MARDI, MI-OCTOBRE
19, Avenue de la Garnison – 5ème étage
"C'est ici."
C'était un petit appartement, modeste mais confortable, et décoré avec le cœur. La première chose qu'il vit fut le tableau d'affichage suspendu entre le canapé et la table ronde de la cuisine. Il s'étendait sur un bon mètre et demi et était recouvert de photos du trio, jeunes, adolescents, et les plus récentes, celles qu'Eren ne se souvenait pas avoir vécues. Autour, des photos de ses parents, du chat qu'il ne se rappelait pas avoir, d'amis de la famille comme Hannes, un peu plus jeune que sa mère, qui en avait toujours pincé pour elle. Il y avait son père un peu plus jeune, avant de laisser pousser ses cheveux, mais avec ses éternelles lunettes sur le nez; il y avait des amis de lycée d'Eren dont il ne se rappelait que du visage puéril (qui sûrement n'avaient pas changé) de ces années insouciantes. Il y avait des tickets de concerts auxquels il ne se souvenait pas avoir assisté, des billets de train et d'avion dans des villes différentes qu'il ne se souvenait pas avoir pris. Tout semblait flou comme si quelqu'un avait vécu ces instants à sa place en empruntant son corps. Heureusement, pourtant, ses souvenirs ne s'arrêtaient que deux ans environ auparavant, et il était toujours capable de sentir la force de son amour pour ses parents, ou celle de son amitié pour Armin et Mikasa. Cette dernière se tenait dans l'encadrement de la porte toujours ouverte, aussi patiente que d'habitude. Armin n'avait pas pu venir car il était environ dix-sept heures et il était un élève assidu à ses cours de médecine. Il ne se souvenait pas avoir étudié quoi que ce soit mais qu'Armin ait mis dans les pieds dans des études aussi sérieuses ne l'étonnait pas. Quoi qu'il en soit il venait de sortir de l'hôpital après deux longues semaines de coma et des jours entiers à récupérer après son réveil. Ses parents avaient voulu le mener jusqu'ici mais il avait insisté pour y aller seul - cependant, la présence de Mikasa était difficilement dispensable compte tenu du fait qu'il ne savait plus où il habitait.
Quelque chose heurta doucement ses chevilles et Eren baissa la tête pour trouver un chat à ses pieds, blanc tâché de noir ou bien peut être le contraire. Il fronça les sourcils avant de se baisser et de s'accroupir devant l'animal, encore jeune et petit, et au moment où il tendait la main pour inviter le chat à sentir son odeur, Mikasa parla derrière lui.
"C'est Beanie. Armin et moi l'avons nourri durant ton absence."
Eren hocha la tête plus pour lui-même que pour son amie et laissa un sourire étirer ses lèvres quand le chat vint de frotter avec tendresse contre sa paume. Contrairement à Mikasa, Eren adorait les chats; mais c'étaient les seuls animaux qu'il tolérait. Des chiens, il était terrifié, quant au reste, il s'en fichait bien. Les chats, c'était une décision raisonnable. Eren savait qu'il avait toujours voulu en avoir un pour lui, et apprendre qu'il avait finalement, rayé cet objectif de sa liste lui réchauffa le cœur. A l'évidence il avait accompli pas mal de choses depuis le lycée, il avait essayé de grandir aussi. C'était rassurant de s'en rendre compte, car se réveiller immature dans la peau de quelqu'un de bientôt vingt ans aurait été problématique.
Eren se redressa et Mikasa l'imita, fermant la porte derrière elle. Ils échangèrent un regard doux, rassurant, comme ils l'avaient toujours fait, même enfants; puis Mikasa commença à préparer du café et un chocolat chaud pour Eren (car Seigneur il détestait le café presque autant que les jours de pluie), et il apprit qu'il n'avait du café dans ses placards que pour prévenir les visites de ses amis. Il faisait frais dehors, il commençait à faire gris aussi. Eren n'avait pas de cheminée, ni quoi que ce soit qui s'en rapproche (il avait déjà à peine le nécessaire : une chambre, une salle de bain et une pièce principale qui mêlait la cuisine et l'aire du salon), seulement un appareil étrange qu'il aurait pu assimiler à un ventilateur, mais c'était en réalité un chauffage portable en plus des radiateurs (qui d'après Mikasa étaient sacrément insolents). Ils passèrent bien une bonne heure ainsi, assis autour de la table de chêne d'Eren, parlant du passé qui ne lui appartenait pas. Il avait tellement de questions et si peu de réponses.
