Note : Hello ! Eh bien voici le dernier chapitre (oui, dernier-dernier cette fois) de Dans ta vie et dans ta chair, avec la fin du flash-back sur l'adolescence de Sherlock jusqu'à son arrivée à Londres, et finalement le point de départ de toute cette histoire. Je remercie chacune et chacun d'entre vous pour vos reviews, vos favs, vos follows, bref pour votre soutien tellement précieux. Le début de ma prochaine fic Sherlock BBC sera publiée fin août/début septembre et elle sera totalement différente, mais j'espère qu'elle vous plaira également :) Sur ce, je vous souhaite une bonne fin de vacances et vous dis : à la rentrée pour encore plus de Johnlock !
Beta : Nathdawn, merci pour tout.
Un coup de clé dans la serrure, un mouvement de poignet et la porte qui s'ouvre doucement. Le troisième gond grince, Victor se réveille au moindre bruit ; tout ça, Sherlock le sait bien. Il entre dans la chambre et sourit lorsque la couette de son lit a le mouvement dansant de l'eau bercée par le vent. Il retire ses chaussures, pose sur son bureau le livre qu'il tenait caché sous son pull et grimpe sur le matelas, tout son corps épousant celui encore caché sous les draps.
« Il est quelle heure... ? », demande une voix faible, murmurée par une bouche que Victor a tourné sur le côté - parce que 'pas de baisers avant de s'être lavé les dents Sherlock'.
« 7h08. »
« Il me restait sept minutes de sommeil... », grogne le blond en donnant un coup de coude vicieux par-dessous la couverture.
Sherlock n'esquive pas l'attaque mollassonne, sourit plus fort encore et se redresse à quatre pattes au-dessus de son ami avant de baisser doucement le draps pour dévoiler un visage encore un peu endormi.
« J'ai un cadeau pour me faire pardonner. »
La bouche de Victor se transforme en un sourire : gagné. Mais ses yeux ne s'ouvrent pas, Sherlock doit encore ramer pour se faire pardonner. Il imagine déjà les lèvres timides de Sherlock glisser dans son cou, un de ces gestes plein de pudeur qu'ils s'accordent si rarement. Ils sont jeunes, maladroits et parfois Victor a l'impression que son ami est si ingénu qu'il s'en trouve tout ému et désarçonné. Et cette attente lui semble encore meilleure que le baiser lui-même. Sherlock lui remue sur le matelas, il sait que ce qu'il a à dire réjouira l'aîné, alors il n'attend plus et avoue enfin :
« Anthony Pinkins a bien triché au contrôle de math. »
Les paupières paresseuses se lèvent enfin et dévoilent deux yeux bleus que Sherlock se plaît toujours à contempler. Mais le sourire a disparu et l'air est sérieux. Pas prévu.
« C'est ça que t'appelle un cadeau ? »
« Victor, je t'ai dit que je retrouverai la preuve, j'ai ramené son livre qui... »
« Mais je m'en fous! », explose le blond en se redressant, poussant d'un bras nu le corps déjà habillé du plus jeune. « Tu pars au milieu de la nuit pour chercher une preuve que Pinkins a triché ; et alors ? »
« Pas pour chercher, pour trouver. Laisse-moi juste t'expliquer, il a été malin, mais pas assez pour... »
« Non Sherlock, ça ne m'intéresse pas. Je commence à en avoir marre que tu fasses ça. »
« Quoi ? », peste le brun en redressant le torse par fierté.
« Toutes ces... enquêtes, t'es jamais avec moi, tu ne viens plus qu'en cours de chimie... J'ai peur que tu te fasses virer. Si le directeur apprend que tu rentres par effraction la nuit dans les chambres des autres... Bref, j'ai peur, okay ? »
Sherlock fronce ses sourcils, grimace et plonge son regard perçant dans celui qui dormait il y a encore cinq minutes de ça. Le Palais Mental est en construction depuis trois ans maintenant. Les travaux sont encore importants bien sûr, il y a des échafaudages partout mais au moins, les jardins sont finis et au bout, il y a les contrées voisines que Sherlock visite parfois. Celle qu'il préfère visiter ressemble au Pays de Galle, avec ses verts pâturages, ses plages blondes et sa mer infiniment calme et bleue ; elle s'appelle Victor Trevor et Sherlock a signé le traité de Paix entre leurs deux mondes. Mais parfois, lorsque Sherlock du haut de son Palais regarde la contrée voisine, il les voit séparées par un fossé qui s'est creusé sans un bruit et sans prévenir et il est si grand qu'il semble sans fin. Dans ces moments là, Sherlock se dit qu'ils pourraient créer un pont pour essayer de se retrouver, mais il se demande si cela servirait vraiment à quelque chose.
« Trevor ? »
C'est une voix derrière la porte qui a résonné après avoir toqué trois petits coups secs. L'appelé se presse d'aller ouvrir la porte où un surveillant lui apprend que son père l'attend au téléphone numéro 3 du hall de la salle commune. Le blond le remercie et referme juste le temps de s'habiller.
Il semble prêt à parler mais tous les petits détails ne sont pas parfaitement limpides pour Sherlock qui n'a toujours pas bougé du lit. Il a l'impression que l'air est chargé de nuages remplis d'éclairs et dans l'atmosphère lourde et humide, ce qu'ils veulent se dire ne passe pas. C'est sans surprise que Victor quitte la chambre sans avoir prononcé un mot.
Le combiné collé à l'oreille, le dos appuyé contre le mur tapissé, Victor enroule le fil épais autour de son index en écoutant la voix de son père gronder comme un lion à qui il doit le respect éternel.
« Trois avertissements et un blâme en deux mois, est-ce que tu trouves ça normal Victor ? »
C'est rhétorique, bien sûr, alors il garde ses lèvres scellées et ses yeux baissés, comme l'enfant qu'il est lorsque son père entre dans la danse.
« Tu étais dans les dix premiers de ta promo l'année dernière, tout se passait très bien et voilà que depuis septembre, tes notes dégringolent, et pire encore, tes professeurs se plaignent de ton comportement. Victor, tu le sais, je ne t'ai jamais mis la pression, du moment que tu travaillais sérieusement je t'ai toujours laissé vivre ta vie. Mais je ne te reconnais plus. J'en ai longuement parlé avec ton proviseur ; Victor, est-ce à cause de ce garçon ? »
« Quel garçon ? », demande-t-il naïvement, le dos déjà droit et la main serrée autour du combiné en plastique gris.
