Un cri sous la mer

Aux yeux de tous, Abigail Tarrant avait une vie parfaite.

Elle ne rêvait que d'y échapper, mais pas pour les raisons que l'on aurait pu lui prêter – le caprice d'une petite fille riche.

Elle voulait juste échapper à son père.

La première fois que l'Indicible était arrivé, Abby avait quatre ans.

Par la suite, il ne s'était pas passé une seule nuit sans que son père ne pénètre dans sa chambre. Des fois, il ne restait que le temps de commettre l'Indicible, des fois, il restait quelques heures. Des fois, il restait toute la nuit.

Rien ne pouvait l'empêcher de venir. Même pas quand Abby essayait de bloquer la porte avec son coffre à jouets. Il finissait toujours par rentrer.

Vilaine Abby, tu n'aimes donc plus ton papa ? Tu veux que je te punisse ?

Quand il la punissait, il ne se contentait pas de l'Indicible. Abby devait utiliser sa bouche, et elle devait tout avaler. Si elle vomissait, il recommençait jusqu'à ce qu'elle déglutisse, et ensuite, elle devait nettoyer par terre pour que la femme de ménage ne trouve rien.

Professeur, on peut tomber enceinte par la bouche ?

Bien sûr que non ! Qui t'a dit une telle bêtise, Abigail ?

Elle ne pouvait rien dire. Papa était adorable, quand ce n'était pas la nuit. Il lui parlait de ses voyages de jeunesse, il lui offrait tout ce qu'elle voulait – elle n'avait qu'à demander – et il ne se fâchait jamais.

Si seulement il pouvait arrêter de lui caresser les cheveux ou de la prendre dans ses bras.

Elle voulait pleurer et se mettre à hurler dès qu'il posait la main sur elle.

Mais à quoi ça lui aurait servi de hurler ? A quoi ça lui aurait servi de raconter l'Indicible ? Personne ne voulait entendre.

Elle avait été parler à Maman, une fois. Elle avait cinq ans.

Abby, soit gentille avec Papa. Il est très fatigué quand il rentre le soir, alors tu dois être gentille. Tu m'as compris, chérie ?

Raconter l'Indicible, ça aurait été comme de crier sous la mer. Complètement inutile. Parce que personne n'entendrait jamais un cri sous la mer.

Toutes les nuits, Abby mordait son oreiller à pleines dents pour ne pas fondre en larmes pendant que son père commettait l'Indicible.

Lorsqu'elle avait eu quatorze ans, elle avait commencé à avoir mal aux seins et tout le temps faim.

Abby, tu n'aurais pas grossi ? Et pourquoi tu vomis tout le temps ?

En temps normal, trouver une clinique pour régler le problème n'aurait pas été chose facile. Mais quand on est riche, toutes les portes s'ouvrent devant vous, pour peu qu'on y mette le prix.

Aucune des infirmières n'avait demandé pourquoi Abby devait subir cette opération. Elles l'avaient seulement regardée avec des yeux remplis de pitié.

Pendant un temps – durant son séjour à l'hôpital – elle avait été heureuse. Maintenant qu'il y avait des risques, Papa n'oserait certainement plus commettre l'Indicible.

Elle se trompait.

Il avait recommencé la nuit même de son retour à la maison. La seule différence, c'était qu'il avait mis un préservatif.

Le lendemain, elle s'était rendue au parc, s'était assise sur la balançoire et avait prié pour que Dieu la fasse mourir.

Une autre petite fille s'était assise sur la balançoire voisine.

Je sais comment tout arrêter pour toi. Je me chargerais de tout. Et ça ne te coûtera rien… pas avant dix ans.

Quelqu'un l'avait enfin entendue.