Ay ay, je suis impardonnable. En fait, je le suis pas, mais on s'en fiche.

Bien des choses se sont passées durant ces petits mois qui me séparent du dernier chapitre et je suis désolée de vous annoncer que c'est bel et bien la fin. Comme si ça ne suffisait pas, cette fin est médiocre, elle craint, elle est écoeurante parce que je l'ai bâclée, après tant de mois et de chapitres, et qu'au final, il s'agit d'une belle grosse déception. Ça fait déjà plus d'un an que j'ai commencé The Passengers et j'ai du mal à croire que j'en ai fini, là, maintenant. J'ai peu dormi la nuit dernière et il est 5h du matin et je sais que j'aurais dû m'occuper de la dernière moitié du chapitre demain soir. Mais j'en avais assez d'attendre (et de vous faire attendre). Il est probable que j'édite/remplace ce chapitre un de ces jours si une meilleure idée me vient ou si je souhaite rajouter/modifier une scène etc. Je dis ça, on sait jamais, parce que je suis peu satisfaite de ce chapitre (blah, cette fin...).

Je suis à l'université, mon anniversaire, le 4, est dans une poignée de jours et à mesure que la majorité s'approche de moi je réalise que je ne veux pas devenir adulte. Contrairement à Eren je reste dans ma ville, une petite bourgade pas forcément toujours plaisante, mais de laquelle il me ferait mal au coeur de partir. Pas les moyens pour me payer l'indépendance, alors, soit. Je déménage dans une semaine dans un petit appartement (avec ma famille, je précise; et non, je ne suis pas de ces chanceuses à qui les soirées arrosées et la belle vie de flemmarde étudiante sourient).

Depuis ma rentrée je prends du recul sur plein de choses et je prends moins les choses à coeur. J'ignore si j'écrirai en français dans les mois/semaines à venir, mais si l'envie vous prend de lire ce que j'écris en ce moment (car Dieu sait que j'essaie !) allez sur mon compte archiveofourown, mon pseudo est "souljacker", copiez-collez si vous voulez éviter la faute. Mon tumblr, mh418, comme toujours. J'apprécierai vos avis, vos déceptions et vos messages sur mon tumblr avec grand plaisir (racontez-moi vos vies, faites-moi vos adieux, tout ce que vous voulez).

Pour les moments calmes entre Eren et Levi, je conseille Unf*cktheworld d'Angel Olsen, pour les scènes normales je conseille grandement le groupe Turnover que j'ai récemment découvert et dont l'atmosphère est incroyablement relaxante pour moi. Pour la fête, je conseille des musiques fortes, avec des basses, et si vous avez un ampli chez vous, bonus. Il me semble que j'ai mentionné un remake de Nirvana, et pour ça cherchez juste l'album Whatever Nevermind: a Tribute to Nirvana's Nevermind, un album plein de covers de ce groupe que je chéris comme ma vie et la plupart sont pas mal. (Assez fortes pour être mises en soirée (des BONNES soirées) en tout cas). Pour la scène de la salle de bain avec Eren et le téléphone (oui vous comprendrez quand vous y serez) je vous conseille un truc mélodique mais assez hot dans le genre, House of Balloons de Weeknd (ce style-là, ou bien les musiques bourrées de Gambino où on s'entend plus parler tellement les basses sont puissantes). Enfin, je dis ça, je dis rien.

Bon, nous y voilà, la fin tant attendue. Si j'avais une bonne mémoire et que je me souvenais de tout ce que je n'ai pas traité au fil de l'histoire, je saurais comment l'améliorer. Malheureusement il serait pénible pour moi de me relire après tant de changement dans ma propre écriture, alors j'imagine que ces choses resteront en suspens.

Si vous avez des questions concernant ce dont je n'ai pas parlé, des choses qui vous turlupinent concernant le chapitre, l'histoire que je n'ai pas précisées, envoyez-moi un message SUR TUMBLR (j'y réponds bien plus vite/souvent et mieux!), et je me ferai une joie de vous répondre. Je veux pas spoiler, mais pour les éventuelles shippeuses, un couple se forme bel et bien, et Jean, éternel charmeur, trouvera son bonheur n'importe où. (Jamais j'oserais donner une fin malheureuse à mon fils.)

Je vous souhaite une bonne continuation, les gars, et j'ai été honorée que vous m'ayiez suivie et encouragée tout ce temps. Au départ, cette fiction était juste censée durer une semaine pour me vider la tête. Comme quoi. J'ai la sensation qu'elle marque mon arrivée dans le monde pénible de la majorité. (Mais à moi l'alcool.)

Il est tard, mes yeux sont à moitié fermés et je vois trouble (espérons que je n'aie pas besoin de lunettes prochainement) alors j'ai très probablement inventé des mots et foiré des verbes au conditionnel, futur antérieur et tous ces trucs bien sympathiques. S'il manque des mots, qu'il y a des fautes...eh bien désolée mais j'aurai la flemme de les corriger haha!

Allez, à la revoyure.


Dire qu'il y avait un monde fou à cette fête aurait été un euphémisme.

Mina Carolina habitait au coin d'une rue résidentielle, aussi calme et tranquille que celle où vivait Eren, et dont les maisons assez spacieuses étaient séparées par des clôtures blanches et des pelouses qui, dans la pénombre de la nuit déjà tombée, n'avaient plus aucune couleur. Il était facile de deviner que Mina était de ces enfants dont la famille est normalement constituée, avec deux parents bien vivants, avec un travail, de l'argent de côté et l'occasion d'être à l'écoute.

En fait, si Eren n'était pas brûlant d'appréhension, il aurait sans doute senti une vague de jalousie lui monter jusqu'aux joues. (La vague qui y était montée à la place était passablement nerveuse, mais tout aussi brûlante.)

"Allez, tire pas cette tronche. On a enfin l'occasion de s'amuser un peu," fit Jean en lui donnant un coup de coude amical, qui se voulait réconfortant.

La musique était perceptible d'ici, forte voire assourdissante, les vibrations semblant atteindre le reste du quartier à mesure que la chanson avançait. Si Mina était équipée question son, en tout cas, elle ne l'était pas question lumière, car une bonne moitié de la maison était désagréablement illuminée des lustres principaux, et l'autre plongée dans le noir impénétrable. D'ici, on pouvait voir que le salon était entre les deux, dangereusement sombre, mais ponctué de flashs violents et clairs, probablement venant de petits spots installés pour l'occasion.

Le tout était très basique, très intime; la cuisine était pleine de cannettes de bière locale et d'alcools à diluer, et la table centrale, couverte de bols colorés dans lesquels se noyaient une bonne quantité de biscuits salés.

"Eh bien," constata Jean tandis que ses yeux satisfaits parcouraient l'étendue de la pièce. "On a de quoi faire, je dirais. Au cas où cette soirée se révèle être un désastre on aura toujours cette option. J'veux dire, rester enfermé dans la cuisine avec la bouffe et l'alcool, il y a pire."

Il sourit comme un idiot, visiblement peu préoccupé par le regard désespéré que lui lança Eren, et chercha des têtes familières aux alentours. Il était presque impossible de passer d'une pièce à une autre sans avoir à pousser quelqu'un pour forcer son passage. Eren, aussi irrité que gêné, tapota nerveusement des épaules en marmonnant des excuses.

Quand ils accédèrent à la salle principale, un grand salon dont les canapés avaient été poussés aux extrémités de la pièce pour ceux qui voulaient prendre une pause ou s'asseoir devant les danseurs, et le peloton central était définitivement difficile à contourner. La silhouette de Connie se dessina à travers la baie vitrée et Eren se haussa sur ses talons pour vérifier qu'il s'agissait bien de lui. Eren n'avait pas besoin de boire pour s'adresser à la mauvaise personne par accident. En fait, c'était même une sorte d'habitude chez lui.

Il tapota le bras de Jean, qui mit quelques secondes à comprendre ce qu'Eren voulait dire avant qu'il ne pointe son index en direction de la grande fenêtre coulissante et immaculée, à travers laquelle on pouvait sans mal voir une piscine raisonnable et une longue ligne d'arbustes fleuris.

Quelques personnes (sûrement éméchées) étaient déjà en sous-vêtements, flottant dans la piscine, certaines avec des verres dans leurs mains, d'autres trop occupés à danser tandis que les lumières internes éclairaient l'eau d'une manière presque envoûtante. Il n'y avait pas à dire, ça avait son charme — enfin, ça aurait été le cas si quelqu'un n'était pas en train de brailler au beau milieu de l'eau, la voix autant cassée que déstabilisée par l'alcool qui avait sûrement été ingurgité auparavant.

On aurait pu penser qu'il était déraisonnable de laisser des adolescents dans un tel environnement de distractions lorsqu'autant d'alcool (car oui, comme Jean l'avait prédit, il y en avait beaucoup), mais Mina Carolina était bien là, papotant dans un coin de la pelouse du jardin avec une autre fille, et elle semblait tout à fait sobre, prête à intervenir au moindre problème. La constatation rendit Eren plus détendu, pas seulement par l'effet de sécurité instantané qu'elle procurait, mais parce qu'il détestait que les choses tournent mal dans les soirées lycéennes. Dieu sait qu'elles pouvaient.

"Connie!" il appela, et il se surprit à trouver que sa voix était trop sérieuse, trop grave pour une situation comme celle-ci. Alerté, Connie se retourna dans leur direction et ses traits attentifs se détendirent quand il reconnut les deux garçons.