"Qu'est-ce que j'étudie ?" Demanda-t-il après avoir avalé la dernière gorgée de son chocolat chaud (qui s'était retrouvé plus froid qu'autre chose le temps d'être bu).
Mikasa fit mine de réfléchir.
"Tu es en deuxième année d'art. On a toujours voulu t'inciter à t'inscrire là-bas, mais tu as toujours refusé. Pour une raison que j'ignore tu as changé d'avis l'été après le lycée." Elle fit une pause, mystérieuse et pensive, et Eren se demanda ce qui avait pu arriver pour qu'il change d'avis après avoir repoussé les conseils de ses deux meilleurs amis. "L'année a déjà commencé."
Instinctivement, Eren chercha autour de lui un indice quelconque sur le mois de l'année qu'il était. Curieusement, il n'avait eu conscience depuis son réveil que des jours de la semaine (on était mardi), et un instant de panique l'étreignait à l'idée d'avoir gaspillé trop de temps, trop de semaines à ne rien faire.
"Octobre," glissa Mikasa en tenant sa seconde tasse de café entre des mains, l'index glissé dans la poignée de porcelaine.
Eren la remercia du regard et laissa Mikasa lui parler de choses futiles. Combien il détestait faire son lit tout seul, puisque qu'il était double et qu'il disait toujours les draps trop grands. Généralement, apprit-il, Mikasa lui donnait un coup de main. Il découvrit aussi bien d'autres choses: comme son karma exécrable qui lui valait toujours une coordination inexistante avec les conditions météorologiques, et le nombre de jours où Eren avait dû rater ses cours parce que fiévreux d'avoir défié la pluie. Aussi, comment Beanie était littéralement le seul être vivant qu'il tolérait et à quelle fréquence il tombait dans les escaliers, peu importe où. Comment il aimait dessiner (seul, au chaud, avec de la musique - chez lui ou dans un café d'étudiants près de l'université), ses plats favoris, qui changeaient sans cesse compte tenu du fait qu'Eren changeait inlassablement d'avis sur tout (sauf la pluie, les chiens et le café). Il aimait le bleu lagon, les films clichés, les documentaires tard le soir même s'il refusait de se l'admettre. Il aimait les chips (passion malsaine et commune avec son amie Sasha, dont il ne se rappelait vaguement que la frimousse joueuse en cours d'histoire, toujours en train de manger même dans les situations les plus étonnantes), il aimait visiblement les tons reposants comme le blanc, le beige, crème et bien d'autres, dans lesquels son appartement était décoré malgré tous ses meubles et des affaires colorés (aucun n'étant assorti à l'autre). Il faisait ses courses à la supérette en bas de la rue et aimait aller écouter de la musique au magasin de disques pas loin d'ici (cinq minutes en chaise roulante, facile). Ses habitudes, sa routine lui étaient étrangers, mais il fut tout de même rassuré sur des choses qui n'avaient pas changé : Eren dormait toujours avec plusieurs oreillers, il avait toujours froid aux mains mais oubliait toujours d'emporter des gants, se trompait toujours lorsqu'il s'agissait de pousser et de tirer les portes vitrées, mouillait toujours sa brosse à dents avant de l'utiliser et continuait de se rendre aux toilettes sans avoir rempli le stock de papier de toilette. Au fond, Eren était toujours le même.
Mikasa s'en alla après avoir été certaine que tout irait bien pour lui. Eren avait le même téléphone depuis son avant dernière année de lycée et donc, y était familier, même si le fond d'écran qu'il avait pris avec Armin à café inconnu, un soir, était une chose supplémentaire qu'il voyait pour la première fois. Il connaissait toujours le numéro de Mikasa, celui d'Armin et de sa mère (son père n'en ayant pas), et les plus grosses inquiétudes de Mikasa étaient balayées par cette réalisation. Eren était un grand garçon mais la dernière fois qu'il se souvenait avoir vécu quelque chose, il avait encore dix-sept ans. Il avait fait un long chemin depuis et tout ce qu'il avait assimilé était oublié. Difficile d'ignorer ça.
