Castiel avait toujours voulu faire du bénévolat. Il en avait longuement parlé avec ses amis et ses parents et s'était finalement décidé le jour où il avait appris dans le journal qu'un adolescent avait mis fin à ses jours simplement parce qu'il se sentait seul et n'avait personne à qui parler. Il avait contacté plusieurs associations avant d'en trouver une qui recrutait des bénévoles. Et après un entretien avec la responsable, il avait enfin reçu une réponse positive. SOS Amitié n'était pas la plus connue des associations de ce genre mais elle était active et constituée uniquement de bénévoles volontaires et compétents. Castiel avait passé plusieurs soirées en leur compagnie pour se former à la tâche avant de se voir confier un téléphone, une oreillette et un ordinateur. Chaque bénévole disposait d'un bureau où il pouvait discuter librement avec la personne qui les appelait mais avait également toujours à sa portée une télécommande pour alerter les responsables si la situation s'avérait trop compliquée. Castiel avait passé des heures à mémoriser les manipulations à faire pour contacter les secours et il se sentait fin prêt à remplir sa tâche.
Il avait commencé à dix heures du soir et avait depuis passé son temps à écouter des adolescentes pleurer sur leur dernière histoire d'amour et sur la rupture qui avait suivi. Castiel les avait laissé parler sans jamais les interrompre, leur promettant que tout finirait par s'arranger. Il était passé par là lui-même. Il savait exactement ce qu'on pouvait ressentir quand on a seize ans et le cœur brisé. Il ne sous-estimait pas leur souffrance même s'il doutait sincèrement du sérieux de leurs menaces d'en finir.
Après avoir pris un café dans la salle commune et discuter quelques minutes avec un autre bénévole, Castiel reprit finalement place à son bureau. Il jeta un coup d'œil au réveil posé à côté de l'ordinateur. Onze heures douze. Il s'était préparé à assumer des permanences de nuit mais il ne pouvait s'empêcher d'être fatigué. Il secoua la tête et ralluma son téléphone. La responsable lui avait longuement expliqué que les nuits étaient toujours les moments les plus chargés pour les bénévoles. Et Castiel observa avec anxiété et impatience la lumière qui s'allumerait au prochain appel.
L'ordinateur devant lui était relié au téléphone et lui fournissait à chaque fois le numéro de la personne dont il devait s'occuper. Il n'avait aucun nom et aucune adresse. Et cela le frustrait. Mais le logiciel de l'association lui offrait un manuel d'instruction complet sur ce qu'il devait dire et faire selon les situations et il ne comptait pas en dévier avant de maîtriser parfaitement les techniques qui y étaient listées.
Ses amis l'avaient encouragé dans son choix. Il se savait soutenu. Même s'il était incapable d'expliquer exactement pourquoi il voulait tant aider les autres. Il avait eu une enfance heureuse, était proche de sa famille et avait autour de lui des personnes qui l'écoutaient et l'aimaient. Il s'estimait plutôt chanceux et même sa vie professionnelle semblait vouloir lui sourire. Il avait tout ce dont on pouvait rêver et pourtant … Il y avait toujours eu ce vide au fond de lui. Cette sensation qu'il avait le devoir de faire plus. Le devoir de donner un peu de ce qu'il avait reçu. Il n'aimait pas l'idée qu'il puisse tout avoir quand d'autres n'avaient rien. Ce n'était pas une question de culpabilité. Loin de là. Il savait bien qu'il n'était pas responsable des problèmes que rencontraient les gens qui appelaient l'association. C'était autre chose. Un peu comme s'il gâchait sa vie en ne faisant rien de plus. A vingt-huit ans, il avait la sensation d'être exactement à l'endroit où il devait être. Il se sentait enfin complet. Heureux.