« Ce Sherlock Holmes. Archibald m'a dit qu'il n'assistait à aucun cours, qu'il était... excentrique. Je comprends mon garçon que tu as besoin de te défouler, de rejeter l'autorité parfois - allons bon j'ai eu dix-huit ans moi aussi - mais je t'en prie, fais un minimum d'efforts pour avoir ton diplôme, c'est tout ce que je te demande. J'ai besoin que tu prennes la succession de l'entreprise - tu le veux toujours, pas vrai ? »
« Oui. », répond Victor et dans ces trois lettres se cache un Je ne sais plus qu'il tait parfaitement.
« Alors reprends-toi. La boîte marche de mieux en mieux, j'ai acheté de nouveaux champs de thé en Inde, on pourrait bientôt créer une troisième usine. Je sais que tu feras de belles choses de cette entreprise. »
Victor sourit et retire le câble autour de son doigt qui porte encore les stigmates du fil trop serré. Alors que Victor oublie les conséquences de ses actes lentement comme on s'enfonce dans les sables mouvants, il se promet que c'est la dernière fois qu'il répond à un appel de son père.
Où qu'il aille, quoi qu'il fasse, quoi qu'il prévoit, il y a toujours un surveillant derrière son dos, à épier, critiquer parfois ou à le forcer à retourner en cours. Bien-sûr, le corps enseignant n'est pas spécialement attentionné avec tous les élèves mais il faut dire que l'enveloppe confortable que Mycroft offre à chacun des gardiens pour qu'ils aient un œil sur son petit frère les aide à ne pas le lâcher d'une semelle. C'est étouffant, ça presse son torse comme lorsqu'il s'endort sur le ventre et Sherlock déteste toute sensation relative à sa poitrine. Alors avec le temps et les faiblesses de ses geôliers, il arrive quelques rares fois à trouver une faille, à passer par la fenêtre des toilettes du premier étage pour glisser hors du bâtiment Shakespeare et courir jusqu'au parc sud où les arbres sont plus nombreux et plus protecteurs qu'un gilet pare-balles.
Il aime les cours de chimie et M. Junker est amusant avec sa grosse moustache rousse et sa cicatrice sur la main droite qu'il s'est faite en ratant une expérience il y a six ans de ça, mais c'est trop ennuyeux. C'est ennuyeux de rester assis à écouter, sans bouger, sans tester, sans se challenger. Alors son manteau sur les épaules, son écharpe bleue entourée autour de son cou et les mains enfoncées dans les poches, il marche dans la neige, savoure le craquement jouissif de chacun de ses pas et la sensation incroyable d'être le premier à poser son pied là. Lorsque ça arrive, Sherlock se prend pour un explorateur du nouveau monde, un astronaute propulsé sur une planète inconnue, et la sensation d'être le premier à découvrir l'inexploré est plus forte encore que la poudre que renifle son frère lors des jours les plus difficiles à tenir. En même temps, il ne sait pas ce que ça fait, il sait juste où Mycroft cachait ses sachets chez leurs parents mais les sensations sont totalement inconnues. Mais un jour, Sherlock goûtera et Sherlock connaîtra.
Il slalome entre les arbres nus, s'amuse à expirer par sa bouche pour regarder la buée qui en sort et fronce les sourcils en voyant une doudoune bleue nuit et un bonnet rouge qu'il ne connaît que trop bien. Normalement, Victor a cours de français maintenant - et Victor aime bien les cours de français - alors Sherlock s'approche pour lui demander :
« Qu'est-ce que tu fais là ? »
« Et toi ? T'as pas cours avec Junker ? »
« Ennuyeux. », s'excuse-t-il d'un mouvement d'épaule.
« Pareil. »
« Monsieur Trevor, j'ai bien l'impression que je déteins sur vous. »
« C'est sûr et certain. », sourit tristement Victor, mais même si la joie n'y est pas, la fossette est toujours de la partie.
Doucement, Sherlock sort de sa poche sa main droite rougie par le froid et la lève jusqu'à la joue qu'il caresse tendrement. Il aime poser ses doigts juste sous la mâchoire de Victor et caresser le renfoncement de son pouce et Victor semble aimer ça aussi. Sherlock n'est pas bien sûr s'ils sont censés parler de ce qu'ils aiment ou non - par exemple, il n'aime pas quand Victor l'embrasse sur le front - mais pire encore, il ne sait pas bien quelle est cette chose qui les unis. Ce n'est pas l'amour - Sherlock le sent - mais c'est agréable quand même. Peut-être que ça n'a pas de nom et qu'il est inutile de chercher une explication à tout ça.
« Tu rentres chez toi pour Noël ? »
« Non, mon frère a offert à mes parents un voyage en Egypte. »
« C'est trop sympa ! »
« C'est surtout un moyen d'éviter de fêter Noël à Hastings. », répond le brun en haussant une épaule.
« Ah. Tu restes à l'école alors ? »
« Ouais. »
Victor entrouvre les lèvres mais les referme aussitôt. Ça arrive souvent et ça aussi c'est très énervant, et si Sherlock insiste pour savoir ce qu'il s'apprêtait à dire, le blond ne lâche rien et ça se finit en une cacophonie de 'Dis mois' - 'Mais non, rien !'. Pour palier à ça, le plus jeune a un secret qui semble tout à fait convenir au blond : il se rapproche un peu plus, laisse sa main sur la joue froide et pose ses lèvres contre celles pas assez imprudentes pour dévoiler tout ce qui lui passe par la tête.
Avec le temps, les baisers se sont améliorés, surtout de la part de Sherlock, à un point qu'il en est l'instigateur la plupart du temps maintenant. C'est toujours aussi bizarre d'avoir une langue collée à la sienne mais ce n'est pas ce qu'il recherche ; ce qu'il veut ressentir encore et encore, c'est cet espèce de courant électrique qui le transperce de haut en bas quand ils se serrent l'un contre l'autre et la chaleur qui envahit son ventre quand Victor gémit contre ses lèvres.
« Victor Trevor ! », appelle une voix qui les interrompt sur le champs.
