Chapitre 14

Février 2014

Les justes, six pieds sous terre

(Noir Désir – Gagnant Perdants)

Il neige dehors, comme si l'hiver n'était pas décidé à finir de sitôt. Le poste grouille de monde, le froid échauffe les esprits. Assis à son bureau, Fusco passe en revue une dernière fois les documents rassemblés par Carter, avant de les remettre à leur place. Le fauteuil en face du sien est toujours désespérément vide et personne ne viendra s'y rasseoir avant un bon moment.

Son regard s'arrête un instant sur la fameuse photo de classe. Clarice y a fait quelques allusions, la dernière fois qu'il l'a vue. Elle a également parlé d'un portrait de Marconi, datant de 1985, que Parks a gardé sur lui. Fusco a bien sûr pensé à vérifier. Rien qui ressemble de près ou de loin à cette preuve n'a été retrouvé dans l'appartement du lieutenant après son décès. Ce n'est pas comme s'il en avait besoin pour comprendre la vérité dans cette affaire mais un indice de plus n'aurait pas été du luxe, les premiers jours.

En plus des documents déjà présents, Fusco range ce qu'il a amassé : quelques bulletins de salaire supplémentaires, la retranscription d'un appel au 911 à Storm Lake un certain matin de septembre 1992, la photo de groupe prise devant La Spezia et le rapport d'autopsie de Kyra O'Leary. Il aurait voulu interroger Gabriel Davis, vétéran de la guerre du Vietnam échoué dans la rue en rentrant au pays mais il est arrivé quinze ans trop tard. Même le dernier des idiots se rendrait compte qu'il n'était pas coupable. Des tirs désordonnés, tirés depuis le sol... C'est l'œuvre d'un gamin apeuré, pas d'un homme adulte revenu de l'enfer.

La sonnerie du téléphone le tire de sa rêverie.

-Lionel ?

-Ah, Rosie. C'est pas trop tôt. Ça fait quoi, un mois que je t'ai appelée ?

-Eh, je suis très occupée, je te signale. Et le stagiaire à qui tu as eu à faire a malencontreusement oublié de me faire part de ton appel. Enfin bref, t'as toujours besoin de ces résultats ou non ?

-Oui, bien sûr. Même si je pense savoir à l'avance ce que tu vas me dire.

-Eh bah, vas y, dis-moi, puisque tu es si malin...

-Carter t'a envoyé du sang à analyser. Ça venait d'un hôpital de Brooklyn, le tube était étiqueté au nom d'un certain Greg Parker. Un nom d'emprunt, évidemment.

-C'est bien, t'as bien fait tes devoirs. Autre chose ?

-Tu as trouvé que ce sang appartenait à Carl Elias.

-Pas mal. En fait, on n'a aucune référence en ce qui concerne son ADN. L'échantillon de salive qu'il a fourni quand on l'a arrêté en 2012 a « mystérieusement disparu » avant qu'on ait pu l'entrer dans notre base de données. Mais en comparant avec nos données sur Moretti, c'était clair et net qu'il s'agissait de son fils biologique. Et ensuite, qu'est-ce que t'as de plus ?

-Quoi ? C'est... c'est tout... Tu as trouvé autre chose ?

-Bien sûr, je suis une pro, je te rappelle. Je vais te révéler un scoop énorme. En 1992, à Storm Lake...

Fusco, qui avait posé nonchalamment son menton dans le creux de sa main, se relève soudainement. Si soudainement que le combiné lui échappe des mains. Quand il parvient le reprendre, il lui faut plusieurs secondes avant de se remettre les idées au clair.

-Attends, Rosie. Redis-moi ça, pour voir.

-Storm Lake, Iowa, septembre 1992. Les Burton, qui sont des gens qui déjà d'avance n'ont pas l'air d'avoir énormément de bol puisque, en l'espace de deux jours, leur fille de quinze ans est tuée dans une fusillade avant que son frère aîné disparaisse de la surface du globe, sont retrouvés morts chez eux, par une voisine. Monsieur a été tué proprement – si je puis dire – par strangulation dans son sommeil. Madame, par contre, c'est une autre histoire. Les rapports d'autopsie s'accordent à dire qu'on l'a laissée se vider de son sang après lui avoir infligé plusieurs entailles au niveau des artères brachiales puis qu'on l'a égorgée, sans doute parce que la première méthode prenait un peu trop de temps. Bref, c'était pas joli joli mais on a réussi à retrouver une poignée de cheveux qu'elle aurait arrachée à son agresseur. Tu vois où je veux en venir ?