Castiel jeta un énième coup d'œil au téléphone. La lumière semblait ne pas vouloir s'allumer et il finit par bailler bruyamment. Il se frotta rapidement les yeux pour chasser la fatigue puis observa le plafond. Il avait entendu des bénévoles lui raconter les pires appels qu'ils avaient reçus, frissonnant à chaque fois qu'il prenait conscience de l'immensité du chagrin des personnes concernées. Il se demandait s'il serait capable d'être suffisamment détaché pour être parfaitement lucide et efficace s'il était confronté à ce type de situation.
Il aimait à penser qu'il était suffisamment solide pour les affronter. Mais il savait également qu'il ne pourrait en être sûr qu'au moment où il serait face au mur.
Castiel se passa la langue sur les lèvres et sursauta quand un bip dans son oreillette lui signifia qu'il avait un appel. Il appuya sur le bouton du téléphone et prit une grande inspiration avant de parler.
- SOS Amitié, Castiel à l'appareil, énonça t-il d'une voix aussi neutre que possible.
Pendant une seconde, il n'entendit rien de plus qu'une respiration saccadée à l'autre bout du fil. Il jeta un coup d'œil à son ordinateur et s'assura que le numéro de téléphone était effectivement enregistré avant d'enchaîner.
- Allo ? Ici Castiel. Il y a quelqu'un ?
Pendant une seconde, le jeune homme redouta qu'il s'agisse d'une mauvaise blague et il hésita à raccrocher. Mais au moment où il approcha sa main du téléphone, la personne à l'autre bout du fil prit enfin la parole.
- Bonsoir Castiel.
C'était une voix d'homme. De toute évidence, de quelqu'un de jeune.
- Bonsoir, quel est ton nom ? demanda le jeune homme en suivant scrupuleusement le protocole qu'on lui avait expliqué.
- Jason.
- Jason répéta Castiel en notant le nom sur son calepin pour éviter de commettre la moindre erreur.
Il ne pouvait pas savoir s'il s'agissait là du vrai nom de son interlocuteur mais il estimait que cela n'avait pas une grande importance. Il reposa son stylo et ajusta son oreillette.
- Qu'est-ce qui motive ton appel Jason ? demanda Castiel en s'adossant à sa chaise.
Son interlocuteur prit à nouveau de longues secondes avant de répondre. Le jeune homme ferma les yeux et se répéta plusieurs fois d'être patient et de ne surtout pas brusquer la personne qui l'avait appelé. C'était une des premières règles qu'il avait apprise en arrivant ici.
- Tu connais Metallica Castiel ? demanda finalement Jason d'une toute petite voix.
Le jeune homme fronça les sourcils, surpris par la question. Mais il se doutait que les choses n'étaient pas simples pour son interlocuteur et il avait l'intention de lui laisser tout le temps nécessaire pour qu'il lui donne enfin la véritable raison de son appel.
- Pas très bien non, répondit-il finalement. Je les connais principalement de nom. Tu es fan ?
- Je les écoutais tout le temps quand j'étais plus jeune mais ensuite … ensuite un peu moins. Mais depuis quelques jours, il y a une de leur chanson qui me trotte dans la tête … une chanson que j'écoute en boucle.
Castiel reprit son stylo et nota le nom du groupe en dessous de celui de son interlocuteur. Il n'avait pas à fournir un quelconque rapport à la fin de sa permanence mais il ressentait le besoin de prendre des notes pour avoir une vue d'ensemble sur la situation.
- Quelle chanson ? demanda t-il en levant les yeux vers son ordinateur.
- Fade to black, répondit Jason presque aussitôt.
Castiel écrivit le titre du morceau puis soupira.
- Je ne la connais pas, avoua t-il en tapotant le bout de son stylo contre le bureau en bois.
- Tu veux que je te la chante ?
Castiel fronça les sourcils. Il ne voyait pas l'intérêt d'entendre son interlocuteur chanter pour lui mais il savait également qu'il était inutile de porter des jugements sans en savoir plus. Il espérait simplement que Jason n'était pas en train de lui faire perdre son temps et de se jouer de lui.
- Bien sûr, je t'écoute, accepta t-il finalement, non sans une certaine retenue.