"Ah, vous êtes là. J'ai bien pensé que vous viendriez jamais."

"On a eu un peu de… retard," répondit Jean en roulant légèrement des yeux, ce qui ne passa pas inaperçu. En guise de réponse, Eren lui renvoya un coup de coude à son tour et secoua la tête.

"N'importe quoi, c'était de ta faute."

Il était vrai qu'Eren avait pris son temps avant d'aller rejoindre Jean chez lui, s'asseyant sur son lit éternellement défait, songeant à Levi, songeant à la possibilité même infime que cette soirée s'avère totalement ennuyeuse. Ne valait-il pas mieux qu'il la passe avec quelqu'un qu'il était sûr de vouloir voir? C'était ce genre de réflexion qui l'avait poussé à la limite du retard, jusqu'à ce qu'il finisse par rejoindre Jean, et c'est là que Jean prit la responsabilité de les mettre en retard, autant par maladresse que parce qu'il fallait bien que quelqu'un s'y colle.

Jean, de toute façon, n'avait jamais trop été ponctuel.

"C'est pas comme si vous aviez manqué grand chose," Connie haussa les épaules, mais le sarcasme pointa le bout de son nez lorsqu'il se mit à sourire, un sourire narquois, content de lui. "À part Marco qui a été poussé dans la piscine (et qui s'est enfui à l'étage pour emprunter des fringues au frère de Mina), et une fille qui a failli s'étouffer avec de la vodka. Il y a un gars qui a pété un vase et qui a essayé de le recoller avec son chewing-gum parfumé à la bière. Et puis Ymir s'est cassée la gueule dans les escaliers, aussi. Mais ça, c'est pas la faute de l'alcool."

Il rayonnait, parfaitement dans son élément, plus qu'heureux de se trouver à cet endroit même en ce moment même. Connie était de ces personnes qui s'amusaient facilement, avec le rire facile, et les yeux aisément distraits. En fait, si Connie en avait eu les moyens, il aurait été l'hôte des plus grandes (et délirantes) fêtes de la ville.

Eren ricana à l'idée d'Ymir trébuchant dans les escaliers, certains que si l'incident avait été grave, Connie n'en aurait pas parlé. Ymir trébuchait souvent, malgré ce qu'on aurait pu croire d'elle, en tant que grande, svelte et adroite jeune fille; elle était plus victime de la malchance passagère qu'on aurait pensé. La voir tomber quelque part était toujours une garantie de passer une bonne journée (ou tout du moins, un souvenir assez intense pour l'illuminer en cas de besoin).

Jean secoua la tête, les yeux brillants d'une excitation illusoire, et il fit mine de chercher Ymir quelque part dehors.

"Te fatigue pas, elle est partie. Elle s'est éclipsée avec la nouvelle."

"Christa?" demanda Eren, aussi curieux qu'amusé.

"Je sais pas, une petite blonde."

Jean et lui échangèrent un regard qui disait tout, celui qui disait qu'après tout, cette soirée n'aurait pas été vaine pour tout le monde et qu'une bonne petite chute valait bien ce qui suivrait pour Ymir. Connaissant Christa assez bien pour pouvoir en parler, Eren savait qu'elle aurait probablement reçu un baiser de consolation face à un genou en sang.

Bert était dans le coin du salon, un verre à la main, suivant la conversation de deux de ses amis avec un sourire hilare — ses joues colorées et ses yeux brillants témoignaient bien de son état, en route vers l'ivresse, et voir Bert aussi simplement heureux, une bière dans la paume, était incroyablement bénéfique pour l'humeur. Voir Bert ainsi mettrait n'importe qui de bonne humeur.

La musique changea, d'une chanson assez rock à une autre, plus électro, pleine de vibrations basses et d'échos envoûtants. Il ne fallut pas longtemps pour qu'Eren se détende complètement, et pour fêter l'évènement, alla chercher deux bières pour Jean et lui. Il passa même le peloton de bon coeur, donnant de ses coudes et de ses épaules sans broncher une seconde.

Il aurait aimé que Levi soit là, mais au moins, Jean allait bien. Il savait qu'il ne pourrait pas toujours profiter de ses amis, qu'il ne restait plus longtemps avant qu'ils ne s'éloignent tous aux quatre coins du monde et du pays. Et maintenant qu'il savait qu'il allait partir, lui aussi, c'était comme si un compte à rebours tiquait nerveusement dans sa tête à chaque seconde.

Chaque jour, il ne voyait plus un numéro, ni une date, il voyait une durée qui n'allait pas en grandissant, il voyait les possibilités s'amincir, l'étendue des moments passés avec Levi devenir plus petits, presque insignifiants. Tout le temps qu'ils avaient passé ensemble était bien faible face à ce qui les attendait.

Pour Eren, ça semblait comme l'éternité.

Après quelques verres (autant pleins de bière que d'alcools forts et efficaces), après s'être perdus puis retrouvés, s'être éparpillés ici et là, avoir parlé avec des gens qu'ils ne connaissaient même pas, Jean et Eren se retrouvèrent sur le toit qui surplombait la piscine. Plusieurs personnes y étaient assises, dans inquiétude, car le toit était relativement plat et que l'accès aux fenêtres était des plus aisés. Si Eren avait pu le faire, même avec autant d'alcool dans le sang, il y avait peu de risque. Auquel cas, il restait toujours l'eau pour amortir la chute.

Jean et Eren se trouvèrent collés l'un à l'autre, leurs épaules familièrement pressées l'une contre l'autre. Il n'y avait pas de gêne, pas d'irritation comme Eren l'aurait sûrement ressenti, à chaque fois qu'un inconnu s'approchait de trop près, que son bras frôlait la peau singulière d'un visage anonyme. Eren détestait ça — et pourtant, bien qu'il fût déjà brûlant, il ne ressentait pas la moindre gêne à se trouver tout contre Jean, qui brûlait bien plus encore. (Eux deux avaient toujours été des bêtes au sang chaud, mais l'alcool les faisait transpirer.)

"Alors tout ça c'est bientôt fini, hein?" marmonna Jean, l'air nostalgique, avant de boire dans sa bouteille de verre, dans laquelle il ne restait plus qu'une poignée de gorgées de bière. "Ça va me manquer, mine de rien."

"Non, tu t'y feras. Tu te feras de nouveaux potes. Tu m'oublieras," les derniers mots avaient été sarcastiques, et Eren les avaient prononcés de telle sorte à faire réagir Jean, et il se mit à sourire tout seul, amusé de son propre ton.

"Aucun risque, t'es vraiment un sacré salaud dans ton genre."

Jean but une autre gorgée, et Eren accepta l'insulte sans broncher. Il hocha la tête, fit la moue, accepta humblement son sort.

"T'es pas trop mal dans le genre, non plus," suggéra Eren, les yeux pensifs et distants, comme s'il planait.

"Ta gueule," lança doucement Jean avant de rire, un rire qui le fit vibrer entièrement, un rire chaud, grave, confiant. "Hey, Jaeger!"

Eren tourna la tête vers lui, bêtement, le visage presque sur le point de fondre. Il pouvait difficilement lutter.

Et c'est là que Jean attrapa son visage et plongea en avant jusqu'à ce que ses lèvres ne rencontrent les siennes, à peine ouvertes, à peine prêtes à réagir à quoi que ce soit. Aveuglément, Eren tâta le vide jusqu'à poser ses paumes moites sur les épaules de Jean, qui le visage torturé par l'envie d'éclater de rire, se retrouvait plus proche du sien qu'il ne l'avait jamais été. Jean sentait l'alcool et la cigarette de seconde main (tant de gens fumaient, ici, qu'il était difficile de ne pas capturer l'odeur sur soi), mais ses lèvres étaient étonnamment douces et légères; elles embrassaient calmement, de manière agréable, et Eren se surprit à en profiter une ou deux secondes, juste avant que Jean ne se défasse de lui, hilare.

"Maintenant, tu m'oublieras pas non plus," et il ricana de lui-même, portant sa bouteille à sa bouche pour en voler les dernières gouttes.

La fille assise près d'eux fixait en silence, les yeux grand ouverts et la bouche bée. Eren et Jean se tournent vers elle à l'unisson, nonchalants et détendus, et leurs visages s'éclairèrent de la même hilarité lorsqu'ils comprirent qu'une telle vue ne l'avait nullement choquée — en réalité, si cette fille en avait eu le courage, elle leur aurait probablement demandé de recommencer.

Les joues rouges et le corps probablement plein d'alcool, elle resta là, subjuguée, comme si elle venait d'être la témoin impuissante d'un meurtre sanglant. Pendant ce temps là, Jean et Eren reprenèrent leur conversation là où ils s'étaient arrêtés, partageant la bouteille qu'Eren avait encore avec lui, et se donnant d'éventuels coups d'épaule pour se pousser gentiment.

Des gens criaient, un groupe de personnes encourageant apparemment peu importe ce qui se passait au rez de chaussée (quelqu'un dans un duel de cul-sec, probablement). D'autres se poussaient dans la piscine, éternellement ; des gens s'embrassaient à pleine bouche près de la baie vitrée, d'autres tentaient de se réfugier dans les buissons avoisinants pour s'adonner à des activités plus sombres. D'ici, il voyait tout, et toute cette ruche bourdonnante et variée lui donnait presque l'impression d'appartenir à quelque chose.