-Il était là.

-Tout juste, l'ADN concorde parfaitement. En parlant de cheveux, on en a aussi retrouvés qui appartenait au fils Burton. On n'a jamais vraiment su s'ils étaient là depuis longtemps ou si tout date de la même nuit mais c'est une piste qui me semble intéressante. S'il est toujours en vie, il pourrait en savoir long sur ton affaire.

-T'en fais pas pour ça, je crois savoir où le trouver.


Ses extrémités engourdies commencent à lui dire que, finalement, ce n'était peut-être pas une si bonne idée que ça. La couche de neige fraîche dans laquelle il est enfoncé jusqu'à la cheville et qui fond progressivement, imprégnant lentement mais sûrement le bas de son pantalon, semble approuver. Fusco souffle sur ses doigts pour les réchauffer du mieux qu'il peut. Il ne va pas abandonner aussi près du but.

Il y avait peu de chances pour qu'il tombe exactement sur le bon jour mais le gardien qu'il a réussi à interpeller lui a confirmé qu'un homme correspondant au signalement de Marconi venait bel et bien ici une fois par semaine, quel que soit le temps.

Devant lui, une stèle de marbre émerge du fin manteau neigeux. Simple, sobre comme celle qui se trouve en dessous. Si elle avait vécu, peut-être se seraient-ils connus. Peut-être auraient-ils travaillé en ensemble. Fusco secoue la tête, soupire. Le temps n'est pas vraiment aux « et si ».

Dans son dos, la neige crisse sous d'épaisses chaussures. Enfin, se dit-il alors qu'il ne sent plus le bout de ses doigts. Les pas se rapprochent lentement, puis s'arrêtent. Fusco n'a pas besoin de se retourner.

-Bonjour, Elias.

-Dites pas ça, paraît que ça porte malheur, répond l'homme après un instant de silence.

Il se rapproche, toujours aussi lentement et vient déposer devant la tombe grise un énorme bouquet de lys blancs. Où il les a trouvés en cette saison, ça, c'est un mystère que Fusco n'a ni le temps ni l'envie de résoudre.

Ils restent côte à côte un moment. Seul le bruit du vent qui s'engouffre entre les arbres nus se fait entendre. S'il n'était pas aussi macabre, le lieu pourrait sembler paisible.

-Comment je dois vous appeler, alors ?

-Marconi, ça ira. Je suis habitué, maintenant.

-Il aura tenu un sacré bout de temps, votre petit secret, pas vrai ? Presque vingt-neuf ans, c'est déjà pas si mal.

-Ne croyez pas que vous êtes le premier à vous intéresser à nous, lieutenant Fusco.

Les mains enfouies profondément dans les poches, Marconi ne détache pas son regard de la tombe de son ancienne amie. Il paraît calme. Fusco et lui ne se sont rencontrés qu'une seule fois, et très brièvement. Lionel ne saurait pas dire si l'homme à ses côtés est différent de d'habitude ou non. Son visage ne laisse rien transparaître et Fusco se demande un instant s'il essaye de cacher quelque chose ou s'il ne ressent vraiment rien.

-Mais je suis le seul à avoir découvert la vérité. Enfin, je devrais dire « nous ». C'est Carter qui a fait le plus gros du boulot.

-Vous êtes le seul à en avoir eu le temps.

Fusco déglutit. Il a presque oublié à qui il avait à faire. Ils ont beau être dans un lieu public, il ne voit personne aux alentours et il est clair que Marconi aurait le dessus physiquement s'il décidait de s'en prendre à lui, en plus de l'avantage de l'expérience.

-Vous avez semé combien de cadavres, exactement, pour que personne ne s'approche trop du fin mot de l'histoire ?

-Il faut parfois faire des sacrifices pour protéger ce qui nous est cher.

-J'imagine que ce n'est pas son ex-mari qui a poignardé Karen Wallace, il y a trois ans ? Si je me souviens bien, elle s'intéressait de près à votre affaire.

Marconi hausse les épaules.