Il tendit l'oreille et attendit patiemment que son interlocuteur mette fin au silence qui avait suivi sa réponse. Jason finit par se racler la gorge.
- Life it seems will fade away. Drifting further every day. Getting lost within myself. Nothing matters, no one else. I have lost the will to live. Simply nothing more to give. There is nothing more for me. Need the end to set me free.
Castiel sentit un frisson lui parcourir la colonne vertébrale en entendant les paroles. Elles étaient particulièrement claires sur le sens de la chanson et le jeune homme comprit alors ce que son interlocuteur essayait de lui dire. Mais il choisit de ne pas l'interrompre.
- Things not what they used to be. Missing one inside of me. Deathly lost, this can't be real. Can't stand this hell I feel. Emptiness is filling me. To the point of agony. Growing darkness take me dawn. I was me but now he's gone, continua Jason d'une voix tremblante.
Castiel devait reconnaître qu'il chantait bien. Sa voix était grave et avait quelque chose de sensuelle et d'enivrante. Mais le sens des mots qu'il prononçait laissait deviner l'immensité du chagrin de Jason. Et Castiel sentit son cœur se serrer.
- No one but me can save myself but it's too late. Now I can't think, think why I should even try.
Castiel ferma les yeux une seconde afin de retrouver un minimum de calme. Il les rouvrit seulement quand Jason reprit la parole, sa voix plus assurée que quelques secondes plus tôt comme s'il était soulagé d'avoir fait passer son message.
- Yesterday seems as though it never existed. Death greets me warm. Now I would just say goodbye.
Castiel prit son stylo et nota le mot « suicidaire » sous le titre de la chanson. Il l'entoura plusieurs fois avant d'hocher vainement la tête. Jason ne dit plus rien et le jeune homme en déduisit qu'il avait fini de chanter. C'était à son tour de parler mais il n'avait aucune idée de ce qu'il convenait de dire. Il opta pour une question. Il avait besoin d'un peu plus d'informations sur son interlocuteur afin de l'aider.
- Pourquoi écoutes-tu cette chanson en boucle ?
Jason rit tristement à l'autre bout du fil avant de répondre.
- Ca me semble assez clair.
- Oui bien sûr mais … ce que je veux savoir c'est … pourquoi maintenant ? Qu'est-ce qui t'as fait repenser à elle ?
Castiel se mordit la lèvre en attendant la réponse. Jason respirait toujours bruyamment à l'autre bout du fil et pendant une seconde, le jeune homme se demanda si ce n'était pas déjà trop tard. Etait-ce réellement un appel à l'aide ou simplement une sorte d'adieu ?
- Récemment j'ai … j'ai juste vécu quelque chose et … la vie est comme ça je suppose. Elle est … parfois elle est simplement trop dure à supporter. Pourquoi se battre si tout ce qu'on obtient c'est un peu plus de souffrance à chaque fois ? expliqua Jason calmement.
Castiel ouvrit le manuel d'instruction sur son ordinateur et choisit immédiatement la section « suicide » avant de reprendre la parole.
- Tu es seul Jason ? Il y a quelqu'un avec toi ce soir ? demanda t-il en suivant les instructions à l'écran.
Chris est sorti.
- Qui est Chris ?
- Mon ami … mon colocataire.
Castiel nota le nom sur son calepin avant de reporter son attention sur l'écran de l'ordinateur. Il parcourut rapidement la marche à suivre avant de se décider à reprendre la parole.
- Est-ce que tu as parlé à Chris de ce que tu ressens ? Est-ce qu'il a la moindre idée de ce que tu traverses ?
Il entendit Jason rire à nouveau à l'autre bout du fil mais ce n'était pas un rire joyeux. Et Castiel sentit son cœur s'accélérer. Il était un peu perdu et craignait que certains de ses mots ne soient mal interprétés et aient l'effet inverse de celui désiré.
- Je ne lui ai jamais dit ouvertement mais il n'est pas idiot. C'est lui qui m'a donné votre numéro, expliqua Jason après un nouveau long silence.