Eren se sentait bien, en fait, il se sentait même vraiment, vraiment bien.


Son téléphone vibra dans sa poche une heure plus tard, vers minuit et demi, une heure du matin, peut-être même. Il ne le sentit pas tout de suite, mais lorsqu'il reçut un nouveau message et que le téléphone se mit à vibrer de nouveau, Eren sortit l'appareil de sa poche arrière, comme se souvenant de son existence, subitement.

Il s'excusa auprès de Marco, avec qui il parlait, avec Sasha, de l'incident de la piscine, et combien il avait été difficile de trouver de nouveaux vêtements puisque le frère de Mina avait en réalité treize ans.

Puis il se fraya un chemin vers la salle de bain la plus proche (celle du haut, car celle du bas était occupée pour dieu sait quelle raison), et décrocha immédiatement, évitant de recevoir un appel manqué supplémentaire et d'avoir à rappeler. Ce ne fut que lorsqu'il s'enferma à l'intérieur de la salle de bain, incroyablement blanche et brillante, que la voix de l'émetteur lui arriva de manière distincte.

C'était Levi, qui avait décidé de sortir avec Hanji pour ne pas rester seul, et Eren remarqua presque immédiatement qu'il n'était pas comme d'habitude.

Il paniqua d'abord, pensant au pire; avait-il pleuré? S'était-il mêlé à une bagarre, était-il en train de téléphoner de l'hôpital? Où était Hanji?

Puis, de manière ridicule, il réalisa quand Levi répéta son nom, un peu plus fort, qu'il ne s'agissait de rien de tout ça.

"Levi? Tu as bu?" Il se mit à rire, léger, et Levi l'imita.

"Un peu…" s'égara-t-il comme s'il n'avait pas l'intention de tout lui avouer, et sa voix était bien trop chancelante pour être sincère. Aucun doute possible, Levi était définitivement ivre, et plus qu'il ne l'avait jamais vu.

Par un timing assez chanceux, Eren l'était aussi, et il sentait une transpiration désagréable mouiller le bas de son dos. L'alcool avait été prouvé ne pas être à l'origine de cette chaleur, mais la simuler, et Eren se retrouvait ici, seul, si brûlant qu'il aurait pu faire fondre son téléphone au milieu de sa paume glissante.

Eren eut un bref, discret hoquet et fronça les sourcils par réflexe.

"Tu es rentré?"

"Hmhm. Hanji m'a raccompagné. Elle est…" il commença à rire, doucement, comme si la situation était incroyablement hilarante. "Elle est dans ma chambre elle me cherche des habits propres."

Il pouvait sans mal s'imaginer Levi, aussi élégant qu'à l'accoutumée, mais ses cheveux sombres légèrement désordonnés, mèches fines tombant devant ses yeux alors que la transpiration s'attaquait à son cuir chevelu. Il s'imaginait sans mal ses yeux, légèrement rouges, légèrement fous, et l'aisance avec laquelle un sourire pourrait se former sur son visage. Il l'imaginait dans un costume de business, chemise blanche dépourvue de cravate et de veste, teintée d'un blanc mouillé là où sa peau transpirait tout comme la sienne.

"T'es complètement fait. Pourquoi tu m'appelles?" demanda Eren, mais loin d'être sec — en réalité, le sourire s'entendait dans sa voix, comme si l'excitation était palpable et qu'il n'avait jamais été aussi heureux de lui parler.

"Er—" il allait prononcer son nom quand Hanji cria quelque chose de la pièce opposée, prouvant que l'isolation phonique n'avait pas sa place ici. Eren comprit qu'il s'était enfermé dans la salle de bain, lui aussi, probablement attendant l'arrivée de vêtements frais, ou sur le point de se boucher, ou tout simplement pour enlever ses vêtements et se rincer le visage. En réalité, il n'y avait pas que ça.

Levi éclata de rire en réponse à Hanji, et son souffle distrait, rapide, arriva dans le téléphone de manière maladroite. Eren attendit, le sourire scotché aux lèvres, et s'assit sur la cuvette fermée en attendant que Levi ne revienne dans leur dimension.

"Eren, je te jure, c'est tellement stupide mais —"

"Mais quoi?" sourit Eren, trop ivre pour se soucier de ne pas lui couper la parole. L'impatience était une de ses plus fidèles imperfections.

"Eren j'ai tellement envie de toi, là, tout de suite." Il souffla dans le téléphone, et Eren ne fut pas sûr s'il était à bout de souffle ou tout simplement en train de rire. Les deux, sûrement.

L'entendre dire ça ne fut pas sans effet, bien sûr, et il tourna la tête sur le côté, ses yeux scrutant le tapis bleu ciel tandis qu'il essayait d'empêcher le rouge odieux qui gagnait son visage. Dieu sait qu'il n'y avait rien de plus excitant (ni de plus flatteur) que d'entendre Levi prononcer de tels mots, surtout s'il prenait la peine de lui téléphoner; ça devait vraiment être urgent.

Eren se mordit la lèvre tandis que Levi paniquait tout seul, à l'autre bout du fil, face à l'absence de réponse de sa part.

Il se leva, s'approcha de l'énorme miroir qui longeait les lavabos, et le coeur battant infiniment vite dans sa poitrine, posa sa paume libre sur son torse avant de la glisser douloureusement lentement le long de son estomac, et ce ne fut que lorsqu'elle glissa prudemment par-dessus son entrejambe qu'il respira enfin, un peu trop fort, d'ailleurs, car Levi n'en manqua rien.

Il se mit à rire dans le téléphone, un rire presque fou, un rire d'enfant. Bref, concis, mais sincère.

"Eren, je t'aime, putain." Il entendit quelque chose bouger, comme si Levi courrait, et il en conclut qu'il était en train de se déshabiller ou de ranger la pièce. "T'es sûr que tu peux pas venir maintenant?"

Il savait que le temps qu'il arrive, la flamme se serait affaiblie (et même si elle était odieusement facile à raviver, entre eux deux, il savait aussi que les chances que Levi dorme déjà étaient non négligeables).

"Nan, je suis coincé ici pour au moins une heure de plus. C'est genre qui me ramène chez moi et il est parti je ne sais où avec Mina Car— enfin, une fille quoi. Je prie pour qu'il se souvienne que j'existe," continua-t-il de manière pensive tandis qu'il fixait son reflet, la main toujours où il l'avait laissée.

Si quelqu'un parvenait à ouvrir la porte, à cet instant même, Eren aurait la honte de sa vie. Mais ça importait peu, car le bruit sourd de la musique et des conversations hystériques couvraient sans mal sa propre conversation avec Levi, et que la manière particulière avec laquelle, presque difficilement, Levi respirait contre son téléphone, le rendait fou.

Il savait sans mal que Levi n'était pas mieux, car sa voix traînante, douce mais ennuyée, était bel et bien celle qu'il prenait n'importe quand il voulait détourner Levi de ses préoccupations. Il était devenu performant dans l'art de le distraite, de le rendre fou, lui aussi.

"Qu'est-ce t'es en train de faire?" formula finalement Levi, une question qui sans l'ombre d'un doute lui avait brûlé les lèvres jusqu'alors (et celles d'Eren, aussi).

"Je pense à toi," Eren répondit après un temps, cherchant le meilleur moyen de lui faire comprendre ce qu'il faisait. Il était toujours debout, regardant son sourire se former dans le miroir alors qu'il remontait sa main vers son estomac pour la redescendre, plus ferme et insistante.

Il inspira rapidement, trop rapidement — et ferma les yeux alors qu'il sentit le sang battre avec excitation dans son entrejambe. Levi grogna en retour, bougea un peu plus, et lorsque le silence revint, sembla prendre le temps d'imaginer Eren, son esprit cultivant toutes les alléchantes possibilités pour lesquelles Eren aurait autant de mal à respirer.

Ironiquement, Eren fit la même chose, fermant les yeux un instant avant de les rouvrir, regardant directement là où se trouvait sa main, parfaitement conscient que la zone avait gonflé depuis le début de cette conversation. (L'alcool n'aidait pas, et ivre, les deux se sentaient scandaleusement braves.)

Eren ne retourna pas la question, sachant parfaitement que Levi aurait été embarrassé de lui répondre — à ce stade, il était devenu évident qu'aucun des deux n'était en train de faire quelque chose qui se disait à voix haute. Implicitement, ils s'étaient tous les deux avoué la même chose, et manquaient d'assez de patience pour prendre leur temps (quoiqu'Eren sembla apte à ralentir le rythme, ne serait-ce que pour en profiter).

Maladroitement, Levi calcula mal ce qu'il faisait (peu importe ce dont il s'agissait), et un bref, puissant, rauque grognement siffla à travers ses dents. Il ne fallut qu'une seconde à Eren pour fermer les yeux, submergé par l'émotion, et deux à Hanji avant qu'elle ne s'écrie avec horreur de la pièce jouxtant la sienne.

Pour toute réponse, Levi se mit à rire tout bas, et Hanji continua à paniquer, criant qu'elle ne pouvait pas se boucher les oreilles présentement et que s'il devait continuer ce qu'il faisait, il devait obligatoirement baisser le volume sonore. (Ce qu'il tenta de faire, pendant une minute disons.)

