai ? Tu m'as dit que tu refusais que je me sente responsable pour ce qui s'était passé. Que c'était ta faute." Il fit une pause, et Levi fronça les sourcils sans parvenir à voir où il voulait en venir. "Tu avais tort."

Levi s'apprêta à protester mais il le coupa vivement.

"Moi, je refuse que tu te sentes responsable pour ce qui est arrivé." Et sur ces mots, il bougea légèrement ses doigts de manière à les caler dans le creux des siens, et d'un commun accord, ils entrelacèrent leurs doigts. C'était comme s'ils avaient été créés pour finir ainsi; comme s'ils étaient deux pièces de puzzle qui s'emboîtaient parfaitement l'une avec l'autre.

Une seconde, Levi ferma les yeux, mais il ne souriait pas. Il semblait en proie à une réflexion pénible, et Eren le laissa faire. Finalement, au bout d'une minute, Levi se détacha de son emprise et ramena sa main sur la table. Il défit aussi le lien de leurs autres mains et joua silencieusement avec sa paille.

"On devrait rentrer; il est tard."

Eren ne protesta pas, cette fois, car sa voix semblait sans appel. Il n'était pas sûr d'avoir agi correctement, quelque part, il avait peur d'avoir fait une bêtise. Mais c'était trop tard pour revenir en arrière et il hocha la tête.

Sur le chemin du retour, Eren emporta son chocolat, celui qu'il n'avait pas eu le courage de boire lorsqu'ils étaient assis. De temps en temps, il ralentissait l'allure pour boire une gorgée, et il se félicita de l'avoir emmené, car le silence entre eux n'était plus aussi confortable qu'avant. Quelque chose d'amer coulait dans sa gorge et le goût sucré du chocolat chaud ne suffisait pas à le faire disparaître.

Ils étaient arrivés devant l'immeuble d'Eren et maintenant, il ressentait un léger voile de panique, parce qu'il refusait de laisser Levi s'en aller de cette manière. Il refusait de le laisser rentrer chez lui sans un mot, comme si tous ses efforts avaient été inutiles. La culpabilité de Levi n'avait pas lieu d'être et il aurait aimé le lui crier, mais sa gorge ne produisait plus aucun son. Il était muet. Et dans quelques secondes à peine, Levi serait loin. Son coeur se serra.

"Bon," fit Levi, d'une voix si sombre qu'il en eut mal au coeur.

Ils étaient devant la semi-entrée de l'immeuble, devant toutes les boîtes aux lettres, et d'ici, Eren pouvait voir la sienne. Il tenait toujours sa boisson dans la main droite, mais il ne restait plus qu'un fond et la chaleur s'était de toute façon envolée. Il ne restait plus que la fraîcheur de la soirée et la froideur nouvelle de Levi. Il se demanda s'il était comme ça avec tout le monde, et quelque part, il était presque persuadé que oui. La relation qu'il avait avec lui était donc privilégiée et il aurait dû la manipuler avec plus de prudence. Pourtant, il restait certain qu'il n'avait pas fait d'erreur. Levi avait simplement… reculé.

"Bonne nuit, Eren."

Alors, ce n'était plus gamin ? Levi se retourna et commença à marcher, mais Eren, lui, n'avait pas bougé. Il était silencieux et immobile devant les portes de l'immeuble, tenant tristement sa boisson déjà vide dans sa main, et l'autre dans sa poche. Eren avait perdu son sourire depuis un moment déjà, et la douleur dans sa poitrine s'amplifiait en silence à mesure que Levi s'éloignait.

Puis, sans prévenir, il s'arrêta et Eren l'observa s'immobiliser dans la nuit. Il se retourna doucement, lui jeta un regard par-dessus son épaule et sortit ses mains de ses poches. Ses paumes devaient être chaudes, à force de rester dans cet abri en laine. Eren se souvint de leur douceur et sa gorge se serra.

"Fais chier !" lança Levi, plus fort que d'habitude, mais Eren n'était pas sûr qu'il s'adresse à lui.

Et sans plus attendre, Levi fondit sur lui d'un pas déterminé, et les quelques mètres qui les séparaient s'effacèrent en l'espace d'une seconde. L'instant d'après, un "ploc" sonore marquait le moment où Eren avait subitement lâché sa boisson et que le gobelet en plastique roulait par terre, et avec autant de délicatesse que de brutalité, Eren se retrouva plaqué contre la porte de l'immeuble. Encore heureux qu'elle comportait un code, car il ne voulait pas basculer en arrière si la porte s'ouvrait. Mais il était tard, il n'y avait personne à l'horizon, et ils étaient définitivement seuls.

Le visage de Levi était encore plus proche que la nuit dernière, quand il avait empoigné sa mâchoire pour lui confier ses pensées. Mais cette fois, ses deux paumes étaient plaquées de part et d'autre de son visage, à même le verre de la porte, et Eren respirait bruyamment. Sa proximité était quelque chose qu'il n'avait pas encore assimilé, et pourtant, ça ne le dérangeait pas non plus.

Alors il baissa les yeux jusqu'aux lèvres de Levi et quand ce dernier murmura quelques mots, peinant à articulier, il n'écoutait déjà plus que d'une oreille.

"Est-ce… est-ce que tu… m'autorises…" il ne finit par sa phrase, et quelque part, sa question se termina là. Il était difficile de ne pas voir où il voulait en venir de toute façon.