Castiel nota l'information sur son calepin puis tapota une seconde son stylo contre son front, incapable de trouver les mots justes. Il opta pour quelque chose de simple qui ne risquait pas d'être mal perçu.
- Pourquoi nous avoir appelés ?
- Je ne sais pas trop, répondit Jason presque aussitôt. Je suppose que j'avais besoin d'entendre quelqu'un d'extérieur me dire que j'ai raison … que j'ai pris la bonne décision.
- Quelle décision ? enchaîna Castiel.
Il avait besoin d'entendre les mots dans la bouche de Jason. Il espérait qu'en les disant haut et fort, le jeune homme prendrait conscience de l'ampleur de ce que cela signifiait et qu'il finirait par changer d'avis.
- Celle d'en finir, expliqua finalement Jason d'une voix bien trop calme au goût de Castiel. Celle de mettre fin à mes jours.
Il semblait si sûr de lui que Castiel commençait à douter de sa capacité à l'aider.
- Si c'est ce que tu attends de moi, alors tu t'es trompé de numéro. Je ne suis pas ici pour t'encourager à te suicider. C'est même plutôt l'inverse et je te soupçonne de le savoir.
Jason marmonna quelque chose que Castiel ne comprit pas avant de se racler la gorge et de parler à nouveau.
- Si tu étais à ma place, tu ne tiendrais pas le même discours.
Castiel frissonna à nouveau malgré la chaleur dans la pièce. Il déglutit avec peine puis rassembla son courage et tenta une nouvelle approche.
- Ca fait longtemps que tu ressens ça ? Que tu penses à toutes ces choses ? demanda t-il.
Jason ne répondit pas immédiatement et le silence sembla durer une éternité.
- Deux ans … ou peut-être plus … je ne suis plus tout à fait sûr.
Castiel nota l'information puis serra son stylo dans sa main. Il jouait un jeu risqué mais il ne voyait pas d'autres alternatives.
- Pourquoi ne pas l'avoir fait avant dans ce cas ? tenta t-il en croisant les doigts.
Jason rit à nouveau à l'autre bout du fil et Castiel sentit tout son corps se tendre.
- C'est une drôle de façon d'essayer de m'aider, commenta le jeune homme quand il eut retrouvé son calme. Tu n'es quand même pas en train de me demander pourquoi je ne suis pas déjà mort ?
- En quelque sorte si … c'est juste que je … je me demande pourquoi tu t'es accroché toutes ces années pour finalement baisser les bras aujourd'hui.
Castiel avait besoin d'entendre Jason lui donner une raison de vivre. Une qui viendrait de lui et qu'il pourrait exploiter ensuite. Il attendit patiemment la réponse en fermant les yeux.
- C'est en partie à cause de Chris, finit par dire Jason.
- A cause de lui que tu …
- Que je suis toujours en vie. Il a toujours veillé sur moi et je … j'ai toujours pensé que je lui devais de m'accrocher.
- Qu'est-ce qui a changé ?
Castiel prenait des notes au fur et à mesure que Jason se confiait. Des notes qu'il espérait utiles même s'il doutait qu'elles ne le soient.
- Il est amoureux, déclara Jason d'une voix calme et neutre.
Castiel fronça les sourcils mais ne dit rien.
- Lui et Steve, ils … ils sont ensemble depuis un moment maintenant mais ce n'était pas vraiment sérieux. Aujourd'hui ils … ils ont des projets et je sais qu'ils ne les accompliront jamais tant que je serais en travers de leur chemin. Et ils méritent d'être heureux.
Castiel nota le nom du petit-ami de Chris puis tira un trait entre les deux. Il réfléchit une seconde et se demanda si la relation des deux amis de Jason n'était pas la réelle cause de son mal-être. Il choisit de lui poser la question.
- Tu es amoureux de Chris ? De Steve ? C'est pour ça que tu veux en finir ?
Jason soupira à l'autre bout du fil puis ricana une seconde comme si c'était l'idée la plus idiote qui soit.