« Merde même pour le dernier jour, ils ne nous laissent pas un peu de répit ? », peste tout haut le blond en passant sa main gantée sur ses lèvres humides. « Viens. », lance-t-il et d'un sourire, Sherlock comprend son idée.
Avec le moins de bruit possible, ils se mettent à courir entre les arbres, il y a d'autres voix maintenant qui se sont ajoutées à la première et l'appelé semble retenir un fou rire incontrôlable, provoqué par le simple fait qu'ils sont en train de bêtement fuir un blâme qu'ils auront tôt ou tard. Mais quelque chose n'est pas normal.
Pense Sherlock, pense, se répète-t-il alors que déjà ses jambes ralentissent.
Vingt mètres parcourus, trois voix maintenant, dont celle du directeur. Un nom appelé : Victor Trevor. Ils ne viennent pas pour les coller. Quelque chose s'est passé.
« Victor, arrête toi. », il appelle, les deux pieds enfoncés dans la neige et devant lui son colocataire se retourne à bout de souffle, les joues rouges et creusées par la fossette.
Sherlock espère qu'il pourra quand même continuer à la voir.
Dans le train, Victor a essayé de poser son front contre la vitre mais avec le froid du mois de décembre, c'est comme s'il pressait sa tête contre un glaçon, alors non merci. Il a gardé son manteau sur les épaules, a croisé ses jambes qu'il a étendues devant lui jusqu'à poser ses pieds sur le siège d'en face et garde ses yeux ouverts dans le vide. Depuis hier, il n'arrive pas à les fermer. C'est infiniment affreux et douloureux mais lorsqu'il baisse les paupières, c'est la voix de son père qu'il entend. Il préfère ne pas en parler à Sherlock parce qu'il lui dira que premièrement, son père est mort alors c'est impossible et que deuxièmement, l'oreille et l'œil ne sont en aucun cas reliés.
Il tourne la tête et regarde son colocataire. Sherlock est beau, c'est indéniable. Avec ses cheveux foncés comme les ténèbres et ses yeux clairs comme la glace, il est à la fois le plein et le vide et parfois, Victor se demande s'il a seulement conscience du charme qu'il dégage. Très certainement que non, sinon il ne serait pas aussi plaisant.
« Victor ? Ton père est mort d'une crise cardiaque, tu m'as dit ? Comment pouvais-tu ignorer qu'il avait des problèmes de cœur ? »
Le jeune homme ouvre grands les yeux et hoquette de surprise; Sherlock a utilisé le même air que s'il lui demandait s'il y avait des devoirs à faire pour lundi, et ce manque de compassion est pire qu'un coup de poing dans les dents.
« Sherlock, sois plus délicat. »
« Pourquoi ? »
« Parce que, comme tu l'as si judicieusement dis, mon père est... »
« Mort. »
« Je sais. », aboie-t-il en levant une main par réflexe.
Sherlock écarquille les yeux et détourne la tête et Victor réalise que le garçon de Hastings ne comprend réellement pas ce qu'il a fait de mal.
« Tu es un vrai sociopathe parfois, tu le sais ça ? »
« Un quoi ? »
« Un sociopathe, quelqu'un qui n'en a strictement rien à foutre des codes, des normes sociales et surtout des émotions des autres. »
« Mais... tu es triste, n'est-ce pas ? »
« Bien-sûr... », souffle-t-il en secouant sa tête, complètement abasourdi par cette conversation surréaliste.
« Et bien ça, je le sais, je le vois. Et pour ne plus que tu sois triste, je veux être sûr. »
« Sûr de quoi ? »
« Qu'il est bien mort d'une mort naturelle. »
« T'es docteur toi maintenant ? »
« Non, mais disons que j'ai des doutes. Est-ce qu'il y a eu une enquête ? »
« De police ? Bien sûr que non ! Mon père a fait une putain de crise cardiaque, qu'est-ce que tu veux de plus ? »
« Savoir comment un homme de cinquante-sept ans, patron d'une entreprise internationale, sans aucun problème de santé apparent, peut s'écrouler au milieu d'une réunion. »
Victor secoue la tête sans vraiment s'en rendre compte et croise les bras contre son torse, conscient que le trajet s'annonce plus long que prévu.
« Sherlock Holmes qui résout des enquêtes criminelles, on aura tout entendu... »
Allongé dans le lit, les deux mains sous sa nuque, Sherlock regarde le plafond. Dans cette chambre dans laquelle il est invité secrètement tous les soirs, malgré celle préparée au bout du couloir par Mrs. Trevor, tout lui est étranger. Les meubles sont des antiquités, le lit est assez grand pour accueillir deux personnes et il n'y a pas de moquette mais du parquet. Il ne sait pas bien comment on peut jouer avec un bateau pirate Playmobil sans moquette bleue pour faire la mer, mais peut-être que Victor n'a jamais joué aux pirates quand il était petit. Ça ne l'étonnerait qu'à moitié.
Les sept derniers jours ont été les plus difficiles de sa vie et même si Victor l'a qualifié de sociopathe durant leur voyage en train, Sherlock a souffert. À être le témoin d'une famille brisée par une disparition a été une première épreuve d'une dureté sans nom. Sherlock sait que cela vient de son empathie - sa mère se vante toujours d'en avoir une exacerbée - mais lui voudrait ne plus jamais ressentir ça.
Ce qu'il a ressenti néanmoins il y a quatre jours, en comprenant que c'était le partenaire de Mr. Trevor qui l'empoisonnait petit à petit au cyanure depuis plus d'un an maintenant pour récupérer toutes les part de leur entreprise de thé, est indéfinissable. Au-delà de la colère très passagère ressentie lorsque les policiers du coin ont d'abord refusé de pratiquer une autopsie, puis de la fierté inconditionnelle lorsqu'ils ont reçu les résultats des analyses, au-delà même du bonheur procuré lorsque Mrs. Trevor l'a serré dans les bras pour le remercier, ce qu'il a ressenti qui valut tous les trésors de pirates du monde : c'est le calme.