Eren se pencha doucement, juste un peu, juste assez pour lui donner le feu vert. Levi n'attendit pas une seconde de plus et chercha ses lèvres dans la pénombre, et lorsqu'elles se rencontrèrent, leurs deux coeurs battaient à l'unisson, tous les deux aussi fous l'un que l'autre. Oui, ils étaient fous. Mais peu importait.

Levi ne bougea pas d'un pouce mais Eren trouva le courage aveugle de lever ses deux mains pour attraper le visage de Levi entre elles. Ses pouces caressaient ses joues alors qu'il l'embrassait, et bordel, c'était si bon. L'espace de cet instant, il oublait tout. Il oubliait son accident, le visage de sa mère à son réveil, le froncement de sourcils désapprobateur de Mikasa, ou le regard fuyant d'Armin, ou encore le silence de son père et toutes ces nuits à se réveiller dans le silence, sans aucun souvenir de qui il était. Ce n'étaient que deux années. Mais ça suffisait à perdre une personne.

Eren se perdit dans leur baiser et leurs lèvres refusaient de se détacher l'une de l'autre, ne se relâchant que pour se retrouver aussitôt. L'une des mains d'Eren glissa jusqu'à ses cheveux sombres et il attrapa doucement une petite mèche pour maintenir sa tête proche de la sienne, refusant catégoriquement qu'il ne s'éloigne à nouveau; qu'il ne prenne peur. Au bout d'un moment, Levi laissa tomber ses mains et elles longèrent le verre avant de tomber dans le vide. Il les posa finalement sur la taille d'Eren, puis dans le creux de son dos, effleurant la surface confortable de son sweartshirt jusqu'à trouver l'endroit qu'il aimait tant, l'endroit même qu'Eren arquait inconsciemment pour se rapprocher de lui.

Il n'avait plus de souffle, mais c'était le dernier de ses soucis. Finalement, ils se figèrent l'un contre l'autre, comme s'ils avaient vécu toute leur vie pour ne vivre que cet instant, et qu'enfin, tout prenait son sens. Eren vivait ça pour la première fois, mais pour Levi, c'était une rennaissance. Il en avait tant rêvé et ses yeux pleuraient presque. C'était tellement douloureux d'être amoureux de ce gamin. Leurs nez, leurs fronts se touchaient, s'appuyaient l'un contre l'autre, et aucun n'était décidé à laisser l'autre partir. Ils respiraient contre la bouche de l'autre, inspiraient l'air que l'autre expirait, et ils ne faisaient plus qu'un.

La main qu'Eren avait logée dans les cheveux de Levi les caressa doucement, avec toute la tendresse dont il se savait capable, tandis que Levi resserra son emprise sur le creux de son dos, l'amenant un peu plus près encore si c'était seulement possible.

"Tu sais," murmura-t-il contre ses lèvres, d'une voix presque étouffée, "ça ne t'as pas pris longtemps de tomber amoureux de moi la première fois. C'est arrivé tellement vite que ça m'a pris par surprise, moi aussi. Mais…" il fronça les sourcils, Eren le sentit. "Mais je me fiche du temps ou des efforts que ça prendra. Je jure que je n'arrêterai jamais d'essayer de te faire tomber amoureux de moi une seconde fois." Une pause, mais cette fois, Levi semblait comme délivré d'un poids. "Compris, gamin ?"

Eren sourit contre ses lèvres à l'entente de son surnom affectif. C'était tellement rassurant de le sentir revenir. Et même si ses lèvres étaient brûlantes, que son coeur battait à vive allure, si bien qu'il en était douloureux, et qu'il se sentait transpirer à chaque endroit capable de transpirer, il ne s'était jamais senti aussi bien.

Quelque part dans ses mots, Eren comprit que ça n'irait pas plus loin ce soir. Mais il avait goûté à ses lèvres et c'était suffisant. Il ne savait même pas qu'il en avait besoin; et pourtant, maintenant, il avait l'impression qu'il ne pourrait plus vivre sans. Doucement, avec toute la lenteur du monde, Levi se détacha de lui et Eren retint la déception qui pointait le bout de son nez. Il avait toujours été trop gourmand.

Leurs mains quittèrent le corps de l'autre et au bout de leur course, leurs doigts s'accrochèrent timidement.

"Bonne nuit."

Eren profita de son calme pour poser sa main libre sur sa joue et déposer un baiser léger au coin de ses lèvres.

"Ne me tente pas, sale gosse," marmonna Levi.

"Bonne nuit," chantonna Eren à son tour, le sourire aux lèvres.

Leurs doigts se délièrent et sa main quitta sa joue, et Eren se perdit quelque part entre l'euphorie de la sensation de ses lèvres contres les siennes et la douleur de leur absence à cet endroit précis. Il regarda Levi quand celui-là tourna le dos et fourra ses mains dans les poches de sa vieille veste, et descendit la marche pour reprendre sa route.

Eren resta debout ici, dans le silence de la nuit, durant une bonne minute au moins. Il savait que Mikasa avait dû lui téléphoner mais il n'avait pas la force de la rappeler. Quant à Armin, c'était une chose supplémentaire sur la liste des choses à lui dire. Il rit pour lui-même, fit volte face et tapa distraitement son code sur le clavier numérique. La lumière rouge passa au vert et un bruit indiqua l'ouverture de la porte. Eren la poussa doucement et s'engouffra à l'intérieur, mais une fois dans l'ascenseur, dans le couloir, même dans son appartement, ce sourire béat était toujours là.

Impossible à effacer.