- Non, ce sont mes amis et je ne … j'ai cru aimer Chris il y a longtemps mais j'ai rapidement compris que nous n'étions qu'amis.
Castiel acquiesça avant de noter le mot « gay » sur son calepin et de dessiner un point d'interrogation juste à côté.
- Quel âge as-tu Jason ? demanda t-il ensuite.
- Pourquoi cette question ?
- Parce que j'aimerais en savoir un peu plus sur toi.
- Aucun intérêt, on ne se rencontrera jamais et après ce soir, on ne se parlera même plus jamais au téléphone.
J- ustement, insista Castiel. Tu n'as aucune raison de me cacher cette information.
Jason sembla hésiter une seconde avant de soupirer longuement.
- Toi, quel âge as-tu ? demanda t-il.
Castiel se massa la nuque une seconde. Les bénévoles de l'association lui avaient tous dit de ne jamais donner d'informations le concernant. Mais il ne voyait pas comment obtenir la confiance de Jason sans répondre à sa question.
- 28 ans.
Il se demanda une seconde s'il n'aurait pas du mentir. Il sentait à la voix de son interlocuteur qu'il était plus jeune que lui, sans doute de quelques années. Et il espérait que la différence d'âge ne serait pas un problème.
- Tu me croirais si je te disais que j'ai 25 ans ? demanda Jason d'une voix faible.
Castiel secoua la tête inutilement avant de se rappeler que le jeune homme ne pouvait pas le voir.
- Certainement pas si tu le dis comme ça, répondit-il.
Jason soupira longuement à l'autre bout du fil.
- Je suis assez vieux pour savoir ce que je veux et prendre mes décisions seul si c'est ce qui t'inquiète, expliqua t-il alors.
Castiel porta le bouchon de son stylo à sa bouche et le mâchouilla une seconde sans rien dire. Il avait l'intuition qu'en choisissant de ne pas parler, il finirait par obtenir une réponse. Il avait vu juste.
- Ok, ok, j'ai 17 ans.
Castiel lâcha son stylo sous l'effet de la surprise. Il s'était attendu à ce que Jason soit plus jeune que lui mais il n'avait pas pensé qu'il pourrait être aussi jeune. Des dizaines de questions lui vinrent à l'esprit avec cette révélation. Comment un gamin – car c'était un gamin pour lui – aussi jeune pouvait paraître aussi désespéré ? Pourquoi vivait-il en colocation et pas chez ses parents ? Jason lui avait dit qu'il souffrait depuis deux ans maintenant. Cela signifiait que son mal-être remontait à l'année de ses quinze ans. Le jeune homme frissonna à nouveau.
- C'est affreusement jeune pour … commença t-il.
Jason ne lui laissa pas le temps de finir sa phrase.
- Pour quoi ? Pour souffrir ? Pour vouloir en finir ? Il y a un âge plancher en dessous du quel on n'a pas le droit d'avoir mal ? demanda t-il en haussant le ton.
Castiel se mordilla la lèvre une seconde, conscient qu'il avait commis une erreur.
- Non bien sûr que non, assura t-il. Ce n'est pas ce que je voulais dire.
C'était un mensonge bien sûr. Et Jason ne pouvait pas l'ignorer. Toutefois, il ne fit aucune réflexion à ce sujet et le jeune homme lui en fut reconnaissant.
- Où sont tes parents Jason ? demanda Castiel pour changer de sujet.
Il y a un bruit sourd à l'autre bout du fil et le jeune homme entendit son interlocuteur jurer pendant quelques secondes. Castiel eut la sensation qu'il avait frappé quelque chose avec son poing. Mais il ne dit rien.
- Ca c'est la question à dix mille dollars, plaisanta finalement Jason d'une voix qui n'avait rien de joyeuse.
- Tu ne le sais pas ? demanda Castiel en fronçant les sourcils.
Il nota l'information sur son calepin avant que Jason ne le contredise.
- Disons que je sais où ils habitent si c'est la question … enfin bien sûr, sauf s'ils ont déménagés depuis … mais je suppose qu'ils sont toujours quelque part au Kansas.