Car au fond de lui-même, il existe une machine qui tourne, rouage après rouage, qui fume, qui fait un bruit assourdissant, et qui requiert la participation active de chacun de ses neurones et de tous ses sens ; une machine boulimique de l'action. Et que veut réellement une machine boulimique dans un cerveau ? Elle veut du défi. De l'audace. Elle veut comprendre, découvrir, expérimenter, vivre. Voilà trois ans que Sherlock a compris que ce mécanisme produisait une énergie incroyable et qu'il était inutile de la gâcher. Alors, pierre après pierre, il s'est mis à construire un édifice autour de ce moteur, une magnifique demeure qui aujourd'hui a la lumière grâce à toute cette merveilleuse énergie. Il voulait l'appeler Le Royaume de Sherlock Holmes, mais ça fait trop présomptueux et son ego n'est pas si énorme.
Alors pendant sept jours, il a demandé toute l'attention du Palais Mental et est arrivé à faire arrêter un salopard aveuglé par l'argent et le pouvoir qui a fait mettre dans une petite urne le père de Victor. Et depuis, tout est si tranquille.
Ses yeux ne s'ouvrent plus toutes les heures pendant la nuit, ses oreilles n'entendent plus le moindre petit grattement des oiseaux sur la branche tout là-bas, sa bouche ne se sent plus obligée d'énoncer tout haut ce que beaucoup de gens pensent tout bas, son corps n'est plus seulement le simple transport du Palais Mental, son corps... ressent.
Et l'arrivée de Victor dans la chambre n'aide pas les choses.
« Désolé, ma mère voulait me parler de l'entreprise... »
« Alors ? »
« Elle s'en occupera avec Michael le temps que je passe mon diplôme à Eton. Et à Oxford. »
Victor va ouvrir l'immense placard en bois sombre au bout de la pièce et se met en pyjama. La porte ainsi ouverte, Sherlock peut se voir dans le miroir qui y est accroché et se voir seul lui rappelle qu'il n'ira en aucun cas à Oxford - il l'a dit à Mycroft, les études, ce n'est pas pour lui. Alors dans six mois, c'est tous les jours qu'il sera seul dans un lit.
Lorsqu'il sort de ses pensées, Victor a éteint la lumière du plafonnier pour ne laisser que celle de la table de chevet et s'est glissé sous la couverture contre lui. Sherlock n'a pas hâte d'être à dans six mois.
« Souris. »
« Quoi ? », le blond hausse les sourcils.
« Souris, s'il te plaît. »
« Encore cette histoire de fossette ? », et il est clair que Victor se retient de sourire difficilement.
Sherlock hausse une épaule, et s'en est trop.
« Tu es vraiment bizarre, Sherlock Holmes. »
D'un geste tellement rapide qu'on dirait qu'ils se sont entraînés toute leur vie, Victor glisse jusqu'au côté de Sherlock et s'allonge sur son corps. Leurs bouches ne s'embrassent pas, elles se retrouvent, et pour la première fois, c'est le plus jeune qui gémit. Parce que dans ce souffle comprimé contre des lèvres douces, il retient des mots qu'il sait éphémères et peut-être un peu idiots. Il pose ses mains sous le haut du pyjama de Victor qu'il déteste comme il déteste les endives et caresse la peau chaude qu'il a soudain envie de goûter. C'est complètement fou comme idée. Nouveau. Terriblement tentant.
Il repousse Victor sur le dos, ne prend pas garde à la couverture qui quitte leurs corps brûlants et soulève le tee-shirt d'une main rapide avant de se pencher vers le torse qu'il découvre et qu'il embrasse. Ça n'était pas réfléchit, pas calculé, ça ne fait pas des jours qu'il y pense, qu'il a évalué toutes les façons d'agir, non c'est de l'instinct et ce n'est possible que depuis que le calme l'a enfin bénis.
Alors sans plus de retenue il embrasse la peau chaude, la mordille à de rares moments sans jamais fermer les yeux pour admirer le visage de son ami si expressif. Lorsqu'il ose sortir sa langue pour goûter à la peau fine de son cou et qu'il reconnaît l'odeur du savon de Victor et le goût salé de sa peau, c'est tout son corps qui tremble. À califourchon, bassin contre bassin, il n'est plus vraiment utile de faire comme s'ils ne ressentaient rien.
« T'as déjà... ? », commence Victor
« Non. »
Ça non plus, Sherlock ne connaît pas, et s'il devait être honnête, il avouerait - avec une toute petite voix - qu'il pensait même ne jamais le faire. Mais avec Victor, tous ses acquis fondent plus vite que la neige du mois de décembre.
Il y a une tradition, le dernier jour de l'année, qui consiste au club de rugby de Cardiff à accueillir un club d'une ville voisine, pour un match endiablé. C'est seulement possible car le club est tenu par la bourgeoisie la plus huppée de la ville et voilà dix ans qu'elle initie ce genre de match de charité, avec oeil-au-beurre-noir et fractures en supplément.
Alors chaque année, le temps de deux jours, Cardiff accueille une vingtaine de jeunes avec des cheveux souvent coupés par leur mère, des pulls trop grands et des dents mal soignées par des cliniques douteuses - mais gratuites. Tous frais payés, les jeunes rugbymen profitent du cadeau de Noël d'une ville qui a pitié d'eux. Mais c'est déjà mieux que rien.
Assis sur les gradin de la zone B, Victor regarde son grand frère Michael s'échauffer sur le bord du terrain. Le match va bientôt commencer, les familles crient les noms de leurs fiertés en shorts courts et encore blancs, et lui finit d'un trait le café qui le tient au chaud. À sa gauche, Sherlock parait aussi à l'aise qu'une poule dans un lave-linge. En marche.
« Tu aurais pu rester à la maison Sherlock. »
« Je veux comprendre ce que vous trouvez de si intéressant à voir des gens courir après une balle. Ils sont au courant que c'est un objet inerte qui n'ira pas plus loin que là où on l'envoie, pas vrai ? »
« C'est une tradition et puis ça fait du bien de se retrouver entre supporters, d'être unis par une même passion. C'est la première fois qu'on le fait sans papa aussi, il adore ces matchs. »
Sherlock tourne la tête et Victor secoue la sienne ; ça ne fait même pas une semaine qu'a eu lieu l'enterrement et parler de lui au passé est encore trop dur. Il sourit, gêné de ne pas savoir quoi dire d'autre et relève les yeux au premier coup de sifflet. Il a crié le nom de son frère aussi fort que possible, pour que son père puisse l'entendre, où qu'il soit.