"Putain…" grogna Eren, irrité, tandis qu'il s'énervait sur son téléphone qui lui glissait de la main. Le son, aussi frustré fut-il, d'un Eren impatient, ne fit qu'accélérer le processus du côté de Levi, qui se retint de répéter la même erreur en fermant les yeux.

Eren se regarda dans le miroir une nouvelle fois, et son coeur s'arrêta quand il reconnut, instinctivement, un son à l'autre bout du fil. C'était vague, indistinct, mais Eren n'en doutait plus désormais: Levi était en train de se soulager, là, tout de suite, et ce fut cette constatation intime et excitante qui le poussa à glisser sa propre main dans l'espace infime entre son estomac et sa ceinture (trop lâche, comme toujours).

Le bout de son ongle se glissa sous l'élastique de son caleçon et la poitrine éclatant comme une bombe, un peu plus à chaque seconde, il continua de la glisser jusqu'à ce qu'il sente la forme familière de son sexe — celle qu'il reconnaissait la plupart des matins, et bien des fois dans sa douche, et bien trop souvent lorsque Levi trouvait les failles parfaites pour l'exploiter. Levi avait beau l'air d'être sage et silencieux, il était en réalité un maître dans l'art de taquiner, de planter sa flèche là où la pointe ferait le plus mal. C'était généralement une bonne chose, du moins jusqu'à ce qu'on provoque la colère de Levi.

D'ici, Eren reconnut un remake de Breed de Nirvana, bien différent mais tout aussi fort que l'original — et la façon qu'eut la musique de résonner, de rebondir sur les murs en faisant tout tromber sur son passage, rendit la situation encore plus excitante, s'il était seulement possible de le devenir.

Il savait que les choses auraient pu être davantage plaisantes s'il avait été avec Levi tout simplement, mais les avantages de la situation étaient difficilement négligeables. Malgré l'aisance et la confiance qui s'était installée entre les deux, n'être soumis à aucun oeil, aucune main (même celles, bien appréciées et délicieusement délicates de Levi), lui laissait une liberté incroyable, une liberté qu'il pouvait tout aussi facilement communiquer avec sa voix, et le fait même de savoir que sa voix, et que l'idée qu'il puisse se toucher à l'autre bout du fil, parvenaient à pousser Levi au-delà de la frontière du raisonnable, était véritablement gratifiant.

En fait, c'était même assez fort pour lui donner confiance, et bientôt déjà il osait s'adosser contre la porte, son poignet travaillant inlassablement en va-et-vient, malgré que la pression de sa ceinture et de l'élastique de son sous-vêtement ait un effet de compression proprement désagréable.

Il s'en fichait bien, cela dit, tout comme ces nuits où il allait jusqu'à taquiner un poignet douloureux pour atteindre le paroxysme.

"T'en fais du bruit," commenta Levi en riant doucement, certain que s'il en parlait trop fort, Hanji se mettrait à crier d'horreur à nouveau.

Il était assis sur le comptoir où se trouvait le lavabo, dépourvu de tout vêtement mis à part un pauvre short en coton qu'il portait pour aller courir, et dont la couleur grise, nuancée, aidait aisément le relief. Sa main enfouie sous le tissu souple et agréable, il avait fini par ralentir le rythme à son tour, mais il transpirait tout de même, abondamment, et bien que l'idée de suer ainsi le dégoûtait, la voix d'Eren, musicale et éternellement jeune était assez pour le distraire.

"C'est trop fort pour toi?" Eren se mit à sourire pour lui-même, tête appuyée contre le bois blanc de la porte, sa main s'arrêtant de bouger dans son caleçon comme s'il craignait de n'en finir trop vite.

"Joue pas avec moi," répondit Levi, et il pouvait sentir les coins de sa bouche s'étirer à travers le téléphone. "Si c'était pas exactement ce que je rêvais d'entendre je t'aurais pas appelé."

C'était comme un avoeu, dont Eren s'était douté, d'ailleurs, mais dit de telle sorte qu'il était presque difficile de ne pas en rougir.

L'alcool le rendant légèrement perdu, Levi retira la main de son short pendant quelques secondes, fixant avec fascination l'érection évidente qui s'y cachait pauvrement. Il songea, l'espace d'un instant, que la voix d'Eren, à elle seule, était suffisante pour l'envoyer jusqu'à l'orgasme.

S'en rendre compte rendit la chose encore plus excitante encore, et il s'humecta les lèvres juste avant qu'Eren ne se remette à parler. Leur brève pause prit fin, et d'un commun accord, ils plongèrent leurs mains là où elles étaient censées se trouver, exactement là où ils voulaient qu'elles restent.

"Je ne sais pas si Jean est en train de prendre son pied, mais aucune chance qu'il s'éclate autant que moi."

Eren se mit à sourire à pleine dents, conscient que si Levi avait été assis là, sur la cuvette fermée des toilettes, et qu'il avait eu l'occasion de regarder Eren pendant qu'il se soulageait, l'effet aurait été immédiat.

Levi ne dit rien, mais il souriait aussi, regardant le sol de là où il était perché.

Comme deux adolescents timides, ils gardèrent ce silence pendant quelques secondes, jusqu'à temps que la vague de plaisir intense à laquelle ils avaient subitement mis fin ne reprenne tout à coup.

Eren gémit, ferma les yeux et fronça les sourcils, comme si le fait d'avoir une limite sonore lui était douloureux.

"Merde…" murmura-t-il, sa respiration déjà difficile. Inutile de préciser que Levi n'était pas mieux.

"T'arrête pas," encouragea Levi, sachant parfaitement que si le charme se brisait et que l'alcool (et ses effets quelque peu miraculeux) se dissipaient trop vite, l'accumulation si intense de leur plaisir risquait de connaître une fin décevante.

Décevante, dans le sens où il aurait été possible de le faire monter davantage ; car jamais une telle chose n'aurait pu être décevante à leurs yeux.

"T'arrête pas, Eren," répéta Levi comme s'il était en transe, et de ses yeux fermés, raffermit sa poigne déjà raisonnable autour de son sexe.

"Je m'arrête… pas…" et comme un enfant secoué par des pleurs, Eren eut du mal à s'exprimer.

Alors il se tut.

Et pendant deux, trois, quatre minutes, ils s'accompagnèrent dans leur plaisir mutuel, chacun un peu plus encouragé par le bruit qu'ils recevaient dans le téléphone, et il était impossible de déterminer si c'était Levi qui poussait Eren, ou si c'était Eren qui poussait Levi — dans les deux cas, comme un escalier, ils s'approchaient toujours un peu plus de la fin, inévitable, aussi bruyante et plaisante qu'elle pouvait être.

"Eren c'est tellement bon de t'entendre que c'en est injuste," grogna Levi à travers ses dents, irrité qu'il puisse sonner si bien dans ses oreilles. C'était une des choses les plus excitantes qu'il ait jamais entendues.

"Et c'est toi qui dis ça," se moqua Eren en retour, et les deux s'apprêtaient à rire à l'unisson quand soudain Eren se cambra contre la porte, gorge autant exposée que crispée, une veine battant violemment le sang là où elle aurait normalement été invisible.

Il grimaça, fronça les sourcils, et la plainte rauque, longue et intense qu'il laissa échapper suffit même à couvrir la musique dans ses propres oreilles. Soudain il n'y avait plus rien, plus rien à part les secousses de plaisir qui le faisaient trembler à même le bois, plus rien à part les jurons paniqués de Levi, à l'autre bout du fil, qui perdait son sang froid face à une chose aussi inhumainement troublante qu'Eren, dont tout contrôle s'échappait à mesure que sa voix, désespérée et cassée dans sa gorge, ne gagnait en puissance.

Levi pouvait presque sentir la dernière note approcher, celle, ultime, qui marquerait le retour à la normale. Un instant, il eut l'impression qu'il paniquait, sa respiration bloquée puis reprenant trop vite, s'entrechoquant comme un enfant pleurant incontrôlablement — puis il l'eut, cette ultime note, et projeta sa tête en arrière, si violemment qu'elle heurta le placard dans un bruit sourd, et au même moment qu'Hanji se mit à frapper à la porte pour s'assurer que ce bruit n'était pas grave, il sentit, à son tour, son estomac brûler dans une vague familière qui précédait chaque orgasme.

Il serra les dents, et alors qu'Eren respirait comme un fou, fatigué et à bout de forces, gémissant tout bas, dans le téléphone, alors qu'il s'autorisait une ou deux dernières caresses, Levi se crispa et se sentir basculer.

Il n'en fallut pas plus, et Levi accéléra le rythme avant de s'arrêter subitement, l'orgasme le frappant de plein fouet sans qu'il n'ait besoin d'achever le processus. Sa main reposa contre sa cuisse, sous le tissu chaud et déjà humide, et il resta assis là, impuissant, tandis qu'une vague de plaisir intolérable accompagna l'expulsion quasi douloureuse du liquide blanchâtre qui, instantanément, dessina une zone sombre sur la surface claire de son short.

Il reprit son souffle, dépassé et épaté par le pouvoir de la voix d'Eren, tandis que celui-là riait doucement de son côté. Hanji s'était remise à crier, horrifiée d'avoir à entendre une telle chose alors qu'elle s'était portée volontaire pour s'occuper de Levi, ivre et impatient, mais Levi déjà ne l'entendait plus.

"Putain de merde, Eren."