Vers vingt-et-une heures, Eren alluma la chaîne hi-fi et laissa le cd qui s'y trouvait se mettre en marche. Il ne connaissait pas ce groupe mais il aimait bien. Un coup d'œil à la pochette sur le meuble de la chaîne lui indiqua qu'il s'agissait de City And Colour, et il posa l'objet sur la pile d'autres disques déjà présents. Eren n'avait pas mangé mais il n'avait pas faim, et après avoir fait le tour de son appartement et s'être familiarisé avec son ordinateur portable, Eren se laissa tomber sur son canapé. La télévision était en marche mais le son coupé, et il se voyait bercé par la mélodie reposante de la musique qui emplissait son petit appartement. Il sortit son téléphone de sa poche, un iPhone qui avait déjà deux ans et une petite liste de pocs derrière lui. Néanmoins quand il le déverrouilla, allongé sur le dos, il n'y reconnut rien. Ni les applications, ni le second fond d'écran, ni quoi que ce doit d'autre. The Golden State passa à travers les petites enceintes et Eren entreprit de jeter un coup d'œil à la pellicule de photos de son téléphone. Il posa le pouce sur l'icône familière et quand celle-ci s'ouvrit, il sentit son cœur battre un peu plus vite, d'appréhension. Il cliqua sur la photo la plus vieille et reconnut le visage de Mikasa caché sa main dont les ongles étaient vernis en rouge. Elle détestait être prise en photo - même si elle savait mettre ça de côté pour les bons souvenirs avec Armin et lui. Il trouva des horaires de train, des photos plus ou moins drôles, des passants dans la rue, un client assis de dos dans un café et dont il avait pris en photo le derrière dénué de tissu.
Eren rit à plusieurs reprises, tantôt soulagé de voir qu'il photographiait toujours des choses inutiles, tantôt adouci par la vue de ses meilleurs amis sur les photos. Il trouva Reiner, Sasha, Connie, aussi, dont l'allure avait visiblement changé, et le tout dans des endroits qu'il ne connaissait pas. Il vit une photo qu'il avait prise en plein cours à l'université, montrant lui et Connie en train de grimacer avec des élèves concentrés en arrière-plan. Quel cours c'était, il ne savait pas - il ne savait même pas qu'il avait un cours en commun avec Connie. (Mais tant mieux.) Quand Eren fit glisser son pouce sur l'écran pour faire apparaître la prochaine photo, en revanche, il resta perplexe face à ce qui lui fit face. Un type, de dos, dont il avait pris la photo à son insu de toute évidence. Il chercha l'erreur quelque part - photo accidentelle ou bien, comme le type du café, dans un but humoristique, mais rien. Il ne trouva rien. C'était un dos fort et pourtant maigre qui se dessinait sous un t-shirt sombre à manches longues. L'arrière du crâne de l'inconnu était rasé à la militaire mais des mèches noires tombaient du haut de sa tête et le cachaient à moitié. Eren haussa les épaules, ça ne devait pas avoir bien d'importance s'il ne s'en souvenait pas (pensée stupide puisqu'il avait oublié jusqu'au tiroir dans lequel il mettait ses sous-vêtements et ce n'était pas une chose qu'il voulait demander à Mikasa même s'il savait qu'elle pourrait lui répondre sans problème). Beanie sauta sur le canapé, et, ronronnant sans raison, marcha jusqu'à lui. Il fraya son museau sous son bras gauche et tout en levant ce dernier pour laisser le chat s'y nicher, Eren fit apparaître les photos suivantes. Jusque-là rien d'anormal. Mais cinq photos plus tard, il trouva le même type pris de dos, mais de profil, cette fois. Et il semblait sourire d'un air moqueur. Qui était-ce ?
Eren passa à la suivante, et encore à la suivante, mais c'était une suite de photos dont l'étranger était toujours le sujet. Il semblait en être conscient cependant puisqu'en fronçant les sourcils, il s'approchait de l'appareil cliché après cliché, levant la main et les yeux brillant d'une lueur joueuse. Il remarqua des disques derrière lui, et un néon lumineux accroché au mur, en forme de bémol. Sa main s'approcha de l'objectif pour finalement le couvrir et les photos s'arrêtaient là. Eren regarda la main, sombre et floue, dont il ignorait le propriétaire, et finit par verrouiller le téléphone en le jetant à ses côtés, ignorant le chat qui s'agitait contre son flanc.
Il aurait pu demander à Mikasa ou à Armin qui cet étranger était, mais il avait la sensation qu'il était temps qu'il se mette à chercher des réponses tout seul, sans leur aide. Eren n'aimait être dépendant de personne après tout. Alors il ferma les yeux, soupira, et inspira l'odeur reposante autour de lui, odeur reposante, oui, mais totalement inconnue.
C'était frustrant. Eren n'avait pas sommeil. Pas ici. Il ne reconnaissait pas les murs, ni les photos, ni les mélodies. Rien n'avait de sens. Plus de repère. Il savait uniquement trois choses : il s'appelait Eren Jaeger, il avait dix-neuf ans, il était amnésique et il y avait trop de choses qui attendaient d'être souvenues.