Castiel jeta un coup d'œil à l'indicatif dans le numéro de téléphone de Jason. Californie. Comme lui. Cela faisait une sacrée distance.
- Tu ne leur parles plus ? demanda t-il.
- Disons que c'est eux qui ne me parlent plus … mais le sentiment est réciproque.
- Qu'est-ce qui s'est passé ?
- Qu'est-ce que tu en as à faire ?
Castiel sentait de l'agressivité dans le ton de Jason et il sut alors qu'il avait mis le doigt sur le cœur de problème. Il comptait bien creuser cette piste jusqu'à comprendre pourquoi son interlocuteur était aussi désespéré.
- Crois-le ou non, je m'intéresse à toi. Si tu ne voulais pas qu'on te pose ces questions, tu n'aurais pas du appeler.
- Peut-être que je devrais raccrocher alors …
Castiel se redressa aussitôt dans sa chaise, pris de panique.
- Non s'il te plait … je veux juste … je veux juste comprendre, supplia t-il.
Il entendit Jason rire à nouveau puis renifler bruyamment. Castiel se demanda s'il n'était pas en train de pleurer.
- Ils m'ont fichu à la porte il y a deux ans et trois jours. Et si tu te demandes comment je peux avoir un compte aussi exact, laisse-moi juste te préciser que c'était le jour de mon anniversaire et qu'il m'est difficile de l'oublier.
Castiel nota l'information sur son calepin puis ferma les yeux. Jason avait dix-sept et trois jours … il avait quinze ans le jour où on l'avait mis dehors. C'était trop jeune. Trop cruel. Trop triste. Il se passa la langue sur les lèvres.
- Je peux te demander pourquoi ?
- Pourquoi ils m'ont mis dehors ? A ton avis ? Parce que je ne collais pas vraiment à l'image du fils parfait qu'ils avaient en tête. Parce que j'étais différent. Et parce qu'ils sont si obnubilés par la religion qu'ils sont prêt à tout sacrifier pour tes préceptes édictés par des types morts depuis des centaines d'années.
Castiel tira alors un trait sur le point d'interrogation qu'il avait dessiné à côté du mot « gay ». Les choses étaient claires dans son esprit à présent et il ne put s'empêcher de se demander ce qu'il serait devenu si ses parents avaient réagis de la même manière à sa propre homosexualité.
- Ils t'ont mis dehors parce que tu aimais les garçons ? demanda t-il.
- Imagine leur choc quand ils m'ont trouvé complètement nu et en train de coucher avec un garçon qu'ils connaissaient depuis toujours.
- Est-ce que c'était Chris ?
Jason soupira une énième fois à l'autre bout du fil.
- On était voisin à l'époque et nos parents … nos parents étaient amis. Chris est plus vieux que moi … il avait dix-huit ans à l'époque et il s'apprêtait à partir pour Los Angeles pour tenter sa chance dans la musique. Il était venu me dire au revoir et … le pire c'est qu'il était le premier … c'est lui qui m'a ouvert les yeux sur celui que j'étais. C'est lui qui m'a donné mon premier baiser aussi … et disons que ma première fois sera toujours ancrée dans ma mémoire … et sans doute dans celle de mes parents.
Castiel pouvait difficilement imaginer l'horreur que Jason avait vécu. Et il ne comprenait pas comment des parents pouvaient rejeter leur enfant simplement parce qu'il était gay. Chez lui, les choses avaient été différentes. Quand il avait avoué la vérité à ses parents, il n'avait reçu que du soutien et de l'amour. Il était extrêmement chanceux.
- Mon père m'a dit qu'il ne voulait pas d'une pédale sous son toit … ma mère … ma mère a essayé de s'opposer mais elle n'a jamais vraiment eu le courage de lui tenir tête.
- Tu as des frères et sœur ?
- Un frère oui. Mais il était trop jeune à l'époque.
Castiel nota les informations données puis se massa l'arrête du nez avec sa main libre.