Sans surprise, le match ne fut d'aucun intérêt. Des hommes ont couru, d'autres leur ont couru après, un mec avec un sifflet entre les lèvres a prit soin de faire saigner les tympans de chaque personne présente ce jour là, bref Sherlock en a eu la preuve formelle : le sport, mais que c'est con ! Dieu merci l'équipe de Cardiff a perdu, ce qui veut dire que les Trevor ne parleront pas à table du match pour les jours à venir.
Sherlock suit Victor jusque dans les sous-sols où se trouvent les vestiaires et croise des jeunes hommes de son âge, les joues rouges et les chevilles enflées, de l'herbe et de la terre collées sur chaque millimètre de leurs corps exténués. Et bon sang, qu'est-ce que ça sent la transpiration. Trop concentré à respirer par la bouche, il n'arrive pas à éviter le joueur de Harrow contre lequel tout son corps se cogne et alors qu'il entrouvre les lèvres pour s'excuser - ou l'insulter, il n'a pas encore choisi - le jeune homme le prend de court.
« Oh, désolé ! Je t'avais pas vu. »
Sherlock fronce les sourcils, ferme les lèvres et observe. Garçon plus vieux, blond, yeux... gris ? Ou bien verts. Donnée indéterminée. Pas de fossette néanmoins mais un sourire qui fait que Sherlock ne sait plus bien où est le Nord et où est le Sud. Et la gravité qui semble avoir pris forme derrière un pull en maille.
« Sherlock, tu viens ? »
Il cligne des yeux, rappelé à l'ordre par Victor de l'autre côté des vestiaires, aux lointaines allures de savane, et le rejoint.
« Tu me trompes déjà ? », demande Trevor dans un sourire mais sa fossette n'est plus si intéressante soudainement.
« Je ne lui ai même pas parlé. »
« Non, mais au moins, je sais que tu as un faible pour les blonds. »
Le brun grimace pour tenter de cacher sa gêne qui doit se lire sur son visage rouge comme le maillot des perdants avant que Michael ne les rejoigne, enfin habillé avec des vêtements civilisés.
« Maman nous attend dehors pour aller nous promener. On pourrait te montrer le centre historique, Sherlock. »
« Tu veux qu'on propose à ton nouveau copain de venir aussi ? », sourit, sarcastique, Victor en se retournant vers son colocataire.
« De qui tu parles ? », demande Michael en sortant une cigarette de sa poche.
« Le garçon là-bas, le blond. Celui qui t'a mis une raclée juste avant la mi-temps malgré sa taille. »
« Laisse tomber, il vient d'une famille d'alcoolique, tout le monde le sait. C'est tellement vulgaire l'addiction. Bref, vous voulez une clope ? »
Dans les rues que Victor traverse depuis son enfance, il y a des familles complètes qui se sont retrouvées pour les fêtes de fin d'année, des chiens qui glissent sur les trottoirs enneigés et Sherlock qui scrute quelque chose dans la boutique d'antiquités où ils sont arrêté. Ce n'est pas très clair ce qu'il regarde exactement parce que ce bric-à-brac est composé de peintures, vielles cartes marines et autres objets complètement désuets. Mais Oliver McCormak, le propriétaire, était le parrain de son père alors sa mère a tenu à venir lui dire quelques mots.
« Qu'est-ce que tu regardes ? »
« Rien. », ment Sherlock en détournant la tête.
« Pas de blond au pull trop grand à signaler pourtant. »
« Victor... », commence son colocataire avant qu'ils ne soient interrompus par Mr. McCormak.
« Eh bien Victor, tu es intéressé par le crâne ? »
« Hein ? Oh non, c'est mon ami qui le regardait. »
« Petit, tu sais que tu as devant toi le crâne de Hans Pothorst, le célèbre pirate qui a découvert l'Amérique ! »
« Christophe Colomb a découvert l'Amérique. », se sent obligé de corriger Victor qui n'a jamais aimé ce vieux bonhomme excentrique que son père invitait chaque année à son anniversaire, malgré son parfum à la naphtaline et son dentier atteint lui-même de parkinson.
Mais Sherlock et McCormak semblent déjà sur la même longueur d'onde et les yeux du plus jeune brillent comme lorsqu'ils se sont posés sur le blond du match de rugby. Dieu que Sherlock Holmes est étrange.
« Son vrai crâne ? »
« Si ce n'est pas le sien, c'est celui de Pining, son éternel compagnon ! »
Sherlock retire ses gants, que Victor aurait pourtant gardé vu la poussière ambiante, et les pose sur le crâne avant de le lever face au sien et tout cela ressemble tellement à une pièce de Shakespeare que c'en est risible.
« On y va Sherlock, maman nous attend dehors. »
Il salue poliment McCormak et sort de la boutique qui sent pareille que sa cave, tirant Sherlock par la manche. Mais tout cela lui a donné une idée.
Dans leur chambre du deuxième étage du bâtiment Jame Joyce d'Eton, dans leurs pyjamas aux couleurs de l'école, assis sur le lit de Sherlock qu'ils ont décrété étant le leur à tous les deux, Victor tend un paquet emballé dans un papier cadeau avec des petits bonhommes de neige qui dansent ensemble dessus.
« Encore un cadeau de Noël ? »
« Joyeux anniversaire Sherlock. Désolé pour le papier cadeau pourri mais je l'ai emballé chez maman quand on était encore à Cardiff. C'est quelque chose que j'ai acheté là-bas. »
Sherlock sourit et passe ses doigts sur le nez en carotte avant de ne plus avoir la patience et de déchirer le papier en trop. La boîte est sobre, en carton, le souvenir de la vieille boutique d'antiquité fait battre son cœur comme un tambour qui annonce l'apothéose alors il ouvre le couvercle et... rien. Ou plutôt si, deux chaussures rouges, mais ça ne lui fait rien.
« Ce sont des converses, tout le monde en porte en ce moment, mais tu seras le premier à les avoir dans cette couleur. »
Le sourire est toujours là mais il est si faux que Sherlock a l'impression d'avoir vendu son âme au diable pour pouvoir être si hypocrite. Il aimerait dire à Victor qu'il se fiche de ces chaussures, que pire encore, le fait que tout le monde en porte n'est en aucun cas un argument acceptable pour qu'il se mette à en porter lui aussi, mais depuis l'affaire de Mr. Trevor et du cyanure, toute cette espèce de rancœur et ce besoin d'exprimer son mal-être social n'est plus si vital. Alors il relève la tête et caresse la joue de son colocataire.