-Quelle importance ?

-Ça en a pour moi.

-Alors faites votre travail. Je ne vous demande pas de faire le mien.

-Leone Pascutto vous a décrit comme un gamin normal, heureux. Je ne comprends pas comment vous avez pu en arriver là.

-Aucune idée. Le destin, peut-être.

-Vous avez jamais pensé à partir, à changer de vie ?

-Pas une seule seconde.


Sous les applaudissements des parents présents, Nora, major de la promotion, termina son discours, un sourire éclatant aux lèvres. Elle promena son regard sur les autres élèves, éparpillés dans le public. Tandis que le proviseur appelait les premiers diplômés, elle aperçut Anthony assis sur une chaise au dernier rang. Il était seul, comme d'habitude. Elle le connaissait depuis presque deux ans mais il aurait pu tout aussi bien être un parfait étranger. Elle avait bien essayé de lui parler, de l'inviter à quelques soirées mais il n'avait jamais accepté. La paillasse qu'ils partageaient en physique-chimie était l'unique lien entre eux.

Une fois Zabolotny diplômé, les familles commencèrent à se disperser. Anthony, lui, restait calé sur sa chaise, lançant de temps en temps des regards autour de lui, comme s'il cherchait quelqu'un. Après avoir adressé un signe de la main à sa mère assise au premier rang, Nora se glissa entre les rangées de sièges, jusqu'à son camarade de classe.

-Tes parents ne sont pas venus ?

Anthony sursauta mais se calma rapidement quand il vit Nora. Il semblait toujours sur le qui-vive, comme s'il était menacé par quelque chose de terrible.

-J'ai pas de parents...

Nora porta la main à sa bouche. Elle se dit intérieurement qu'elle aurait dû le savoir avant de se rappeler qu'Anthony ne lui avait jamais fait part de ce détail.

-Désolée. Ryan organise une petite fête chez lui ce soir. Ses parents partent pour Miami alors on aura toute la maison disponible. Ce sera sans doute la dernière fois qu'on se verra, tu sais...

Anthony ne répondit pas et consulta sa montre, pour la dixième fois en moins de cinq minutes.

-Tu attends quelqu'un ?

-Je crois qu'il ne viendra plus, maintenant...

Elle ne sut pas quoi répondre. Elle se sentit soudain coupable de s'être plainte que ses parents aient insisté pour réunir sa famille au grand complet pour fêter la fin du lycée. Embarrassée, elle détourna le regard pour croiser celui d'un homme qu'elle n'avait jamais vu. Elle connaissait la plupart des élèves ainsi que leurs proches et elle était certaine de ne l'avoir jamais croisé auparavant. L'homme s'arrêta net avant de lui faire signe d'être discrète.

-Qu'est-ce qu'il y a ? demanda Anthony alors que l'inconnu s'avançait dans son dos. Tu fais une drôle de tête.

-Rien, rien, c'est Chloe qui me fait des grimaces. Alors, cette fête, t'en es ou pas ? Parce qu'on peut très bien se passer de toi pour s'amuser, si tu préfères faire la tête tout seul...

Avant qu'elle ait eu le temps de continuer, l'inconnu entoura de ses bras les épaules d'Anthony. Celui-ci ne sembla pas réagir tout de suite et se contenta de baisser la tête.

-T'es en retard.

-J'éviterai le train la prochaine fois.

Tous les regards étaient braqués sur eux. Anthony avait toujours fait figure d'énigme au sein de la promotion. Personne ne savait d'où il venait, qui il était. Certains trouvaient qu'il avait l'accent du Vermont, certains se demandaient s'il était vraiment un être humain.

Quand Anthony se retourna brusquement pour serrer l'autre homme dans ses bras, une exclamation de surprise se fit entendre parmi la foule. Nora, elle, était trop captivée pour faire le moindre bruit. Ce n'étaient pas les plaintes de son camarade qui suppliait son ami de le laisser revenir à New York qui la perturbaient. Silencieuse, elle observait l'inconnu passer ses doigts dans les cheveux d'Anthony. Tout en lui, de son regard jusqu'à la façon dont son autre main agrippait l'épaule de l'autre criait « tu es à moi et je ne laisserai personne d'autre poser la main sur toi ».


-Je devrais sans doute vous arrêter.