Un silence, et peu après, il entendit une voix grave et posée lui revenir.

"Je sais."


"Pas si mal," fit Jean en haussant les épaules avant de shooter nonchalament dans un caillou qui traînait sur la route.

"Pas mal du tout," soutint Eren avec un sourire en coin, et il fut soulagé que la pénombre lui assure le privilège considérable de pouvoir le faire, encore et encore, sans que Jean ne remarque rien.

Dans la nuit, leurs deux silhouettes traînaient des pieds au milieu de la large route qui menait à leur quartier, et Eren, bien qu'encore un peu étourdi par l'alcool, se sentait on ne peut plus relaxé.

Ça, cependant, il pouvait difficilement le confier à Jean sans recevoir les mêmes plaintes, bruyantes et déplaisantes, qu'Hanji.

"Quand je pense que c'est probablement la dernière soirée qu'on a passée avec toute le monde."

"Tu dis des conneries," soupira Eren. "Rien ne nous empêche d'en refaire, ne serait-ce que l'été prochain. Tu habites toujours ici à ce que je sache."

"Oui, mais ce sera différent. Tout le monde se sera installé, et se sera fait à la vie ailleurs; beaucoup ne reviendront pas, pas même pour voir leur famille. Et pour ceux qui seront logés de manière indépendante, tu peux être sûr qu'ils ne se donneront même pas la peine d'y songer."

Il n'avait pas tort, certes, mais au fond il refusait d'y croire. Il était plus facile de penser que cette vie adolescente et insouciante ne prendrait pas fin dans quelques semaines, mais qu'au lieu de ça, il suffirait d'en avoir envie pour retrouver cette atmosphère légère et parfois même un peu déraisonnable. Qu'il suffirait de quelques mots pour re-souder les amitiés, pour reformer les complicités oubliées.

Avec Sasha qui s'en allait dans le Nord, Connie en Europe, et Eren dieu sait où… c'était tout de même difficile à soutenir, comme hypothèse.

"De toute façon on sera pas si loin l'un de l'autre. J'aurai sûrement mon permis, cette fois… et je viendrai te voir. Non, toi tu viendras, et je nous emènerai à des endroits cool."

Ça n'étonnait guère Eren qu'il l'oblige à venir par ses propres moyens, mais l'idée ne l'irritait pas, pas ce soir en tout cas. C'était plus réconfortant, au contraire, de savoir que Jean ne changerait pas pour le moins du monde.

"Est-ce que Mina t'a dit adieu?" plaisanta-t-il au bout d'un temps, quand le silence fut non embarrassant, mais rempli de questions.

Jean se mit à sourire, presque malgré lui, et tourna la tête vers la maison à sa droite, loin du regard d'Eren. Il était quand même évident que la chose avait été plaisante.

"Pas vraiment. En fait, on s'est simplement embrassé. C'était… assez basique, ouais. Basique. Et, oui, avec la langue. En fait, j'ai eu l'impression qu'elle voulait passer la deuxième base, et juste à ce moment, un mec a fait exploser des pétards et elle a dû intervenir pour le jarter de là. Elle m'a dit qu'elle m'appelerait, m'a embrassée, alors je me suis dit que je pouvais partir."

Pendant un instant, bref mais présent, Eren se sentit comme fier d'avoir exploré de manière totale le paysage inconnu qu'était l'intimité. Il se sentit fier d'avoir cette personne, à cette côté, à qui il pouvait autant raconter sa journée, ses angoisses, ses espoirs, que s'exposer nu et ne craindre le moindre jugement en retour.

Au sens littéral.

Et il avait le sentiment que malgré son départ, qui s'approchait dangereusement, il aurait le temps de jouir de cette proximité incroyable qu'il partageait avec Levi. Y penser, même seul, dans la pénombre, le réconfortait un peu.

Il savait qu'une relation à distance pouvait difficilement marcher avec autant de distance entre eux, surtout si Levi replongeait totalement dans le travail et s'épuisait à la tâche pour combler le vide qu'il laisserait en partant ; surtout si Eren se mettait subitement à travailler, à sortir avec des amis, à se créer une toute nouvelle et tout aussi indispensable vie sociale.

Il n'était pas question d'infidélité, quoiqu'il aurait pu. Il s'agissait de ne pas pouvoir rentrer chez soi, le vendredi soir, froid et fatigué, esseulé, et trouver la seule personne qui compte assoupie sur le canapé.

Il s'agissait de ne pas pouvoir entendre la voix de cette même personne aussi souvent qu'on le voudrait, de ne pas toujours avoir la possibilité de penser à l'autre, de choisir de venir lorsque la décision s'impose. Il savait qu'Eren resterait chez lui, savourant la solitude en bon masochiste qu'il était, trop fatigué et anxieux pour revenir ici, même l'espace d'une journée, et qu'à la longue, ce genre de petites décisions avaient un coût.

Il savait que Levi était patient.

Il savait que même s'il ne l'avait pas été, il aurait essayé de l'être juste pour lui.

Mais il savait aussi qu'il valait mieux couper la plante à la racine, proprement et sans douleur, que de voir les pétales se déssécher jour après jour, sans avoir le pouvoir de la ramener à la vie peu importe combien on l'arrose.

"Tu sais ce qu'elle compte faire, l'année prochaine?"

Les mains dans les poches, Jean haussa les épaules, et Eren fut pris d'une légère déception. Au moins, il ne serait pas le seul à laisser des choses derrière lui. Même si Jean n'avait pas de sentiment particulier pour Mina, et que leur fraîche relation était loin de rivaliser avec celle qu'il entretenait avec Levi, c'était tout de même une potentielle raison de se lever le matin qu'il abandonnait de manière définitive.

Il avait toujours une poignée de semaines pour en profiter, cela étant. C'était mieux que rien.

Et puis ils ne dirent plus rien, ils contemplèrent le silence de leurs yeux fatigués, traînant avec paresse leurs semelles contre le gravier. Pas une voiture qui roulait, pas une lumière allumée aux alentours, ils étaient comme seuls au monde.

S'ils avaient été un couple mielleux et tendre comme tant d'autres, ils se seraient timidement offert une paume et se seraient dit qu'ils s'aimaient, comme un adieu discret dans la nuit, comme le dernier mot d'amour qu'ils se diraient jamais. Comme si, là, d'un instant à l'autre, tout pouvait s'écrouler sous leurs pieds et les emporter avec.

Mais ils n'étaient pas un couple mielleux et tendre comme tant d'autres, et ils s'échangèrent à peine un regard. Eux, de toute façon, n'avaient pas besoin de parler pour se comprendre.

Puis arriva la rue où leurs chemins devaient se séparer, à l'accoutumée. Et c'est par un commun accord qu'ils s'arrêtèrent, s'assirent au bord du trottoir et se firent muets à nouveau. Ce n'était pas tant qu'ils ne voulaient pas se quitter, c'était plus qu'ils ne voulaient pas rentrer chez eux, pas encore.

Eren, comme toujours, ne savait même pas s'il y aurait quelqu'un pour l'accueillir lorsqu'il pousserait la clé dans la serrure de la porte d'entrée.

"Mikasa va bien?" fut la première question qui vint briser le silence, après de longues et confortables minutes de calme.

Eren ne daigna pas regarder dans sa direction, mais jeta un coup d'oeil vers le ciel. Les étoiles étaient timides cette nuit.

"Elle va bien. Je crois…" Après une pause, comme s'il avait hésité, il reprit. "On parle plus beaucoup en ce moment. Parfois je l'appelle et on se confie tout ce qu'on a sur le coeur mais après, j'ai l'impression qu'on est tous les deux trop préoccupés."

"Et qu'est-ce qu'elle en pense?"

Cette fois-ci, Eren tourna la tête. Jean le regardait fixement dans la pénombre, sans bouger. Il lui fallut quelques secondes pour comprendre que Jean parlait bien d'un sujet qui fâche, celui-là même qu'il avait tenté d'éviter tout ce temps. Il serra les dents, expira longuement, puis haussa les épaules comme pour se calmer.

"Elle n'organiserait pas nos noces, mais j'imagine qu'elle s'y fait. C'est pas comme si elle avait le choix."

Et puis le silence à nouveau, autant parce que Jean était trop peu sobre pour aller dans cette direction que parce qu'Eren réalisait que bientôt, cette question n'aurait plus la moindre importance.


Quand Eren ferma la porte d'entrée derrière lui, il fut presque déçu de remarquer que toutes les lumières étaient éteintes. Il n'y avait personne, en tout cas, personne à qui il devrait faire la conversation et ça, en soi, c'était un soulagement. Mais au-delà de tout ça, il aurait presque eu envie de s'asseoir sur le canapé, la télévision en fond sonore, diffusant un de ces feuilletons médiocres que l'on ne regarde que parce qu'on n'a rien de mieux à faire, et silencieusement dire à son père, assis à côté, les paupières lourdes, qu'il aurait aimé avoir eu plus de temps.

Du temps, du temps pour tout.

Du temps pour lui avouer, du temps pour lui parler, pour s'excuser, du temps pour savourer cette insouciance qu'il buvait chaque matin au petit déjeuner sans même s'en apercevoir. Une fois que l'on part de chez soi, prêt ou non, on y revient rarement.

Le lit que l'on laisse dans une chambre inanimée restera vide bien longtemps.