« Merci Victor. »
Quand ils font l'amour ce soir-là, Sherlock préfère garder les lumières éteintes.
« Bordel Sherlock, arrête ! »
« Je ne peux pas arrêter d'être qui je suis Victor, à moins que je ne me suicide, ce qui est très peu probable, ou que tu me tues, ce qui est très peu probable également, d'ailleurs ça serait hautement audacieux de ta part d'essayer ! »
« Et arrête de parler comme un psychopathe ! », explose Victor plus fort encore en se penchant vers son ami, assis à côté de lui sur ce canapé miteux dans cet appartement plus miteux encore. « Tu m'as fait honte devant Liam, t'en as conscience ? »
« Quoi, en disant qu'il sortait avec cette fille du club de musique juste pour cacher son homosexualité ? »
« Précisément, tout le monde ne l'assume pas, tu sais ! »
« Ça, c'est sur et tu en es l'exemple parfait. »
Victor s'arrête et ouvre grands les yeux pour fusiller de ses pupilles sombres l'insupportable colocataire avec qui il vit depuis deux ans maintenant.
« Je te demande pardon ? »
« Tu es gay Victor et tu en as honte. Ça fait trois heures qu'on est à cette soirée et comme à toutes les soirées, tu ne te comportes pas comme... comme on se comporte quand on est que tous les deux. »
« Depuis quand est-ce que tu t'intéresses à ce genre de chose ? Merde Sherlock, t'es le mec le moins romantique du monde et tu oses me faire la morale ? »
« Ce n'est pas une question de romantisme c'est une question d'être fidèle à ce que tu es. »
« Et toi, tu l'es ? Tu le dirais à ton frère qu'on couche ensemble dans une chambre dans lequel tu es accepté seulement parce qu'il t'a pistonné ? Tu n'as jamais peur de le décevoir ? »
Sherlock ouvre grands les lèvres mais seulement pour prendre une bouffé d'air comme s'il venait d'avoir été frappé et Victor s'en veut immédiatement. Il se penche, tente de trouver les bons mots pour s'excuser, et vite, mais le cousin de Liam qui les a invités à cette soirée est arrivé et s'est assis sur la table basse en face d'eux.
« Hey les mecs, relax, on est bien ici, non ? »
Victor sourit pour cacher son embarras, hoche la tête nerveusement, s'apprête à le complimenter sur sa décoration très originale faite de posters de Nirvana et de vieilles bouteilles de bière posées en rang d'oignon sur le petit frigo couvert de magnets plus ou moins de bon goût, lorsque leur hôte installe à ses côtés une ligne blanche qu'il met en ordre grâce à une carte bleue périmée depuis des mois.
« Z'en voulez ? »
C'est une simple phrase - même pas convenablement construite - mais soudain le jeune homme du Pays de Galles a du mal à déglutir et l'ambiance générale de ce petit studio du nord de Windsor n'est plus chaleureuse, elle est mauvaise et alors que Victor perd son souffle, Sherlock retrouve le sien, penché sur la table basse où sa narine gauche inspire la ligne qui disparaît de façon si abjecte qu'elle lui donne envie de vomir.
« Oh merde, Sherlock... », souffle-t-il, et a peine a-t-il posé sa main sur l'épaule de son amant secret que le brun se redresse d'un coup et inspire bruyamment, les yeux fermés et les poings serrés.
Et ça dure dix secondes, ou cinq minutes, mille ans peut-être mais Victor sent le monde s'ouvrir sous ses pieds et l'englober dans une pièce noire et chaude qui ressemble à s'y méprendre aux enfers. Il veut attraper Sherlock par la main et le tirer le plus loin possible de tout ça, avant qu'il ne soit trop tard mais Sherlock a ouvert les yeux et a souri. Et si Sherlock a enfin trouvé la paix grâce à ça alors, que soit damné Victor s'il n'en profite pas lui aussi.
C'est la plus grosse connerie de sa vie et elle implique juste quelques muscles qui le font se pencher en avant. Et tout dérape. La sensation est affreuse, ça lui remonte dans le nez et presse au-dessus de son sourcil comme un étau alors il lève une main pour tenter de dénouer le point douloureux mais il a déjà disparu et maintenant, toute sa poitrine semble chaude mais pourtant incroyablement... vivante. Tout est plus beau, plus vrai, plus, plus, tellement plus. Et Sherlock à côté de lui est tellement... Sherlock.
« Je suis désolé, excuse-moi, je suis désolé... », s'empresse-t-il de dire avant de se jeter au cou de son colocataire qu'il embrasse à pleine bouche, devant le cousin de Liam, Liam et tous les autres qui sont encore dans le salon ou peut-être sur le balcon, il ne sait pas et s'en fiche.
Sherlock l'a encerclé de ses bras et sourit contre ses lèvres et répond aux caresses de sa langue et c'est beau, ils sont beaux, ils sont rayonnants, tout est trop, tout est trop tout.
Pendant quelques instants, Victor croit réellement que ça peut les sauver.
Ça fait du bien comme ça n'a jamais fait du bien avant. Alors, même si Victor lui a demandé qu'ils arrêtent pour qu'ils puissent se concentrer sur les examens du mois prochain, Sherlock garde au-dessus de la chasse d'eau des toilettes du deuxième étage un sachet qu'il ouvre d'abord une fois par semaine, puis une fois tous les trois jours, avant d'arriver à la ligne quotidienne. C'est vraiment pas grave, parce que même s'il saigne du nez un peu parfois, après tout est plus vivable. La machine affreuse qu'il a longtemps prise pour une allié s'enraye lorsqu'il se penche au-dessus d'une ligne et enfin elle le laisse tranquille.
Le fait est qu'avoir découvert le meurtrier de Mr. Trevor a été le début d'une période de paix sans nom mais malheureusement, les meurtres sont rares dans l'école alors tout ce qu'il a maintenant pour tenir, avant qu'Eton ne le mette définitivement dehors, c'est ça, de la poudre, très simplement.
De plus, Mycroft en prend, il le sait, alors si son grand frère renifle ce genre de lignes, c'est qu'il a le droit de le faire aussi. Mycroft ne lui en voudrait certainement pas.