-Je devrais sans doute vous tuer.

-Ouais...

Il ne le tuera pas et Fusco le sait bien. Tout aussi bien, probablement, qu'Anthony sait qu'il ne sera pas arrêté aujourd'hui. Ce n'est ni le moment, ni l'endroit.

Lionel se tourne vers l'homme à côté de lui. Sur sa pommette et le long de sa joue s'étend une grande marque violacée, presque noire. Ça n'a pas l'air de le déranger tant que ça, il doit avoir l'habitude.


La maison était plus grande qu'il ne l'avait imaginé. Le revolver plus léger que dans ses souvenirs. La pluie tombait drue et froide, s'insinuant sous le col de sa veste. Un filet d'eau glacée coulait le long de son dos.

-Anthony ?

Il releva la tête. Il avait eu sept ans pour s'habituer à ce nom mais l'entendre sortir de la bouche de celui qui le portait avant lui laissait toujours une drôle d'impression au creux du ventre.

-Patron ?

-Tu n'es pas obligé de m'appeler comme ça, tu sais.

-Je préfère.

-Comme tu voudras. Tu es sûr de vouloir venir ?

-Oui.

Cette situation était dingue, incongrue. Pas la plus folle dans laquelle ils avaient été jusque là mais elle se plaçait haut sur la liste. Ils allaient vraiment faire quelque chose de grave, cette fois. Il n'était plus question d'autodéfense mais d'une vengeance bien personnelle. Étrangement, Anthony se rendit compte que ça ne lui faisait ni chaud ni froid. Il ne connaissait pas ces gens. S'il avait pu tuer Kyra, il pouvait s'occuper d'eux sans aucun problème.

-N'oublie pas. Ne tire que si c'est nécessaire. Je ne pense pas que ça le sera mais on ne sait jamais.

-T'en fais pas, répondit Anthony. Tout se passera comme prévu.

-Bien. Dans ce cas, on y va ?

-On y va.


-Combien de personnes sont mortes pour ça ?

-Vous tenez pas vraiment à le savoir, n'est-ce pas ?

-C'est mon job. Alors ?

-Aucune idée, je n'ai pas pensé à compter.

-Karen Wallace ?

-La violence conjugale est une tragédie. Tout n'est pas de notre faute.

-Loren et Kyle Hoyt ?

-Les traîtres sont des gens que personne n'apprécie.

Fusco serre les dents. Toutes ces phrases sortent comme un discours appris par cœur. Comme si, en dehors de Kyra O'Leary, aucune victime n'a compté. Des numéros, des cibles à abattre, rien de plus.

-Sarah et Henry Burton ?

-Connais pas.

-J'ai de votre ADN sur la scène de leur meurtre.

-Vous avez l'ADN de Carl Elias.

-Et ce n'est pas vous ?

-Plus depuis un bon moment, non.

Sur ces mots, il tourne les talons et s'éloigne. La neige immaculée grince sous ses pas et, après quelques secondes, Fusco ne peut plus l'entendre.

Un pétale de lys s'est détaché à cause du vent.

Ça n'aura pas fait revenir Carter. L'enquête est close, définitivement et Fusco se rend compte qu'il est un peu déçu. Il n'a plus aucune excuse pour consulter les notes de son ancienne collègue. Elle est partie pour de bon. En lui laissant John, en plus. Tu parles d'un cadeau. Ce n'était déjà pas simple quand elle était là pour l'aider alors maintenant...

Il est seul dans le cimetière. Pourtant, des milliers de personnes reposent sous ses pieds. Ça devrait l'aider à se sentir entouré, quelque part.

Il recommence à neiger. Fusco ne bouge pas. À quoi aura rimé ce mois de janvier ? Il n'aurait peut-être pas dû trouver ce dossier. Aujourd'hui, tout est terminé et Carter est partie pour de bon. À jamais. Deux mètres en dessous du sol.

Dans la poche de sa veste, il a toujours le morceau de papier par lequel il invitait Carter au restaurant, quelques temps avant sa mort. C'est comme s'il pesait une tonne.

Le deuil est une chose horrible, un invité qui arrive sans s'annoncer, qui pille vos placards et parfois repart comme il est venu.

Alors, finalement, Fusco se retourne et sort du cimetière.