Eren monta à l'étage dans un calme religieux, poussa doucement la porte entrouverte et alluma la lumière avec appréhension. Il fronça les sourcils d'irritation quand celle-ci lui agressa les yeux, le forcant à avancer à l'aveuglette en direction du lavabo.

Il regarda son reflet, et quel reflet…

Ses yeux étaient gonflés par le manque de sommeil et par l'alcool, rougis là où il se les était frottés trop fort et trop souvent. Son visage était écarlate, brûlant et le haut de son crâne brillait d'une pellicule de graisse capillaire qu'il trouva particulièrement dégoûtante. Ses yeux s'humidifièrent d'eux-mêmes, sous l'effet de la lumière vive et de l'épuisement de seconde main, et irrité de toujours avoir à s'essuyer les yeux, laissa faire.

Une minute plus tard, il s'accrochait au rebord du lavabo tandis que sa vision se faisait floue, et il pleurait en silence, sans le moindre son, sans le moindre gémissement plaintif. Il n'y eut que sa respiration, irrégulière mais calme, comme si usée, et le bruit familier de la machine à laver, au coin de la pièce, qui ronronnait tranquillement.

"Fais chier," il soupira, et traîna des pieds jusqu'à sa chambre.

Il ne daigna pas fermer la porte, ni fermer les volets, bien qu'il déteste les rayons du soleil matinaux, assez vifs pour tirer n'importe qui hors de son sommeil. Il était certain qu'avec tout cet alcool, de toute façon, il serait difficile de le tirer hors de quoi que ce soit.

Il retira ses chaussettes après s'être laissé tomber mollement sur le bord de son lit, les jeta dans le vide, où elles attériraient probablement au milieu d'autres chaussettes sales, assombries et nauséabondes. Il soupira derechef, plongea sa tête entre les mains, et refusant d'accepter la moindre migraine, s'essuya les yeux une dernière fois pour s'allonger.

S'allonger, il en avait besoin, et ça s'entendait — quand il fut étendu le long de son matelas, son dos avait craqué autant de fois que nécessaire. Il fit la même chose avec ses mains, son cou, et titilla son piercing plus par habitude que nécessité.

Il avait trop chaud pour se glisser sous les draps, trop froid pour retirer tous ses vêtements, et trop sommeil pour sortir son téléphone de sa poche et appeler quelqu'un. Qui pourrait-il bien appeler, de toute façon? Jean, probablement déjà arrivé chez lui, était encore plus probablement dans un coma profond sur son sofa, ou dix pieds sous terre dans son énorme lit. Mikasa était occupée, et il n'avait pas franchement envie de lui dire qu'il avait embrassé Jean à une soirée, ni qu'il s'était enfui dans la salle de bain pour se soulager au téléphone. En réalité, il ne restait plus qu'à appeler Levi.

Mais il resta là, fixant le plafond, à se demander ce qu'il pourrait bien lui dire, à lui aussi (si tant était qu'il ne dormait pas encore, ce qui, à en juger par la présence d'Hanji et son état bien plus tôt, était aussi certain qu'on pouvait le croire). Il savait que Levi et lui ne ressentaient nullement le besoin de s'échanger quoi que ce soit, que de s'entendre respirer, tousser et s'éclaircir la gorge était bien assez. Que même si le téléphone ne comblait pas l'envie d'être blotti l'un contre l'autre, ils avaient la sensation d'être ensemble malgré tout.

Mais il savait que plus il allait vers lui, plus il était dur de revenir. Ça, il le savait, ça avait commencé quand il avait compris qu'il devrait faire un choix. Et maintenant que ce choix était fait, l'issue semblait toujours s'assombrir au fil des jours. Parfois, il se disait qu'il était prêt. Que c'était la vie, un point c'est tout. Puis le matin suivant, il rayonnait d'un espoir naïf voué à être piétiné par sa propre pensée, lorsque quelques heures plus tard, il se rappelerait que rien ne marche jamais comme on le voudrait.

Alors au lieu de l'appeler, il se contenta de fixer le plafond. C'était une manière bien seule de s'alléger les pensées, mais au bout d'un moment, il finit par s'endormir sans même s'en rendre compte.


Ils l'avaient fait. Fait, refait et refait, encore et encore, partout où ils avaient eu l'idée de le faire.

Ils se connaissaient si intimement que la pudeur avait disparu, et qu'Eren se sentait plus à l'aise avec lui qu'avec n'importe qui d'autre. Même la solitude n'égalait plus cet homme avec qui il semblait tout partager.

L'émerveillement prit place, tardif mais bien là, et au beau milieu du compte à rebours du temps qu'il leur restait à passer ensemble, ils avaient pris le temps de s'arrêter pour le contempler.

"Tu vas me manquer."

Un silence, et Levi tourna la tête dans sa direction, l'air furieux.

"Je t'interdis de dire des saloperies pareilles."

Eren se mit à rire, et son rire résonna dans toute la pièce, mais Levi ne bougea pas. Ici, là où Levi semblait le dominer de toute part, Eren avait une chose qu'il n'avait pas — il était jeune, plein de vie, d'espoir parfois. Ce genre de paroles était facile à prononcer pour lui. Pour Levi, en revanche, c'était plus douloureux à entendre qu'autre chose.

Il se pencha en avant et embrassa Levi du bout des lèvres, au coin de la bouche, et les sourcils que Levi avait jusque là froncés se détendirent instantanément tandis qu'il se pencha à son tour pour demander un baiser plus satisfaisant.

Il ne dura pas plus de deux secondes, cependant, car Eren se détacha et roula sur le dos, à sa place habituellement désignée sur le matelas de Levi, dont l'odeur particulière lui donnait toujours l'impression d'être à l'endroit exact où il était censé de trouver.

Levi retourna sur son estomac, dans sa position initiale, et ils restèrent ainsi, comfortables avec le silence, leurs mollets se caressant irrégulièrement dans le calme le plus paisible. Parfois, l'un laisserait son mollet sur celui de l'autre, ou grimperait les caresses jusqu'au genou, et de temps en temps, Levi changerait sa tête de côté.

Quand il posa du côté d'Eren à nouveau, ils se regardèrent fixement, et Eren ne mit pas longtemps avant de sourire.

"Idiot."

Il sourit de plus belle, bien plus amusé par le manque de réaction de Levi que par le reste.

"Embrasse-moi," Levi ordonna presque timidement, et bien qu'il en eût l'habitude, Eren ne put s'empêcher de ressentir une vague de tendresse à cette vue.

"Non."

Silence.

"Si, embrasse-moi."

"Alors viens plus près," fit Eren, d'une façon si légère et insouciante que Levi se sentit presque redevenir adolescent, tomber les pieds liés dans une période qu'il pensait ne jamais avoir à revrire.

Et aussi incroyable que cela puisse sembler, il obtempéra.

C'était bien la seule personne à qui il était prêt à obéir sans rechigner, la seule personne dont les ordres aussi innocents soient-ils ne faisaient pas naître d'orgueil en lui.

Être avec Eren, ne serait-ce qu'une minute, c'était comme sortir tôt le matin après une pluie intense. La nature était éveillée, mais pensive; l'odeur de la pluie traînait dans l'air avec une légèreté mélancolique, et bien que la lumière ne soit pas assez claire pour paraître joyeuse et optimiste, le contact du froid contre la peau avait cet effet revigorant qui rendait les choses plus réelles, à portée de main.

Là, tout de suite, il était entre six et sept heures du matin, et ils venaient de se réveiller d'une sieste qui avait fini par durer toute la nuit. Petra venait la journée suivante, et Eren avait un concert la semaine d'après, mais ces moments passés ensemble avaient toujours la place principale, quels qu'ils soient.

En fait, jamais ils ne s'habituaient à ce temps qu'ils partageaient. Jamais ils ne le rendaient banal, ennuyeux, pénible. Jamais ils ne s'agaçaient. Certes ils pouvaient s'ennuyer, mais pas l'un de l'autre — ils s'ennuyaient ensemble, entremêlés dans le noir, attendant que la respiration de l'un berce l'autre.

Levi s'arrêta à un centimètre de son visage et au moment où Eren s'en empara, glissa un sourire sur le bout de ses lèvres sèches. Eren reposa sa paume chaude contre la joue de Levi, et l'y laissa longtemps, car personne ne daigna l'enlever.

Comme toujours, la tête d'Eren était pleine des choses qu'il aurait aimé lui dire. Des choses que Levi ne voulait pas entendre. Des choses concernant le temps qui file, concernant l'absence insoutenable qu'il laisserait derrière lui, concernant la culpabilité infernale qui le réveillait la nuit, et la nausée instantanée qui suivait l'instant fébrile où il réalisait qu'il ne se trouvait pas à ses côtés.

Il aurait aimé lui dire tant de choses, et pourtant, si peu était nécessaire. Voire même rien du tout.