À genoux devant la cuvette des toilettes qu'il a fermé, il baisse les paupières et se penche pour renifler la deuxième ligne qu'il a installé. Il n'a même plus conscience qu'il y a quelques semaines de ça, il était encore quelqu'un de libre.
Mycroft Holmes est un patron sérieux et un homme bien éduqué. Lorsqu'il se penche vers le premier ministre suédois pour lui proposer un cigare, il n'oublie jamais de le complimenter sur sa montre. Lorsque c'est le secrétaire d'état canadien qu'il reçoit néanmoins, il impose à ses collaboratrices de porter un pantalon et un col roulé, au cas où. Quand Anthea (la deuxième du nom), quitte son bureau après lui avoir apporté le dossier concernant la vente des armes convenue avec l'Italie, il se sert un verre de scotch et s'installe sur son fauteuil Le Corbusier. Bien sûr, il n'en a que faire des M-16, le dossier que lui a apporté Kubert est bien plus important.
Quand il l'ouvre, son cœur manque un battement en voyant la dernière photo en date prise à Eton. Sherlock a l'air si vieux, si fatigué. Il a des cernes qu'il n'a jamais eu auparavant et son regard a perdu de sa lueur. Voilà un mois que Mycroft était parti en Asie, et revenir pour découvrir l'inacceptable a l'amertume des pires alcools au monde. Il laisse son verre sur la table en marbre et lit le dossier, frémit devant le nombre de « Sujet en contact avec Tom Nelson - Dealer de Windsor » qui se multiplient au fil des pages, et comprend entre les lignes que ses agents incapables ont laissé son petit frère en renifler, encore et encore.
Mycroft Holmes est un patron sérieux et un homme bien éduqué. C'est après avoir fermé la porte de son bureau à clé pour ne pas qu'Anthea entre par hasard et après avoir retiré sa cravate pour ne pas la tâcher, qu'il vomit dans les toilettes de sa salle de bain privée tout le dégoût qu'il s'inspire.
« Est-ce que ça va ? »
Victor lève doucement la couverture sous laquelle est caché Sherlock depuis 17h de la veille et regarde la bouillotte brûlante qu'il serre entre ses bras.
« Oui, ça va. », aboie-t-il plus qu'il ne répond réellement.
« Est-ce que tu veux que j'appelle l'infirmière... ? »
Sherlock ne répond pas et Victor n'insiste pas. C'était idiot comme question, parce que si l'infirmière vient, elle comprendra que ce n'est pas de la farine qui reste encore un peu sous la narine de son colocataire et ils se feront virer, tous les deux.
« T'as transpiré dans les draps Sherlock, c'est dégueulasse... Si tu veux que je dorme avec toi ce soir, fais au moins le lit. »
Il attrape son sac prêt pour son examen final et voit du coin de l'œil la main blanche du brun remonter la couverture jusque sur sa tête. Victor ne regarde pas en arrière de peur d'en voir plus.
Encore une réunion de deux heures avec le premier ministre avant qu'il ne parte pour Dublin. Mycroft attrape le dossier qu'on lui tend et le signe sans le lire, écoute de son oreille droite Anthea lui rappeler son agenda de demain et voit à gauche arriver Kubert. Il s'arrête.
« Monsieur Holmes, votre frère ne s'est pas présenté à son dernier examen. »
« Il ne sait présenté à aucun examen. », corrige l'homme du gouvernement d'un ton sec, déjà refroidi par la présence de Kubert ici.
« Mes contacts me disent qu'il n'est pas sorti de sa chambre depuis deux jours. Ils l'auraient entendu vomir à plusieurs reprises dans la matinée. »
Plus d'agenda, plus de signature, Mycroft tourne les talons et n'accélère pas, il court. Windsor est loin, mais hors de question qu'un de ses minions y aille à sa place. Ils ne sauront pas comment s'occuper de Sherlock. Ils ne sauront pas comment le protéger. Alors, dans la berline qui l'attend devant le portail, il dit adieu aux feux rouges et sens interdit, ne compte que le regard de Sherlock qu'il doit retrouver, que sa lumière qu'il doit rallumer.
Parce que ça lui a fait mal, au-delà des mots qu'il n'avait pas pour s'exprimer, lui garçon de neuf ans, de voir sa mère revenir de l'hôpital après cinq mois de grossesse avec des bras aussi vides que ses yeux. Et parce que dès que Sherlock, trois ans après, est arrivé dans leur maison de Hastings, enveloppé dans une grenouillère bleue, petit et si fragile Mycroft s'est promis qu'il le protégerait et qu'il lui apprendrait à se protéger, d'un monde qui n'a aucun sens. Il y a deux ans il l'a cru prêt, il l'a cru fort, aussi fort que lui, mais sans surprise, Sherlock n'est encore qu'un enfant et rien ne lui arrivera tant que Mycroft vivra.
Lorsqu'il arrive à Eton, il retrace le chemin qu'il a parcouru il y a deux ans avec une vitesse surhumaine. Le double qu'il a fait faire est déjà dans sa main et un tour de clé plus tard, il découvre le corps de son petit frère allongé sur le sol. Il pousse un profond soupir pour se donner du courage, retire sa cravate qui serre son cou et va ouvrir les fenêtres pour aérer l'odeur pestilentielle.
« 'Froid... », murmure une petite voix et Mycroft est obligé de se pencher pour l'entendre pleinement.
La main de Sherlock se lève et attrape sa chemise et serre et serre. Mais comment est-ce que Mycroft a pu le croire aussi fort que lui ? Doucement il prend place à même le sol et dans un souffle son petit frère se glisse contre lui pour mettre sa tête sur ses genoux. Très lentement, le plus âgé des Holmes se contorsionne pour retirer sa veste et la pose sur les épaules du plus jeune, avant de glisser sa main à son cou. Pouls rapide, pupilles dilatées, vomissements mais Dieu merci, il est encore conscient ; l'overdose n'aura pas sa peau.
« Je suis désolé pour Jeannie... »
« Ça ne fait rien Sherlock. Il vaut mieux rompre des fiançailles qu'un mariage. »
« Pourquoi ? »
« Je n'en sais rien. Les gens s'attachent à des détails, tu sais. »
« Mais tu l'aimais. »
« Oui. »
« Pas elle. »
« Pas assez, il faut croire. »
« Est-ce que tout est si douloureux quand on est amoureux ? »
« Seulement si tu tombes sur la mauvaise personne. »
« Alors, Victor n'est pas la bonne personne. »
Mycroft inspire et pose sa main dans les cheveux bouclés de son frère. Lentement, il caresse cette boîte crânienne qui cache un cerveau génial et de son pouce sent la texture humide de ses cheveux mouillés par la sueur.