- Tu n'as jamais essayé de contacter ton frère ou ta mère ?
Cette fois, il sut que Jason pleurait quand il entendit un sanglot étouffé à l'autre bout du fil.
- Jason ?
- Ma mère est … récemment elle …
- Quoi ? Elle est quoi ?
De nouveaux sanglots remplirent son oreillette et il sentit son cœur se briser. Il laissa à Jason tout le temps nécessaire pour retrouver son calme puis un moment encore pour reprendre la parole.
- C'était mon anniversaire, lâcha t-il finalement.
- Lequel ?
- Le dernier … lundi … c'était mon anniversaire et j'ai … Chris avait organisé une soirée mais ensuite … Castiel … elle est morte.
Le jeune homme ferma les yeux en entendant ces quelques mots. Il avait enfin mis le doigt sur l'origine de la décision de Jason d'en finir avec la vie. Il aurait probablement du dire quelque chose de standard, quelque chose qui ressemblerait à « je suis désolé » ou « mes sincères condoléances » mais il savait que ce n'était pas ce dont son interlocuteur avait besoin. Il choisit une autre option.
- Ce n'est pas de ta faute, assura t-il.
Jason se mit alors à rire mais rapidement les sanglots reprirent le dessus.
- Si … si … c'est … c'est … ma … ma … fau-faute.
Castiel sentit des larmes abonder dans ses yeux devant la détresse de Jason. Il les essuya du revers de la main.
- Bien sûr que non, insista Castiel, incapable d'en dire plus.
Il tenta d'ignorer les pleurs de Jason mais il en fut incapable. Il aurait voulu pouvoir être à côté de lui et le prendre dans ses bras et pendant une seconde, il hésita même à demander au jeune homme son adresse.
- Tu n'en sais rien alors arrête de mentir, hurla finalement Jason, tirant Castiel de ses songes.
Ce dernier fronça les sourcils.
- Quoi ?
- Tout est de ma faute, je le sais. Parce qu'elle … elle a avalé un tube entier d'antidépresseurs ! Elle s'est suicidée à cause de moi ! Le jour de mon anniversaire … elle … c'est entièrement ma faute et maintenant je … je ne vois aucune raison de vivre … je ne fais que décevoir les gens … je suis toujours en travers du chemin et je suis … je suis inutile et incapable. Je ne mérite pas de vivre !
- Jason, s'il te plait calme-toi, supplia Castiel dont les larmes coulaient à présent librement.
- Je vais raccrocher maintenant.
Castiel sentit son cœur s'accélérer. Il secoua la tête.
- Non, non, non … tu ne vas pas raccrocher. On va en parler ensemble … je n'ai aucune idée de ce que tu vis mais je veux t'aider. Je … donne-moi ton adresse s'il te plait. Je peux venir … on pourrait discuter.
- Hors de question, le coupa Jason d'une voix ferme.
- Alors j'enverrais la police. Tu ne me laisses pas le choix. Jason, si tu raccroches, je leur transmets ton numéro et ils seront chez toi dans la seconde.
Un nouveau rire et Castiel frissonna de plus belle.
- J'appelle depuis une cabine, souffla Jason.
Castiel sentit des larmes rouler sur ses joues et sur ses lèvres. Il voulait parler mais un nœud dans sa gorge semblait décider à l'en empêcher.
- Au revoir Castiel, ajouta Jason avant de raccrocher.
Le jeune homme se leva de sa chaise en un bond.
- Jason non ! Jason ? Jason ? cria t-il inutilement.
La lumière de son téléphone était éteinte confirmant la fin de la communication. Castiel arracha son oreillette et la jeta contre le mur devant lui. Il retomba ensuite sur sa chaise, convaincu d'avoir échoué. Il pouvait presque voir le corps inerte de Jason, ses yeux ouverts et vitreux et il sut que tout était de sa faute. Incapable de se retenir plus longtemps, il explosa finalement en sanglots, les pleurs de Jason résonnant à nouveau dans ses oreilles accentuant un peu plus son chagrin.