Ils passèrent de longues soirées sur le canapé, étalés l'un sur l'autre, endormi contre la poitrine de celui qui résistait face à la nuit ; d'autres dehors, à explorer des restaurants discrets, peu chers, des endroits locaux comme ce restaurant chinois où ils avaient mangé vers une heure du matin, après avoir cherché dans les rues quelque part où se poser. Dans un coin de l'énorme salle pleine d'étrange murets finement peints, ils s'étaient embrassés entre deux bols de nouilles. Ils étaient allés au cinéma, mais avaient quitté la salle vingt minutes avant la fin, et ils avaient essayé de se joindre à une soirée que donnait Hanji, à laquelle s'étaient rendus tous les collègues de Levi et tous leurs amis communs — ici encore, Eren et Levi s'étaient éclipsés dans la buanderie et Levi avait dû se hisser tout seul sur l'une des machines à laver car Eren n'en avait pas eu la force (et dans cette même salle, ils l'avaient fait — deux fois). Ils étaient allés se promener de nombreuses fois, puis allés à la fête foraine un soir où toutes les lumières exotiques semblaient sorties d'un rêve, mais durant lequel le froid agaçant les avait ramenés chez eux. Levi était venu aux répétitions du groupe, lequel s'était présenté aussi poliment que possible, avant que la soirée ne se finisse par une partie de jeux vidéos (où Levi avait fini premier, sans surprise).

Et tristement, chaque fois qu'Eren se retrouva ainsi, allongé auprès de lui à regarder dans ses yeux pâles tandis qu'il caressait sa joue, il se répétait la même chose, comme une sorte de déception si intense qu'il ne pouvait s'en défaire.

Il se disait que peu importe combien il essayerait, et avec qui, et où, quand, comment — il savait qu'il ne parviendrait jamais à obtenir une alchimie aussi parfaite, à partager autant de choses sans avoir besoin de parler, ou de rire, de pleurer, de jeter une assiette contre le mur. Il savait que même s'il y donnait toute son âme, il n'arriverait jamais à aimer quelqu'un aussi pleinement, aussi fondamentalement. Qu'il ne pardonnerait jamais si vite, si facilement (autant qu'il s'excuserait lui-même, car entre eux deux, ils étaient toujours autant fautifs).

En réalité, l'amour de sa vie n'était pas le mot exact, mais Eren savait qu'il s'en rapprochait.

S'en séparer, c'était comme couper une fleur en deux : la racine d'un côté, et les pétales de l'autre.

Eren savait qu'il allait s'amouracher d'autres personnes, durant tout ce temps passé bien loin, et que même s'il revenait, quelle qu'en soit la raison et la durée, il n'oserait probablement pas revenir ici (la douleur n'en serait que plus forte). Il savait qu'il sortirait avec des gens, des filles, des garçons peut-être bien. Il savait qu'il serait jaloux, sans trop de justification, et qu'il s'en voudrait aussi.

Mais il savait également que s'il était la racine, dont la guérison était possible, Levi était les pétales et qu'il ne ferait que faner en son absence.

Levi ne donnait son amour qu'une seule fois, c'est tout.


"Allez, dépêche-toi!" cria Mikasa du rez-de-chaussée, et ce fut le signal.

Eren se jeta hors de son lit dénaturé, dépourvu de draps, d'oreillers, de n'importe quel bout de tissu qui l'aurait habituellement rendu si accueillant. Sa chambre autrefois remplie de tas de linge sale, de posters se détachant des murs, de livres à moitié ouverts traînant sur le sol, n'était plus qu'une pièce, faite de quatre murs, d'une fenêtre, et dont toute la vie un jour contenue s'était envolée en une fraction de secondes.

Il s'avança vers la porte, jeta un dernier coup d'oeil derrière lui, et lorsqu'il détourna le regard, il sembla qu'il venait de laisser une part de lui-même à l'intérieur de cette chambre enfantine.

Une nouvelle page qui se tourne, aurait dit n'importe qui. Pour lui, c'était plutôt comme si on l'avait arrachée pour mieux réécrire, et la sensation n'était ni plaisante, ni particulièrement déplaisante. En réalité, Eren réalisait peu l'ampleur de la chose.

Il savait que la vague le frapperait le soir même, quand il serait seul dans son minuscule appartement, laissé seul face au monde, seul face à tout ce qu'il refusait d'affronter. Il était plus plaisant de s'inventer une autre vie, une autre fin, de se dire qu'il finirait par revenir. Certes, la porte était toujours ouverte — mais plus personne ne la pousserait, pas même son père.

Son père, pour qui il s'était senti quelque peu coupable, car au fond il le laissait tout seul. La mort de sa mère lui était revenu comme une gifle, comme si en quittant ce foyer, il commettait une erreur impardonnable. Seulement, son père était si peu présent que la différence serait à peine notable, et il savait qu'il valait mieux pour tout le monde que les chemins se séparent ici et maintenant. Tout ce temps, après tout, c'était son père qui s'était senti coupable.

Son téléphone vibra dans sa poche et Eren s'immobilisa, attendant la significative seconde vibration qui marquerait un appel — mais plus rien ne bougea, et aussi déçu qu'irrité, il se dit que ce n'était pas urgent.

Il dévala l'escalier, un peu trop vite, peut-être, pour quelqu'un qui s'en allait pour un bon moment.

Mikasa l'attendait au pied de l'escalier, dans une robe rouge et des bottines sombres dont les lacets interminables traînaient par terre, pathétiques. Il ne lui fit pas remarquer (elle le savait probablement déjà), et ils échangèrent un simple mais tendre sourire, alors que le bruit du dernier sac jeté dans le coffre du van familial résonnait à l'extérieur.

Grisha avait aidé, mais c'était Mikasa qui allait conduire, et il savait qu'elle resterait la nuit pour l'aider à déballer le peu qu'il avait à emmener. Au moins, la solitude attendrait vingt-quatre heures.

Discrètement et maladroitement, Mikasa tendit la main et pressa avec compassion l'épaule de son frère, qui pour toute réponse, se mit à sourire dans le vide. Il savait ce qu'elle pensait, et il ne voulait pas l'entendre ; des semaines s'étaient écoulées depuis qu'elle avait été mise au courant, et maintenant que la colère s'était effacée, il ne restait plus qu'une couche tenace de peine et de pitié, qu'elle s'efforçait de ne pas miroiter dans ses yeux.

Difficile, quand on savait qu'Eren avait les yeux bouffis d'une nuit où il lui avait été impossible de fermer l'oeil. Il savait que cette nuit-là, il aurait dû la passer ailleurs. Il emporterait ce regret dans sa tombe.

"On est parés?" demanda Grisha, le ton léger et quelque peu inquiet, comme n'importe quel qui verrait partir son enfant cadet, le plus imprudent et sensible de tous.

"On est parés," répéta Mikasa, et glissa ses lunettes de soleil sur le bout de son nez.

Il faisait frais et elle portait des chaussettes qui lui arrivaient aux mollets, mais les rayons du soleil étaient assez vifs et puissants pour qu'on porte des lunettes à l'extérieur. En fait, Eren s'était même habitué au vent taquin et ne portait plus qu'un T-shirt, après avoir lancé son vieux sweater bleu marine sur le siège avant, à travers la fenêtre baissée de la portière.

Puis vinrent les moments gênants des au-revoirs. C'était stupide, car ils savaient tous les trois qu'ils se reverraient, mais quelque part, le départ d'Eren marquait le départ de tout le monde, et ils savaient aussi que puisqu'il ne restait plus que Grisha ici, Mikasa reviendrait moins souvent. Ils en avaient tous conscience, et la tristesse se lisait dans leurs yeux, autant que l'excitation secondaire qu'on pouvait attraper dans les gestes nerveux qu'Eren s'autorisait.

Il se massait la nuque, se touchait le coin interne de l'oeil, fronçait le nez. Il ne tenait pas en place, comme jamais, mais aujourd'hui, sa nervosité avait un certain sens.

Mikasa enlaça leur père, de manière confortable et habituée, et grimpa sur le siège conducteur de la grande voiture, sale et oubliée, dont la couleur s'était faite fade à travers les années. Quant ce fut le tour d'Eren, il glissa ses mains dans ses poches et attendit, étrangement, que quelque chose ne se passe.

Et puis Grisha s'avança, et d'un commun accord, leurs corps se rencontrèrent, nostalgiques et appréhensifs, se serrant avec hésitation comme si le geste aurait pu être inapproprié. Il faut dire qu'ils n'en avaient pas l'habitude, après tout.

Et puis Eren s'avança vers la voiture, et juste avant qu'il n'ouvre la portière de la voiture, Mikasa l'interpella de l'intérieur.

Il se pencha, s'accouda à la fenêtre baissée, et lui jeta un coup d'oeil tendu, peut-être même agacé tandis qu'il fronçait les sourcils au visage curieusement lumineux de sa soeur. Elle lui fit signe dans la direction opposée, celle du trottoir d'en face, et il se redressa sans trop savoir à quoi s'attendre.

Et là, debout sur le trottoir d'en face, se trouvait Levi, dans un t-shirt noir banal et une chemise blanche ouverte, dont les manches, comme à son habitude, étaient soigneusement roulées jusqu'au coude.

Son visage était étrangement fier, comme l'était celui de Grisha, et il aurait pu le croire s'il n'avait pas croisé son regard. Un regard fané, qui aurait pu frôler la déception si son visage même ne laissait pas voir qu'il s'y était préparé. C'était un regard qui tentait de se préparer davantage, encore, peut-être à ce qui suivrait son départ.

Eren l'imagina en train de retenir des sanglots enragés au milieu de son appartement inerte, s'en voulant de ne pas l'avoir suivi tout comme se félicitant de ne pas l'avoir retenu.