« J'ai froid Mycroft. »
« Je sais. »
« Est-ce que tu as froid, toi aussi ? »
« Non Sherlock. J'en prends moins que toi. Tu es accro. »
« Ne me met pas dans cure de désintox. Je t'en supplie. »
« Sherlock... »
« Papa et maman ne doivent pas le savoir. »
« Bien sûr que non... », concède-t-il dans un souffle.
Il est clair que leurs parents ne méritent pas de souffrir autant qu'eux, alors Mycroft taira ce secret et en subira les lourdes conséquences sans grimacer et sans rien dévoiler.
« Je veux rester avec toi. »
« Je ne pourrai pas t'emmener avec moi tout le temps, tu le sais bien... », murmure le plus âgé en caressant doucement le front luisant de sueur.
« Pourquoi est-ce que tu es parti d'Hastings... ? Tu n'étais pas bien avec nous ? »
« Si, bien sûr que si Sherlock, mais j'ai grandi et j'ai trouvé ce stage au MI6 et maintenant j'ai ce travail... »
« Pourquoi est-ce que tu as grandi ? »
« ... Parce qu'il fallait bien que l'un de nous deux le fasse. »
Sherlock fronce les sourcils, grimace et pleure alors Mycroft le serre plus fort encore. Quand il entend la porte s'ouvrir, il remet son masque d'homme du gouvernement froid et droit sans s'en rendre compte. Voilà donc le jeune homme du Pays de Galles.
« Depuis combien de temps, Victor ? »
L'appelé hoquette, prend une grande inspiration et balance tout de go :
« Oh Mr. Holmes je suis désolé, au début c'était juste en soirée et il a continué à en prendre et... je ne savais pas à qui en parler, je ne savais pas... »
« Son sac. », ordonne-t-il en montrant d'un geste de la tête la valise qu'il a déjà ouverte et Victor comprend instantanément.
Il bondit de meubles en meubles et amasse les quelques affaires de son ami. Mycroft se lève doucement en portant dans ses bras son frère qui a perdu connaissance. Ils sortent dans la nuit et traversent le parc dans lequel Sherlock aimait tant s'allonger sur l'herbe pendant des heures. Il y a quelques mois, lorsque Mycroft a lu le compte-rendu écrit par un des hommes de main de Kubert, il a souri en comprenant entre les lignes combien l'homme trouvait ça bizarre. Mycroft lui, avait trouvé ça touchant. Les hommes ne sont pas tous égaux face à la beauté de la simplicité des choses.
Une fois près de la berline, l'aîné allonge doucement son frère sur la banquette arrière et prend des mains du jeune blond le sac qu'il met dans le coffre avant de se retourner. Il fixe ses yeux sombres dans ceux clairs et est choqué par le silence.
Il a face à lui le garçon avec qui Sherlock est depuis plus d'un an, et l'étudiant ne s'inquiète pas de ce que va devenir son amant ? D'où il l'emmène ? Merde, Victor ne fait même rien pour le retenir ? Il ouvre grands les yeux et soupire tout bas. Décidément, Victor Trevor ne mérite pas Sherlock Holmes comme Jeannie Lowcroft ne méritait pas Mycroft Holmes. Il fait le tour du jeune homme, ne lui adresse plus un seul regard et rentre dans la voiture.
Quand il entend Sherlock se réveiller une heure après, il se gare sur le bas-côté, sur la nationale peu éclairée où aucune voiture ne passe. Il retire sa ceinture et se retourne pour regarder la tête brune apparaître de sous sa veste de costume.
« Comment tu te sens... ? »
« Comme d'habitude. Seul. »
« Je suis là. », s'empresse-t-il de dire, comme si les mots pouvaient panser les maux.
Et ça a l'air de marcher, parce que Sherlock sourit, rien qu'un peu, mais c'est déjà suffisant. Il referme ses magnifiques yeux bleus et Mycroft reprend, avant que son petit frère ne s'endorme à nouveau.
« Sherlock, je suis désolé. Je pensais que tu étais assez protégé à Eton ; j'ai eu tort. Je ne referai pas cet erreur. Je ne te laisserai plus tomber, je te le promets. Jusqu'à ce que quelqu'un connaisse tes forces et tes faiblesses, et qu'il comprenne tout ce que tu es, tout ce que tu vaux, je ne te lâcherai plus. Tu ne seras plus jamais seul, est-ce que tu m'entends ? Tant que tu n'auras pas rencontré cette personne Sherlock, je te protégerai. Avant que quelqu'un ne se batte pour toi. Avant que quelqu'un ne te mérites. »
Il s'arrête, ferme ses lèvres et tend la main pour caresser la joue de son frère mais il ne finit pas le geste en comprenant qu'il s'est déjà rendormi. Alors, il remet le contact et démarre.
Dans les méandres du Palais Mental, ravagé par une armée lancée par une Dame Blanche, Sherlock marche sur les ruines qui craquent sous ses pieds. Il faudra du temps pour tout réparer. Du temps, et tellement d'aide. En dessous de lui, il y a le ronronnement de la machine. Elle est toujours là, et elle marche, elle cogne, en rythme, battement après battement. Les mains écorchées par les pierres qu'il repousse, Sherlock au fond des décombres voit pour la première fois la machine. Elle a la forme de son cœur. Et elle fait aussi mal qu'elle est belle.
Alors, Sherlock reconstruira. Il montera murs, enceintes et portes blindées. Il aura des yeux partout grâce aux tours qu'il installera aux quatre coins du Palais. Il prendra soin de la machine qui n'est connue que de son frère, car il lui a appris ce qu'elle valait vraiment et combien elle était précieuse et la cachera aux yeux des autres.
Parce que la vie est un combat, qu'il prenne place sur un bateau en plastique agrémenté d'un drapeau noir ou qu'il ait lieu dans son esprit en ruine. Alors Sherlock se battra contre tout et contre tout le monde, jusqu'à ce qu'il trouve quelqu'un qui se battra pour lui.
Merci pour m'avoir suivie dans cette histoire ! Une dernière review :) ?