L'idée lui fit froid dans le dos et il contourna la voiture, doucement, d'abord, sentant qu'il pourrait aisément avoir les larmes aux yeux, puis ses pas s'accélérèrent lorsqu'il traversa la route, et quand il arriva à son niveau, se jeta brusquement dans ses bras.

À ça, Levi semblait s'y être préparé également, et comme un mécanisme viscéral, ses longs bras solides s'enroulèrent autour de son dos comme une deuxième peau. Comme une ceinture de sécurité. Il pouvait presque l'entendre lui dire que tout irait bien.

Mais Eren ne regardait pas Levi et Levi ne regardait pas Eren ; en réalité, Eren avait le visage enfoncé contre son torse et bloquait sa respiration pour ne pas la voir se raccourcir dans la panique, et Levi regardait au-delà de la route, tandis qu'il croisa un instant le regard de Grisha, échanga un hochement de tête poli et simplet, et fixa le goudron déprimant qui les séparait.

"Hey, hey gamin, c'est pas maintenant qu'il faut laisser tomber."

Comme pour lui assurer qu'il pouvait lui faire confiance, que c'était la bonne décision à prendre, il plongea sa main dans ses cheveux et les caressa affectueusement. Il put presque saisir l'instant précis où Eren se détendit contre lui.

À partir de là, il ne fallut qu'une poignée de secondes pour qu'il ne se détache, et leurs regards se croisèrent tristement.

Ils ne dirent rien, d'abord, comme si l'émotion était trop intense pour être commentée, comme si au moindre son, ils partiraient dans des longs sanglots incontrôlables qui secoueraient leurs corps pendant des heures. Ils se regardèrent en silence, se parlèrent avec les yeux, se dirent tout ce qu'ils ne s'étaient pas dits sans se donner la peine d'ouvrir la bouche.

Eren offrit sa paume, Levi y posa la sienne, et Eren la rapporta à ses lèvres pour l'embrasser frénétiquement, serrant les doigts encore chauds du plus âgé comme s'il refusait de les lâcher.

"Il faut que tu t'en ailles," conseilla-t-il, car Mikasa, qui regardait la scène de là où elle était, les yeux fatigués et quelque peu attristés, avait une main patiemment posée sur le volant.

Mikasa aurait pu attendre plus longtemps, elle était capable de ce mince sacrifice pour lui, pour eux — mais Levi savait qu'il ne fallait pas s'éterniser. Ce n'était que rendre la chose la plus difficile.

Aucun d'eux ne se fit la promesse de s'attendre, aucun ne s'échangea de voeu significatif ou d'objectif pour leur prochaine rencontre. En fait, ils ne savaient même pas s'ils allaient se revoir un jour, et l'horreur du moment prit soudain Eren quand il grimaça de manière ignoble pour s'empêcher de pleurer. (Dieu sait qu'il s'en sentait proche, c'était là, juste ici, à un centimètre près.)

"Est-ce qu'on s'appellera?"

"Tu sais que tu peux toujours m'appeler, Eren."

Et c'était vrai.

Et ces mots qui sonnaient comme un réconfort, et non une promesse, furent quelque part une garantie que tout irait bien. Même s'ils allaient s'éloigner, même s'il fallait en finir ici, il y aurait toujours la possibilité de composer son numéro et d'attendre une petite seconde pour entendre sa voix, pour lui confier tout ce qui n'allait pas, pour se vider entièrement là où personne n'était ici pour prendre sa place.

Il ne s'agissait même pas d'amitié. C'était bien plus abstrait encore. De la confiance, peut-être. Quelque chose dans ce goût-là.

Levi s'approcha, glissa ses paumes sur chacune des joues, et colla leurs nez l'un contre l'autre pour lui prouver qu'il était encore là, peu importe pour combien de temps. Une, deux, trois secondes et leurs visages glissèrent d'eux-mêmes d'un côté différent, lèvres solitaires cherchant leur complémentarité ; bouches s'unissant sans la moindre gêne comme si c'était ainsi qu'elles étaient censées se trouver.

Grisha était retourné à l'intérieur, et Mikasa avait détourné les yeux, par politesse et parce que la scène était trop émotive pour qu'elle n'ait envie de l'admettre, mais pourtant ils ne prirent pas plus de temps que ça. Ils se détachèrent, aussi vite qu'ils s'étaient retrouvés, et déjà Levi prenait un pas en arrière vers l'endroit exact où il se trouvait un peu plus tôt.

Eren ne bougea pas, pendant un instant, puis il se retourna vers la voiture et lorsqu'il commença à marcher, il ne se retourna pas une seule seconde, la poitrine douloureusement bloquée par l'envie irrésistible d'expirer de l'air qu'il ne savait même pas dans ses poumons.

Ce ne fut que lorsqu'il fut installé sur son siège qu'il regarda Levi, à travers la fenêtre ouverte de Mikasa, et qu'il lui adressa un sourire inquiet, un sourire qui disait: ne m'oublie pas.

Comme si tout ça n'avait été qu'un rêve, la silhouette de Levi disparut dans le rétroviseur quelques mètres plus loin. Mikasa mit la radio, et Eren poussa un long soupir.

Paradoxalement, il se sentait grandi, mais il ne s'était jamais senti aussi ridiculement petit.

Et puis il respira profondément, et un kilomètre plus loin, déjà, Eren Jaeger s'était fait à l'idée qu'il laissait le seul amour qu'il ait jamais connu bien loin derrière lui.


Des pas nerveux, excités, mesurés. Il trépignait sur place, se tournait de tous les côtés, ses mains s'accrochaient à tous les endroits qui pouvaient retarder sa trajectoire. Ses yeux vifs n'avaient jamais été aussi attentifs, aussi attachés au détail. Il reconnaissait l'odeur, il savait qu'il était chez lui.

Son coeur battait vite, et il ne sut pas trop si c'était dû à l'appréhension, où à l'effort physique trop prononcé qu'il avait fourni en se hâtant jusqu'ici. Les escaliers, après tout, n'avaient jamais été son fort.

Il toqua.

Une fois, deux fois.

Il n'y eut rien.

Son sourire se perdit dans le vide, et il fronça les sourcils comme si l'idée avait été mauvaise depuis le départ et qu'il s'en rendait compte seulement maintenant. Parfois l'ignorance valait mieux que la déception, et il savait qu'il n'était pas prêt pour une telle déception.

Il toqua une troisième fois.

Une quatrième.

Toujours rien.

Il attendit un moment, puis sa respiration se fit plus calme et il baissa les yeux, acceptant les choses telles qu'elles étaient. Il pouvait difficilement en exiger autre chose.

Il tourna les talons, sans envie ni énergie, et la brève excitation qui l'avait habitée un peu plus tôt ne fut qu'un lointain souvenir.

Ce, néanmoins, jusqu'à ce qu'un cliquetis métallique et qu'un froissement semblable à un soupir frustré et hâtif ne résonnent étrangement près, et il s'arrêta net en haut des escaliers, au moment même où une porte s'ouvrit à la volée.

Eren se retourna plus vite qu'il ne s'en serait cru capable, la poitrine réveillée comme après un sommeil de plusieurs vies. N'était-ce pas le cas?

"C'est toi," fit-il, lamentablement, parce que sa présence ici rendait sa surprise incroyablement stupide.

Un visage endormi, confus lui répondit — c'était sans l'ombre d'un doute un visage qu'il connaissait bien.

Il était devenu plus fade, plus fatigué, en un sens. Mais ses sourcils étaient toujours aussi fins, sa chevelure toujours aussi sombre, et ses yeux toujours aussi perçants, prêts à vous trouer l'estomac à la moindre erreur.

Ce n'est que lorsqu'Eren s'autorisa un sourire, un sourire qu'il ne commanda même pas, qu'il reçut une réponse.

Quelque chose tomba par terre, et il ne daigna pas regarder quoi. Une serviette, sûrement, à en juger par le son plat et ennuyeux qui suivit. Puis il se mit à sourire à son tour, les yeux brillants d'on ne savait trop quoi, et les coins de sa bouche tremblant comme s'il hésitait entre sourire et éclater de rire.

Car, c'était bien vrai, il y avait de quoi en rire.

Eren Jaeger se tenait devant sa porte, dans une chemise dénuée de pli, et s'il n'avait pas grandi, sa stature semblait s'être néanmoins solidifiée. Là où des cicatrices maladroites d'acné lointain avaient sculpté son menton, il n'y avait plus qu'une fine couche de poils fraîchement repoussés.

Deux, trois, quatre années? Peut-être même cinq.

Cinq années, et Eren se tenait debout devant lui, les yeux animés d'un espoir trop puéril pour son allure, et Levi, dont le visage sérieux transpirait l'affection écoeurante qu'il avait toujours eue à son égard, n'attendit pas plus longtemps pour l'attirer contre lui.

Cette étreinte avait un parfum différent, et Levi se rendit bien compte en sentant sa nuque chaude sous ses doigts qu'il avait changé. Mais c'était une bonne chose. Oui, c'était une bonne chose, car malgré tout ça, il était là.

Il était revenu.

Il était chez lui.

(Eren plus tard annonça qu'il ne repartirait plus, et Levi lui annonça qu'il était prêt à le suivre s'il le fallait un jour. Et aussi incroyable que cela put sembler, ils n'eurent pas besoin de reprendre là où ils s'étaient arrêtés, car ils avaient toujours su qu'ils ne s'étaient jamais vraiment arrêtés.)

THE END